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Une Histoire Sans Nom

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Chapitre 8

Cette histoire sans nom d'un mystérieux malheur domestique tombé, on ne sait d'où ni comment, sur ces deux femmes cachées dans l'ombre d'une citerne, mais visibles à l'œil du Destin, se passait, en même temps, au fond d'une autre ombre qui ajoutait à celle-là et qui l'épaississait, et c'était l'ombre du cratère ouvert tout à coup sous les pieds de la France et dans lequel les malheurs privés disparurent, un instant, sous les malheurs publics. Lorsque Mme de Ferjol quitta les Cévennes, la Révolution française, qui commençait, n'était pas encore assez avancée pour que son voyage en Normandie rencontrât les suspicions et les obstacles auxquels il aurait été exposé plus tard. Ce voyage, quoique fait en poste, fut long et pénible. Lasthénie souffrit si horriblement des cahots de la chaise de poste qui la secouait et qui la brisait, sur ces routes qui n'étaient pas alors ce qu'elles sont devenues depuis, qu'on fut obligé, à l'humiliation des postillons, encore fringants en ce temps-là, de s'arrêter tous les soirs, à la couchée, dans les auberges, non pour relayer, mais pour ne repartir que le lendemain. « Nous marchons comme un corbillard », disaient avec mépris les postillons ; et ils disaient plus vrai qu'ils ne croyaient : la voiture qu'ils menaient renfermait presque une morte… C'était Lasthénie. Quand elle pâlissait et sursautait à tous les chocs de cette dure chaise de poste contre les pierres du chemin, elle était toujours sur le point de s'évanouir. – Le Démon, qui est en embuscade dans les meilleures et les plus fortes âmes, traversait alors de l'éclair d'un désir sinistre l'âme de Mme de Ferjol.

« Si elle pouvait faire une fausse couche ! » pensait-elle ; mais la vertueuse femme étouffait ce désir. Elle l'étouffait, avec l'horreur de l'avoir conçu. Le rapprochement de cette mère et de cette fille dans cette voiture était encore plus étroit que dans leur éternelle embrasure de fenêtre. Elles ne s'y parlaient pas davantage. Que se seraient-elles dit ? Elles s'étaient tout dit… Précipitées et absorbées en elles-mêmes, ni l'une ni l'autre ne songea à mettre une seule fois la tête à la portière de la voiture, pour y chercher du regard, en passant, la distraction de quelque paysage ou l'intérêt physique de la plus mince curiosité. Elles n'en avaient plus pour rien… Elles passèrent les longues heures de leurs jours de voyage dans un silence pire que le reproche, sans pitié ni pour l'une ni pour l'autre – atroces toutes les deux dans un ressentiment farouche ; car elles s'en voulaient : l'une de n'avoir pu rien tirer de cette fille stupide et obstinée qui était la sienne et qui était là, genou à genou, avec elle ; et l'autre, de tout ce que pensait d'elle sa mère, – son injuste mère… Ce long voyage à travers la France fut pour elles deux un chemin de croit de cent cinquante lieues…, et même pour Agathe, malgré sa joie de retourner au pays ; car Agathe souffrait de tout ce qui faisait souffrir Lasthénie. Elle avait toujours la même idée sur le mal inconnu de sa « chérie » contre lequel rien ne pouvait des remèdes humains, et pour lequel, selon elle, il n'y en avait qu'un d'efficace : l'exorcisme.

Elle en avait fait luire, un jour, la nécessité aux yeux de Mme de Ferjol, qui, avec sa grande foi pourtant, l'avait repoussée ; – ce qui lui avait paru incompréhensible, à elle, la pieuse Agathe ! Mais arrivée à Olonde, elle se promettait bien d'insister avec sa maîtresse sur ce qu'elle lui avait dit une fois. Agathe, la Normande, avait toutes les dévotions de son pays.

