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L'ensorcelée

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– Chez la vieille Clotte ! – fit Barbe Causseron, atroce comme une fille qui, pendant toute sa vie, n’a jamais senti le cruel bonheur d’avoir un cœur aimé du sien, et à qui la faute et la douleur n’ont point appris la miséricorde. – Chez cette Marie-je-t’en-prie, malade de ses vices ! joli lieu de rendez-vous pour un prêtre et une femme mariée ! Pas possible, ma chère : ce serait une chose trop affreuse, par exemple ! Je ne la croirai, celle-là, que quand je l’aurai vue. Il n’y a pas sur ça la seule difficulté.

– Mon Dieu, Barbe, – repartit Nônon, qui était bonne, elle, comme un reste de belle fille indulgente, – le mal n’est pas si grand, après tout ! On ne peut pas avoir de mauvaises pensées sur cet abbé, qui ferait plus peur qu’autre chose à une femme, avec son visage dévoré… Jamais, au grand jamais, on n’a rien dit de Jeanne. Sa réputation est nette comme l’or. Et pourtant il y a eu bien des jeunes gens amoureux d’elle, soit ici, à Blanchelande, soit à Lessay ! Si donc ils se voient chez la Clotte, c’est qu’il y a peut-être là-dessous quelque manigance de chouannerie. La Clotte a été suspectée d’être une Chouanne dans le temps, et vous vous rappelez qu’ils l’ont tousée, comme on disait alors, sur la place du Marché. Ils croient pouvoir se fier à elle pour quelque chose qui tient à c’te chouannerie, mais il n’y a pas d’autre mal que ça à penser, bien sûr !

– C’est égal, – dit la Causseron, restée défiante, quoiqu’elle ne trouvât pas de réponse au raisonnement très sensé de Nônon, – je dois avertir M. le curé, tout de même. Si c’est ce que vous dites, la sacristie de l’église de Blanchelande ne doit pas être un nid à Chouans qui se cachent. Et d’ailleurs pourquoi toute cette chouannerie qui n’a que trop duré, maintenant que les églises sont rouvertes et que nous r’avons nos curés ? Ce prêtre m’a toujours épeurée, – fit-elle ; – on dit de lui bien des choses terribles. Il ferait mettre à sac tout Blanchelande, avec ses comploteries contre le gouvernement. S’il était vraiment pénitent, depuis le temps, Mgr l’évêque lui aurait remis ses pouvoirs de confesser et de dire la messe. Il faut qu’il soit bien enragé, au contraire, puisqu’il entraîne une femme comme maîtresse Le Hardouey dans son péché. Mon doux Jésus ! qu’est-ce qu’ils peuvent bien avoir fait, tous deux, dans la sacristie ? Et peut-être en ce moment qu’ils y sont encore ! Ah ! certainement j’en parlerai à M. le curé, et dès ce soir, en lui servant sa collation de jeûne. Ne m’en détournez pas. Adieu, ma fille. Je suis tenue en conscience, et sous peine de péché mortel, d’avertir M. le curé de ce qui se passe. Il n’y a pas là-dessus la seule difficulté. »

Et, après avoir lâché ce flux saccadé de paroles, elle se mit à trottiner sous le vent qui la poussait, – un vent sec et froid de Semaine Sainte, – qui n’avait cessé de souffler aux jupes et au mantelet de nos deux flânières et qui emporta leurs propos par-dessus les haies. En effet, c’est à partir de cette journée qu’à Lessay et à Blanchelande on commença de joindre ensemble les noms de Jeanne Le Hardouey et de l’abbé de La Croix-Jugan.

