Бесплатно

Lettres de mon moulin

Текст
0
Отзывы
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

Les douaniers

Le bateau l’Emilie, de Porto-Vecchio, à bord duquel j’ai fait ce lugubre voyage aux îles Lavezzi, était une vieille embarcation de la douane, à demi pontée, où l’on n’avait pour s’abriter du vent, des lames, de la pluie, qu’un petit rouf goudronné, à peine assez large pour tenir une table et deux couchettes. Aussi il fallait voir nos matelots par le gros temps. Les figures ruisselaient, les vareuses trempées fumaient comme du linge à l’étuve, et en plein hiver les malheureux passaient ainsi des journées entières, même des nuits, accroupis sur leurs bancs mouillés, à grelotter dans cette humidité malsaine ; car on ne pouvait pas allumer de feu à bord, et la rive était souvent difficile à atteindre… Eh bien, pas un de ces hommes ne se plaignait. Par les temps les plus rudes, je leur ai toujours vu la même placidité, la même bonne humeur. Et pourtant, quelle triste vie que celle de ces matelots douaniers !

Presque tous mariés, ayant femme et enfants à terre, ils restent des mois dehors, à louvoyer sur ces côtes si dangereuses. Pour se nourrir, ils n’ont guère que du pain moisi et des oignons sauvages. Jamais de vin, jamais de viande, parce que la viande et le vin coûtent cher et qu’ils ne gagnent que cinq cents francs par an ! Cinq cents francs par an ! vous pensez si la hutte doit être noire là-bas à la marine, et si les enfants doivent aller pieds nus ! N’importe ! Tous ces gens-là paraissent contents. Il y avait à l’arrière, devant le rouf, un grand baquet plein d’eau de pluie où l’équipage venait boire, et je me rappelle que, la dernière gorgée finie, chacun de ces pauvres diables secouait son gobelet avec un «Ah !» de satisfaction, une expression de bien-être à la fois comique et attendrissante.

Le plus gai, le plus satisfait de tous, était un petit Bonifacien hâlé et trapu qu’on appelait Palombo. Celui-là ne faisait que chanter, même dans les plus gros temps. Quand la lame devenait lourde, quand le ciel assombri et bas se remplissait de grésil, et qu’on était là tous, le nez en l’air, la main sur l’écoute, à guetter le coup de vent qui allait venir, alors, dans le grand silence et l’anxiété du bord, la voix tranquille de Palombo commençait :

Non, monseigneur.

C’est trop d’honneur.

Lisette est sa… age,

Reste au villa… age…

Et la rafale avait beau souffler, faire gémir les agrès, secouer et inonder la barque, la chanson du douanier allait son train, balancée comme une mouette à la pointe des vagues. Quelquefois le vent accompagnait trop fort, on n’entendait plus les paroles ; mais, entre chaque coup de mer, dans le ruissellement de l’eau qui s’égouttait, le petit refrain revenait toujours :

Lisette est sa… age,

Reste au villa… age…

Un jour, pourtant, qu’il ventait et il pleuvait très fort, je ne l’entendis pas. C’était si extraordinaire, que je sortis la tête du rouf :

«Eh ! Palombo, on ne chante donc plus ?»

Palombo ne répondit pas. Il était immobile, couché sous son banc. Je m’approchai de lui. Ses dents claquaient ; tout son corps tremblait de fièvre.

«Il a une pountoura», me dirent ses camarades tristement.

Ce qu’ils appellent pountoura, C’est un point de côté, une pleurésie. Ce grand ciel plombé, cette barque ruisselante, ce pauvre fiévreux roulé dans un vieux manteau de caoutchouc qui luisait sous la pluie comme une peau de phoque, je n’ai jamais rien vu de plus lugubre. Bientôt, le froid, le vent, la secousse des vagues, aggravèrent son mal. Le délire le prit ; il fallut aborder.

