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Les moments perdus de John Shag

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72
LA MORT DU MAGICIEN

Ce soir, le magicien s'aperçoit qu'il est vraiment très vieux.

Tout le jour, son garçon de laboratoire lui a frotté le ventre et la poitrine pour ramener un peu de sang sous cette peau parcheminée, mais rien n'y fait. Le magicien se refroidit peu à peu.

Il a déjà vidé les fioles d'éternelle jeunesse qu'il tient d'un nécromant de ses amis, mais l'éternité que procurait la précieuse liqueur ne durait, hélas! qu'un temps.—Les qualités se modèlent sur la personne qui les possède et l'immortalité que l'on saurait avoir reste toujours à la mesure de notre courte vie. Les dieux seuls peuvent ambitionner des jours sans nombre et, même dans leur cas, la série arrive souvent à son dernier chiffre.

Cependant, le magicien fait encore bouillir quelques herbes d'Afrique, avec la rate d'un caméléon, tué par deux vierges, sous une éclipse. C'est là un remède approuvé pour les vieux sages, mais qui ne parvient pas à le réchauffer. Il ne sent plus le feu de ses lentilles, ni celui de la grande flamme qui brûle dans l'âtre, et il songe qu'au jour prochain de sa mort, il ne sentira même pas les feux de l'enfer et continuera à se refroidir, jusqu'au jugement.

Avec lui, tout semble s'éteindre.

Le chat noir qui sert aux expériences de transmutation a vomi sa nourriture et ses côtes percent son pelage; Anaximène, l'un des trois hiboux, vient de tomber du perchoir; le second, Anaxagore, est devenu aveugle, et Anaximandre se tient en boule, les plumes droites, ce qui, chez les oiseaux prophétiques, est de mauvais augure.

Chacun des animaux familiers se porte mal.

Le serpent, arrière-petit-neveu de celui de la Genèse, a craché sa dernière dent; le griffon tremble de froid, et la chauve-souris, prise de nostalgie, a fui. Même les petites poupées de cire brune, qui envoûtent si bien leur correspondant et fondent au soleil avec tant d'aise, craquent comme du bois gelé.

Hélas! il faut plier bagage, et le magicien, ne pouvant pleurer, car il n'a depuis longtemps plus de larmes, sanglote à la façon des arbres sous la bise. Sa main est si tremblante qu'il ne peut dessiner correctement le carré magique, ni feuilleter la Clavicule de Salomon; sa voix ne forme qu'avec peine les noms de Merlin, d'Apollon, d'Urgèle et de Morgane, utiles à prononcer en cas d'ennui, enfin il a perdu la Verge d'Aaron, autant dire son bâton de vieillesse.

Il s'asseoit donc près du feu, congédie son aide et se prend à attendre la mort, misérablement, comme font les galefretiers, claquedents, gredins, coquefredouilles et autres frères de pouillerie dont la condition est calamiteuse et qui trépassent, la faim au ventre, dans l'étroite couche du fossé.—Pourtant, il a encore un moment d'espoir.

Ce magicien arabe qu'il rencontra, jadis, vers l'an 638, sur une des îles du Danube, ne lui donna-t-il pas, en reconnaissance de quelque petit service rendu sur le plan astral, une pierre pleine de vertu? Jamais il n'a songé à éprouver sa valeur. Certes, le moment est venu. Il la cherche, en vain, d'abord, et finit par la découvrir, entre une peau d'onagre et un exemplaire du Parfait Thaumaturge, sous un tas de cornues brisées.—C'est un cristal cubique, sans inscription ni ornements d'aucune sorte.

Après avoir nettoyé la fenêtre des soies que cent araignées y ont, depuis un siècle, tissées, après avoir purgé un rayon de soleil de toute poussière, en le réfléchissant sur un miroir spécial, le magicien pose le talisman dans la lumière et prononce, le plus distinctement qu'il peut, sans manger aucune syllabe, certaine phrase de très vive incantation qui commence par: «Non videbis annos Petri…» et se termine en hébreu.

