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Les Dieux ont soif

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XII

Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli d'ordinaire, lui fit, au milieu de ses poupées et de ses polichinelles, un accueil malgracieux.

"Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde! Ce n'est pas toujours le temps de rire; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes: un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon établissement, a vu vos pantins et les a trouvés contre-révolutionnaires.

–Il se moquait! dit Brotteaux.

–Nenni, citoyen, nenni. C'est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit qu'en ces petits bonshommes la représentation nationale était perfidement contrefaite, qu'on y reconnaissait notamment des caricatures de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C'est une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.

–Quoi! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces Colinettes, que j'ai peints tels que Boucher les peignait il y a cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits? Il n'y a pas un homme sensé pour le prétendre.

–Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans malice, bien qu'il faille toujours se défier d'un homme d'esprit comme vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple? Natoile, qui tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour incivisme, à cause qu'il faisait jouer la Convention par Polichinelle.

–Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d'autres que des personnages de comédie et de bergerie? Comment vous êtes-vous laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale?"

Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise humaine, il n'eût pas cru qu'elle en vînt jamais à suspecter ses Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.

"Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je respecte la loi. J'entends rester bon citoyen et être traité comme tel. Bonsoir, citoyen Brotteaux; remportez vos pantins."

Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects sur l'épaule au bout d'une perche, et moqué par les enfants qui croyaient que c'était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins: il faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes garçons, qui partaient pour l'armée, voulaient laisser leur portrait à leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal extrême, et il s'en fallait de beaucoup qu'il fît ses portraits aussi bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la halle, mais c'était se mêler à des complots royalistes et les risques étaient gros. Il se rappela qu'il y avait dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d'aller dès le lendemain lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.

Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l'injure pour ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur d'une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu d'une lévite déchirée, n'avait point de chapeau et semblait âgé de plus de soixante ans. S'étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut le Père Longuemare, qu'il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà, tandis qu'ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, Brotteaux s'approcha de lui, s'en fit reconnaître pour le publicain qui s'était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande disette, et lui demanda s'il ne pourrait point lui être utile.

"Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial."

Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon d'eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.

"Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile."

Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s'efforça de se lever. Mais il retomba sur sa borne.

"Monsieur, dit-il d'une voix faible, mais assurée, depuis trois mois j'habitais Picpus. Averti qu'on était venu m'arrêter chez moi, hier, à cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n'ai point d'asile; j'erre dans les rues et suis un peu fatigué.

–Eh bien, mon Père, fit Brotteaux, accordez-moi l'honneur de partager mon grenier.

–Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.

–Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu'après avoir été publicain je fabrique des pantins pour subsister."

Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier, et accepta l'hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit du pain, du fromage et du vin, qu'il avait mis à rafraîchir dans sa gouttière, car il était sybarite.

Ayant apaisé sa faim:

"Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des circonstances qui ont amené ma fuite et m'ont jeté expirant sur cette borne où vous m'avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la maigre rente que l'Assemblée m'avait faite; je donnais des leçons de latin et de mathématiques et j'écrivais des brochures sur la persécution de l'Église de France. J'ai même composé un ouvrage d'une certaine étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution m'ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute d'avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C'est ce certificat que j'allai demander à l'Hôtel de Ville, avec la conviction de le mériter. Membre d'un ordre institué par l'apôtre saint Paul lui-même, qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il m'interrogea sur mon état. Je lui dis que j'étais prêtre: il me demanda si j'étais marié, et, sur ma réponse que je ne l'étais pas, il me dit que c'était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me demanda si j'avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le 31 mai. "On ne peut donner de certificats", ajouta-t-il, "qu'à ceux qui ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions". Je ne pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas. Il tint parole et c'est en conclusion de son enquête que deux commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire en prison. Je ne sais de quel crime on m'accuse. Mais convenez qu'il faut plaindre monsieur Colin, dont l'esprit est assez troublé pour reprocher à un ecclésiastique de n'avoir pas montré son civisme le 10 août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d'une telle pensée est bien digne de pitié.

–Moi non plus, je n'ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous aviserons demain à votre sécurité."

Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu'il fallut le satisfaire: il eût, sans cela, couché sur le carreau.

Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par économie et par prudence.

"Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour moi; mais, hélas! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite! Ce serait pour vous d'une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n'est pas fait pour sa gloire et n'est que l'effort d'une vertu purement naturelle. C'est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui ce que vous étiez porté à faire pour moi.

–Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne m'ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l'amour de vous: car, enfin, bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l'amour de l'humanité: car je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que l'humanité a des droits; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que le sien, m'afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l'homme tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l'infortune d'autrui et en l'excitant à porter aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là qu'il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par désœuvrement: car la vie est à ce point insipide qu'il faut s'en distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez fade qu'on se donne à défaut d'autres plus savoureux; je le fais par orgueil et pour prendre avantage sur vous; je le fais, enfin, par esprit de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.

 

–Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J'ai reçu de Dieu plus de grâces qu'il ne vous en a accordées jusqu'à cette heure; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m'aimer. Et moi, monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même: Dieu me l'ordonne."

Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s'agenouilla sur le carreau, et, après avoir récité ses prières, s'étendit sur sa paillasse et s'endormit paisiblement.

XIII

Évariste Gamelin siégeait au Tribunal pour la deuxième fois. Avant l'ouverture de l'audience il s'entretenait, avec ses collègues du jury, des nouvelles arrivées le matin. Il y en avait d'incertaines et de fausses; mais ce qu'on pouvait retenir était terrible. Les armées coalisées, maîtresses de toutes les routes, marchant d'ensemble, la Vendée victorieuse, Lyon insurgé, Toulon livré aux Anglais, qui y débarquaient quatorze mille hommes.

C'était autant pour ces magistrats des faits domestiques que des événements intéressant le monde entier. Sûrs de périr si la patrie périssait, ils faisaient du salut public leur affaire propre. Et l'intérêt de la nation, confondu avec le leur, dictait leurs sentiments, leurs passions, leur conduite.

Gamelin reçut à son banc une lettre de Trubert, secrétaire du Comité de défense; c'était l'avis de sa nomination de commissaire des poudres et des salpêtres.

Tu fouilleras toutes les caves de la section pour en extraire les substances nécessaires à la fabrication de la poudre. L'ennemi sera peut-être demain devant Paris: il faut que le sol de la patrie nous fournisse la foudre que nous lancerons à ses agresseurs. Je t'envoie ci-contre une instruction de la Convention relative au traitement des salpêtres. Salut et fraternité.

A ce moment, l'accusé fut introduit. C'était un des derniers de ces généraux vaincus que la Convention livrait au Tribunal, et le plus obscur. A sa vue, Gamelin frissonna: il croyait revoir ce militaire que, mêlé au public, il avait vu, trois semaines auparavant, juger et envoyer à la guillotine. C'était le même homme, l'air têtu, borné: ce fut le même procès. Il répondait d'une façon sournoise et brutale qui gâtait ses meilleures réponses. Ses chicanes, ses arguties, les accusations dont il chargeait ses subordonnés, faisaient oublier qu'il accomplissait la tâche respectable de défendre son honneur et sa vie. Dans cette affaire tout était incertain, contesté, position des armées, nombre des effectifs, munitions, ordres donnés, ordres reçus, mouvements des troupes: on ne savait rien. Personne ne comprenait rien à ces opérations confuses, absurdes, sans but, qui avaient abouti à un désastre, personne, pas plus le défenseur et l'accusé lui-même que l'accusateur, les juges et les jurés, et, chose étrange, personne n'avouait à autrui ni à soi-même qu'il ne comprenait pas. Les juges se plaisaient à faire des plans, à disserter sur la tactique et la stratégie; l'accusé trahissait ses dispositions naturelles pour la chicane.

On disputait sans fin. Et Gamelin, durant ces débats, voyait sur les âpres routes du Nord les caissons embourbés et les canons renversés dans les ornières, et, par tous les chemins, défiler en désordre les colonnes vaincues, tandis que la cavalerie ennemie débouchait de toutes parts par les défilés abandonnés. Et il entendait de cette armée trahie monter une immense clameur qui accusait le général. A la clôture des débats, l'ombre emplissait la salle, et la figure indistincte de Marat apparaissait comme un fantôme sur la tête du président. Le jury appelé à se prononcer était partagé. Gamelin d'une voix sourde, qui s'étranglait dans sa gorge, mais d'un ton résolu, déclara l'accusé coupable de trahison envers la République, et un murmure approbateur, qui s'éleva dans la foule, vint caresser sa jeune vertu. L'arrêt fut lu aux flambeaux, dont la lueur livide tremblait sur les tempes creuses du condamné où l'on voyait perler la sueur. A la sortie, sur les degrés où grouillait la foule des commères encocardées, tandis qu'il entendait murmurer son nom, que les habitués du Tribunal commençaient à connaître, Gamelin fut assailli par des tricoteuses qui, lui montrant le poing, réclamaient la tête de l'Autrichienne.

