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Les Dieux ont soif

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Le Père Longuemare murmura gravement les paroles sacramentelles, et dit:

"Ma fille! vous êtes tombée dans de grands désordres; mais que ne puis-je présenter au Seigneur un cœur aussi simple que le vôtre!"

Elle monta, légère, dans la charrette. Et là, le buste droit, sa tête d'enfant fièrement dressée, elle s'écria:

"Vive le roi!"

Elle fit un petit signe à Brotteaux pour lui montrer qu'il y avait de la place à côté d'elle. Brotteaux aida le barnabite à monter et vint se placer entre le religieux et l'innocente fille.

"Monsieur, dit le Père Longuemare au philosophe épicurien, je vous demande une grâce: ce Dieu auquel vous ne croyez pas encore, priez-le pour moi. Il n'est pas sûr que vous ne soyez pas plus près de lui que je ne le suis moi-même: un moment en peut décider. Pour que vous deveniez l'enfant privilégié du Seigneur, il ne faut qu'une seconde. Monsieur, priez pour moi."

Tandis que les roues tournaient en grinçant sur le pavé du long faubourg, le religieux récitait du cœur et des lèvres les prières des agonisants.

Brotteaux se remémorait les vers du poète de la nature: Sic ubi non erimus… Tout lié qu'il était et secoué dans l'infâme charrette, il gardait une attitude tranquille et comme un souci de ses aises. A son côté, Athénaïs, fière de mourir ainsi que la reine de France, jetait sur la foule un regard hautain, et le vieux traitant, contemplant en connaisseur la gorge blanche de la jeune femme, regrettait la lumière du jour.

XXV

Pendant que les charrettes roulaient, entourées de gendarmes, vers la place du Trône-Renversé, menant à la mort Brotteaux et ses complices, Évariste était assis, pensif, sur un banc du jardin des Tuileries. Il attendait Élodie. Le soleil, penchant à l'horizon, criblait de ses flèches enflammées les marronniers touffus. A la grille du jardin, la Renommée, sur son cheval ailé, embouchait sa trompette éternelle. Les porteurs de journaux criaient la grande victoire de Fleurus.

"Oui, songeait Gamelin, la victoire est à nous. Nous y avons mis le prix."

Il voyait les mauvais généraux traîner leurs ombres condamnées dans la poussière sanglante de cette place de la Révolution où ils avaient péri. Et il sourit fièrement, songeant que, sans les sévérités dont il avait eu sa part, les chevaux autrichiens mordraient aujourd'hui l'écorce de ces arbres.

Il s'écria en lui-même:

"Terreur salutaire, ô sainte terreur! L'année passée, à pareille époque, nous avions pour défenseurs d'héroïques vaincus en guenilles; le sol de la patrie était envahi, les deux tiers des départements en révolte. Maintenant nos armées bien équipées, bien instruites, commandées par d'habiles généraux, prennent l'offensive, prêtes à porter la liberté par le monde. La paix règne sur tout le territoire de la République… Terreur salutaire! ô sainte terreur! aimable guillotine! L'année passée, à pareille époque, la République était déchirée par les factions; l'hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant l'unité jacobine étend sur l'empire sa force et sa sagesse…"

Cependant il était sombre. Un pli profond lui barrait le front; sa bouche était amère. Il songeait: "Nous disions: Vaincre ou mourir. Nous nous trompions, c'est vaincre et mourir qu'il fallait dire."

Il regardait autour de lui. Les enfants faisaient des tas de sable. Les citoyennes sur leur chaise de bois, au pied des arbres, brodaient ou cousaient. Les passants en habit et culotte d'une élégance étrange, songeant à leurs affaires ou à leurs plaisirs, regagnaient leur demeure. Et Gamelin se sentait seul parmi eux: il n'était ni leur compatriote ni leur contemporain. Que s'était-il donc passé? Comment à l'enthousiasme des belles années avaient succédé l'indifférence, la fatigue et, peut-être, le dégoût? Visiblement, ces gens-là ne voulaient plus entendre parler du Tribunal révolutionnaire et se détournaient de la guillotine. Devenue trop importune sur la place de la Révolution, on l'avait renvoyée au bout du faubourg Antoine. Là même, au passage des charrettes, on murmurait. Quelques voix, dit-on, avaient crié: "Assez!"