Après beaucoup de temps et d’efforts, nous entrâmes vers le soir dans un petit port aride et silencieux, qu’animait seulement le vol circulaire de quelques gouailles. Tout autour de la plage montaient de hautes roches escarpées, des maquis inextricables d’arbustes verts, d’un vert sombre, sans raison. En bas, au bord de l’eau, une petite maison blanche à volets gris : c’était le poste de la douane. Au milieu de ce désert, cette bâtisse de l’Etat, numérotée comme une casquette d’uniforme, avait quelque chose de sinistre. C’est là qu’on descendit le malheureux Palombo. Triste asile pour un malade ! Nous trouvâmes le douanier en train de manger au coin du feu avec sa femme et ses enfants. Tout ce monde-là vous avait des mines hâves, jaunes, des yeux agrandis, cerclés de fièvre. La mère, jeune encore, un nourrisson sur les bras, grelottait en nous parlant.

«C’est un poste terrible, me dit tout bas l’inspecteur. Nous sommes obligés de renouveler nos douaniers tous les deux ans. La fièvre de marais les mange…»

Il s’agissait cependant de se procurer un médecin. Il n’y en avait pas avant Sartène, c’est-à-dire à six ou huit lieues de là. Comment faire ? Nos matelots n’en pouvaient plus ; c’était trop loin pour envoyer un des enfants. Alors la femme, se penchant dehors, appela :

«Cecco !… Cecco !»

Et nous vîmes entrer un grand gars bien découplé, vrai type de braconnier ou de banditto, avec son bonnet de laine brune et son pelone en poils de chèvre. En débarquant je l’avais déjà remarqué, assis devant la porte, sa pipe rouge aux dents, un fusil entre les jambes, mais, je ne sais pourquoi, il s’était enfui à notre approche. Peut-être croyait-il que nous avions des gendarmes avec nous. Quand il entra, la douanière rougit un peu.

«C’est mon cousin.... nous dit-elle. Pas de danger que celui-là se perde dans le maquis.»

Puis elle lui parla tout bas, en montrant le malade. L’homme s’inclina sans répondre, sortit, siffla son chien, et le voilà parti, le fusil sur l’épaule, sautant de roche en roche avec ses longues jambes.

Pendant ce temps-là les enfants, que la présence de l’inspecteur semblait terrifier, finissaient vite leur dîner de châtaignes et de brucio (fromage blanc). Et toujours de l’eau, rien que de l’eau sur la table ! Pourtant, c’eût été bien bon, un coup de vin, pour ces petits. Ah ! misère ! Enfin la mère monta les coucher ; le père, allumant son falot, alla inspecter la côte, et nous restâmes au coin du feu à veiller notre malade qui s’agitait sur son grabat, comme s’il était encore en pleine mer, secoué par les lames. Pour calmer un peu sa pountoura, nous faisions chauffer des galets, des briques qu’on lui posait sur le côté. Une ou deux fois, quand je m’approchai de son lit, le malheureux me reconnut, et, pour me remercier me tendit péniblement la main, une grosse main râpeuse et brûlante comme une de ces briques sorties du feu…

Triste veillée ! Au-dehors, le mauvais temps avait repris avec la tombée du jour, et c’était un fracas, un roulement, un jaillissement d’écume, la bataille des roches et de l’eau. De temps en temps, le coup de vent du large parvenait à se glisser dans la baie et enveloppait notre maison. On le sentait à la montée subite de la flamme qui éclairait tout à coup les visages mornes des

matelots, groupés autour de la cheminée et regardant le feu avec cette placidité d’expression que donne l’habitude des grandes étendues et des horizons pareils. Parfois aussi, Palombo se plaignait doucement. Alors tous les yeux se tournaient vers le coin obscur où le pauvre camarade était en train de mourir, loin des siens, sans secours ; les poitrines se gonflaient et l’on entendait de gros soupirs. C’est tout ce qu’arrachait à ces ouvriers de la mer, patients et doux, le sentiment de leur propre infortune. Pas de révoltes, pas de grèves. Un soupir, et rien de plus !… Si, pourtant, je me trompe. En passant devant moi pour jeter une bourrée au feu, un d’eux me dit tout bas d’une voix navrée :

«Voyez-vous, monsieur.... on a quelquefois bien du tourment dans notre métier»

Le curé de Cucugnan

Tous les ans, à la Chandeleur, les poètes provençaux publient en Avignon un joyeux petit livre rempli jusqu’aux bords de beaux vers et de jolis contes. Celui de cette année m’arrive à l’instant, et j’y trouve un adorable fabliau que je vais essayer de vous traduire en l’abrégeant un peu… Parisien, tendez vos mannes. C’est de la fine fleur de farine provençale qu’on va vous servir cette fois…

L’abbé Martin était curé… de Cucugnan.