Aussitôt, un voile mauve se forme dans le cristal, pareil à ceux qui se lèvent sur les prairies, vers la première visite du jour. Peu à peu, le voile se dissipe et, dans la pierre limpide, le magicien voit une merveilleuse figure de jeune fille, presque d'enfant, qui lui sourit, mais des yeux seuls, car la bouche est mélancolique.

Il abaisse son regard. La gorge et le cou sont amples, un peu forts, peut-être. Le magicien sent son cœur battre selon un rythme plus fréquent; ses poumons s'ouvrent à l'air, son front s'allège.

Il considère les seins de l'apparition: c'est une poitrine honorable de femme mûre ou qui aurait beaucoup aimé. Le ventre est enlaidi par une graisse malsaine: ventre triste, ventre fatigué, ventre répréhensible… mais c'est peu de chose encore et le vieux magicien ne peut s'empêcher de frémir en voyant les cuisses de cette femme.

Hélas! elles sont plissées de mille plis et vont s'amincissant jusqu'à un genou tout à fait pointu où la rotule roule comme un galet de plage…

Haletant, le magicien a froid de nouveau, et, quand les mollets lui apparaissent, il ne doute plus de sa défaite. Il n'y a là que des os, où quelques pauvres tendons s'accrochent avec peine,—et les pieds sont parfaitement décharnés.

Soudain, la femme évoquée s'échappe de son cristal et se met à courir dans la chambre, sur la pointe de ses osselets, en agitant de façon folâtre sa chevelure d'enfant blonde. Elle saisit le chat par la peau du cou, étrangle Anaxagore, écrase le griffon, avale le serpent, et reprend sa danse, en criant, d'une voix puérile:

«Je suis jeune! je suis jeune! j'ai seize ans!»

Puis elle disparaît par la cheminée, et le vieux magicien, se sentant tout à fait las de vivre, crache dans les cendres et se couche devant l'âtre, pour mourir.

73
CONVERSATION

Nous parlerons de nous comme si rien n'était arrivé des mille accidents de la vie, nous parlerons de nous comme si les pulsations du monde avaient toujours suivi les pulsations de notre cœur, comme si notre amour n'avait cessé de rayonner.

Nous parlerons de ce soir merveilleux où nous regardions les brises lentes se jouer sur la plaine, où je tenais tes mains dans mes mains, où chaque fois que les dehors avaient un beau moment de lumière ou d'harmonie, nous mêlions nos regards.

Nous parlerons des nuits muettes et du clair de lune, nous parlerons de nous-mêmes et du clair de lune, nous parlerons de nous-mêmes qui n'étions plus toi ni moi, mais seulement nous-mêmes devant le clair de lune, et nous croirons que ces moments durent encore.

Nous parlerons de tes cheveux contre mes lèvres et de tes doigts contre mes lèvres et de ta bouche contre mes lèvres et de ce verre en cristal pur que nous brisâmes en mémoire du premier baiser.

Et le monde disparaîtra et nous ne verrons plus que nous-mêmes, et nous croirons être morts de notre premier baiser.

74
UN HOMME HEUREUX

Cet homme vivait dans un palais bâti devant le plus beau des paysages. Chaque matin, le soleil se levait, en grand appareil de pourpre et de brocart, et, chaque soir, se couchait, sans lésiner avec les diaprures et les artifices de lumière. Puis, c'était la lune qui se reflétait abondamment dans un lac, jouait dans les feuilles des arbres, semait de l'argent à pleins rayons. De leur côté, les étoiles clignaient de l'œil comme de petites folles.

A son ordinaire, l'homme se tenait couché sur un divan, au milieu de la grande salle du palais. Sur un guéridon, était posée une pipe chargée d'opium. Des pilules de haschich étaient à portée de sa main, non loin d'un flacon d'éther. Des musiciens, choisis entre les plus savants et les plus suaves, jouaient, pour l'émouvoir, une adorable symphonie. Un poète récitait de beaux vers, d'une voix dont le pathétique était inoubliable, et ses paroles trouvaient leur accompagnement dans le chant d'un ruisselet, auprès duquel tout cristal tintait faux.