Nônon Cocouan ne s’était pas trompée. Elle avait très bien vu Jeanne Le Hardouey entrer dans la sacristie de l’église de Blanchelande, et elle avait très bien deviné, avec son bon sens dépourvu de malice, « que quelque chouannerie couvait là-dessous ». C’était de cela qu’il retournait, en effet. L’abbé de La Croix-Jugan faisait depuis plus de six mois servir Jeanne Le Hardouey à ses desseins. Il la voyait fréquemment chez la Clotte. Il avait jugé sans doute, avec ce regard suraigu des hommes appelés à gouverner les autres hommes, – car, d’après toutes les observations de la comtesse de Montsurvent, il était de cette race-là, – le profit qu’il pouvait tirer de Jeanne-Madelaine. Mariée comme elle l’était à un cultivateur-herbager, elle pouvait, sous prétexte d’aller au marché de Coutances et aux foires du pays, porter des lettres, des informations, des signaux convenus, aux chefs du parti royaliste cachés ou dispersés dans les environs. Qui aurait suspecté une femme dans la position de Jeanne, laquelle continuait de faire, et sans plus, ce qu’elle avait fait toute sa vie ? D’un autre côté, par la nature ferme de son âme, par le souvenir ardent et fier de sa naissance, par l’humiliation de son mariage, par les sentiments nouveaux et extraordinaires qu’il voyait en elle et qui entrouvraient, de temps en temps, ce masque rouge de sang extravasé, que les révoltes d’un cœur trop concentré avaient moulé sur son visage, Jeanne offrait à l’abbé de La Croix-Jugan un instrument que rien ne fausserait, et il l’avait saisi comme tel. Ce Jéhoël, qui, à dix-huit ans, était resté muet et indifférent à l’amour fauve et sans frein d’Adélaïde Malgy, le moine blanc et pâle, qui semblait l’archange impassible de l’orgie, tombé du ciel, mais relevé au milieu de ceux qui chancelaient autour de lui, devait être un de ces hommes mauvais à rencontrer dans la vie pour les cœurs tendres qui savent aimer. C’était une de ces âmes tout en esprit et en volonté, composées avec un éther implacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leurs ardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des choses invisibles, une cause, une idée, un pouvoir, une patrie ! Les femmes, leurs affections, leur destinée, ne pèsent rien dans les vastes mains de ces hommes, vides ou pleines des mondes qui les doivent remplir. Or, par cela même qu’il était tout cela, Jéhoël ne pouvait-il donc pas, dans l’intérêt de la cause à laquelle il s’était dévoué, et quoique prêtre, et quoiqu’il n’eût pas voulu inspirer à Jeanne une passion coupable, souffler de ses lèvres de marbre dans la forge allumée de ce cœur qui se fondait pour lui, malgré sa force, comme le fer finit par devenir fusible dans la flamme ?

Car, il faut bien le dire, il faut bien lâcher le grand mot que j’ai retardé si longtemps : Jeanne-Madelaine aimait d’amour l’abbé Jéhoël de La Croix-Jugan. Que si, au lieu d’être une histoire, ceci avait le malheur d’être un roman, je serais forcé de sacrifier un peu de la vérité à la vraisemblance, et de montrer au moins, pour que cet amour ne fût pas traité d’impossible, comment et par quelles attractions une femme bien organisée, saine d’esprit, d’une âme forte et pure, avait pu s’éprendre du monstrueux défiguré de la Fosse. Je me trouverais obligé d’insister beaucoup sur la nature virile de Jeanne, de cette brave et simple femme d’action, pour qui le mot familièrement héroïque : « Un homme est toujours assez beau quand il ne fait pas peur à son cheval », semblait avoir été inventé. Dieu merci, toute cette psychologie est inutile. Je ne suis qu’un simple conteur. L’amour de Jeanne, que je n’ai point à justifier, qu’il fût venu à travers l’horreur, à travers la pitié, à travers l’admiration, à travers vingt sentiments, impulsions ou obstacles, possédait le cœur de cette femme avec la furie d’une passion qui, comme la mer, a dévoré tout ce qui barrait son passage ; et cet amour, auquel avait résisté longtemps Jeanne-Madelaine, commençait enfin d’apparaître aux yeux les moins clairvoyants. Extraordinaire même pour ceux à qui la réflexion enseigne quelle aliénation de toutes les facultés humaines est l’amour, que ne dut-il pas être pour les esprits qui entouraient Jeanne, pour tous ces paysans cotentinais parmi lesquels elle vivait ! À ses propres yeux même, Jeanne-Madelaine dut pendant longtemps – ainsi qu’on l’a cru et qu’on le croyait encore du temps de maître Tainnebouy – être ensorcelée. La prédiction menaçante du berger s’était peu à peu enfoncée dans son âme. D’abord elle en avait bravé et insulté l’influence, mais la force de ce qu’elle éprouvait l’y fit croire. Autrement elle n’aurait rien compris à tout ce qui se passait en elle. Quand elle pensait à l’objet de son amour : « Suis-je dépravée ? » se disait-elle ; et ce doute rendait son amour plus profond… plus marqué du caractère de la bête dont il est parlé dans l’Apocalypse, et qui, pour les âmes, est le sceau de la damnation éternelle. L’histoire de la Malgy ne lui sortait point de la pensée ; elle se croyait réservée à une fin pareille ; mais, d’une autre trempe que cette fille violente et faible, elle s’était imposé le devoir de cacher la passion qui la minait et de ne révéler à personne l’énigme cruelle de sa vie. Illusion commune aux âmes fortes ! On croit pouvoir cacher la folie de son cœur, et, de fait, on la dissimule pendant un laps de temps qui use la vie ; mais tout à coup voilà que la honteuse folie a paru ; voilà que tout le monde en parle et que chacun s’en récrie, sans qu’on sache même comment pareille chose a pu arriver !