Bon comme le pain, franc comme l’or, il aimait paternellement ses Cucugnanais ; pour lui, son Cucugnan aurait été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient donné un peu de satisfaction. Mais, hélas ! les araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint ciboire. Le bon prêtre en avait le cœur meurtri, et toujours il demandait à Dieu la grâce de ne pas mourir avant d’avoir ramené au bercail son troupeau dispersé.

Or, vous aller voir que Dieu l’entendit.

Un dimanche, après l’Evangile, M. Martin monta en chaire.

«Mes frères, dit-il, vous me croirez si vous voulez ; l’autre nuit, je me suis trouvé, moi misérable pécheur, à la porte du paradis.

«Je frappai : saint Pierre m’ouvrit !

«– Tiens ! c’est vous, mon brave monsieur Martin, me fit-il ; quel bon vent ?… et qu’y a-t-il pour votre service ?

«– Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux, combien vous avez de Cucugnanais en paradis ? – Je n’ai rien à vous refuser, monsieur Martin ; asseyez-vous, nous allons voir la chose ensemble.»

«Et saint Pierre prit son gros livre, l’ouvrit, mit ses besicles :

«– Voyons un peu : Cucugnan, disons-nous. Cu… Cu… Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan… Mon brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas une âme… Pas plus de Cucugnanais que d’arêtes dans une dinde.

«– Comment ! Personne de Cucugnan ici ? Personne ? Ce n’est pas possible ! Regardez mieux…

«– Personne, saint homme. Regardez vous-même, si vous croyez que je plaisante.»

«Moi, pécaïre, je frappais des pieds, et, les mains jointes, je criais miséricorde. Alors, saint Pierre :

«– Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi vous mettre le cœur à l’envers, car vous pourriez en avoir quelque mauvais coup de sang. Ce n’est pas votre faute, après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.

 

«– Ah ! par charité, grand saint Pierre ! faites que je puisse au moins les voir et les consoler.

«– Volontiers, mon ami… Tenez, chaussez vite ces sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste… Voilà qui est bien… Maintenant, cheminez droit devant vous. Voyez-vous là-bas, au fond, en tournant ? Vous trouverez une porte d’argent toute constellée de croix noires… à main droite…

«Vous frapperez, on vous ouvrira… Adessias ! Tenez-vous sain et gaillardet.»

«Et je cheminai… je cheminai ! Quelle battue ! j’ai la chair de poule, rien que d’y songer. Un petit sentier, plein de ronces, d’escarboucles qui luisaient et de serpents qui sifflaient, m’amena jusqu’à la porte d’argent

«– Pan ! pan !

«– Qui frappe ? me fait une voix rauque et dolente.

«– Le curé de Cucugnan.

«– De… ?

«– De Cucugnan.

«– Ah !… entrez.»

«J’entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres comme la nuit, avec une robe resplendissante comme le jour, avec une clef de diamant pendue à sa ceinture, écrivait, cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de saint Pierre…

«– Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous ? dit l’ange.

«– Bel ange de Dieu, je veux savoir – je suis bien curieux peut-être – si vous avez ici les Cucugnanais.

«– Les… ?

«– Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan… que c’est moi qui suis le prieur.

«– Ah ! l’abbé Martin, n’est-ce pas ?»

«– Pour vous servir, monsieur l’ange.»

«– Vous dites donc Cucugnan…»

«Et l’ange ouvre et feuillette son grand livre, mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse mieux…

«– Cucugnan, dit-il en poussant un long soupir monsieur Martin, nous n’avons en purgatoire personne de Cucugnan.

«– Jésus ! Marie ! Joseph ! personne de Cucugnan en purgatoire ! O grand Dieu ! où sont-ils donc ?

«– Eh ! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre voulez-vous qu’ils soient ?

«– Mais j’en viens, du paradis.