Le lendemain, Évariste eut à se prononcer sur le sort d'une pauvre femme, la veuve Meyrion, porteuse de pain. Elle allait par les rues poussant une petite voiture et portant, pendue à sa taille, une planchette de bois blanc à laquelle elle faisait avec son couteau des coches qui représentaient le compte des pains qu'elle avait livrés. Son gain était de huit sous par jour. Le substitut de l'accusateur public se montra d'une étrange violence à l'égard de cette malheureuse, qui avait, paraît-il, crié: "Vive le roi!" à plusieurs reprises, tenu des propos contre-révolutionnaires dans les maisons où elle allait porter le pain de chaque jour, et trempé dans une conspiration qui avait pour objet l'évasion de la femme Capet. Interrogée par le juge, elle reconnut les faits qui lui étaient imputés; soit simplicité, soit fanatisme, elle professa des sentiments royalistes d'une grande exaltation et se perdit elle-même.

Le Tribunal révolutionnaire faisait triompher l'égalité en se montrant aussi sévère pour les portefaix et les servantes que pour les aristocrates et les financiers. Gamelin ne concevait point qu'il en pût être autrement sous un régime populaire. Il eût jugé méprisant, insolent pour le peuple, de l'exclure du supplice. C'eût été le considérer, pour ainsi dire, comme indigne du châtiment. Réservée aux seuls aristocrates, la guillotine lui eût paru une sorte de privilège inique, Gamelin commençait à se faire du châtiment une idée religieuse et mystique, à lui prêter une vertu, des mérites propres. Il pensait qu'on doit la peine aux criminels et que c'est leur faire tort que de les en frustrer. Il déclara la femme Meyrion coupable et digne du châtiment suprême, regrettant seulement que les fanatiques qui l'avaient perdue, plus coupables qu'elle, ne fussent pas là pour partager son sort.

Évariste se rendait presque chaque soir aux Jacobins, qui se réunissaient dans l'ancienne chapelle des Dominicains, vulgairement nommés Jacobins, rue Honoré. Sur une cour, où s'élevait un arbre de la Liberté, un peuplier, dont les feuilles agitées rendaient un perpétuel murmure, la chapelle, d'un style pauvre et maussade, lourdement coiffée de tuiles, présentait son pignon nu, percé d'un œil-de-bœuf et d'une porte cintrée, que surmontait le drapeau aux couleurs nationales, coiffé du bonnet de la Liberté. Les Jacobins, ainsi que les Cordeliers et les Feuillants, avaient pris la demeure et le nom de moines dispersés. Gamelin, assidu naguère aux séances des Cordeliers, ne retrouvait pas chez les Jacobins les sabots, les carmagnoles, les cris des dantonistes. Dans le club de Robespierre régnait la prudence administrative et la gravité bourgeoise. Depuis que l'Ami du peuple n'était plus, Évariste suivait les leçons de Maximilien, dont la pensée dominait aux Jacobins et, de là, par mille sociétés affiliées, s'étendait sur toute la France. Pendant la lecture du procès-verbal, il promenait ses regards sur les murs nus et tristes, qui, après avoir abrité les fils spirituels du grand inquisiteur de l'hérésie, voyaient assemblés les zélés inquisiteurs des crimes contre la patrie.

