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Une Histoire Sans Nom

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Dans les traditions et dans les croyances anciennes du pays, ce cercueil mystérieux, sans personne auprès, et qui semblait abandonné, comme si les gens qui le portaient se fussent enfuis, était, quand on le rencontrait par les nuits claires, un signe certain de mort prochaine, et pour en conjurer le mauvais présage, il fallait, disait-on, avoir le courage de le soulever et de le retourner bout pour bout. D'aucuns, dans les récits qu'on avait faits autrefois à Agathe, méprisant cette apparence comme une illusion de leurs sens, avaient eu la témérité de passer outre, enjambant irrévérencieusement ce cercueil comme si c'était un échalier, mais au jour levant on les avait retrouvés sans connaissance à la même place, et, toujours, dans l'année, on les avait vus blêmir misérablement et mourir. De nature, Agathe était courageuse et trop religieuse pour avoir grand-peur de la mort, mais ce ne fut pas à la sienne qu'elle pensa, ce fut à celle de Lasthénie. Malgré sa religion et son courage, elle resta donc figée un instant devant ce cercueil, qui, à chaque pas qu'elle avait fait en s'en approchant, lui avait paru plus net, plus distinct, plus palpable aux yeux et à la main. La lune, ce pâle soleil des fantômes, le dessinait, et en faisait bomber la blancheur sur l'ombre noire du sentier, entre ses deux haies.

« Ah ! – se dit-elle, – si c'était pour moi, peut-être que je n'aurais pas la force de le retourner, mais pour elle ! » Et après s'être agenouillée dans le chemin creux et avoir récité une dizaine de chapelets, – elle s'appuyait sur la prière pour ne pas défaillir ! – elle fit un signe de croix encore et, enfin, osa !…

Mais le cercueil pesait trop pour être soulevé par sa main, et ceci la frappa au cœur ! car le sort et la mort qu'il prédisait n'étaient conjurés que si on avait la force de le retourner, et elle ne l'avait pas… Il était trop lourd. Il résistait. Elle s'efforça, mais l'effort n'est pas de la force ! L'ironique et terrible cercueil avait l'air de se moquer d'elle. Il ne bougea pas. Il semblait cloué au sol. « Pour tant peser, – se disait-elle, – il faut qu'il y ait une morte dedans ? » Et toujours elle pensait à Lasthénie… Voulant ce qu'elle voulait et d'une volonté à déraciner les montagnes, mais qui ne pouvait cependant pas soulever ces quatre misérables planches de sapin, désespérée de sa faiblesse et de cet augure, elle se remit à prier… inutilement encore ; puis, consternée, l'âme vaincue et ne pouvant pas rester là toute la nuit, elle passa le long de l'étroite langue de terre qui s'allongeait des deux côtés, entre le cercueil et les haies. Maintenant, elle obéissait à la peur. Elle en avait le tremblement sur ces mains qui venaient de toucher cette froide bière et dont elle avait matériellement senti la réalité sur sa chair… Seulement, une fois éloignée, elle eut un remords et se dit courageusement :

« Si j'allais essayer encore ?… » Mais quand elle se retourna pour y aller, elle ne vit plus rien que la route, la route droite et vide. Le cercueil avait disparu… Elle n'eût pas même reconnu la place. Le chemin avait repris sa noirceur d'ombre, entre ses deux haies éclairées par la lune et immobiles ! – car il ne faisait pas de vent, cette nuit-là, chose inaccoutumée à ces endroits voisins de la mer :

– « Dieu ne soufflait pas, – disait-elle. – L'air, sans haleine, était aux lutins, qui sont des démons. » Aussi, en proie à une terreur qui lui venait et qui lui envahissait toute l'âme, dans cette nuit sans souffle, où le clair de lune lui-même ne lui paraissait pas « comme un clair de lune ordinaire », elle se hâta et marcha plus vite, mais, en marchant, la lune, qu'elle avait à sa gauche et sur le fil de l'horizon, lui semblait marcher du même pas qu'elle, et lui faisait l'effet d'une tête de mort qui l'aurait obstinément accompagnée.