Assez, quand il y avait encore des traîtres, des conspirateurs! Assez, quand il fallait renouveler les comités, épurer la Convention! Assez, quand des scélérats déshonoraient la représentation nationale! Assez, quand on méditait jusque dans le Tribunal révolutionnaire la perte du Juste! Car, chose horrible à penser et trop véritable! Fouquier lui-même ourdissait des trames, et c'était pour perdre Maximilien qu'il lui avait immolé pompeusement cinquante-sept victimes traînées à la mort dans la chemise rouge des parricides. A quelle pitié criminelle cédait la France? Il fallait donc la sauver malgré elle et, lorsqu'elle criait grâce, se boucher les oreilles et frapper. Hélas! les destins l'avaient résolu: la patrie maudissait ses sauveurs. Qu'elle nous maudisse et qu'elle soit sauvée!

"C'est trop peu que d'immoler des victimes obscures, des aristocrates, des financiers, des publicistes, des poètes, un Lavoisier, un Roucher, un André Chénier. Il faut frapper ces scélérats tout-puissants qui, les mains pleines d'or et dégouttantes de sang, préparent la ruine de la Montagne, les Foucher, les Tallien, les Rovère, les Carrier, les Bourdon. Il faut délivrer l'État de tous ses ennemis. Si Hébert avait triomphé, la Convention était renversée, la République roulait aux abîmes; si Desmoulins et Danton avaient triomphé, la Convention, sans vertus, livrait la République aux aristocrates, aux agioteurs et aux généraux. Si les Tallien, les Fouché, monstres gorgés de sang et de rapines, triomphent, la France se noie dans le crime et l'infamie… Tu dors, Robespierre, tandis que des criminels ivres de fureur et d'effroi méditent ta mort et les funérailles de la liberté. Couthon, Saint-Just, que tardez-vous à dénoncer les complots?

"Quoi! l'ancien État, le monstre royal assurait son empire en emprisonnant chaque année quatre cent mille hommes, en en pendant quinze mille, en en rouant trois mille, et la République hésiterait encore à sacrifier quelques centaines de têtes à sa sûreté et à sa puissance! Noyons-nous dans le sang et sauvons la patrie…"

Comme il songeait ainsi, Élodie accourut à lui pâle et défaite:

"Évariste, qu'as-tu à me dire? Pourquoi ne pas venir à l'Amour peintre, dans la chambre bleue? Pourquoi m'as-tu fait venir ici?

–Pour te dire un éternel adieu."

Elle murmura qu'il était insensé, qu'elle ne pouvait comprendre…

Il l'arrêta d'un très petit geste de la main:

"Élodie, je ne puis plus accepter ton amour.

–Tais-toi, Évariste, tais-toi!"

Elle le pria d'aller plus loin: là, on les observait, on les écoutait.

Il fit une vingtaine de pas et poursuivit, très calme:

"J'ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je mourrai infâme, et n'aurai à te léguer, malheureuse, qu'une mémoire exécrée… Nous aimer? Est-ce que l'on peut m'aimer encore?.. Est-ce que je puis aimer?"

Elle lui dit qu'il était fou; qu'elle l'aimait, qu'elle l'aimerait toujours. Elle fut ardente, sincère; mais elle sentait aussi bien que lui, elle sentait mieux que lui qu'il avait raison. Et elle se débattait contre l'évidence.