Et pour Jeanne ce moment-là était venu. À dater de cette première révélation faite à la servante du curé Caillemer par Nônon Cocouan, des bruits vagues, un mot dit par-ci et par-là, des souffles plutôt que des mots, mais des souffles qui vont tout à l’heure devenir un orage, commencèrent à circuler sur la pauvre Jeanne. D’abord on parla, comme Nônon, de chouannerie… Mais, comme le pays resta tranquille, comme l’abbé de La Croix-Jugan ne fit aucune démonstration extérieure qui prouvât que le chef de Chouans, toujours soupçonné en lui, malgré son attitude de pénitent, vivait et agissait, on perdit peu à peu l’idée qu’on avait eue d’abord pour expliquer les espèces de relations qui existaient entre lui et maîtresse Le Hardouey. La cause royaliste était, en effet, désespérée, et les efforts de cette âme à la Witikind qui respirait sous le capuchon ténébreux de l’ancien moine n’aboutirent jamais à réveiller autour de lui les âmes lassées des gentilshommes, ses compagnons d’armes. Les jours tombant les uns sur les autres sans amener d’évènement, et les entrevues chez la Clotte entre l’abbé de La Croix-Jugan et Jeanne restant aussi fréquentes que par le passé, on vit des étonnements qui avaient l’air sournois des soupçons. « Ma foi, – disaient beaucoup de bonnes têtes, – maîtresse Le Hardouey a beau être une fille de condition, une demoiselle de Feuardent, et l’abbé de La Croix-Jugan une face criblée et couturée, pire que si toutes les petites véroles de la terre y avaient passé… , le diable est bien malin, et, si j’étais maître Thomas, je ne me soucierais guères des accointances de ma femme avec ce prêtre qui, malgré ses airs d’aujourd’hui, n’a jamais beaucoup tenu à sa robe, puisqu’il s’est défroqué si vite pour aller aux Chouans. Ces sortes de réflexions, faites en passant, finirent par acquérir une consistance qu’involontairement la malheureuse Jeanne augmenta. Elle souffrait alors des peines cruelles. Elle était arrivée à cette crise de l’amour où les preuves du dévouement ne suffisent plus à l’apaisement du sentiment qu’on éprouve. D’ailleurs, ces preuves elles-mêmes devenaient impossibles à donner. Elle avait multiplié pendant longtemps les courses les plus périlleuses, pour le compte de cet abbé, qui ne pensait qu’à relever sa cause abattue, portant des dépêches à la faire fusiller, toute femme qu’elle fût, si elle eût été arrêtée. Quand, à Blanchelande, on la croyait à Coutances pour quelque affaire de son mari, elle était sur la côte, qui n’est éloignée de Lessay que d’une faible distance, et elle remettait elle-même aux hommes intrépides qui, comme Quintal ou le fameux Des Touches lui-même, portaient la correspondance du parti royaliste en Angleterre, les lettres de l’abbé de La Croix-Jugan. Cette vie aventureuse et qui la soutenait n’était plus possible. L’abbé avait perdu sa dernière espérance… et il avait serré autour de lui, et avec la rage qui autrefois avait armé son espingole, ce camail brûlant dans lequel il faudrait désormais mourir ! Jeanne sentait bien que même l’œil de cet homme ne la regardait plus depuis qu’il avait été obligé d’abandonner ses desseins. Avec l’élévation de son caractère, et religieuse comme elle l’était, elle dut terriblement souffrir des mouvements désordonnés qui l’entraînaient vers ce prêtre, dont l’âme était inaccessible. Elle se vit, au fond de son cœur, déshonorée. De tels supplices ne se gardent pas éternellement enfermés sous un tour de gorge, comme l’avait dit maître Tainnebouy, et on ne put s’empêcher de les voir, malgré les efforts de Jeanne-Madelaine pour les cacher. Une fois aperçus, une fois cette grande question posée dans Blanchelande : « Qu’a donc cette pauvre maîtresse Le Hardouey ? » Dieu sait tout ce qu’on put ajouter. Sa pure renommée était flétrie. – C’est précisément dans ce temps-là que maître Louis avait connu Jeanne.