«– Vous en venez !… Eh bien ?

«– Eh bien ! ils n’y sont pas !… Ah ! bonne mère des anges !…

«– Que voulez-vous, monsieur le curé ! s’ils ne sont ni en paradis ni en purgatoire, il n’y a pas de milieu, ils sont…

«– Sainte-Croix ! Jésus, fils de David ! Aï ! ai ! aï est-il possible ?… Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre ?… Pourtant je n’ai pas entendu chanter le coq !… Aï ! pauvres nous ! comment irai-je en paradis si mes Cucugnanais n’y sont pas ?

«– Ecoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque vous voulez coûte que coûte être sûr de tout ceci, et voir de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez courir… Vous trouverez, à gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur tout. Dieu vous le donne»

«Et l’ange ferma la porte.»

«C’était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je chancelais comme si j’avais bu ; à chaque pas, je trébuchais ; j’étais tout en eau, chaque poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et je haletais de soif. . Mais, ma foi, grâce aux sandales que le bon saint Pierre m’avait prêtées, je ne me brûlai pas les pieds.

«Quand j’eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je vis à ma main gauche une porte… non, un portail, un énorme portail, tout bâillant, comme la porte d’un grand four. Oh ! mes enfants, quel spectacle ! Là, on ne demande pas mon nom ; là, point de registre. Par fournées et à pleine porte, on entre là, mes frères, comme le dimanche vous entrez au cabaret.

«Je suais à grosses gouttes, et pourtant j’étais transi, j’avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais le brûlé, la chair rôtie, quelque chose comme l’odeur qui se répand dans notre Cucugnan quand Eloy, le maréchal, brûle pour la ferrer la botte d’un vieil âne. Je perdais haleine dans cet air puant et embrasé ! J’entendais une clameur horrible, des gémissements, des hurlements et des jurements.

«– Eh bien ! entres-tu ou n’entres-tu pas, toi ?» me fait, en me piquant de sa fourche un démon cornu.

«– Moi, je n’entre pas. Je suis un ami de Dieu.

«– Tu es un ami de Dieu… Eh b… de teigneux ! que viens-tu faire ici ?

«– Je viens… Ah ! ne m’en parlez pas, que je ne puis plus tenir sur mes jambes… Je viens je viens de loin… humblement vous demander… si… si, par coup de hasard… vous n’auriez pas ici quelqu’un… quelqu’un de Cucugnan…

«– Ah ! feu de Dieu ! tu fais la bête, toi, comme si tu ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici, tes fameux Cucugnanais…»

«Et je vis, au milieu d’un épouvantable tourbillon de flammes :

«Le long Coq-Galine – Vous l’avez tous connu, mes frères – Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent secouait les puces à sa pauvre Clairon.

«Je vis Catarinet… cette petite gueuse… avec son nez en l’air… qui couchait toute seule à la grange… Il vous en souvient, mes drôles !… Mais passons, j’en ai trop dit.

«Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec les olives de M. Julien.

«Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées aux gerbiers.

«Je vis maître Grapasil, qui huilait si bien la roue de sa brouette.

«Et Dauphine, qui vendait si cher l’eau de son puits.

«Et le Tortillard, qui, lorsqu’il me rencontrait portant le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tête et la pipe au bec… et fier comme Artaban… comme s’il avait rencontré un chien.

«Et Coulau avec sa Zette, et Jacques, et Pierre, et Toni…»

Emu, blême de peur, l’auditoire gémit, en voyant, dans l’enfer tout ouvert, qui son père et qui sa mère, qui sa grand-mère et qui sa sœur.

«Vous sentez bien, mes frères, reprit le bon abbé Martin, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J’ai charge d’âmes, et je veux, je veux vous sauver de l’abîme où vous êtes tous en train de rouler tête première. Demain je me mets à l’ouvrage, pas plus tard que demain. Et l’ouvrage ne manquera pas ! Voici comment je m’y prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à Jonquières quand on danse.

«Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles. Ce n’est rien.

«Mardi, les enfants. J’aurai bientôt fait.

«Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être long.

«Jeudi, les hommes. Nous couperons court.