Et je ne parle ni des fleurs ouvertes, qui travaillaient sans relâche à distiller mille parfums, ni des abeilles, qui bourdonnaient sur le mode mineur, afin de propager un rêve de nature agreste, ni des joyaux (perles, rubis, saphirs, tous les trésors de la reine de Saba, toutes les cassettes de Salomon) qui gisaient, un peu partout, comme des étoiles tombées…

Et, cependant, l'homme, insoucieux de ces choses, patiemment, exactement, avec méthode, sans hâte ni fièvre, mais sans arrêt, disputait avec son épouse.

75
SÉMITISME

Je me promenais, hier, à cette heure accablante du jour où l'on ne voit dans la rue que «les chiens et les Français» quand la composition d'un coin du paysage me séduisit jusqu'au ravissement.—Le soleil ajoute à l'intérêt d'une foule bruyante; j'aime la joie du peuple à midi, les tourbillons de poussière et les oripeaux rouges agités, mais combien une dure lumière rend plus précieuse encore la valeur de la solitude et du silence!

Pas un souffle, pas une parole, pas un bruissement. Sauf les murs, teints d'un jaune extraordinaire, et qui vivaient, en vérité, de leur ignition, tout semblait mort: la terre sèche, le ciel d'un incorruptible azur, et l'air incendié, mais immobile.—C'était la paix d'un cimetière.

Pourtant je ne ressentais aucune tristesse. La flamboyante façade, la palme dressée au-dessus d'un mur, et, couché au pied de ce mur, le mendiant qui reposait près d'une outre à demi vide et d'une citrouille d'or, tout cela donnait plutôt une impression d'attente, comme d'un moment d'arrêt, d'une halte dans la vie. Ce tableau presque métallique dont l'ardeur insupportable fatiguait le regard, on eût dit qu'il approchait de son point de fusion, que tout allait couler à l'improviste, se liquéfier, se résoudre, et qu'un ruisseau de feu emporterait les derniers débris.

Soudain, de la maison juive qui me faisait face, partit la fusée d'un rire, d'un rire féminin, juvénile, aéré. Derrière le mur éclatant de chaleur, ce rire avait le charme frais d'un jet d'eau. Cela faisait rêver de salles froides où la vie serait douce à vivre, de boissons glacées, d'éventails, des mille plaisirs d'un paradis fermé où je ne pénétrerais pas, de joies bien cachées et dont la singulière vertu gagnait encore à rester secrète.

 

Ah! les joies d'un juif doivent, dans ce pays, avoir une effrayante figure. La race exilée rit à l'écart. Ces êtres aux cheveux gras et bouclés qui portent leur calotte noire comme un signe d'infamie, comme la marque de leur servitude, ont l'air triste des bêtes de somme. Jamais on ne les voit rire. Ils enferment leur joie entre quatre murs, mais qu'elle doit être éblouissante! combien son prix en est accru! Le rire prend alors la valeur d'un mystère. Je me souviens des hymnes chrétiennes, alors qu'on les chantait au fond des catacombes, et cela m'impose comme une cérémonie…

N'écoutons plus un rire aussi précieux… Eloignons-nous… il ne faut pas être sacrilège.

Tanger.

76
LES MESSAGES

Quand est venu le soir, je me suis couché dans l'herbe du bord de l'eau et, sous la garde des grands arbres, j'ai respiré le savoureux parfum de l'heure, de l'heure tardive que baignait la lune.

En me penchant un peu, je pouvais admirer l'eau courante, tout de même qu'en levant un peu la tête, je pouvais sentir l'air mobile qui passe sous les frondaisons.—Cela formait deux frais ruisseaux, deux ruisseaux délicieux et paisibles, de même rythme et de cours égal, qui traversaient l'été.