En Normandie, une des plus anciennes, puisqu'elle remonte au roi saint Louis, est la dévotion au Bienheureux Thomas de Biville, confesseur de ce roi. Elle avait le dessein d'aller les pieds nus au tombeau du saint homme, qui ajouterait la guérison de Lasthénie à tous ses autres miracles ; et s'il ne la guérissait pas, c'est alors qu'elle avertirait son confesseur et qu'elle lui demanderait d'exorciser la pauvre fille. Malgré son dévouement absolu, et prouvé, à la baronne de Ferjol, et la familiarité de son langage, Agathe n'osait pas grand-chose pourtant avec cette femme imposante qui lui fermait la bouche avec un mot, et quelquefois avec un silence. C'était là, du reste, l'empire de cette âme altière sur les autres âmes que d'arrêter la sympathie dans trop de respect et de faire remonter au ciel la divine Confiance, quand elle se penchait, les bras ouverts, pour en descendre.

Elles arrivèrent enfin à Olonde, après beaucoup de jours de voyage. Si quelque chose avait pu mordre sur l'imagination ramollie de la morne et débile Lasthénie, ç'aurait été la gaieté et la splendeur du jour pleuvant sur sa tête, au sortir de cette chaise de poste qui, pendant toute la route, lui avait fait l'effet d'un cercueil…

Cette gaieté brillante d'un beau jour d'hiver (on était en janvier) comme elle n'en avait jamais vu un seul, même au printemps, dans cette cave des montagnes du Forez où une rare lumière tombait d'en haut comme d'un soupirail, aurait inondé délicieusement son âme, si elle avait eu de l'âme encore, mais elle n'en avait pas assez pour éprouver le bien de cette soudaine et toute puissante douche de lumière. Le soleil clair de ce jour-là, sorti d'une de ces neuvaines de pluie, comme on dit en ces parages de l'Ouest, où elles sont si fréquentes, faisait resplendir exceptionnellement les masses de ces campagnes, vertes parfois jusqu'en hiver, et donnait aux feuillages éternels des houx de leurs haies, lustrés par ces pluies et brossés par le vent, des étincellements d'émeraude. La Normandie, c'est la verte Erin de la France, mais une Érin (le contraire de l'autre) cultivée, riche et grasse, et digue de porter la couleur des espérances heureuses et triomphalement réalisées, tandis que la pauvre Érin de l'Angleterre n'a plus droit qu'à la livrée du désespoir… Malheureusement, tout cela n'eut d'action bienfaisante que sur Agathe. Mme de Ferjol, qui venait de rompre la seule racine qui l'attachait à la terre, en abandonnant en un coin des Cévennes le tombeau de son mat dans lequel elle aurait voulu qu'on la couchât après sa mort, Mme de Ferjol, qui n'avait plus que la pensée de sauver à tout prix l'honneur de sa fille, n’était pas plus ouverte aux impressions de ce pays que Lasthénie, devenue le berceau douloureux d'un enfant, venu comme ce squirre qu'elle avait longtemps espéré.

Hélas ! elles n'étaient plus ni l'une ni l'autre sensibles aux beautés extérieures de la nature. Toutes les deux étaient, dans tous les sens, dénaturées ; elles le sentaient, avec terreur. Elles s'aimaient encore, mais une haine – une haine involontaire – commençait à filtrer venimeusement en cet amour sans épanchement qu'elles avaient refoulé dans leurs cœurs, et qui s'y était aigri et corrompu, comme un poison corrompt une source. Mme de Ferjol et sa fille, dépravées par les sentiments dont elles étaient la proie, s'établirent dans le château d'Olonde, leur refuge, avec l'insouciance aveugle des êtres qui ne sont plus dans la vie physique.

Pour elles, la vie physique, ce fut Agathe. Seule, cette vieille fille, rajeunie et renouvelée par l'idée et la vue de son pays, et qui s'était mise à reboire avec un avide enchantement l'air natal, oxygéné par l'amour, put suffire à tout, en leur épargnant tout. Elle se plaça entre ces femmes qui étaient arrivées dans ce château abandonné sans prévenir personne et ce pays, où elles ne voulaient connaître personne… À elle seule, Agathe rendit habitable ce vieux château presque délabré, dont elle savait les êtres par cœur et qui lui rappelait sa jeunesse. Elle le laissa sous ses persiennes strictement fermées, mais elle rouvrit les fenêtres par-dessous les persiennes rouillées et noircies par le temps, pour donner un peu d'air aux appartements qui sentaient le mucre, disait-elle. Le mucre, en patois normand, c'est le moisi qui résulte de l'humidité. Elle battit et essuya les meubles qui craquaient et s'en allaient de vétusté.

