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Les Dieux ont soif

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XVII

Le 24 frimaire, à dix heures du matin, sous un ciel vif et rose, qui fondait les glaces de la nuit, les citoyens Guénot et Delourmel, délégués du Comité de sûreté générale, se rendirent aux Barnabites et se firent conduire au Comité de surveillance de la section, dans la salle capitulaire, où se trouvait pour lors le citoyen Beauvisage, qui fourrait des bûches dans la cheminée. Mais ils ne le virent point d'abord, à cause de sa stature brève et ramassée.

De la voix fêlée des bossus, le citoyen Beauvisage pria les délégués de s'asseoir et se mit tout à leur service.

Guénot lui demanda s'il connaissait un ci-devant des Ilettes, demeurant près du Pont-Neuf.

"C'est, ajouta-t-il, un individu que je suis chargé d'arrêter."

Et il exhiba l'ordre du Comité de sûreté générale.

Beauvisage, ayant quelque temps cherché dans sa mémoire, répondit qu'il ne connaissait point d'individu nommé des Ilettes, que le suspect ainsi désigné pouvait ne point habiter la section, certaines parties du Muséum, de l'Unité, de Marat-et-Marseille se trouvant aussi à proximité du Pont-Neuf; que, s'il habitait la section, ce devait être sous un nom autre que celui que portait l'ordre du Comité; que néanmoins on ne tarderait pas à le découvrir.

"Ne perdons point de temps! dit Guénot. Il fut signalé à notre vigilance par une lettre d'une de ses complices qui a été interceptée et remise au Comité, il y a déjà quinze jours, et dont le citoyen Lacroix a pris connaissance hier soir seulement. Nous sommes débordés; les dénonciations nous arrivent de toutes parts, en telle abondance qu'on ne sait à qui entendre.

–Les dénonciations, répliqua fièrement Beauvisage, affluent aussi au Comité de vigilance de la section. Les uns apportent leurs révélations par civisme; les autres, par l'appât d'un billet de cent sols. Beaucoup d'enfants dénoncent leurs parents, dont ils convoitent l'héritage.

–Cette lettre, reprit Guénot, émane d'une ci-devant Rochemaure, femme galante, chez qui l'on jouait le biribi, et porte en suscription le nom d'un citoyen Rauline; mais elle est réellement adressée à un émigré au service de Pitt. Je l'ai prise sur moi pour vous en communiquer ce qui concerne l'individu des Ilettes."

Il tira la lettre de sa poche.

"Elle débute par de longues indications sur les membres de la Convention qu'on pourrait, au dire de cette femme, gagner par l'offre d'une somme d'argent ou la promesse d'une haute fonction dans un gouvernement nouveau, plus stable que celui-ci. Ensuite se lit ce passage:

Je sors de chez M. des Ilettes, qui habite, près du Pont-Neuf, un grenier où il faut être chat ou diable pour le trouver; il est réduit pour vivre à fabriquer des polichinelles. Il a du jugement: c'est pourquoi je vous transmets, monsieur, l'essentiel de sa conversation. Il ne croit pas que l'état de choses actuel durera longtemps. Il n'en prévoit pas la fin dans la victoire de la coalition; et l'événement semble lui donner raison; car vous savez, monsieur, que depuis quelque temps les nouvelles de la guerre sont mauvaises. Il croirait plutôt à la révolte des petites gens et des femmes du peuple, encore profondément attachées à leur religion. Il estime que l'effroi général que cause le Tribunal révolutionnaire réunira bientôt la France entière contre les Jacobins. "Ce Tribunal, a-t-il dit plaisamment, qui juge la reine de France et une porteuse de pain, ressemble à ce Guillaume Shakespeare, si admiré des Anglais, etc…" Il ne croit pas impossible que Robespierre épouse Madame Royale et se fasse nommer protecteur du royaume.

Je vous serais reconnaissant, monsieur, de me faire tenir les sommes qui me sont dues, c'est-à-dire mille livres sterling, par la voie que vous avez coutume d'employer, mais gardez-vous bien d'écrire à M. Morhardt: il vient d'être arrêté, mis en prison, etc., etc.

-Le sieur des Ilettes fabrique des polichinelles, dit Beauvisage, voilà un indice précieux… bien qu'il y ait beaucoup de petites industries de ce genre dans la section.