Tout en marchant, elle en blêmissait. Ses dents claquaient. Et quand, à une certaine bifurcation du chemin, la lune, qu'elle avait eue à son coude, se trouva, par le fait de la courbure du chemin, derrière elle : « Je crus, – disait-elle bien longtemps après, quand ce souvenir glaçait sa pensée, – que cette tête de mort, roulant dans le ciel, me poursuivait et venait sur moi pour me casser mes vieilles jambes, comme une diabolique boule à quilles, et que je n'arriverais jamais sur elles à la maison. » Cependant, elle arriva à Olonde, mais toute démoralisée. Ce qu'elle venait de voir lui faisait craindre un malheur subit qu'elle y aurait trouvé, en y rentrant. Seule, la morne tranquillité de la maison la rassura. Dormaient-elles où ne dormaient-elles pas, la mère et la fille ?… Nul bruit ne venait de leurs appartements fermés. Le lendemain, elle crut que Lasthénie était un peu moins affaissée que quand elle était partie pour son pèlerinage, et sans l'apparition de la nuit, elle aurait attribué à ses dévotions l'espèce de redressement qu'elle croyait voir dans sa pauvre Lasthénie écrasée… Elle raconta les circonstances de son voyage à Mme de Ferjol, mais elle tut son apparition.

« À quoi bon ? – se dit-elle ; – elle ne me croirait pas. » Mais Mme de Ferjol croyait aux prières, et aux miracles que les prières pouvaient décider, et elle dit à Agathe « que Lasthénie se ressentait déjà des siennes au tombeau du Bienheureux Confesseur ». Elle pesa même sur le mieux de sa fille, et d'autant qu'elle avait soif de reprendre ses pratiques extérieures de piété, interrompues par la vie cachée qu'elle avait été obligée de mener à Olonde.

« Nous pourrons donc aller à la messe », – dit-elle à Agathe. Et nous, c'étaient elle et Lasthénie ; car Agathe n'y avait pas manqué. Agathe n'avait point à se reprocher le péché mortel de manquer à la messe, que se reprochait Mme de Ferjol, et qui était une conséquence du crime de Lasthénie. La vieille servante avait toujours trouvé le moyen d'aller « prendre une messe » aux paroisses voisines d'Olonde, comme elle disait. Elle y allait, la tête couverte de la cape de son mantelet noir par-dessus sa coiffe, – et pas plus là, contre le portail de l'église où elle se tenait jouxte le bénitier pour sortir la première, la messe dite, elle n'avait été plus reconnue qu'au marché de Saint-Sauveur, quand elle y allait, le samedi, faire les provisions de la semaine. Parmi les assistants de cette messe, qui n'avaient aucun intérêt (le grand mot normand !) à savoir qui elle était, on la prenait pour une paysanne de plus. Mais ce qui avait été possible à Agathe ne l'était point pour Mme de Ferjol. Aussi, quand elle crut que le temps pouvait être venu de retourner à l'église et d'entendre la sainte messe, elle eut non pas une joie, – elle était trop triste de l'état de sa fille pour avoir une joie, – mais quelque chose comme une plus large dilatation dans son cœur si longtemps et si horriblement étreint ! Elle qui ne s'abandonnait jamais et qui avait le sens pratique des réalités de la vie, elle avait pensé que maintenant elle et sa fille devaient sortir de ce strict et formidable incognito qu'elle avait voulu et gardé jusque-là. – « Vous pouvez – dit-elle à Agathe – annoncer au fermier de la terre que nous sommes arrivées à Olonde subitement et de nuit, et que nous y sommes revenues pour y demeurer. » Et elle enjoignit surtout à Agathe d'insister sur la souffrance de Lasthénie, malade depuis des mois, et qui venait chercher dans le pays de sa mère un autre air que celui des Cévennes, parce que cette circonstance de la souffrance de Lasthénie l'empêcherait de recevoir personne jusqu'à son entière guérison.

Précaution vaine, du reste ! Le temps n'était guère, à ce moment-là, aux relations de monde et de société ; mais Mme de Ferjol, dévorée par le malheur de sa fille, ignorait profondément ce qui se passait autour d'elle. La Révolution française marchait alors comme une fièvre putride, et elle allait entrer dans la période aiguë du délire.

À Olonde, on ne le savait pas. La sanglante tragédie politique qui allait avoir la France pour théâtre, les deux malheureuses châtelaines d'Olonde ne s'en doutaient même pas, du fond de la tragédie domestique qui avait pour théâtre leur sombre logis. Elle parlait de messe, Mme de Ferjol. Encore un peu de temps, il n'y en aurait plus, et elle ne pourrait plus s'agenouiller devant ces autels qui sont les colonnes où devraient s'appuyer tous les cœurs brisés d'ici-bas !