«Vendredi, les femmes. Je dirai : «Pas d’histoires»

«Samedi, le meunier !… Ce n’est pas trop d’un jour pour lui tout seul…

«Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux.

«Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr, il faut le couper ; quand le vin est tiré, il faut le boire. Voilà assez de linge sale, il s’agit de le laver, et de le bien laver.

«C’est la grâce que je vous souhaite. Amen !»

Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive.

Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus de Cucugnan se respire à dix lieues à l’entour.

Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d’allégresse, a rêvé l’autre nuit que, suivi de tout son troupeau, il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des cierges allumés, d’un nuage d’encens qui embaumait et des enfants de chœur qui chantaient Te Deum, le chemin éclairé de la cité de Dieu.

Et voilà l’histoire du curé de Cucugnan, telle que m’a ordonné de vous la dire ce grand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-même d’un autre bon compagnon.

Les vieux

«Une lettre, père Azan ?

– Oui, monsieur… ça vient de Paris.»

Il était tout fier que ça vint de Paris, ce brave père Azan… Pas moi. Quelque chose me disait que cette Parisienne de la rue Jean-Jacques tombant sur ma table à l’improviste et de si grand matin, allait me faire perdre toute ma journée. Je ne me trompais pas, voyez plutôt :

Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t’en aller tout de suite à Eyguières… Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi – une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La première maison après le couvent est une maison basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper – la porte est toujours ouverte – et, en entrant tu crieras bien fort :

«Bonjour, braves gens ! Je suis l’ami de Maurice…» Alors, tu verras deux petits vieux, oh ! mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur, comme s’ils étaient à toi. Puis vous causerez ; ils te parleront de moi, rien que de moi ; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire. . Tu ne riras pas, hein ? Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m’ont pas vu depuis dix ans… Dix ans, c’est long ! Mais que veux-tu ! moi, Paris me tient ; eux, c’est le grand âge… Ils sont si vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route… Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t’embrassant, les pauvres gens croiront m’embrasser un peu moi-même… Je leur ai si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont…

Le diable soit de l’amitié ! Justement ce matin-là il faisait un temps admirable, mais qui ne valait rien pour courir les routes : trop de mistral et trop de soleil, une vraie journée de Provence. Quand cette maudite lettre arriva, j’avais déjà choisi mon cagnard (abri) entre deux roches, et je rêvais de rester là tout le jour, comme un lézard, à boire de la lumière, en écoutant chanter les pins… Enfin, que voulez-vous faire ? Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clef sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti.

J’arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les cigales chantaient comme en pleine Crau. Il y avait bien sur la place de la mairie un âne qui prenait le soleil, un vol de pigeons sur la fontaine de l’église, mais personne pour m’indiquer l’orphelinat. Par bonheur une vieille fée m’apparut tout à coup, accroupie et filant dans l’encoignure de sa porte ; je lui dis ce que je cherchais ; et comme cette fée était très puissante, elle n’eut qu’à lever sa quenouille : aussitôt le couvent des Orphelines se dressa devant moi comme par magie… C’était une grande maison maussade et noire, toute fière de montrer au-dessus de son portail en ogive une vieille croix de grès rouge avec un peu de latin autour. A côté de cette maison, j’en aperçus une autre plus petite. Des volets gris, le jardin derrière… Je la reconnus tout de suite, et j’entrai sans frapper.

Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait au fond à travers un store de couleur claire, et sur tous les panneaux des fleurs et des violons fanés. Il me semblait que j’arrivais chez quelque vieux bailli du temps de Sedaine… Au bout du couloir, sur la gauche, par une porte entrouverte on entendait le tic-tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe : A… LORS… SAINT… I… RÉ… NÉE S’É… CRI… A JE… SUIS… LE… FRO… MENT… DU… SEIGNEUR… IL… FAUT… QUE… JE… SOIS… MOU… LU… PAR… LA… DENT… DE… CES… A… NI… MAUX… Je m’approchai doucement de cette porte et je regardai…