–Cela me fait penser, dit Delourmel, que j'ai promis de rapporter une poupée à ma fille Nathalie, la cadette, qui est malade d'une fièvre scarlatine. Les taches ont paru hier. Cette fièvre n'est pas bien à craindre; mais elle exige des soins. Et Nathalie, très avancée pour son âge, d'une intelligence très développée, est d'une santé délicate.

–Moi, dit Guénot, je n'ai qu'un garçon. Il joue au cerceau avec des cercles de tonneau et fabrique de petites montgolfières en soufflant dans des sacs.

–Bien souvent, fit observer Beauvisage, c'est avec des objets qui ne sont pas des jouets que les enfants jouent le mieux. Mon neveu Émile, qui est un bambin de sept ans, très intelligent, s'amuse toute la journée avec de petits carrés de bois, dont il fait des constructions… En usez-vous?.."

Et Beauvisage tendit sa tabatière ouverte aux deux délégués.

"Maintenant il faut pincer notre gredin, dit Delourmel, qui portait de longues moustaches et roulait de grands yeux. Je me sens d'appétit, ce matin, à manger de la fressure d'aristocrate, arrosée d'un verre de vin blanc."

Beauvisage proposa aux délégués d'aller trouver dans sa boutique de la place Dauphine son collègue Dupont aîné, qui connaissait sûrement l'individu des Ilettes.

Ils cheminaient dans l'air vif, suivis de quatre grenadiers de la section.

"Avez-vous vu jouer Le Jugement dernier des Rois? demanda Delourmel à ses compagnons; la pièce mérite d'être vue. L'auteur y montre tous les rois de l'Europe réfugiés dans une île déserte, au pied d'un volcan qui les engloutit. C'est un ouvrage patriotique."

Delourmel avisa, au coin de la rue du Harlay, une petite voiture, brillante comme une chapelle, que poussait une vieille qui portait par-dessus sa coiffe un chapeau de toile cirée.

"Qu'est-ce que vend cette vieille?" demanda-t-il.

La vieille répondit elle-même:

"Voyez, messieurs, faites votre choix. Je tiens chapelets et rosaires, croix, images saint Antoine, saints suaires, mouchoirs de sainte Véronique, Ecce homo, Agnus Dei, cors et bagues de saint Hubert, et tous objets de dévotion.

–C'est l'arsenal du fanatisme!" s'écria Delourmel.

Et il procéda à l'interrogatoire sommaire de la colporteuse, qui répondait à toutes les questions:

"Mon fils, il y a quarante ans que je vends des objets de dévotion."

Un délégué du Comité de sûreté générale, avisant un habit bleu qui passait, lui enjoignit de conduire à la Conciergerie la vieille femme étonnée.

Le citoyen Beauvisage fit observer à Delourmel que c'eût été plutôt au Comité de surveillance à arrêter cette marchande et à la conduire à la section; que d'ailleurs on ne savait plus quelle conduite tenir à l'endroit du ci-devant culte, pour agir selon les vues du gouvernement, et s'il fallait ou tout permettre ou tout interdire.

En approchant de la boutique du menuisier, les délégués et le commissaire entendirent des clameurs irritées, mêlées aux grincements de la scie et aux ronflements du rabot. Une querelle s'était élevée entre le menuisier Dupont aîné et son voisin le portier Remacle à cause de la citoyenne Remacle, qu'un attrait invincible ramenait sans cesse au fond de la menuiserie d'où elle revenait à la loge couverte de copeaux et de sciure de bois. Le portier offensé donna un coup de pied à Mouton, le chien du menuisier, au moment même où sa propre fille, la petite Joséphine, tenait l'animal tendrement embrassé. Joséphine, indignée, se répandit en imprécations contre son père; le menuisier s'écria d'une voix irritée:

"Misérable! je te défends de battre mon chien.

–Et moi, répliqua le portier en levant son balai, je te défends de…"

Il n'acheva pas: la varlope du menuisier lui avait effleuré la tête.

Du plus loin qu'il aperçut le citoyen Beauvisage accompagné des délégués, il courut à lui et lui dit:

"Citoyen commissaire, tu es témoin que ce scélérat vient de m'assassiner."

Le citoyen Beauvisage, coiffé du bonnet rouge, insigne de ses fonctions, étendit ses longs bras dans une attitude pacificatrice, et, s'adressant au portier et au menuisier:

"Cent sols, dit-il, à celui de vous qui nous indiquera où se trouve un suspect, recherché par le Comité de sûreté générale, le ci-devant des Ilettes, fabricant de polichinelles."