Elle retira des armoires le linge empilé et jauni par un si grand nombre d'années, et mit les draps aux lits qu'elle chauffa pour en ôter l'impression sépulcrale que font à nos corps les vieux draps restés longtemps sans être dépliés dans les armoires. Malgré les trois personnes qui y étaient revenues, l'aspect extérieur du château ne changea pas. Il sembla toujours qu'il n'y avait plus là âme qui vive pour les paysans qui passaient au pied, et qui n'y faisaient pas plus attention que s'il n'avait jamais existé. Ils l'avaient vu toujours à la même place, ayant, sous ses contrevents et ses obliques condamnés, la même physionomie d'excommunié, comme ils disaient, expression religieuse des temps antérieurs, profonde et sinistre ; et l'habitude de le voir les avait blasés sur cette chose singulière d'un château frappé d'un abandon qui ressemblait à la mort.

Les fermiers d'Olonde habitaient assez loin de la demeure des maîtres pour ignorer ce qui s'y passait depuis l'arrivée en cachette des dames de Ferjol.

Agathe, qui avait quarante ans quand elle disparut dans l'enlèvement de Mlle d'Olonde, et changée de visage par vingt ans d'absence, n'avait plus personne qui s'en souvînt dans la contrée et qui pût la reconnaître, quand elle allait, tous les samedis, pour la provision, aux marchés des alentours. Ce n'était plus parmi les paysannes qu'une autre vieille paysanne qui payait comptant tout ce qu'elle achetait, et qui reprenait solitairement le chemin d'Olonde, sans avoir dit un mot à qui que ce fût… Parmi les paysans normands, le silence qu'on garde produit le silence qui s'impose. Ils sont tellement défiants qu'ils ne se livrent que quand on fait les premiers pas vers eux. D'ailleurs, pendant le peu de temps qui va s'écouler jusqu'au dénouement de cette histoire, Agathe ne rencontra pas un seul curieux qui pût l'embarrasser, dans une contrée où chacun n'est préoccupé que de ses propres affaires.

Les chemins qui conduisaient à Olonde étaient presque toujours déserts ; car le château est assez loin des routes qui conduisent directement par là aux villages de Denneville et de Saint-Germain-sur-Ay. Elle ne rentrait point au château par la grande grille rouillée qui avait un volet intérieur, masquant entièrement la grande cour, mais par une petite porte basse, dissimulée dans un angle du mur du jardin, au-delà du château. Avant de mettre la clef dans la serrure, la prudente Agathe regardait autour d'elle comme si elle eût été une voleuse. Mais c'était là une précaution vaine. Jamais elle ne vit dans ces chemins défoncés, où les charrettes coulaient dans les ornières jusqu'à l'essieu, quoi que ce soit qui pût l'inquiéter.

 

Ainsi qu'elle se l'était promis, Mme de Ferjol se fit donc là une solitude plus profonde que celle de sa petite bourgade du Forez. Ce ne fut pas seulement une solitude, ce fut la captivité dans la solitude. Lasthénie, qui avait toujours tremblé devant sa mère, l'obéissante Lasthénie qui, dés l'enfance, s'était soumise à toutes les décisions de cette âme despote, démoralisée maintenant et anéantie, ne se révolta pas contre cet isolement que lui imposait l'énergique volonté de Mme de Ferjol. L'idée d'honneur comme le comprend le monde tenait moins de place dans sa tête virginale, ignorante et affaiblit : que dans celle de sa mère.