Chapitre 10

Quand Mme de Ferjol se montra à la messe d'une des paroisses qui entourent Olonde, elle ne produisit donc pas cet effet de curiosité et de surprise qu'elle aurait produit dans un autre temps. La préoccupation, enthousiaste chez les uns, effrayée chez les autres, d'une Révolution qui bouleversait toutes les têtes (même en Normandie, ou le bon sens est séculaire), en attendant qu'elle les fit tomber, empêcha de beaucoup remarquer la venue de Mme de Ferjol dans ce pays, qui avait, du reste, presque oublié l'ancien scandale de son enlèvement. Le château d'Olonde, qui, pendant tant d'années, avait eu l'air de dormir au bord de la route où étaient plantées ses trois tourelles, ouvrit ses paupières, un matin, c'est-à-dire ses persiennes noircies et moisies par l'action du temps et des pluies, et l'on vit passer aux fenêtres la blanche coiffe de la vieille Agathe. Le rideau intérieur de planches qui doublait la grille de là cour d'honneur disparut, et, pour les rares passants de ces contrées, la vie dans ses menus détails sembla avoir repris sans bruit ce château frappé de la mort, – pire que la mort, de l'abandon. Mais, à la réflexion près de ceux qui passaient par là, le séjour de Mme de Ferjol à Olonde ne fit pas plus d'étonnement et d'éclat dans le pays que son arrivée. Elle y vécut aussi solitaire, ne se cachant pas, qu'elle y avait vécu cachée. Elle resta dans ce tête-à-tête avec sa fille qui devait être toute sa vie, et que toute autre présence que celle d'Agathe ne devait jamais troubler. Elle pensait toujours à ce tête-à-tête, qui était pour elles, deux – la mère et la fille – la fatalité de l'avenir ! – « Aucun mariage – songeait-elle souvent – n'est plus possible pour Lasthénie. » Comment dire à l'homme qui l'aimerait assez pour l'épouser, et qui croirait, en l'épousant, épouser une jeune fille, qu'elle n'était plus qu'une veuve, et une veuve qui ne peut plus sortir de l'abjection de son veuvage ?… Comment faire la confidence du déshonneur de Lasthénie à un homme (n'y eût-il que celui-là sous la calotte des cieux !) qui viendrait demander sa main à sa mère avec toute la foi et toutes les espérances de l'amour ?… Probité, loyauté, religion, tous les atomes divins qui composaient cette noble femme se levaient en Mme de Ferjol pour repousser une telle pensée, et de toutes celles qui lui crucifiaient l'âme, ce n'était pas la moins sanglante. Sans doute, dans l'état de prostration et de dépérissement où Lasthénie était plongée, elle ne pouvait plus inspirer que de la pitié, mais elle était si jeune, et il y a de si puissantes ressources dans la jeunesse ! Seulement, il n'y a pas de ressources contre la nécessité de dire la vérité, sous peine d'être infâme ! Et c'est cette idée d'infamie qui liait l'existence et le destin de Mme de Ferjol au destin et à l'existence de sa fille, et qui les condamnait à vivre ensemble dans cet isolement qu'elles ne connaissaient que trop, – le terrible isolement des âmes, quand les cœurs sont dans l'espace cœur contre cœur…

 

Mais cette hypothèse d'un homme qui aimerait un jour Lasthénie ne fut rien de plus qu'un rêve de sa mère, qui ajouta sa douleur à toutes celles que la réalité infligeait à Mme de Ferjol. Lasthénie, chez qui Mme de Ferjol avait cherché vainement un seul signe d'amour trahi, la triste nuit qu'elle devint mère, Lasthénie devait mourir sans être aimée. Sa beauté perdue ne refleurit pas. Elle ne lui revint point, ramenée par sa jeunesse. Quoiqu'elle eût dit à Agathe, le jour qu'elle revint de son pèlerinage, que Lasthénie allait mieux, Mme de Ferjol, qui voulait le croire plus qu'elle ne le croyait, ne le crut plus du tout quand elle vit les jours et les mois s'entasser sur cette tête, charmante naguère, et la courber de plus en plus. Pour qui aurait été au courant de l'histoire de Lasthénie, on aurait dit que cet accouchement dont elle n'était pas morte et dont elle pouvait mourir, lui avait laissé on ne sait quelle rupture de l'épine dorsale vers les reins, car elle était sortie du lit voûtée… Quand elle et sa mère paraissaient le dimanche à l'église, on comprenait, en les voyant, que Mme de Ferjol ne voulût recevoir personne, pour se consacrer tout entière à la santé de sa fille. L'opinion fut que cette enfant qu'elle y traînait avec elle, elle ne l'y traînerait pas longtemps.