Il reprit:

"Je ne me reproche rien. Ce que j'ai fait, je le ferais encore. Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors l'humanité: je n'y rentrerai jamais. Non! la grande tâche n'est pas finie. Ah! la clémence, le pardon!.. Les traîtres pardonnent-ils? Les conspirateurs sont-ils cléments? Les scélérats parricides croissent sans cesse en nombre; il en sort de dessous terre, il en accourt de toutes nos frontières: de jeunes hommes, qui eussent mieux péri dans nos armées, des vieillards, des enfants, des femmes, avec les masques de l'innocence, de la pureté, de la grâce. Et quand on les a immolés, on en trouve davantage… Tu vois bien qu'il faut que je renonce à l'amour, à toute joie, à toute douceur de la vie, à la vie elle-même."

Il se tut. Faite pour goûter de paisibles jouissances, Élodie depuis plus d'un jour s'effrayait de mêler, sous les baisers d'un amant tragique, aux impressions voluptueuses des images sanglantes: elle ne répondit rien. Évariste but comme un calice amer le silence de la jeune femme.

"Tu le vois bien, Élodie: nous sommes précipités; notre œuvre nous dévore. Nos jours, nos heures sont des années. J'aurai bientôt vécu un siècle. Vois ce front! Est-il d'un amant? Aimer!..

–Évariste, tu es à moi, je te garde; je ne te rends pas ta liberté."

Elle s'exprimait avec l'accent du sacrifice. Il le sentit; elle le sentit elle-même.

"Élodie, pourras-tu attester, un jour, que je vécus fidèle à mon devoir, que mon cœur fut droit et mon âme pure, que je n'eus d'autre passion que le bien public; que j'étais né sensible et tendre? Diras-tu: "Il fit son devoir?" Mais non! tu ne le diras pas. Et je ne te demande pas de le dire. Périsse ma mémoire! Ma gloire est dans mon cœur; la honte m'environne. Si tu m'aimas, garde sur mon nom un éternel silence."

Un enfant de huit ou neuf ans, qui jouait au cerceau, se jeta en ce moment dans les jambes de Gamelin.

Celui-ci l'éleva brusquement dans ses bras:

"Enfant! tu grandiras libre, heureux, et tu le devras à l'infâme Gamelin. Je suis atroce pour que tu sois heureux. Je suis cruel pour que tu sois bon, je suis impitoyable pour que demain tous les Français s'embrassent en versant des larmes de joie."

Il le pressa contre sa poitrine:

"Petit enfant, quand tu seras un homme, tu me devras ton bonheur, ton innocence; et, si jamais tu entends prononcer mon nom, tu l'exécreras."

Et il posa à terre l'enfant, qui s'alla jeter épouvanté dans les jupes de sa mère, accourue pour le délivrer.

Cette jeune mère, qui était jolie et d'une grâce aristocratique, dans sa robe de linon blanc, emmena son petit garçon avec un air de hauteur.

 

Gamelin tourna vers Élodie un regard farouche:

"J'ai embrassé cet enfant; peut-être ferai-je guillotiner sa mère."

Et il s'éloigna, à grands pas, sous les quinconces.

Élodie resta un moment immobile, le regard fixe et baissé. Puis, tout à coup, elle s'élança sur les pas de son amant, et, furieuse, échevelée, telle qu'une ménade, elle le saisit comme pour le déchirer et lui cria d'une voix étranglée de sang et de larmes:

"Eh bien! moi aussi, mon bien-aimé, envoie-moi à la guillotine; moi aussi, fais-moi trancher la tête!"

Et, à l'idée du couteau sur sa nuque, toute sa chair se fondait d'horreur et de volupté.