L'air migrateur et l'eau qui fuit suivaient la même route, entre les bords faits d'herbes ou de feuilles, et l'un comme l'autre chantait, à mi-voix, une chanson mollement continuelle, et tous deux portaient des messages.

Car tous deux portaient des messages. L'eau courante portait des brins de paille, des insectes bleus, des pétales de fleurs,—l'air mobile, d'impalpables duvets.—Certains messages s'arrêtaient en route; une herbe entravait les brins de paille, une branche arrêtait les duvets et, parfois, les insectes bleus se noyaient dans un tourbillon. Mais certains autres suivaient l'onde et la brise, heureusement, comme de sûrs messages.

Vers qui donc allaient-ils?

A travers les frondaisons qui filtrent l'air, contre les cailloux qui coupent l'eau, ces pétales et ces duvets, ces insectes bleus et ces brins de paille, vers qui donc allaient-ils?…

Et, malgré l'ombre de la nuit, je me suis levé pour commencer de chercher, sur la vaste terre, l'enfant silencieuse à qui ce certain inconnu, dont je suis vaguement jaloux, envoyait des messages d'amour.

77
COUP DE SOLEIL

Grand et gros, vieux, couvert d'ulcères, coiffé d'un turban fait de chiffons crasseux et multicolores, vêtu de loques vermineuses, ce mendiant nègre m'a plu.

Il porte, au pied droit, une chaussette noire; le haut d'une chaussette rouge lui encercle le mollet gauche. Il tient à la main et brandit un étrange objet: sceptre, bâton, fusil, canne, ou bien hochet, peut-être.—Je m'approche.—C'est un canon de fusil, auquel un os de bœuf est adapté, auquel sont pendues des clochettes, des rubans jaunes, des bagues de cuivre, des coquillages et de petits plumets. En outre, il est couronné d'une boîte à sardines.—L'ensemble a la figure d'un thyrse.

Le mendiant chante et s'interrompt pour claquer vivement de la langue; le thyrse scande, avec ardeur, les gestes de son délire.—Cet homme ne s'appartient plus: il est possédé par un dieu.

A quelques pas, trois Arabes et deux nègres sont accroupis, au pied d'un mur que dore le soleil. Ils écoutent, ils regardent le chanteur qui danse et qui claque de la langue, puis, tout soudain, ils se mettent à rire. Ils rient aux éclats, ils rient sans mesure, ils ne pourraient rire davantage. Les voici qui se lèvent. Ils chantent à mi-voix, comme accompagnement… Ils dansent un peu, suivant le rythme du danseur… Ils chantent plus fort… Ils hurleront bientôt… Ils dansent de toutes leurs forces vives!

Et le vieux nègre, que ce concours stimule, hennit, piaffe et se cabre. Sans doute atteindra-t-il à l'extase qu'il cherche. Le thyrse cravache l'air, les sonnettes tintent, les rubans flottent, et, dans le cliquetis des coquillages, la boîte à sardines, où tressautent des pierres, donne un son de grelot.

On n'entend plus le tambour qui roulait au loin, on n'entend plus la psalmodie des enfants de la Medersah. Quelques gamins, un portefaix, une mendiante espagnole sont entrés dans la danse. Un marchand d'eau qui passe, portant son outre poilue, en peau de chèvre, s'y joint de même. Si l'on n'intervient pas, la contagion s'étendra, de ce coin de rue que le soleil dore, à la ville entière… Et, devant cette étrange dyonisie, je quitte la place, par crainte d'être entraîné.

Tanger.

78
PENSÉE SUBITE

J'ai vu, dans mon rêve, une anémone mauve qui se penchait sur un lac bleu. C'était la nuit. Le ciel noir n'avait point d'étoiles et ma lanterne n'éclairait que l'anémone au tendre visage et un petit coin du lac bleu. La brise chantait de sa voix douce une chanson bien composée et l'anémone balançait son visage, devant le bleu miroir.