Et cependant elle l'y aurait traînée bien longtemps encore, si la Révolution, à son apogée sanglante et sacrilège, n'avait pas tout à coup fermé les églises.

Mme de Ferjol, qui n'avait plus de raisons pour cacher aux médecins Lasthénie, en appela plusieurs à Olonde ; mais les médecins ne virent en cette jeune fille, aussi faible et languissante de corps que d'esprit, qu'un de ces marasmes dont la cause était, pour eux, impénétrable. La cause du marasme de Lasthénie, Mme de Ferjol seule, dans l'univers, la connaissait !

C'était son péché, pensait-elle, et la coupable ne devait mourir que de son péché. Pour elle, la farouche janséniste, qui avait, hélas ! plus de foi en la justice de Dieu qu'en sa miséricorde, c'était la rigoureuse justice de Dieu qui avait rompu sur son genou la taille de cette pauvre voûtée, – cette taille autrefois d'épi, balancé sur sa tige, qu'avaient pressée les bras d'un homme !

Cette tragédie intime dura longtemps entre ces deux femmes, au fond de cette campagne, qui ne ressemblait pas à l'entonnoir des Cévennes, mais sur laquelle elles ne pensèrent jamais à jeter seulement un regard par les fenêtres de leur demeure. On n'y vit jamais que la tête d'Agathe, qui y respirait, le soir, son pays. Et elles vécurent ainsi, si cela peut s'appeler vivre ! Mme de Ferjol, certaine que sa fille n'échapperait pas à la punition de son péché, la regardait tomber jour par jour sous le rongement du mal mystérieux qui la tuait, comme on regarde les débris d'un palais démoli tomber en poussière… Malgré tout ce qu'elle trouvait de criminel en cette fille qui lui avait résisté quand elle avait voulu savoir la vérité de son âme, malgré la dureté de sa foi religieuse, malgré tout enfin, Mme de Ferjol souffrait de ce qui faisait souffrir Lasthénie ; mais, victime de la contraction de toute sa vie ramassée dans la mémoire de l'homme qu'elle avait idolâtré, elle n'exprimait pas de pitié à sa fille, qui n'était plus, du reste, capable de comprendre même la pitié qu'elle inspirait… Le marasme de Lasthénie qui déconcertait les médecins, et qu'après avoir vaguement parlé de moxas, ils déclarèrent incurable, n'était pas seulement au corps de la jeune fille, mais à son âme… Il la tenait tout entière… La raison de Lasthénie, qui avait déjà rasé de si près l'idiotisme, pencha le peu de clarté qui lui était restée vers les ténèbres d'une sombre démence. Mais son silence garda sa folie. Elle se mourait comme elle avait vécu, sans parler… Avait-elle encore conscience d'elle-même ? Elle passait tous ses jours sans dire un mot, oisive, immobile, la tête contre le mur (signe de folie triste), ne répondant pas même à Agathe, noyée de pitié et de larmes ; à Agathe, désolée de n'avoir pas sous la main cette ressource sur laquelle elle avait trop longtemps compté, un prêtre qui exorcisât sa chérie, sa pauvre « Possédée » ! Les prêtres alors étaient en fuite, et la Révolution en pleine furie. Et on ne le savait à Olonde que parce qu'il y manquait un prêtre pour exorciser Lasthénie ! chose unique peut-être ! il y avait, dans ce petit château d'Olonde, que la Révolution n'a pas détruit et qui subsiste toujours avec ses trois tourelles, trois âmes de femmes assez malheureuses pour oublier, dans ce nid de douleurs où elles s'étaient blotties, tout ce qui n'était pas leurs cœurs saignants. Pendant que le sang des échafauds inondait la France, ces trois martyres d'une vie fatale ne voyaient que celui de leurs cœurs qui coulait… C'est pendant cet oubli de la Révolution oubliée, que succomba Lasthénie, emportant dans la tombe le secret de sa vie, que Mme de Ferjol croyait son secret. Rien n'avait pu faire prévoir à Mme de Ferjol et à Agathe que sa fin fût si proche. Elle n'était pas plus mal, ce jour-là, que la veille et les autres jours. Elles n'avaient remarqué ni dans sa figure, depuis longtemps d'une pâleur désespérée, ni dans l'égarement de ses yeux, de la couleur de la feuille des saules, – et des saules pleureurs, car elle en avait été un qui avait assez pleuré de larmes ! ni dans l'affaissement de son corps inerte, si étrangement voûté, rien qui pût leur faire croire qu'elle allait mourir. D'ordinaire, elles n'avaient pas besoin de la surveiller. Elles la laissaient la tête contre le mur de sa chambre que sa tranquille démence avait adopté, et elles allaient et venaient dans cette maison où il n'y avait que deux choses éternelles : Mme de Ferjol qui priait et Agathe qui pleurait, chacune dans son coin… Ce jour-là, elles la retrouvèrent comme elles l'avaient laissée, – à la même place, – la tête contre son mur, les yeux tout grands ouverts, quoiqu'elle fût morte, et l'âme partie !.., cette pauvre âme qui n'était presque plus une âme ! À cette vue, Agathe se jeta aux genoux de sa « chérie », qu'elle lia passionnément avec ses bras et sur laquelle elle roula, en sanglotant, sa vieille tête pâmée de douleur. Mais Mme de Ferjol, qui contenait mieux l'émotion d'un pareil spectacle, glissa la main sous le sein de celle qu'elle avait appelée si longtemps de ce nom qui lui convenait tant : « Ma fillette », pour savoir si ce faible cœur qui battait là ne battait plus, et elle sentit quelque chose… – « Du sang, Agathe ! » fit-elle d'une voix horriblement creuse. Elle en rapportait sur ses doigts quelques gouttes. Agathe s'arracha des genoux qu'elle embrassait, et, à elles deux, elles ouvrirent le corsage. L'horreur les prit. Lasthénie s'était tuée, lentement tuée, – en détail, et en combien de temps ? tous les jours un peu plus, – avec des épingles.