XXVI

Tandis que le soleil de thermidor se couchait dans une pourpre sanglante, Évariste errait, sombre et soucieux, par les jardins Marbeuf, devenus propriété nationale et fréquentés des Parisiens oisifs. On y prenait de la limonade et des glaces; il y avait des chevaux de bois et des tirs pour les jeunes patriotes. Sous un arbre, un petit Savoyard en guenilles, coiffé d'un bonnet noir, faisait danser une marmotte au son aigre de sa vielle. Un homme, jeune encore, svelte, en habit bleu, les cheveux poudrés, accompagné d'un grand chien, s'arrêta pour écouter cette musique agreste. Évariste reconnut Robespierre. Il le retrouvait pâli, amaigri, le visage durci et traversé de plis douloureux. Et il songea: "Quelles fatigues, et combien de souffrances ont laissé leur empreinte sur son front? Qu'il est pénible de travailler au bonheur des hommes! A quoi songe-t-il en ce moment? Le son de la vielle montagnarde le distrait-il du souci des affaires? Pense-t-il qu'il a fait un pacte avec la mort et que l'heure est proche de le tenir? Médite-t-il de rentrer en vainqueur dans ce comité de Salut public dont il s'est retiré, las d'y être tenu en échec, avec Couthon et Saint-Just, par une majorité séditieuse? Derrière cette face impénétrable quelles espérances s'agitent ou quelles craintes?"

Pourtant Maximilien sourit à l'enfant, lui fit d'une voix douce, avec bienveillance, quelques questions sur la vallée, la chaumière, les parents que le pauvre petit avait quittés, lui jeta une petite pièce d'argent et reprit sa promenade. Après avoir fait quelques pas, il se retourna pour appeler son chien qui, sentant le rat, montrait les dents à la marmotte hérissée.

"Brount! Brount!"

Puis il s'enfonça dans les allées sombres.

Gamelin, par respect, ne s'approcha pas du promeneur solitaire; mais, contemplant la forme mince qui s'effaçait dans la nuit, il lui adressa cette oraison mentale:

"J'ai vu ta tristesse, Maximilien; j'ai compris ta pensée. Ta mélancolie, ta fatigue et jusqu'à cette expression d'effroi empreinte dans tes regards, tout en toi dit: "Que la terreur s'achève et que la fraternité commence! Français, soyez unis, soyez vertueux, soyez bons. Aimez-vous les uns les autres…" Eh bien! je servirai tes desseins; pour que tu puisses, dans ta sagesse et ta bonté, mettre fin aux discordes civiles, éteindre les haines fratricides, faire du bourreau un jardinier qui ne tranchera plus que les têtes des choux et des laitues, je préparerai avec mes collègues du Tribunal les voies de la clémence, en exterminant les conspirateurs et les traîtres. Nous redoublerons de vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner l'innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie!"

L'Incorruptible était déjà loin. Deux hommes en chapeau rond et culotte de nankin, dont l'un, d'aspect farouche, long et maigre, avait un dragon sur l'œil et ressemblait à Tallien, le croisèrent au tournant d'une allée, lui jetèrent un regard oblique et, feignant de ne point le reconnaître, passèrent. Quand ils furent à une assez grande distance pour n'être pas entendus, ils murmurèrent à voix basse:

"Le voilà donc, le roi, le pape, le dieu. Car il est Dieu. Et Catherine Théot est sa prophétesse.

–Dictateur, traître, tyran! il est encore des Brutus.

–Tremble, scélérat! la roche Tarpéienne est près du Capitole."

Le chien Brount s'approcha d'eux. Ils se turent et hâtèrent le pas.

XXVII

Tu dors, Robespierre! L'heure passe, le temps précieux coule…

Enfin, le 8 thermidor, à la Convention, l'Incorruptible se lève et va parler. Soleil du 31 mai, te lèves-tu une seconde fois? Gamelin attend, espère. Robespierre va donc arracher des bancs qu'ils déshonorent ces législateurs plus coupables que les fédéralistes, plus dangereux que Danton… Non! pas encore. "Je ne puis, dit-il, me résoudre à déchirer entièrement le voile qui recouvre ce profond mystère d'iniquité." Et la foudre éparpillée, sans frapper aucun des conjurés, les effraie tous. On en comptait soixante qui, depuis quinze jours, n'osaient coucher dans leur lit. Marat nommait les traîtres, lui; il les montrait du doigt. L'Incorruptible hésite, et, dès lors, c'est lui l'accusé…

Le soir, aux Jacobins, on s'étouffe dans la salle, dans les couloirs, dans la cour.