 

« Monsieur, – me racontait-il avec des accents que je ne puis oublier, – je vous l’ai déjà dit, depuis bien longtemps avant cette époque l’entendement n’y était plus, et elle avait bien l’air de ce qu’elle était. J’ai vu souvent qu’on lui parlait, et elle ne vous répondait pas ; mais elle vous regardait d’un grand œil mort, comme celui d’une génisse abattue, elle qui avait eu des yeux à casser toutes les vitres d’une cathédrale ! Toute sa faisance-valoir, qui était la plus considérable du pays, ne lui était de rien. Elle aimait encore à monter sa pouliche et à aller au marché ; mais, à la maison, plus de femme, Monsieur, plus de ménagère, plus de maîtresse Le Hardouey, mais une arbalète rompue, une anatomie dans un coin ! Quand Le Hardouey, qui n’était pas, c’est vrai, une grande sorte d’homme, mais qui l’aimait à sa manière, après tout, comme la suite ne l’a que trop prouvé, lui demandait ce qu’elle avait et pourquoi elle était comme ça, elle disait qu’elle ne savait pas ce qui lui bouillait dans la tête ; et, par le bœuf de la sainte crèche ! elle était bien fondée à parler ainsi, car son visage avait l’air d’une fournaise, vère ! d’un four à chaux qui flambe dans la nuit ! Je suis bien souvent resté devant à songer qu’elle était perdue. Maître Le Hardouey la conduisit lui-même, et à plusieurs fois, aux médecins de Coutances ; mais les médecins ne pouvaient rien à ce qui n’était pas une maladie d’homme ou de femme, Monsieur ! Et à preuve que le malin esprit était fourré là dedans et qu’elle savait la griffe qui l’avait blessée et qui la tenait, c’est que le curé Caillemer lui conseilla de faire une neuvaine à la bonne Vierge de la Délivrance, et que, religieuse comme elle l’avait toujours été, elle ne voulut pas. C’était là le dernier degré de sortilège et de misère, Monsieur : elle ne voulait pas guérir ! Elle aimait le sort qu’on lui avait jeté ! Les uns parlaient du berger du Vieux Probytère, les autres de l’abbé de La Croix-Jugan, et, croyez-moi, Monsieur… c’étaient de terribles et ordes remarques qu’on faisait alors sur maîtresse Le Hardouey, à Blanchelande, au bourg de Lessay et plus loin, – et je n’ai jamais su bien tirer au clair ce qu’on racontait ; mais, vrai comme nous v’là dans c’te lande, pour qui, comme moi, nombre de fois les vit à l’église, lui, cet abbé noir comme la nuée dans sa stalle, et elle, rouge comme le feu de la honte dans son banc, et ne lisant plus dans son livre de messe, debout quand il fallait être assise, assise quand il fallait être à genoux, il n’y a pas moyen de penser que le maître de cette misérable ensorcelée ait été un autre que ce prêtre, qui semblait le démon en habit de prêtre, et qui s’en venait braver Dieu jusque dans le chœur de son église – sous la perche de son crucifix ! »

Chapitre 10

C’est à l’époque dont maître Louis Tainnebouy, le brave fermier du Mont-de-Rauville, me parlait en termes, qu’un soir la vieille Clotte, qui avait filé à sa porte une bonne partie de la relevée, arrêta, fatiguée, le mouvement de son rouet. Elle regarda autour d’elle et appela la petite Ingou.

« Petiote ! » – fit-elle.