Tous deux, le portier et le menuisier, désignèrent ensemble le logis de Brotteaux, ne se disputant plus que pour l'assignat de cent sols promis au délateur.

Delourmel, Guénot et Beauvisage, suivis des quatre Grenadiers, du portier Remacle, du menuisier Dupont, et d'une douzaine de petits polissons du quartier, enfilèrent l'escalier ébranlé sur leurs pas, puis montèrent par l'échelle de meunier.

Brotteaux, dans son grenier, découpait des pantins tandis que le Père Longuemare, en face de lui, assemblait par des fils leurs membres épars, et il souriait en voyant ainsi naître sous ses doigts le rythme et l'harmonie.

Au bruit des crosses sur le palier, le religieux tressaillit de tous ses membres, non qu'il eût moins de courage que Brotteaux qui demeurait impassible, mais le respect humain ne l'avait pas habitué à se composer un maintien. Brotteaux, aux questions du citoyen Delourmel, comprit d'où venait le coup et s'aperçut un peu tard qu'on a tort de se confier aux femmes. Invité à suivre le citoyen commissaire, il prit son Lucrèce et ses trois chemises.

"Le citoyen, dit-il, montrant le Père Longuemare, est un aide que j'ai pris pour fabriquer mes pantins. Il est domicilié ici."

Mais le religieux, n'ayant pu présenter un certificat de civisme, fut mis avec Brotteaux en état d'arrestation.

Quand le cortège passa devant la loge du concierge, la citoyenne Remacle, appuyée sur son balai, regarda son locataire de l'air de la vertu qui voit le crime aux mains de la loi. La petite Joséphine, dédaigneuse et belle, retint par son collier Mouton, qui voulait caresser l'ami qui lui avait donné du sucre. Une foule de curieux emplissait la place de Thionville.

 

Brotteaux, au pied de l'escalier, se rencontra avec une jeune paysanne qui se disposait à monter les degrés. Elle portait sous son bras un panier plein d'œufs et tenait à la main une galette enveloppée dans un linge. C'était Athénaïs, qui venait de Palaiseau présenter à son sauveur un témoignage de sa reconnaissance. Quand elle s'aperçut que des magistrats et quatre grenadiers emmenaient "monsieur Maurice", elle demeura stupide, demanda si c'était vrai, s'approcha du commissaire, et lui dit doucement:

"Vous ne l'emmenez pas? ce n'est pas possible… Mais vous ne le connaissez pas! Il est bon comme le bon Dieu."

Le citoyen Delourmel la repoussa et fit signe aux grenadiers d'avancer. Alors Athénaïs vomit les plus sales injures, les invectives les plus obscènes sur les magistrats et les grenadiers, qui croyaient sentir se vider sur leurs têtes toutes les cuvettes du Palais-Royal et de la rue Fromenteau. Puis, d'une voix qui remplit la place de Thionville tout entière et fit frémir la foule des curieux, elle cria:

"Vive le roi! vive le roi!"

XVIII

La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour l'homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu'elle eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l'avait arrêté, parce qu'elle eût craint de braver les autorités et que dans son humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.

Elle ne pouvait manger et déplorait qu'elle eût perdu l'appétit au moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore son fils; mais elle n'osait plus penser aux épouvantables tâches qu'il accomplissait et se félicitait de n'être qu'une femme ignorante pour n'avoir pas à le juger.

La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d'une malle; elle ne savait pas bien s'en servir, mais elle en occupait ses doigts tremblants. Après avoir vécu jusqu'à la vieillesse sans pratiquer sa religion, elle devenait pieuse: elle priait Dieu, toute la journée, au coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur Brotteaux. Souvent Élodie l'allait voir: elles n'osaient se regarder et, l'une près de l'autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.

Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la porte. Elle tressaillit: depuis plusieurs mois le moindre bruit la faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d'un carrick vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s'avança au milieu de l'atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et silencieux.

Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite:

"Tu ne reconnais pas ta fille?.."

La vieille dame joignit les mains:

"Julie!.. C'est toi… Est-il Dieu possible!..

–Mais oui, c'est moi! Embrasse-moi, maman."

La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d'inquiétude:

"Toi, à Paris!..

–Ah! maman, que n'y suis-je venue seule!.. Moi, on ne me reconnaîtra pas dans cet habit."