Ils sont là tous, les amis bruyants et les ennemis muets. Robespierre leur lit ce discours que la Convention a entendu dans un silence affreux et que les jacobins couvrent d'applaudissements émus.

"C'est mon testament de mort, dit l'homme, vous me verrez boire la ciguë avec calme.

–Je la boirai avec toi, répond David.

–Tous, tous!" s'écrient les jacobins, qui se séparent sans rien décider.

Évariste, pendant que se préparait la mort du Juste, dormit du sommeil des disciples au jardin des Oliviers. Le lendemain, il se rendit au Tribunal, où deux sections siégeaient. Celle dont il faisait partie jugeait vingt et un complices de la conspiration de Lazare. Et, pendant ce temps, arrivaient les nouvelles: "La Convention, après une séance de six heures, a décrété d'accusation Maximilien Robespierre, Couthon, Saint-Just avec Augustin Robespierre et Lebas, qui ont demandé à partager le sort des accusés. Les cinq proscrits sont descendus à la barre."

On apprend que le président de la section qui fonctionne dans la salle voisine, le citoyen Dumas, a été arrêté sur son siège, mais que l'audience continue. On entend battre la générale et sonner le tocsin.

Évariste, à son banc, reçoit de la Commune l'ordre de se rendre à l'Hôtel de Ville pour siéger au Conseil général. Au son des cloches et des tambours, il rend son verdict avec ses collègues et court chez lui embrasser sa mère et prendre son écharpe. La place de Thionville est déserte. La section n'ose se prononcer ni pour ni contre la Convention. On rase les murs, on se coule dans les allées, on rentre chez soi. A l'appel du tocsin et de la générale répondent les bruits des volets qui se rabattent et des serrures qui se ferment. Le citoyen Dupont aîné s'est caché dans sa boutique; le portier Remacle se barricade dans sa loge. La petite Joséphine retient craintivement Mouton dans ses bras. La citoyenne veuve Gamelin gémit de la cherté des vivres, cause de tout le mal. Au pied de l'escalier, Évariste rencontre Élodie essoufflée, ses mèches noires collées sur son cou moite.

"Je t'ai cherché au Tribunal. Tu venais de partir. Où vas-tu?

–A l'Hôtel de Ville.

–N'y va pas! Tu te perdrais: Hanriot est arrêté… les sections ne marcheront pas. La section des Piques, la section de Robespierre, reste tranquille. Je le sais: mon père en fait partie. Si tu vas à l'Hôtel de Ville, tu te perds inutilement.

–Tu veux que je sois lâche?

–Il est courageux, au contraire, d'être fidèle à la Convention et d'obéir à la loi.

–La loi est morte quand les scélérats triomphent.

–Évariste, écoute ton Élodie; écoute ta sœur; viens t'asseoir près d'elle, pour qu'elle apaise ton âme irritée."

Il la regarda: jamais elle ne lui avait paru si désirable; jamais cette voix n'avait sonné à ses oreilles si voluptueuse et si persuasive.

"Deux pas, deux pas seulement, mon ami!"

Elle l'entraîna vers le terre-plein qui portait le piédestal de la statue renversée. Des bancs en faisaient le tour, garnis de promeneurs et de promeneuses. Une marchande de frivolités offrait ses dentelles; le marchand de tisane, portant sur son dos sa fontaine, agitait sa sonnette; des fillettes jouaient aux grâces. Sur la berge, des pêcheurs se tenaient immobiles, leur ligne à la main. Le temps était orageux, le ciel voilé. Gamelin, penché sur le parapet, plongeait ses regards sur l'île pointue comme une proue, écoutait gémir au vent la cime des arbres, et sentait entrer dans son âme un désir infini de paix et de solitude.