Mais Petiote ne répondit pas. La maison de la Clotte, détruite maintenant, s’élevait à peu de pieds de terre, sur la route qui conduisait de Blanchelande au bourg de Lessay, et elle n’avait pour voisinage, à deux ou trois portées de fusil, sur le bord opposé du chemin, que la chaumière de la mère Ingou, dont la petite fille venait, chaque jour, aider la Clotte dans son pauvre ménage. Ce jour-là, cette petite, qui avait de bonne heure rangé le fait de la vieille Clotte, tentée par la beauté de la soirée et ces derniers rayons du soir qui conseillent le vagabondage, avait pris ses sabots sans bride à chaque main, et s’était mise à dévaler le bout de la route en pente qui conduisait chez sa mère, élevant sous ses pieds nus de ces tourbillons de poussière chers aux enfants de tous les pays. C’était pour se procurer cette joie d’enfant que la petite Ingou avait oublié de dire « qu’elle s’en allait » à la Clotte, et n’avait pas pensé à rentrer son rouet dans la maison. Or, la Clotte, infirme et qui avait besoin de ses deux mains pour s’appuyer sur son bâton et gagner péniblement le fond de sa demeure, était tout à fait incapable de rentrer le rouet dont elle s’était servie une partie du jour, à son seuil… « Comment ferai-je ? » se disait-elle, quand elle aperçut, se dirigeant vers elle, maîtresse Le Hardouey.

Elle venait lentement, la pauvre Jeanne. Elle ne marchait plus comme autrefois de ce pas ferme et rapide qui avait été le sien. Il y avait dans sa démarche quelque chose d’appesanti et de frappé, dont rien ne peut donner l’idée. Sa grande coiffe blanche, ce cimier de batiste qui allait si bien à sa physionomie décidée, elle ne la portait plus haut et d’un front léger. Et, sans les velours noirs qui la rattachaient sous le menton, peut-être serait-elle tombée, tant la tête que cette coiffe couvrait s’inclinait maintenant sous la pensée fixe qu’elle emportait à son front, comme le taureau emporte la hache qui l’a frappé ! En voyant de loin venir cette femme dont elle avait connu naguère la beauté et surtout la force, les yeux secs de la fière Clotilde Mauduit, qui avait pleuré, disait-elle, toutes les larmes de son corps sur les ruines de sa jeunesse, ressentirent la moiteur d’une dernière larme, la dernière goutte de la pitié. Elle savait toute l’histoire de Jeanne. Dès le premier jour, si on se le rappelle, elle avait soupçonné tout ce que ce fatal indifférent de Jéhoël, qui avait tué Dlaïde Malgy de désespoir, apporterait de malheur à la fille de Loup de Feuardent, et elle l’en avait avertie.

« Fuyez cet homme, – lui avait-elle dit pendant quelque temps, avec l’espèce d’égarement qu’elle avait parfois et que Jeanne-Madelaine croyait le résultat de son caractère ardemment ulcéré et de la solitude épouvantable de sa vie ; – une voix m’avertit, la nuit, quand je ne dors pas, une voix qui est la voix de Dlaïde, que si vous ne fuyez pas cet homme il sera un jour votre destin. Ne dites pas non, Jeanne de Feuardent ! Est-ce que la fille des gentilshommes, ces nobles époux de la guerre, aurait peur de quelques blessures sur un front qui sait les porter ? Vous n’êtes pas un de ces faibles cœurs de femme éternellement tremblants devant des cicatrices et toujours prêts à s’évanouir dans une vaine horreur. Non ! vous êtes une Feuardent ; vous descendez d’une de ces races irlandaises, m’a dit votre père, dans lesquelles on faisait baiser la pointe d’une épée à l’enfant qui venait au monde, avant même qu’il eût goûté au lait maternel. Non, ce ne sont pas les coutures de l’acier sur un visage ouvert par les balles qui pourraient vous empêcher, vous, d’aimer Jéhoël ! »