Soudain, la brise devint plus forte. L'anémone se pencha vers l'eau de saphir, lui donna le plus doux baiser et laissa tomber un de ses pétales. Il vogua sur l'eau comme une petite barque et, vite, je soufflai ma lanterne pour mieux penser à vous.

79
CELA

La nuit est sourde comme une porte close. J'étouffe dans ma tente, car il monte du sol une chaleur insupportable, (tout le soleil du jour qui s'était, dirait-on, terré, et qui, maintenant, s'exhale dans le noir d'en haut), mais les étoiles sont magnifiques.

Je ne puis beaucoup marcher. Une stupéfiante paresse m'accable, dès le premier pas. Cependant, je me traîne, en faisant parfois de longues haltes, vers une petite citerne que j'ai aperçue, avant-hier. Elle brillait dans la lumière jaune. Cette nuit, elle est tout à fait invisible, mais je n'y tomberai pas à l'improviste: je la sais entourée de buissons.

Je m'arrête, pour regarder les étoiles. Je m'amuse à mieux entendre les vieilles comparaisons que l'on fait sur elles et qui me paraissent inexactes. Mais non! le ciel est vraiment de velours et, sans aucun doute, les étoiles sont des diamants.

Nouvelle halte. J'allume une cigarette. Son parfum me servira de compagnon. Je suis trop seul. Il n'y a même pas de vent. L'air est immobile, un air de cathédrale. Pourtant, certaine présence mal définie m'inquiète.

C'est quelque chose qui bouge, passe à ma portée, me frôle presque, puis s'éloigne, mais pour revenir. Ce n'est pas tangible, cela ne se voit pas, cela ne s'entend pas, cela ne se respire pas, cependant, cela existe. C'est comme une forme idéale de la désolation. A la rigueur, cela s'imagine.

Pendant que je me traîne vers la citerne, cela me suit. J'ai, tout à coup, affreusement peur que cela ne veuille tourner autour de moi, m'étourdir et, soudain, entrer en moi à la façon des rêves. Je connais un homme (pas un fou, un homme comme les autres) qui est imbibé d'un rêve et ne peut plus s'en défaire.—C'est terrible!

Enfin, je touche aux buissons, à la citerne… La voici… Oh!… oh!… je n'y avais pas songé! L'eau est douce, l'eau est chaude, mais elle est tout à fait noire!… Oserai-je jamais me jeter là-dedans?

Et puis, je ne sais pas ce qu'il y a au fond. Des bêtes peuvent venir me mordre les pieds, pendant que je nage. Mon domestique ne m'entendrait pas, si je criais. Il dort à poings fermés, près de mon cheval. Vais-je plonger?

Je vois les étoiles dans l'eau. Un moment, j'ai eu peur de ne point les voir! L'horrible idée! Une eau calme et sombre qui ne reflèterait plus… qui ne voudrait plus refléter!

Ah! je suis heureux! me voici dans l'eau. Elle est plus fraîche que je ne pensais. Je n'ose pas faire beaucoup de bruit en nageant, mais j'en fais tout de même assez pour me rassurer. C'est délicieux… c'est délicieux… oui… jusqu'à un certain point, car, je l'avoue, j'ai encore très peur!

Et, maintenant, j'ai encore plus peur!… Je vais me noyer!… Demain, on me trouvera vert et tout convulsé…

Cela!… vous savez bien! cela qui m'a suivi… eh bien! cela flotte au-dessus de l'eau et m'interdit de sortir! Cela m'interdit de sortir à moins que je ne m'unisse à lui, à moins que je ne le laisse occuper tout mon corps! habiter ma cervelle! entendre par mes oreilles! parler par ma bouche! regarder par mes yeux!…

Oh!… Non!… Jamais!… Jamais!…

Temacin

80
LA PLUIE AU SOLEIL

Un instant, des rayons de soleil ont traversé la pluie, et le monde en a été charmé jusqu'à l'extase,

Il pleuvait, sous le ciel gris, une pluie grise, pluie douce, agréable au regard, mais pluie triste,—pluie d'avril, mais sœur d'une pluie d'automne.