Détrempée dans tant de larmes, son âme était devenue une molle argile sous le rude pouce d'une sculptrice à laquelle le marbre même n'aurait pas résisté. Quant à Agathe, avec son fanatisme pour la jeune fille, chez laquelle elle n'aurait jamais soupçonné que la pureté ne fût pas immaculée, elle ne s'étonna pas de cette prodigieuse et mystérieuse solitude. Elle trouvait tout simple que Mme de Ferjol voulût cacher l'état de Lasthénie, qui ne devait pas être vue dans une pareille ruine de tout son être dans la patrie de sa mère, et dont il ne fallait pas qu'on dît : « Voilà donc ce que cette fière Mlle d'Olonde a retiré et rapporté de son scandaleux enlèvement ! » D'ailleurs, Agathe avait dans la tête son remède surnaturel pour Lasthénie, et c'était le projet qu'elle ruminait d'un pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville, puis finalement l'exorcisme, si les prières au tombeau du Bienheureux n'étaient pas exaucées. C'était la suprême espérance de cette âme pleine d'une foi naïve ; et naïve, la foi l'est toujours ! Mme de Ferjol ne rencontra ni d'obstacle, ni même d'observation, de la part de sa fille et de sa vieille servante, sans laquelle elle n'aurait pu se créer l'existence cloîtrée qu'elle réalisa. Olonde, en effet, fut un cloître – un cloître à trois -, mais sans chapelle et sans offices – et ce fut là pour Mme de Ferjol une peine et un remords de plus.

Elle n'aurait pu, même voilée, aller à la messe aux paroisses voisines. C'était un danger que de laisser, dans ce dernier mois d'attente et d'anxiété, une seule minute Lasthénie.

« Il faut que je lui sacrifie – pensait-elle avec ressentiment – jusqu'à mes devoirs religieux ! » – et les devoirs pesaient plus à cette janséniste qu'à personne « Elle nous damne toutes les deux », – ajoutait-elle avec sa violence et sa rigidité exaltée. Et c'est ce sentiment religieux qu'il serait nécessaire de comprendre, pour bien savoir ce que cette forte femme souffrait au fond de sa conscience. Le comprendra-t-on ?… C'est bien incertain. Cette maison, que j'ai comparée, pour la solitude, à un cloître isolé et morne sans religieuses et sans chapelle, eut bientôt, pour elle et Lasthénie, l'étroitesse étouffante de cette voiture qui, pendant le voyage, leur avait fait l'effet d'un cercueil. Heureusement (si un tel mot peut trouver sa place dans une si navrante histoire), heureusement, ce cercueil d'une maison avait encore assez d'espace pour qu'on pût physiquement y respirer. Les murs du jardin, qui depuis longtemps n'était plus cultivé, étaient assez hauts pour cacher les deux recluses, quand elles avaient besoin de faire quelques pas au-dehors pour ne pas mourir de leur solitude, – comme cette énergique princesse d'Éboli, verrouillée par la jalousie de Philippe II dans une chambre aux fenêtres grillées et cadenassées, mourut de la Bienne, en quatorze mais, n'ayant d'autre air à respirer que celui qui lui sortait de la bouche et qui lui rentrait dans la poitrine, s'asphyxiant d'elle-même, effroyable torture !… Au bout de quelques jours, du reste, Lasthénie ne descendit plus au jardin. Elle aima mieux rester étendue sur la chaise longue de sa chambre, où sa mère la remplaçait la nuit, – car elle était là, toujours là, Mme de Ferjol, comme un geôlier et pire qu'un geôlier, puisque en prison on n'est pas toujours tête à tête avec son geôlier -, tandis que Lasthénie vivait avec le sien, silencieux maintenant, mais omniprésent et implacable dans son tenace silence ! Mme de Ferjol avait pris un parti qui donne une idée de la fermeté de son âme. Elle ne disait plus rien à Lasthénie ! Elle ne lui reprochait plus rien. Elle avait senti l'impossibilité de vaincre cette fille si faible, elle si forte ! et sa force lui retombait sur le cœur. Hélas ! ce silence n'avait, toute leur vie, que trop existé entre ces deux femmes ; mais alors il devint absolu. Il devint le silence de deux mortes, mais de deux mortes enfermées dans la même bière, de deux mortes qui n'étaient pas mortes, qui se voyaient et se touchaient sous les quatre planches qui les comprimaient l'une sur l'autre, éternellement muettes. Ce silence funèbre entre elles était le plus insupportable de leurs supplices… Ce n'est pas la prière, comme dit le mystique saint Martin, qui est la respiration de l'âme humaine.