Jeanne ne la crut pas, ou la crut peut-être. Mais elle n’évita pas cet homme, à qui elle attachait un intérêt grandiose, idéal et passionné. Entre elle et lui il y avait, pour embellir cette face criblée, la tragédie de sa laideur même le passé des ancêtres, le sang patricien qui se reconnaissait et s’élançait pour se rejoindre, des sentiments et un langage qu’elle ne connaissait pas dans la modeste sphère où elle vivait, mais qu’elle avait toujours rêvés. Elle vint plus souvent chez la Clotte. Il y vint aussi, et, comme je l’ai dit, il la dévoua à ses périlleux desseins. Ce fut alors que l’amour de Jeanne pour ce chef de guerre civile, grand à sa manière, comme ce Georges Cadoudal (dont on parlait beaucoup à cette époque) l’était à la sienne, se creusa et s’envenima de douleur, de honte et de désespoir ; car, si le chef chouan avait un instant caché le prêtre, le prêtre reparut bien vite, sévère, glacé, imperturbable, le Jéhoël enfin dont on pouvait dire ce que sainte Thérèse disait du Démon : « Le malheureux ! il n’aime pas ! » Les souffrances de Jeanne furent intolérables. Elle ne pouvait les confier qu’à la Clotte, qui lui avait prédit son malheur et raconté l’histoire de Dlaïde. C’était avec cette Paria des mépris de toute une contrée qu’elle se dédommageait des impostures courageuses de sa fierté. La Clotte, en effet, l’enthousiaste impénitente, la Garce de Haut-Mesnil comme disaient les paysans de ces parages, comprenait seule cet amour, inacceptable aux âmes religieuses et tranquilles qui devraient faire l’opinion dans tous les pays.

Quant à l’abbé de La Croix-Jugan, lorsque les projets qu’il avait si opiniâtrement préparés eurent été trahis une fois de plus par la fortune de sa cause, devenu plus farouche et plus noir que jamais, il cessa de venir chez la Clotte. Il n’avait plus rien à y faire. Tout, pour lui, n’était-il pas perdu ?… Jeanne-Madelaine ne vit donc qu’à l’église l’effrayant génie de sa destinée. La religion s’était-elle ressaisie de ce prêtre, dont le sort des armes ne voulait plus ? Après avoir abdiqué l’espoir de vaincre, comme Charles-Quint l’ennui de régner, l’ancien moine de Blanchelande se faisait-il, dans son propre cœur, un cloître plus vaste et plus solitaire que celui qu’il avait quitté dans sa jeunesse, et prenait-il, dans sa froide stalle de chêne, la mesure du cercueil au fond duquel il se couchait tout vivant en récitant sur lui-même les prières des morts ?… Qui sut jamais exactement ce qui s’agita dans cette âme ? Ce qui est incontestable, c’est que le caractère funèbre et terrible de toute la personne de l’abbé augmenta aux yeux des populations, qui l’avaient toujours regardé comme un être à part et redoutable, à mesure que la physionomie de Jeanne marqua mieux les bouleversements et les dévorements intérieurs auxquels elle était en proie, comme si plus la victime était tourmentée, plus sinistre devenait le bourreau !

Or, l’isolement dans lequel retomba volontairement le noir abbé après la ruine de ses dernières espérances fut la fin du courage de Jeanne. Mais la fin du courage chez la fille de Louisine-à-la-hache était encore une chose puissante. Elle était de ces natures à la Marius qui prennent de leur sang dans leur main et le jettent en mourant contre leur ennemi, fût-ce le ciel ! Rien de lâche ou d’élégiaque n’entrait dans la composition de cette femme. Lorsque les derniers rayons du soir teignaient d’un rose mélancolique sa coiffe blanche, sur la route de Lessay, à cette heure où le jour se met en harmonie avec les cœurs déchirés, elle ne sentait rien de faible, rien de languissant, rien d’énervé en elle. La pléthore de son cœur ressemblait à la pléthore brûlante de son visage. Seulement, elle se disait, en appuyant sa main ferme sur ce cœur qui lui battait jusque dans la gorge, que le dernier bouillonnement allait en jaillir, qu’après cela le volcan serait vide et ne fumerait peut-être plus ; et cette pensée, plus que tout le reste, troublait et appesantissait sa démarche, car elle venait de prendre la résolution définitive qui est l’acte suprême de la volonté désespérée et qui produit sur l’âme énergique l’effet de la mise en chapelle sur le condamné espagnol.

 

« Ah ! vous êtes là, mère Clotte ! – fit-elle d’une voix rauque et dure, la voix des grandes résolutions, en atteignant la vieille filandière assise devant son rouet à son seuil.