Là se tenait sans pompe et s'exerçait par la parole le plus grand des pouvoirs de l'État. Il gouvernait la cité, l'empire, dictait ses décrets à la Convention. Ces artisans du nouvel ordre de choses, si respectueux de la loi qu'ils demeuraient royalistes en 1791 et le voulaient être encore au retour de Varennes, par un attachement opiniâtre à la Constitution, amis de l'ordre établi, même après les massacres du Champ-de-Mars, et jamais révolutionnaires contre la révolution, étrangers aux mouvements populaires, nourrissaient dans leur âme sombre et puissante un amour de la patrie qui avait enfanté quatorze armées et dressé la guillotine. Évariste admirait en eux la vigilance, l'esprit soupçonneux, la pensée dogmatique, l'amour de la règle, l'art de dominer, une impériale sagesse.

Le public qui composait la salle ne faisait entendre qu'un frémissement unanime et régulier, comme le feuillage de l'arbre de la Liberté qui s'élevait sur le seuil.

Ce jour-là, 11 vendémiaire, un homme jeune, le front fuyant, le regard perçant, le nez en pointe, le menton aigu, le visage grêlé, l'air froid, monta lentement à la tribune. Il était poudré à frimas et portait un habit bleu qui lui marquait la taille. Il avait ce maintien compassé, tenait cette allure mesurée qui faisait dire aux uns, en se moquant, qu'il ressemblait à un maître à danser et qui le faisait saluer par d'autres du nom d'"Orphée français". Robespierre prononça d'une voix claire un discours éloquent contre les ennemis de la République. Il frappa d'arguments métaphysiques et terribles Brissot et ses complices. Il parla longtemps, avec abondance, avec harmonie. Planant dans les sphères célestes de la philosophie, il lançait la foudre sur les conspirateurs qui rampaient sur le sol.

Évariste entendit et comprit. Jusque-là, il avait accusé la Gironde de préparer la restauration de la monarchie ou le triomphe de la faction d'Orléans et de méditer la ruine de la ville héroïque qui avait délivré la France et qui délivrerait un jour l'univers. Maintenant, à la voix du sage, il découvrait des vérités plus hautes et plus pures; il concevait une métaphysique révolutionnaire, qui élevait son esprit au-dessus des grossières contingences, à l'abri des erreurs des sens, dans la région des certitudes absolues. Les choses sont par elles-mêmes mélangées et pleines de confusion; la complexité des faits est telle qu'on s'y perd. Robespierre les lui simplifiait, lui présentait le bien et le mal en des formules simples et claires. Fédéralisme, indivisibilité: dans l'unité et l'indivisibilité était le salut; dans le fédéralisme, la damnation. Gamelin goûtait la joie profonde d'un croyant qui sait le mot qui sauve et le mot qui perd. Désormais le Tribunal révolutionnaire, comme autrefois les tribunaux ecclésiastiques, connaîtrait du crime absolu, du crime verbal. Et, parce qu'il avait l'esprit religieux, Évariste recevait ces révélations avec un sombre enthousiasme; son cœur s'exaltait et se réjouissait à l'idée que désormais, pour discerner le crime et l'innocence, il possédait un symbole. Vous tenez lieu de tout, ô trésors de la foi!

Le sage Maximilien l'éclairait aussi sur les intentions perfides de ceux qui voulaient égaliser les biens et partager les terres, supprimer la richesse et la pauvreté et établir pour tous la médiocrité heureuse. Séduit par leurs maximes, il avait d'abord approuvé leurs desseins qu'il jugeait conformes aux principes d'un vrai républicain. Mais Robespierre, par ses discours aux Jacobins, lui avait révélé leurs menées et découvert que ces hommes, dont les intentions paraissaient pures, tendaient à la subversion de la République, et n'alarmaient les riches que pour susciter à l'autorité légitime de puissants et implacables ennemis. En effet, sitôt la propriété menacée, la population tout entière, d'autant plus attachée à ses biens qu'elle en possédait peu, se retournait brusquement contre la République. Alarmer les intérêts, c'est conspirer. Sous apparence de préparer le bonheur universel et le règne de la justice, ceux qui proposaient comme un objet digne de l'effort des citoyens l'égalité et la communauté des biens étaient des traîtres et des scélérats plus dangereux que les fédéralistes.