Non ! c'est la parole tout entière, et quoi qu'elle exprime, haine ou amour, soit qu'elle maudisse ou bénisse, soit qu'elle prie ou blasphème ! Aussi, se condamner au silence, c'est se condamner à étouffer sans mourir. Elles s'y étaient, de volonté et de désespoir, condamnées. Leur silence mutuel était à chacune des deux un bourreau. Mme de Ferjol, dont rien ne pouvait tuer la foi profonde, parlait encore à Dieu ; elle se jetait à genoux devant sa fille et priait tout bas.

Mais Lasthénie ne priait plus, ne parlait pas plus à Dieu qu'à sa mère, et même souriait d'un mauvais sourire, vaguement méprisant, en la regardant, quand elle la voyait prier au bord de son lit, agenouillée.

Pour cette opprimée du Destin, il n'y avait ni de justice en Dieu, ni de justice humaine, puisque sa mère n'en avait pas pour elle. Ah ! d'elles deux, c'était toujours la pauvre Lasthénie qui était la plus malheureuse ! Quant à Agathe, sans cesse écartée par Mme de Ferjol, elle n'osait pas venir travailler dans cette chambre où l'on ne parlait plus, et, quoique la mort dans l'âme de l'état de Lasthénie, elle reprenait cependant avec émotion, dans ce château où elle avait vécu son temps de jeunesse, possession des choses qui l'entouraient et « qui la connaissaient », disait-elle, et elle vaguait dans le jardin, autour du puits, partout, s'occupant seule de ces soins domestiques dont ses maîtresses semblaient avoir perdu jusqu'à la notion. Sans Agathe, qui les faisait manger comme on fait manger des enfants ou des fous, elles seraient peut-être mortes de faim, dans l'absorption des pensées qui les dévoraient.

Chapitre 9

Un soir, des symptômes certains d'une délivrance prochaine apparurent à Mme de Ferjol, – et quoiqu'elle s'attendît à l'événement qui allait se produire, elle ne le vit pas approcher sans trouble. Solennel et menaçant, il pouvait, sous ses mains inexpérimentées, devenir aisément tragique et mortel. Elle s'y prépara cependant avec une volonté qui dominait ses nerfs. Les souffrances de Lasthénie étaient de celles-là sur lesquelles les femmes qui ont passé par elles ne peuvent pas se tromper. Lasthénie accoucha dans la nuit. Quand l'inquiétant travail commença : – « Mordez vos draps pour ne pas crier, – dit Mme de Ferjol. – Tâchez donc d'avoir ce courage ! » Lasthénie l'eut comme si elle avait été forte. Elle ne poussa pas un seul cri, qui, d'ailleurs, n'eût averti personne dans cette maison, à laquelle la nuit ne pouvait pas ajouter un silence de plus, tant le jour elle était silencieuse ! Le seul être qui aurait pu entendre Lasthénie était Agathe, mais elle couchait dans une chambre placée à l'extrémité du château, hors de toute atteinte de la voix, si Lasthénie avait crié. Toutes les précautions avaient été bien prises par la prudente Mme de Ferjol. Néanmoins, il y eut encore pour elle, malgré ses précautions, un moment terrible. La peur de l'incertain la prit ; une défiance insensée ! Elle était bien sûre qu'il n'y avait là qu'elles deux, et cependant elle osa aller, le cœur palpitant, ouvrir toute grande la porte fermée, pour voir s'il n'y avait personne derrière et regarder dans le sombre du corridor. Elle imaginait là Agathe accroupie. Il était bien impossible qu'il y eût quelqu'un !

N'importe ! elle y alla, avec la transe au cœur que connaissent les superstitieux qui ne sont pas bien sûrs de ne pas voir, tout à l'heure, se dresser un spectre dans le noir béant de la nuit. Ici, le spectre aurait été Agathe !… Tremblante, elle sonda d'un œil dilaté les ténèbres du corridor, et pâle de la terreur involontaire des gens braves, elle revint au bord du lit où sa fille, dans une agonie convulsive de douleur, se tordait, et elle l'aida à se débarrasser de son fardeau…