Dans le calme et le demi-jour d’une petite chambre, un bon vieux à pommettes roses, ridé jusqu’au bout des doigts, dormait au fond d’un fauteuil, la bouche ouverte, les mains sur ses genoux. A ses pieds, une fillette habillée de bleu – grande pèlerine et petit béguin, le costume des orphelines – lisait la Vie de saint Irénée dans un livre plus gros qu’elle… Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage, là-bas sur la fenêtre. La grosse horloge ronflait, tic-tac, tic-tac. Il n’y avait d’éveillé dans toute la chambre qu’une grande bande de lumière qui tombait droite et blanche entre les volets clos, pleine d’étincelles vivantes et de valses microscopiques… Au milieu de l’assoupissement général, l’enfant continuait sa lecture d’un air grave : AUS…SI… TOT… DEUX… LIONS… SE PRÉ…CI…PI…TÈ… RENT… SUR… LUI…ET…LE… DÉ… VO…RÈ…RENT… C’est à ce moment que j’entrai… Les lions de saint Irénée se précipitant dans la chambre n’y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu troublé, je m’arrête sur le seuil en criant bien fort :

 

«Bonjour, braves gens ! je suis l’ami de Maurice.»

Oh ! alors, si vous l’aviez vu, le pauvre vieux, si vous l’aviez vu venir vers moi les bras tendus, m’embrasser, me serrer les mains, courir égaré dans la chambre, en faisant :

«Mon Dieu ! mon Dieu !…»

Toutes les rides de son visage riaient. Il était rouge. Il bégayait :

«Ah ! monsieur… ah ! monsieur…»

Puis il allait vers le fond en appelant :

«Mamette !»

Une porte qui s’ouvre, un trot de souris dans le couloir… c’était Mamette. Rien de joli comme cette petite vieille avec son bonnet à coques, sa robe carmélite, et son mouchoir brodé qu’elle tenait à la main pour me faire honneur, à l’ancienne mode… Chose attendrissante ! ils se ressemblaient. Avec un tour et des coques jaunes, il aurait pu s’appeler Mamette, lui aussi. Seulement, la vraie Mamette avait dû beaucoup pleurer dans sa vie, et elle était encore plus ridée que l’autre. Comme l’autre aussi, elle avait près d’elle une enfant de l’orphelinat, petite garde en pèlerine bleue, qui ne la quittait jamais ; et de voir ces vieillards protégés par ces orphelines, c’était ce qu’on peut imaginer de plus touchant.

En entrant, Mamette avait commencé par me faire une grande révérence, mais d’un mot le vieux lui coupa sa révérence en deux :

«C’est l’ami de Maurice…»

Aussitôt la voilà qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui devient rouge, toute rouge, encore plus rouge que lui… Ces vieux ! ça n’a qu’une goutte de sang dans les veines, et à la moindre émotion, elle leur saute au visage…

«Vite, vite, une chaise… dit la vieille à sa petite.

– Ouvre les volets…», crie le vieux à la sienne.

Et, me prenant chacun par une main, ils m’emmenèrent en trottinant jusqu’à la fenêtre, qu’on a ouverte toute grande pour mieux me voir. On approche les fauteuils, Je m’installe entre les deux sur un pliant, les petites bleues derrière nous, et l’interrogatoire commence :

«Comment va-t-il ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ? Est-ce qu’il est content ?…»

Et patati ! et patata ! Comme cela pendant des heures.

Moi, je répondais de mon mieux à toutes leurs questions, donnant sur mon ami les détails que je savais, inventant effrontément ceux que je ne savais pas, me gardant surtout d’avouer que je n’avais jamais remarqué si ses fenêtres fermaient bien ou de quel couleur était le papier de sa chambre.

«Le papier de sa chambre il est bleu, madame, bleu clair, avec des guirlandes…

– Vraiment ?» faisait la pauvre vieille attendrie ; et elle ajoutait en se tournant vers son mari :

«C’est un si brave enfant !

– Oh ! oui, c’est un brave enfant !» reprenait l’autre avec enthousiasme.

Et, tout le temps que je parlais, c’étaient entre eux des hochements de tête de petits rires fins, des clignements d’yeux, des airs entendus, ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire.

«Parlez plus fort… Elle a l’oreille un peu dure.»