Mais la plus grande révélation que lui eût apportée la sagesse de Robespierre, c'était les crimes et les infamies de l'athéisme. Gamelin n'avait jamais nié l'existence de Dieu; il était déiste et croyait à une providence qui veille sur les hommes; mais, s'avouant qu'il ne concevait que très indistinctement l'Être suprême et très attaché à la liberté de conscience, il admettait volontiers que d'honnêtes gens pussent, à l'exemple de Lamettrie, de Boulanger, du baron d'Holbach, de Lalande, d'Helvétius, du citoyen Dupuis, nier l'existence de Dieu, à la charge d'établir une morale naturelle et de retrouver en eux-mêmes les sources de la justice et les règles d'une vie vertueuse. Il s'était même senti en sympathie avec les athées, quand il les avait vus injuriés ou persécutés. Maximilien lui avait ouvert l'esprit et dessillé les yeux. Par son éloquence vertueuse, ce grand homme lui avait révélé le vrai caractère de l'athéisme, sa nature, ses intentions, ses effets; il lui avait démontré que cette doctrine, formée dans les salons et les boudoirs de l'aristocratie, était la plus perfide invention que les ennemis du peuple eussent imaginée pour le démoraliser et l'asservir; qu'il était criminel d'arracher du cœur des malheureux la pensée consolante d'une providence rémunératrice et de les livrer sans guide et sans frein aux passions qui dégradent l'homme et en font un vil esclave, et qu'enfin l'épicurisme monarchique d'un Helvétius conduisait à l'immoralité, à la cruauté, à tous les crimes. Et, depuis que les leçons d'un grand citoyen l'avaient instruit, il exécrait les athées, surtout lorsqu'ils l'étaient d'un cœur ouvert et joyeux, comme le vieux Brotteaux.

 

Dans les jours qui suivirent, Évariste eut à juger, coup sur coup, un ci-devant convaincu d'avoir détruit des grains pour affamer le peuple, trois émigrés qui étaient revenus fomenter la guerre civile en France, deux filles du Palais-Égalité, quatorze conspirateurs bretons, femmes, vieillards, adolescents, maîtres et serviteurs. Le crime était avéré, la loi formelle. Parmi les coupables se trouvait une femme de vingt ans, parée des splendeurs de la jeunesse sous les ombres de sa fin prochaine, charmante. Un nœud bleu retenait ses cheveux d'or, son fichu de linon découvrait un cou blanc et flexible.

Évariste opina constamment pour la mort, et tous les accusés, à l'exception d'un vieux jardinier, furent envoyés à l'échafaud.

La semaine suivante, Évariste et sa section fauchèrent quarante-cinq hommes et dix-huit femmes.

Les juges du Tribunal révolutionnaire ne faisaient pas de distinction entre les hommes et les femmes, inspirés en cela par un principe aussi ancien que la justice même. Et, si le président Montané, touché par le courage et la beauté de Charlotte Corday, avait tenté de la sauver en altérant la procédure, et y avait perdu son siège, les femmes, le plus souvent, étaient interrogées sans faveur, d'après la règle commune à tous les tribunaux. Les jurés les craignaient, se défiaient de leurs ruses, de leur habitude de feindre, de leurs moyens de séduction. Égalant les hommes en courage, elles invitaient par là le Tribunal à les traiter comme les hommes. La plupart de ceux qui les jugeaient, médiocrement sensuels ou sensuels à leurs heures, n'en étaient nullement troublés. Ils condamnaient ou acquittaient ces femmes selon leur conscience, leurs préjugés, leur zèle, leur amour mol ou violent de la République. Elles se montraient presque toutes soigneusement coiffées et mises avec autant de recherche que leur permettait leur malheureux état. Mais il y en avait peu de jeunes, moins encore de jolies. La prison et les soucis les avaient flétries, le jour cru de la salle trahissait leur fatigue, leurs angoisses, accusait leurs paupières flétries, leur teint couperosé, leurs lèvres blanches et contractées. Pourtant le fatal fauteuil reçut plus d'une fois une femme jeune, belle dans sa pâleur, alors qu'une ombre funèbre, pareille aux voiles de la volupté, noyait ses regards. A cette vue, que des jurés se soient ou attendris ou irrités; que, dans le secret de ses sens dépravés, un de ces magistrats ait scruté les secrets les plus intimes de cette créature qu'il se représentait à la fois vivante et morte, et que, en remuant des images voluptueuses et sanglantes, il se soit donné le plaisir atroce de livrer au bourreau ce corps désiré, c'est ce que, peut-être, on doit taire, mais qu'on ne peut nier, si l'on connaît les hommes. Évariste Gamelin, artiste froid et savant, ne reconnaissait de beauté qu'à l'antique, et la beauté lui inspirait moins de trouble que de respect. Son goût classique avait de telles sévérités qu'il trouvait rarement une femme à son gré; il était insensible aux charmes d'un joli visage autant qu'à la couleur de Fragonard et aux formes de Boucher. Il n'avait jamais connu le désir que dans l'amour profond.