L'enfant que Lasthénie mit au monde avait sans doute épuisé, pendant qu'elle le portait, toutes les souffrances qu'il pouvait donner à sa mère. Il était mort quand il sortit d'elle. Lasthénie accoucha comme un cadavre, qui se viderait d'un autre cadavre… Ce qui restait de vie, en effet, à cette fille inanimée, peut-on dire que ce fût de la vie ? Mme de Ferjol, qui s'était reproché, pendant tout son voyage à Olonde, ce désir d'une fausse couche, déterminée par quelque accident de voiture, qui eût sauvé l'avenir de sa fille, ne put s'empêcher de sentir une joie profonde de cette mort dont personne n'était coupable… Elle remercia Dieu de la perte de cet enfant, qu'elle avait lugubrement nommé « Tristan » dans sa pensée, s'il avait vécu, et elle adora la Providence de l'avoir pris avant sa naissance, comme si elle avait voulu lui épargner, ainsi qu'à sa fille, d'autres hontes et d'autres douleurs.

Pour elle aussi, Mme de Ferjol, c'était une délivrance !

Cette mort la délivrait d'un enfant qu'il aurait fallu cacher dans la vie, comme elle l'avait caché, mais à quel prix ! dans le sein de sa mère, et qui, vivant, aurait fait rougir Lasthénie de cette immortelle rougeur de la honte que les bâtards infligent aux joues de leurs mères, comme un soufflet de bourreau.

Mais sa joie fut cruelle encore. Quand elle eut détaché l'enfant de sa mère, elle le lui montra :

« Voilà votre crime et son expiation ! » lui dit-elle.

Lasthénie regarda l'enfant mort, avec des yeux qui l'étaient autant que lui ; et tout son corps, qui n'en pouvait plus, frissonna. – « Il est plus heureux que moi », murmura-t-elle seulement, pendant que. Mme de Ferjol épiait sur son front l'expression d'un sentiment qu'elle s'étonna de n'y pas trouver. Elle y cherchait de la tendresse. Elle n'y trouva que de l'horreur, l'horreur éternelle, familière à ce front, à laquelle semblait vouée fatalement Lasthénie. Elle, Mme de Ferjol, la femme passionnée qui avait aimé, et de quel amour ! l'homme qui l'avait épousée, ne vit, dans ce visage raviné par les larmes, rien de ce qui explique et innocente tout : – l'amour ! Elle avait involontairement compté sur l'instant suprême de cet accouchement, ou, par dévouement maternel, elle s'était faite la sage-femme de sa fille pour que tout restât entre elles deux et Dieu seul de cette virginité perdue ; et il fallait renoncer à l'espoir de cette lueur dernière pour pénétrer le mystère de l'âme de Lasthénie ! Cette lueur espérée s'éteignit dans cet accouchement clandestin d'un enfant qui n'avait pas de père. À la même heure de cette nuit funeste dont Mme de Ferjol ne dut jamais oublier les sensations, il y avait certainement dans le monde bien des femmes heureuses, qui accouchaient d'êtres vivants, fruits d'un amour partagé et qui tombaient des flancs d'une mère délivrée dans les bras d'un père fou d'amour et d'orgueil ! Mais y en avait-il une seule, y en avait-il une seconde dont la destinée ressemblât à la destinée de Lasthénie, sur qui la nuit, la peur et la mort entassaient leurs triples ténèbres pour cacher à jamais l'enfant sans nom de cette lamentable histoire sans nom ?…