Et elle de son côté :

«Un peu plus haut, je vous prie !… Il n’entend pas très bien…»

Alors j’élevais la voix – et tous deux me remerciaient d’un sourire ; et dans ces sourires fanés qui se penchaient vers moi, cherchant jusqu’au fond de mes yeux l’image de leur Maurice, moi, j’étais tout ému de la retrouver cette image, vague, voilée, presque insaisissable, comme si je voyais mon ami me sourire, très loin, dans un brouillard.

Tout à coup, le vieux se dresse sur son fauteuil :

«Mais j’y pense, Mamette… il n’a peut-être pas déjeuné !»

Et Mamette, effarée, les bras au ciel :

«Pas déjeuné !… Grand Dieu !»

Je croyais qu’il s’agissait encore de Maurice, et j’allais répondre que ce brave enfant n’attendait jamais plus tard que midi pour se mettre à table. Mais non, c’était bien de moi qu’on parlait ; et il faut voir quel branle-bas quand j’avouai que j’étais encore à jeun :

«Vite le couvert, petites bleues ! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, S’il vous plaît ! et dépêchons-nous…»

Je crois bien qu’elles se dépêchaient. A peine le temps de casser trois assiettes, le déjeuner se trouva servi.

«Un bon petit déjeuner ! me disait Mamette en me conduisant à table ; seulement, vous serez tout seul… Nous autres, nous avons déjà mangé ce matin.»

Ces pauvres vieux ! à quelque heure qu’on les prenne, ils ont toujours mangé le matin.

Le bon petit déjeuner de Mamette, c’était deux doigts de lait, des dattes et une barquette, quelque chose comme un échaudé ; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours… Et dire qu’à moi seul je vins à bout de toutes ces provisions !… Aussi quelle indignation autour de la table ! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l’air de se dire :

«Oh ! ce monsieur qui mange toute la barquette !»

Je la mangeait toute, en effet, et presque sans m’en apercevoir, occupé que j’étais à regarder autour de moi dans cette chambre claire et paisible où flottait comme une odeur de choses anciennes… Il y avait surtout deux petits lits dont je ne pouvais pas détacher mes yeux. Ces lits, presque deux berceaux, je me les figurais le matin, au petit jour, quand ils sont encore enfouis sous leurs grands rideaux à franges. Trois heures sonnent. C’est l’heure où tous les vieux se réveillent :

«Tu dors, Mamette ?

– Non, mon ami.

– N’est-ce pas que Maurice est un brave enfant ?

– Oh ! oui, c’est un brave enfant.»

Et j’imaginais comme cela toute une causerie, rien que pour avoir vu ces deux petits lits de vieux, dressés l’un à côté de l’autre…

Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l’ouverture. Malgré les supplications de Mamette, le vieux avait tenu à aller chercher ses cerises lui-même ; et, monté sur une chaise un grand effroi de sa femme, il essayait d’arriver là-haut… Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un léger parfum de bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux… C’était charmant.

Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises jusqu’au bord ; Maurice les aimait tant, les cerises ! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un air de gourmandise :

«Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger !… C’est ma femme qui les a faites… Vous allez goûter quelque chose de bon.»

Hélas ! sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer. Que voulez-vous ! on devient distrait en vieillissant. Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette… Mais cela ne m’empêcha pas de les manger jusqu’au bout, sans sourciller.

Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Ils auraient bien voulu me garder encore un peu pour causer du brave enfant, mais le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir.

Le vieux s’était levé en même temps que moi.

«Mamette, mon habit !… Je veux le conduire jusqu’à la place.»

Bien sûr qu’au fond d’elle-même, Mamette trouvait qu’il faisait déjà un peu frais pour me conduire jusqu’à la place ; mais elle n’en laissa rien paraître. Seulement, pendant qu’elle l’aidait à passer les manches de son habit, un bel habit tabac d’Espagne à boutons de nacre, j’entendis la chère créature qui lui disait doucement :

«Tu ne rentreras pas tard, n’est-ce pas ?»

Et lui, d’un petit air malin :

«Hé ! hé !… je ne sais pas… peut-être…»

Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et, dans leur coin les canaris riaient aussi à leur manière… Entre nous, je crois que l’odeur des cerises les avait tous un peu grisés.