– Mon Dieu ! qu’y a-t-il de nouveau, mademoiselle de Feuardent ? – s’écria tout à coup la Clotte frappée de l’air et de la voix de Jeanne. – Vous n’êtes pas comme tous les jours, ce soir, quoique tous les jours soient tristes pour vous, ma noble fille. On dirait que vous allez faire un malheur. Vous ressemblez comme deux gouttes d’eau à l’image de la Judith qui tua Holopherne, que j’ai à la tête de mon lit.

– Ah ! – fit Jeanne avec une exaltation farouche et ironique ; – attendez, mère Clotte, je n’ai pas encore du sang sur les mains, pour me comparer à une tueuse ; je n’en ai encore qu’à la figure, et c’est le mien, qui me brûle, mais qui ne coule pas… S’il eût coulé depuis qu’on l’y voit, je serais plus heureuse : je serais morte et à présent tranquille, comme Dlaïde Malgy, qui dort si bien dans sa tombe, là-bas ! – ajouta-t-elle en tendant son bras qui tremblait vers la haie, par-dessus laquelle on voyait le toit bleu du clocher de Blanchelande, rongé par les violettes vapeurs du soir. – Non, ne me comparez pas à Judith, mère Clotte ! Ne disent-ils pas que l’esprit de Dieu était en elle ? C’est l’esprit du mal qui est en moi ! et il est fort ce soir, cet esprit du mal, connu de vous aussi, Clotilde Mauduit, dans votre jeunesse, que j’en veux finir avec la vie, avec la réserve, avec la fierté, avec la vertu, avec tout !

– Rentrons, ma fille, on pourrait nous entendre à cette porte, et on en dit assez sur vous à Blanchelande », fit la Clotte, presque maternelle.

Et la paralytique prit son bâton à côté d’elle, et, les deux mains dessus, elle passa le seuil de sa porte avec l’effort, douloureux à voir, d’une vieille couleuvre à moitié écrasée par une roue de charrette, qui traverse péniblement une ornière, et va regagner, en face, son buisson.

Jeanne-Madelaine prit le rouet et suivit la Clotte.

« Quenouille finie, – dit-elle en regardant l’ouvrage qu’avait fait la vieille femme, dont la journée avait été laborieuse, – fierté finie et vie finie. Tout finit donc, excepté de souffrir ? Qui sait – continua-t-elle dans une rêverie sombre et en déposant le rouet à sa place ordinaire – si le fil roulé sur ce fuseau ne servira pas à tisser bientôt le drap mortuaire de Jeanne de Feuardent ?…

– Oh ! ma pauvre enfant, – dit la Clotte, – qu’est-ce donc que vous avez, ce soir ?

– Je m’en vais vous le dire », – reprit Jeanne avec un air de mystère qui tenait du délire et du crime.

Elle s’assit, sur son escabeau, auprès de la Clotte, mit son coude sur son genou et sa joue de feu dans sa main, et, comme si elle allait commencer quelque récit extraordinaire :

« Écoutez, – dit-elle avec un regard fou. – J’aime un prêtre ; j’aime l’abbé Jéhoël de La Croix-Jugan ! »

La Clotte joignit les deux mains avec angoisse.

« Hélas ! je le sais bien, – fit-elle ; – c’est de là que vient tout votre malheur.

– Oh ! je l’aime, et je suis damnée, – reprit la malheureuse, – car c’est un crime sans pardon que d’aimer un prêtre ! Dieu ne peut pas pardonner un tel sacrilège ! Je suis damnée ! mais je veux qu’il le soit aussi. Je veux qu’il tombe au fond de l’enfer avec moi. L’enfer sera bon alors ! il me vaudra mieux que la vie Lui qui ne sent rien de ce que j’éprouve, peut-être se doutera-t-il de ce que je souffre, quand les brasiers de l’enfer chaufferont enfin son terrible cœur ! Ah ! tu n’es pas un saint, Jéhoël : je t’entraînerai dans ma perdition éternelle ! Ah ! Clotilde Mauduit, vous avez vu bien des choses affreuses dans votre jeunesse, mais jamais vous n’en avez vu comme celles qui se passeront près d’ici, ce soir. Vous n’avez qu’à écouter, si vous ne dormez pas cette nuit : vous entendrez l’âme de Dlaïde Malgy crier plus fort que toutes les orfraies de la chaussée de Broquebœuf.