Et la nuit, – la sombre et longue nuit, – la nuit aux angoisses, aux inoubliables angoisses, – n'était pas finie pour Mme de Ferjol. Il y en avait une encore, de ces angoisses, à dévorer. L'enfant était venu mort, affreux bonheur ! Mais le cadavre ?… que faire de ce cadavre, le dernier indice accusateur de la faute de Lasthénie ? comment le faire disparaître ? Comment effacer le dernier vestige de cette honte, pour que tout, de cette honte, excepté dans leurs deux âmes, fût anéanti ?… Elle y pensait, Mme de Ferjol ; et ce qu'elle pensait l'effrayait. Mais c'était une organisation normande et de race héroïque. Elle pouvait avoir le cœur terrifié ou déchiré, elle commandait à son cœur ; et toujours elle faisait en tremblant ce qu'elle avait à faire ; comme si elle eût été impassible. Pendant le sommeil où tombent les nouvelles accouchées et dans lequel tomba Lasthénie, Mme de Ferjol prit le cadavre de l'enfant mort, – et l'ayant enroulé dans une de ces layettes qu'elle avait cousues, en leurs longues heures de silence, auprès de sa fille, qui n'avait jamais eu, elle, la force d'y travailler, elle l'emporta hors de la chambre, qu'elle ferma à la clef pour le temps où elle devait rester sortie. Elle ne savait point si Lasthénie ne se réveillerait pas ; mais la nécessité, la nécessité aux mains de bronze, lui fit courir cette chance du réveil de Lasthénie. Elle avait allumé une lanterne sourde, et elle descendit au jardin, où elle se souvenait d'avoir vu une vieille bêche oubliée dans un coin de mur ! et c'est avec cette bêche et dans ce coin de mur qu'elle eut le courage de creuser une fosse pour l'enfant mort, et de la mort de qui elle était innocente !… Elle l'enterra de ses propres mains, de ses mains si fières autrefois, et devenues pieuses et maintenant si profondément humiliées. Tout en creusant son sinistre trou, à la dérobée, dans cette nuit noire, sous les étoiles qui la regardaient faire, mais qui ne diraient pas qu'elles l'avaient vue, elle ne pouvait s'empêcher de songer aux infanticides qui peut-être, dans ce moment, faisaient, dans l'univers, ce qu'elle faisait nuitamment en présence de ce ciel constellé…

 

« Je l'enterre comme si je l'avais tué », pensait-elle ; et une histoire surtout, une histoire atroce qu'elle avait autrefois entendu raconter, lui revenait à la mémoire.

C'était celle d'une jeune servante de dix-sept ans, qui s'était elle-même accouchée, une nuit, d'un enfant qu'elle avait étranglé, et que, le matin (un dimanche, et elle avait l'habitude d'aller ce jour-là à la messe !), elle mit dans la poche de sa jupe, et garda et porta sur sa cuisse tout le temps de la messe, pour le jeter, en revenant, sous l'arche d'un pont solitaire qui se trouvait sur son chemin et par où personne ne passait…

Mme de Ferjol était poursuivie, persécutée par le souvenir de cette abominable histoire. Frémissante et glacée comme si elle avait été coupable, elle piétina et tassa longtemps la terre amoncelée sur… ce qui aurait pu être son petit-fils, et quand elle fut sûre qu'il n'y avait plus là trace de tombe, elle remonta, toute pâle de ce qui ressemblait à un crime, mais de ce qui n'en était pas un, dans la chambre où Lasthénie dormait encore. Quand celle-ci s'éveilla, dans cette hébétude de tout l'être qui suit les grandes douleurs de l'accouchement, elle ne demanda pas à revoir l'enfant mort qu'elle venait de mettre au monde. On eût dit qu'elle l'avait déjà oublié… Cela fit réfléchir Mme de Ferjol, qui ne lui en parla pas non plus, voulant savoir si elle, Lasthénie, en parlerait la première… Mais, chose étrange et presque monstrueuse ! elle n'en parla pas, – et même, elle n'en parla jamais plus… Lui manquait-il, à cette suave Lasthénie, adorable quelques jours, ce sentiment de la maternité qui est la racine de toute femme ; car les femmes, même violées, aiment leurs enfants morts et les pleurent ? Ni cette nuit, ni les jours suivants, elle ne sortit de sa silencieuse apathie. Les larmes continuèrent à couler sur son visage, creusé par les larmes, mais rien de plus ne s'ajouta à ce qui les faisait couler depuis six mois…

Une fois relevée de sa couche, Lasthénie resta la même, au ventre près, que pendant sa grossesse. Ce fut le même accablement, la même pâleur, la même stupeur, le même retirement en elle-même et le même égarement quand elle en sortait, le même hébétement, la même démence muette ! Le coup déshonorant de l'incrédulité de sa mère à son innocence et l'inexplicabilité de sa grossesse lui avaient fait au cœur une blessure qui saignerait toujours et dont elle ne devait jamais guérir.