Comme la plupart de ses collègues du Tribunal, il croyait les femmes plus dangereuses que les hommes. Il haïssait les ci-devant princesses, celles qu'il se figurait, dans ses songes pleins d'horreur, mâchant, avec Élisabeth et l'Autrichienne, des balles pour assassiner les patriotes; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des philosophes et des hommes de lettres, coupables d'avoir joui des plaisirs des sens et de l'esprit et vécu dans un temps où il était doux de vivre. Il les haïssait sans s'avouer sa haine, et, quand il en avait quelqu'une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la condamner avec justice pour le salut public. Et son honnêteté, sa pudeur virile, sa froide sagesse, son dévouement à l'État, ses vertus enfin, poussaient sous la hache des têtes touchantes.

Mais qu'est ceci et que signifie ce prodige étrange? Naguère encore il fallait chercher les coupables, s'efforcer de les découvrir dans leur retraite et de leur tirer l'aveu de leur crime. Maintenant, ce n'est plus la chasse avec une multitude de limiers, la poursuite d'une proie timide: voici que de toutes parts s'offrent les victimes. Nobles, vierges, soldats, filles publiques se ruent sur le Tribunal, arrachent aux juges leur condamnation trop lente, réclament la mort comme un droit dont ils sont impatients de jouir. Ce n'est pas assez de cette multitude dont le zèle des délateurs a rempli les prisons et que l'accusateur public et ses acolytes s'épuisent à faire passer devant le Tribunal: il faut pourvoir encore au supplice de ceux qui ne veulent pas attendre. Et tant d'autres, encore plus prompts et plus fiers, enviant leur mort aux juges et aux bourreaux, se frappent de leur propre main! A la fureur de tuer répond la fureur de mourir. Voici, à la Conciergerie, un jeune militaire, beau, vigoureux, aimé; il a laissé dans la prison une amante adorable qui lui a dit: "Vis pour moi!" Il ne veut vivre ni pour elle, ni pour l'amour, ni pour la gloire. Il a allumé sa pipe avec son acte d'accusation. Et, républicain, car il respire la liberté par tous les pores, il se fait royaliste afin de mourir. Le Tribunal s'efforce de l'acquitter; l'accusé est le plus fort; juges et jurés sont obligés de céder.

L'esprit d'Évariste, naturellement inquiet et scrupuleux, s'emplissait, aux leçons des Jacobins et au spectacle de la vie, de soupçons et d'alarmes. A la nuit, en suivant, pour se rendre chez Élodie, les rues mal éclairées, il croyait, par chaque soupirail, apercevoir dans la cave la planche aux faux assignats; au fond de la boutique vide du boulanger ou de l'épicier il devinait des magasins regorgeant de vivres accaparés; à travers les vitres étincelantes des traiteurs, il lui semblait entendre les propos des agioteurs qui préparaient la ruine du pays en vidant des bouteilles de vin de Beaune ou de Chablis; dans les ruelles infectes, il apercevait les filles de joie prêtes à fouler aux pieds la cocarde nationale aux applaudissements de la jeunesse élégante; il voyait partout des conspirateurs et des traîtres. Et il songeait: "République! contre tant d'ennemis secrets ou déclarés, tu n'as qu'un secours. Sainte guillotine, sauve la patrie!.."

Élodie l'attendait dans sa petite chambre bleue, au-dessus de l'Amour peintre. Pour l'avertir qu'il pouvait entrer, elle mettait sur le rebord de la fenêtre son petit arrosoir vert, près du pot d'œillets. Maintenant il lui faisait horreur, il lui apparaissait comme un monstre: elle avait peur de lui et elle l'adorait. Toute la nuit, pressés éperdument l'un contre l'autre, l'amant sanguinaire et la voluptueuse fille se donnaient en silence des baisers furieux.