Balancée par des souffles d'air, il pleuvait une impondérable pluie, mélancolique et fine, qui venait caresser les fleurs de ce printemps et lustrait sa verdure.

Il pleuvait une pluie obscure qui coulait sur les frondaisons, et, parfois, une grosse goutte tombait du haut des branches, faisant plier une feuille, et, parfois, un calice trop plein se vidait tout d'un coup.

Soudain, le soleil parut.

Dès lors, il plut une pluie de verre, une pluie joyeuse, une pluie étincelante. Un oiseau chanta ses plus belles chansons à boire, un autre s'y joignit, durant que la pluie ensoleillée allait s'éteindre dans la nuit du feuillage et que, dans l'air, il restait un lambeau d'arc-en-ciel.

Dobitschen.

Livre Cinquième

Toutes les idées sont justes. Toutes les bouches sont fausses.

H. B.

81
UN AMATEUR

Je me trouvais dans une très vieille ville de province, avec mon ami le peintre R… Il disait bien connaître les détours de ces rues grises et voulait me montrer d'anciens hôtels. Nous marchions, côte à côte, depuis longtemps déjà. Il me semblait que les rues devenaient de plus en plus désertes. Aucun passant, aucune devanture. Les fenêtres étaient closes. Une cité morte. Des maisons, puis encore des maisons. Toutes semblaient pareilles. Quelquefois, sur une porte sombre, des ferrures brillaient vaguement. Depuis quand les seuils de pierre n'avaient-ils plus été foulés?

Nous passâmes par d'étranges ruelles, sur des places où l'eau des fontaines ne pleurait plus. Soudain mon ami s'arrêta net devant une façade et me dit:

«Nous sommes arrivés. Je reconnais la maison.»

Sur le vantail de droite, il frappa trois coups qui résonnèrent. Bientôt la porte s'ouvrit avec lenteur et je vis un vieux laquais poudré, en culottes, qui nous salua profondément et, d'une voix grave, assourdie par le temps, demanda la raison de notre visite.

Mon ami chuchota quelques mots à son oreille et le laquais, après avoir salué encore, nous introduisit.

Ayant traversé une antichambre nue, nous montâmes par un escalier dont la rampe était couverte de rouille. Au premier palier, orné de vases monumentaux, mon ami poussa une porte. Je le suivis dans un grand salon vide et froid, sans tapis, sans tentures, démeublé, très sombre, car les filets de lumière, filtrant par les fentes des volets, ne faisaient que des flèches grises.

Mais, tout au fond du salon, je vis une estrade éclairée par des candélabres à vingt chandelles. Nous nous approchâmes. Deux fauteuils occupaient cette estrade. Or, dans le fauteuil de droite, une très vieille dame, au regard fixe, était assise, vêtue d'une robe de cour en soie fleurie, coiffée d'une perruque, fardée, poudrée, chaussée de petites mules. Elle tenait ses mains croisées sur ces genoux.

Oui, cette dame était très vieille, vieille de deux siècles, pour le moins, et je n'aurais su trouver en elle nulle apparence de vie, si sa tête n'avait un peu branlé.

Et, dans le fauteuil de gauche, tout à côté, je vis une autre vieille dame, pareillement vêtue, pareillement coiffée, assise en pareille posture, mais cette seconde vieille dame était en cire, et l'une de ses mains, trop rapprochée d'un candélabre, fondait quelque peu.

De temps en temps, le vieux laquais entrait, pour moucher les chandelles, puis ressortait aussitôt.

Et la vieille dame vivante qui branlait de la tête, et la vieille dame en cire dont l'annulaire était presque fondu, regardaient, du même regard mort, le troisième occupant de ce vaste salon: un jeune homme de nos jours, assis sur une chaise, au pied de l'estrade, vêtu d'un habit noir moderne, et qui, les jambes croisées, fumait une cigarette, en considérant d'un œil passionné ses deux idoles, tandis qu'à petit bruit, s'égouttait sur l'estrade l'annulaire de la dame en cire.