Sa mère, elle, rassurée par l'idée du secret, impénétrable maintenant, de la faute de sa fille, s'adoucit, et, chrétienne, se rappela peut-être le mot chrétien :

« À tout péché miséricorde ! » Du moins, elle n'eut plus avec Lasthénie l'irritabilité accoutumée qu'elle n'avait pu, malgré son caractère et la force de sa raison, maîtriser. Les choses irréparables sont comme la mort, et on accepte l'idée de la mort ; mais Lasthénie n'accepta pas l'idée de l'irréparabilité de sa faute.

De ces deux femmes, ce fut la plus faible qui se montra la plus profonde… Lasthénie ne se modifia pas dans ses relations avec sa mère. Fleur flétrie, elle ne releva pas sa tête humiliée. Elle fut impitoyable pour cette mère adoucie. Elle garda dans sa blessure ce poignard qu'il est impossible d'en arracher quand on en a été frappé, et qui s'y soude, – et qu'on appelle le ressentiment. Après les jours forcés de sa convalescence, elle sortit dut lit ; mais à son visage défait, à sa langueur, à l'évanouissement de tout son être, on aurait très bien pu croire qu'elle aurait dû y rester, et que son mal était incurable et mortel… Agathe, qui avait espéré, tout le temps qu'elle était restée au lit, en quelque crise, peut-être heureuse, – qui sait ? – voyant que le pays adoré, auquel elle attribuait la puissance de tous les miracles, ne pouvait rien sur « sa chérie », s'enfonçait un peu plus dans son immanente pensée que « le démon la tenait », et qu'elle était « une possédée », finit par demander à Mme de Ferjol la permission d'aller en pèlerinage au tombeau du Bienheureux Thomas de Biville, et Mme de Ferjol le lui accorda.

Agathe y alla donc, les pieds nus, avec la simplicité des pèlerins du Moyen Âge qu'on retrouve encore, malgré les progrès de l'incrédulité contemporaine, dans ce pays aux profondes coutumes… Elle rentra à Olonde après quatre jours d'absence, mais elle y rentra sans espérance et plus triste que quand elle en était partie. Elle doutait maintenant du miracle qu’elle avait demandé avec une foi si robuste de certitude ; car une chose – une chose surnaturelle et formidable – troublait dans son âme, perméable à toutes les influences et à toutes les traditions du milieu dans lequel elle avait vécu ses jeunes années, la sécurité de sa foi. Agathe avait la croyance religieuse de son pays, mais elle en avait aussi les superstitions. Une chose effrayante, dont elle avait entendu parler cent fois dans son enfance, elle venait de la voir de ses propres yeux, – de ses yeux de chair, – et c’était, pour elle comme pour les paysans de ces contrées, le présage de mort, ce qu'elle avait vu !

Elle était alors dans les chemins d'Olonde, très attardée à cause de ces pieds nus lassés et sur lesquels elle revenait comme elle était partie, conformément au vœu qu'elle avait fait pour la guérison de Lasthénie. La nuit était très avancée ; la campagne sans maisons de ce côté-là, et sans personne qui y passât de près ou de loin. C'était, autour d'elle un infini de solitude et de silence. Elle se hâtait parce qu'elle était seule, mais elle n'avait peur ni de ce silence ni de cette solitude. Elle avait toute la tranquillité de son esprit, qui ressemblait à sa conscience. Le matin, elle avait communié, et cette circonstance coulait et étendait dans son âme un calme divin. La lune, levée depuis longtemps, mettait, de son côté, son calme, divin aussi, dans la nature, comme l'hostie du matin l'avait mis dans l'âme de cette chrétienne, et ces deux calmes se regardaient, face à face, dans cette nuit placide. Tout à coup, dans les chemins de traverse qui se resserrent à quelques endroits, la route que suivait Agathe n'eut guère plus que la largeur d'un sentier, et c'est à l'instant où ce chemin changeait qu'elle aperçut, encore assez loin d'elle, dans le reflet bleuissant de la lune, quelque chose de blanchâtre qu'elle prit pour un brouillard qui commençait de se lever de terre – de cette terre toujours un peu humide en ces parages de Normandie. Mais, en avançant, elle vit nettement que ce qu'elle prenait pour du brouillard, c'était un cercueil placé en travers de la route et qui la barrait…