En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage, fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince, avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés; seule sa voix claire eût pu la trahir.

Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu'elle mangerait volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon, elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.

Puis, le verre encore sur ses lèvres:

"Maman, sais-tu quand mon frère rentrera? Je suis venue lui parler."

La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.

"Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au Luxembourg."

Elle donnait ce nom de "mari" à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et officier dans le régiment de Bouillé. Il l'avait aimée quand elle était ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où il avait émigré après le 10 août. C'était son amant; mais elle trouvait plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait que la misère les avait bien mariés et que c'était un sacrement que le malheur.

Ils avaient plus d'une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables des tavernes, à Piccadilly.

Sa mère ne répondait point et la regardait d'un œil morne.

"Tu ne m'entends donc pas, maman? Le temps presse, il faut que je voie Évariste tout de suite: lui seul peut sauver Fortuné.

–Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère.

–Comment? que dis-tu, ma mère?

–Je dis qu'il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur de Chassagne.

–Maman, il le faut bien, pourtant!

–Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de t'avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels noms il lui donnait.

–Oui, il l'appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant, en haussant les épaules.

–Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu'il n'a soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n'ont pas changé; tu le connais: il ne vous pardonne pas.

–Mais, maman, puisque Fortuné m'a épousée… à Londres…"

La pauvre mère leva les yeux et les bras:

"Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu'Évariste le traite comme un ennemi.

–Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire auprès de l'accusateur public et du Comité de sûreté générale les démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n'y consentira pas?.. Mais, maman, ce serait un monstre, s'il refusait!

–Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui demande pas, oh! ne lui demande pas de s'intéresser à monsieur de Chassagne… Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et, sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre… mais il est juge; il a des principes; il agit d'après sa conscience. Ne lui demande rien, Julie.

–Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu'il est froid, insensible, que c'est un méchant, qu'il n'a que de l'ambition, de la vanité. Et tu l'as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et sa parole grave t'imposaient: tu lui découvrais toutes les vertus. Et moi, tu me désapprouvais toujours, tu m'attribuais tous les vices, parce que j'étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n'as jamais pu me souffrir. Tu n'aimais que lui. Tiens! je le hais, ton Évariste; c'est un hypocrite.

–Tais-toi, Julie: j'ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je t'ai fait apprendre un état. Il n'a pas dépendu de moi que tu ne restes une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t'ai aimée tendrement et je t'aime encore. Je te pardonne et je t'aime. Mais ne dis pas de mal d'Évariste. C'est un bon fils. Il a toujours eu soin de moi. Quand tu m'as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que serais-je devenue sans lui? Je serais morte de misère et de faim.

–Ne parle pas ainsi, maman: tu sais bien que nous t'aurions entourée de soins, Fortuné et moi, si tu ne t'étais pas détournée de nous, excitée par Évariste. Laisse-moi tranquille! il est incapable d'une bonne action; c'est pour me rendre odieuse à tes yeux qu'il a affecté de prendre soin de toi. Lui! t'aimer?.. Est-ce qu'il est capable d'aimer quelqu'un? Il n'a ni cœur ni esprit. Il n'a aucun talent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne."

Elle promena ses regards sur les toiles de l'atelier, qu'elle retrouvait telles qu'elle les avait quittées.

"La voilà, son âme! il l'a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son Oreste, son Oreste, l'œil bête, la bouche mauvaise et qui a l'air d'un empalé, c'est lui tout entier… Enfin, maman, tu ne comprends donc rien? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les jacobins, les patriotes, toute la séquelle d'Évariste. Ils le feront mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu'on me le tue. Je l'aime! je l'aime! Il a été si bon pour moi, et nous avons été si malheureux ensemble! Tiens, ce carrick, c'est un habit à lui. Je n'avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m'a prêté une veste et j'ai été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu'il travaillait chez un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c'était risquer notre vie; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y accomplir une mission importante… Nous avons consenti; nous aurions accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé les bureaux fermés: ce banquier est en prison et va être guillotiné. Nous n'avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et lui fit cirer ses bottes. C'est un ancien boucher à qui Fortuné a donné autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, le coquin le reconnut, l'appela aristocrate et le menaça de le faire arrêter. La foule s'amassa; elle se composait de braves gens et de quelques scélérats qui criaient: "A mort l'émigré!" et appelaient les gendarmes. A ce moment, j'apportais la soupe à Fortuné. Je l'ai vu conduire à la section, et enfermer dans l'église Saint-Jean. J'ai voulu l'embrasser: on me repoussa. J'ai passé la nuit comme un chien sur une marche de l'église… On l'a conduit, ce matin…"

Julie ne put achever; les sanglots l'étouffaient.

Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa mère:

"On l'a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, aide-moi à le sauver; aie pitié de ta fille!"

Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine; et, prenant les mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.

"Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie!" soupira la veuve Gamelin.

Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune femme.

Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère cherchait dans son esprit le moyen d'aider sa fille et Julie épiait le regard de ces yeux noyés de pleurs.

"Peut-être, songeait la mère d'Évariste, peut-être, si je lui parle, se laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne l'avait pas endurci, s'il n'avait pas subi l'influence des jacobins, il n'aurait point eu de ces sévérités qui m'effraient, parce que je ne les comprends pas."

Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie:

"Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à t'entendre. Ta vue pourrait l'irriter et je craindrais le premier mouvement… Et puis, je le connais: cet habit le choquerait; il est sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, aux convenances. Moi-même, j'ai été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.

–Ah! maman, l'émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier, pour n'être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un certificat empruntés. J'ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille et qui avait l'air d'une très jolie fille; et tu conviendras, maman, que ce travestissement est plus scabreux que le mien.

 

–Ma pauvre enfant, tu n'as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de cela ni d'autre chose. Je suis ta mère: tu seras toujours innocente pour moi. Je parlerai à Évariste, je dirai…"

Elle s'interrompit. Elle sentait ce qu'était son fils; elle le sentait, mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.

"Il est bon. Il fera pour moi… pour toi ce que je lui demanderai."

Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s'endormit la tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu'elle sentait venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se taisait, les pas, les roues, le ciel.

Tout à coup, avec une finesse d'ouïe que l'inquiétude avait aiguisée, elle entendit son fils qui montait l'escalier.

"Évariste!.. dit-elle. Cache-toi."

Et elle poussa sa fille dans sa chambre.

"Comment allez-vous aujourd'hui, ma bonne mère?"

Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu contre une veste de travail et s'assit devant son chevalet. Depuis quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une couronne sur le front d'un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées, prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait lourde et paresseuse.

Il fredonna le Ça ira.

"Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin; tu as le cœur gai.

–Nous devons nous réjouir, ma mère: il y a de bonnes nouvelles. La Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits; l'armée du Rhin a forcé les lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l'audace des conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que les traîtres s'étudient à frapper dans l'ombre la patrie, alors qu'elle foudroie les ennemis qui l'attaquent à découvert?"

La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus ses lunettes.

"Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu lui devais: je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait données. Je lui ai fait de la tisane… Desmahis est venu te voir; il a regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes esquisses et les a admirées.

–Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n'ai pas l'habitude de me flatter; mais il y a là une tête digne de David."

Il traça d'une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.

"Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras eux-mêmes fussent des palmes.

–Évariste!

–Maman?..

–J'ai reçu des nouvelles… devine de qui…

–Je ne sais pas…

–De Julie… de ta sœur… Elle n'est pas heureuse.

–Ce serait un scandale qu'elle le fût.

–Ne parle pas ainsi, mon enfant: elle est ta sœur. Julie n'est pas mauvaise; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle t'aime. Je puis t'assurer, Évariste, qu'elle aspire à une vie laborieuse, exemplaire, et ne songe qu'à se rapprocher des siens. Rien n'empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.

–Elle vous a écrit?

–Non.

–Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère?

–Ce n'est pas par une lettre, mon enfant; c'est…"

Il se leva et l'interrompit d'une voix terrible:

"Taisez-vous, ma mère! Ne me dites pas qu'ils sont tous deux rentrés en France… Puisqu'ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j'ignore qu'ils sont à Paris… Ne me forcez pas à le savoir; sans quoi…

–Que veux-tu dire, mon enfant? Tu voudrais, tu oserais?..

–Ma mère, écoutez-moi: si je savais que ma sœur Julie est dans cette chambre… (et il montra du doigt la porte close), j'irais tout de suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section."

La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses mains tremblantes et soupira, d'une voix plus faible que le plus faible murmure:

"Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien: c'est un monstre…"

Aussi pâle qu'elle, l'écume aux lèvres, Évariste s'enfuit et courut chercher auprès d'Élodie l'oubli, le sommeil, l'avant-goût délicieux du néant.