– Taisez-vous, Jeanne de Feuardent, ma fille ! – interrompit la Clotte avec le geste et l’accent d’une toute-puissante tendresse ; et elle prit la tête de Jeanne-Madelaine et la serra contre son sein desséché, avec le mouvement de la mère qui s’empare d’un enfant qui saigne et veut l’empêches de crier.

– Ah ! je vous fais l’effet d’une folle ! – dit plus doucement Jeanne, que cette mâle caresse d’un cœur dévoué apaisa, – et je le suis bien dans un sens, mais dans l’autre je ne le suis pas… J’ai essayé de tout pour être aimée de ce prêtre. Il n’a pas même pris garde à ce que je souffrais. Il n’a méprisée comme Dlaïde Malgy, comme vous toutes, les filles de Haut-Mesnil, qu’il a dédaignées. Eh bien ! je vous vengerai toutes. Il m’en coûtera ma part de paradis, mais je vous vengerai. Oh ! j’ai été plus folle que je ne le suis aujourd’hui, mère Clotte. Il y a six mois, je ne vous l’ai pas dit alors… je suis allée en cachette aux bergers. Je m’en étais longtemps moquée, d’eux et de leurs sortilèges, mais j’y suis allée, le front bas, le cœur bas… J’ai reconnu celui que j’avais vu sous la porte du Vieux Presbytère, qui m’avait fait cette menace que je n’ai jamais pu oublier. Je l’ai prié, ce mendiant, ce vagabond, ce pâtre, comme on ne doit prier que Dieu, d’avoir pitié de moi et de m’ôter le sort qu’il m’avait jeté. J’ai usé mes genoux devant lui, dans la poussière de la lande ! J’en aurais mangé, s’il l’avait voulu, de cette poussière ! Je lui ai donné mes pendants d’oreilles, ma jeannette d’or, mon esclavage, mon épinglette et de l’argent, et de tout, et je lui aurais donné de mon sang pour qu’il me découvrît un moyen de me faire aimer de Jéhoël, s’il y en avait. Le misérable va-nu-pieds, après bien des refus, aiguisés par la haine et par la vengeance, a fini par me dire qu’il fallait porter une chemise sur ma poitrine, l’imbiber de ma sueur et la faire porter à Jéhoël. Le croirez-vous, mère Clotte ?… Jeanne de Feuardent n’a pas pris cela pour une injure ! Elle a cru que c’était un conseil… L’amour nous abêtit-il assez, nous autres femmes ! J’ai taillé et cousu de mes mains cette chemise et je l’ai portée sur ce corps que la seule pensée de Jéhoël baignait de feu ! je l’en ai imbibée, traversée… Je l’aurais imbibée de mon sang si le berger avait dit que c’était du sang qu’il fallait à la place de sueur. Puis, un soir que la porte de la maison de Jéhoël était entrouverte et que je l’avais entendu qui parlait dans son écurie à ses chevaux, les seules créatures vivantes qu’il ait l’air d’aimer, je m’y glissai comme une voleuse et je jetai la chemise sur son lit, espérant qu’il la mettrait (la trouvant sous sa main) sans y penser. La mit-il ? je ne sais. Mais, s’il l’a mise, il n’a pas mis l’amour avec ! Hélas ! il ne m’aima pas davantage. « Il fallait qu’elle n’eût pas séché », fit le berger en ricanant et en me retournant ce couteau dans le cœur. C’était me demander l’impossible. Le pâtureau se vengeait. Mais la taie que j’avais sur les yeux tomba. Je n’allai plus au berger. Et pourtant la crédulité me tenait toujours ! Dans toutes les foires et les marchés je consultais les tireuses de cartes. Elles ne disaient jamais qu’une seule chose, c’est que j’aimais un homme brun qui avait un pouvoir supérieur au leur et que cet homme brun me tuerait. Ah ! j’étais déjà tuée ! Est-ce que je suis cette Jeanne de Feuardent connue jadis à Blanchelande et à Lessay ? Est-ce que ce malheureux visage, affreux comme une apoplexie, dit que je suis une femme vivante ?… Oui ! je suis tuée. Jéhoël m’a tuée. Mais moi, je lui tuerai son âme ! Je ne finirai pas comme ce misérable pigeon sans fiel de Dlaïde Malgy qui n’a su que se rouler à des pieds d’homme et puis mourir ! »