Et, comme un écho délicieux de sa pensée, la voix d'Élodie soupira:

"Te souviens-tu, quand, à la vue des champs, tu désirais être juge de paix dans un petit village? Ce serait le bonheur."

Mais, à travers le bruissement des arbres et la voix de la femme, il entendait le tocsin, la générale, le fracas lointain des chevaux et des canons sur le pavé.

A deux pas de lui, un jeune homme, qui causait avec une citoyenne élégante, dit:

"Connaissez-vous la nouvelle?.. L'Opéra est installé rue de la Loi."

Cependant on savait: on chuchotait le nom de Robespierre, mais en tremblant, car on le craignait encore. Et les femmes, au bruit murmuré de sa chute, dissimulaient un sourire.

Évariste Gamelin saisit la main d'Élodie et aussitôt la rejeta brusquement:

"Adieu! Je t'ai associée à mes destins affreux, j'ai flétri à jamais ta vie. Adieu. Puisses-tu m'oublier!

–Surtout, lui dit-elle, ne rentre pas chez toi cette nuit: viens à l'Amour peintre. Ne sonne pas; jette une pierre contre mes volets. J'irai t'ouvrir moi-même la porte, je te cacherai dans le grenier.

–Tu me reverras triomphant, ou tu ne me reverras plus. Adieu!"

En approchant de l'Hôtel de Ville, il entendit monter vers le ciel lourd la rumeur des grands jours. Sur la place de Grève, un tumulte d'armes, un flamboiement d'écharpes et d'uniformes, les canons d'Hanriot en batterie. Il gravit l'escalier d'honneur et, en entrant dans la salle du Conseil, signe la feuille de présence. Le Conseil général de la Commune, à l'unanimité des quatre cent quatre-vingt-onze membres présents, se déclare pour les proscrits.

Le maire se fait apporter la table des Droits de l'Homme, lit l'article où il est dit: "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple le plus saint et le plus indispensable des devoirs", et le premier magistrat de Paris déclare qu'au coup d'État de la Convention la Commune oppose l'insurrection populaire.

Les membres du Conseil général font serment de mourir à leur poste. Deux officiers municipaux sont chargés de se rendre sur la place de Grève et d'inviter le peuple à se joindre à ses magistrats afin de sauver la patrie et la liberté.

On se cherche, on échange des nouvelles, on donne des avis. Parmi ces magistrats, peu d'artisans. La Commune réunie là est telle que l'a faite l'épuration jacobine: des juges et des jurés du Tribunal révolutionnaire, des artistes comme Beauvallet et Gamelin, des rentiers et des professeurs, des bourgeois cossus, de gros commerçants, des têtes poudrées, des ventres à breloques; peu de sabots, de pantalons, de carmagnoles, de bonnets rouges. Ces bourgeois sont nombreux, résolus. Mais, quand on y songe, c'est à peu près tout ce que Paris compte de vrais républicains. Debout dans la maison de ville, comme sur le rocher de la liberté, un océan d'indifférence les environne.

Pourtant des nouvelles favorables arrivent. Toutes les prisons où les proscrits ont été enfermés ouvrent leurs portes et rendent leur proie. Augustin Robespierre, venu de la Force, entre le premier à l'Hôtel de Ville et est acclamé. On apprend, à huit heures, que Maximilien, après avoir longtemps résisté, se rend à la Commune. On l'attend, il va venir, il vient; une acclamation formidable ébranle les voûtes du vieux palais municipal. Il entre, porté par vingt bras. Cet homme mince, propret, en habit bleu et culotte jaune, c'est lui. Il siège, il parle.

A son arrivée, le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune sera sur-le-champ illuminée. En lui la République réside. Il parle, il parle d'une voix grêle, avec élégance. Il parle purement, abondamment. Ceux qui sont là, qui ont joué leur vie sur sa tête, s'aperçoivent, épouvantés, que c'est un homme de parole, un homme de comités, de tribune, incapable d'une résolution prompte et d'un acte révolutionnaire.

On l'entraîne dans la salle des délibérations. Maintenant ils sont là tous, ces illustres proscrits: Lebas, Saint-Just, Couthon. Robespierre parle. Il est minuit et demi: il parle encore. Cependant Gamelin, dans la salle du Conseil, le front collé à une fenêtre, regarde d'un œil anxieux; il voit fumer les lampions dans la nuit sombre. Les canons d'Hanriot sont en batterie devant la maison de ville. Sur la place toute noire s'agite une foule incertaine, inquiète. A minuit et demi, des torches débouchent au coin de la rue de la Vannerie, entourant un délégué de la Convention qui, revêtu de ses insignes, déploie un papier et lit, dans une rouge lueur, le décret de la Convention, la mise hors la loi des membres de la Commune insurgée, des membres du Conseil général qui l'assistent et des citoyens qui répondraient à son appel.

 

La mise hors la loi, la mort sans jugement! la seule idée en fait pâlir les plus déterminés. Gamelin sent son front se glacer. Il regarde la foule quitter à grands pas la place de Grève.

Et, quand il tourne la tête, ses yeux voient que la salle, où les conseillers s'étouffaient tout à l'heure, est presque vide.

Mais ils ont fui en vain: ils avaient signé.

Il est deux heures. L'Incorruptible délibère dans la salle voisine avec la Commune et les représentants proscrits.

Gamelin plonge ses regards désespérés sur la place noire. Il voit, à la clarté des lanternes, les chandelles de bois s'entrechoquer sur l'auvent de l'épicier, avec un bruit de quilles; les réverbères se balancent et vacillent: un grand vent s'est élevé. Un instant après, une pluie d'orage tombe: la place se vide entièrement; ceux que n'avait pas chassés le terrible décret, quelques gouttes d'eau les dispersent. Les canons d'Hanriot sont abandonnés. Et quand on voit à la lueur des éclairs déboucher en même temps par la rue Antoine et par le quai les troupes de la Convention, les abords de la maison Commune sont déserts.

Enfin Maximilien s'est décidé à faire appel du décret de la Convention à la section des Piques.

Le Conseil général se fait apporter des sabres, des pistolets, des fusils. Mais un fracas d'armes, de pas et de vitres brisées emplit la maison. Les troupes de la Convention passent comme une avalanche à travers la salle des délibérations et s'engouffrent dans la salle du Conseil. Un coup de feu retentit: Gamelin voit Robespierre tomber la mâchoire fracassée. Lui-même, il saisit son couteau, le couteau de six sous qui, un jour de famine, avait coupé du pain pour une mère indigente, et que, dans la ferme d'Orangis, par un beau soir, Élodie avait gardé sur ses genoux, en tirant les gages; il l'ouvre, veut l'enfoncer dans son cœur: la lame rencontre une côte et se replie sur la virole qui a cédé et il s'entame deux doigts. Gamelin tombe ensanglanté. Il est sans mouvement, mais il souffre d'un froid cruel, et, dans le tumulte d'une lutte effroyable, foulé aux pieds, il entend distinctement la voix du jeune dragon Henry qui s'écrie:

"Le tyran n'est plus; ses satellites sont brisés. La Révolution va reprendre son cours majestueux et terrible."

Gamelin s'évanouit.

A sept heures du matin, un chirurgien envoyé par la Convention le pansa. La Convention était pleine de sollicitude pour les complices de Robespierre: elle ne voulait pas qu'aucun d'eux échappât à la guillotine. L'artiste peintre, ex-juré, ex-membre du Conseil général de la Commune, fut porté sur une civière à la Conciergerie.