Elles en enlevèrent dix-huit, fichées dans la région du cœur.

Chapitre 11

Un jour, sous la Restauration, – ni plus ni moins qu'un quart de siècle après la mort de cette Lasthénie de Ferjol dont j'ai dit la mystérieuse histoire, – sa mère, la baronne de Ferjol, qui avait survécu, et qui vivait toujours : – « Rien ne petit me tuer ! » – disait-elle avec la sauvage amertume d'un reproche à Dieu, qui l'avait épargnée, – la baronne de Ferjol dînait, en grande cérémonie, chez le comte du Lude, son parent, et, par parenthèse, l'un des meilleurs maîtres de maison de cette petite ville de Saint-Sauveur où l'on avait beaucoup dansé avant la Révolution, et même elle, Mme de Ferjol, alors Mlle Jacqueline d'Olonde, avec le bel officier blanc qui avait été son Ange noir ; car il l'avait vêtue de noir pour sa vie. À présent, on n'y dansait plus. Autre temps, autres mœurs ! Mais on y dînait. Les dîners y avaient remplacé les contredanses. Vieillie deux fois par le chagrin et par les années, on pouvait peut-être s'étonner de rencontrer dans la fête d'un dîner joyeux Mme de Ferjol, plus sévèrement pieuse que jamais, presque une sainte, si on pouvait être une sainte sans miséricorde. Elle y était, pourtant ! Cette femme, d'une force de caractère qu'on a pu juger, et l'ennemie de toute affectation extérieure, était revenue, longtemps après la mort de sa fille, il est vrai, au monde de la société à laquelle elle appartenait, et elle s'y montrait simplement et sobrement, mais enfin, elle s'y montrait. Elle y portait stoïquement ensevelie dans sa poitrine une idée qui était pour elle le cancer qu'on cache et qui vous mange le cœur sans qu'on pousse un cri. Cette idée, c'était l'impénétrable et l'inoubliable secret de sa fille, morte sans l'avoir révélé. Personne, nulle part, ne s'était jamais douté de ce que Mme de Ferjol savait de la vie de sa fille ; mais ce qui la faisait le plus souffrir, ce n'était pas ce qu'elle en savait, c'était ce qu'elle n'en savait pas… Le saurait-elle jamais ? Elle ne le croyait plus. En attendant, elle achevait de vivre, désespérée, avec un front calme qui ne disait pas qu'elle le fût. Elle n'était plus qu'une ruine, mais c'était une mine comme le Colisée. Elle en avait la grandeur et la majesté.

« Dans le bout de table où elle se tenait au dîner du comte du Lude, involontairement on parlait moins haut et l'on riait moins fort qu'à l'autre bout », disait le vicomte de Kerkeville, qui aimait à rire et que la présence de cette grandiose vieille femme forçait d'être sérieux de respect. Ce jour-là, à ce repas auquel elle assistait comme elle assistait à la vie, avec indifférence, il y avait autour d'elle de l'entrain et de la sympathie, quoique la compagnie y fût terriblement mêlée. C'était l'image en raccourci de cette société telle que nous l'ont faite la Révolution et l'Empire, qui ont confondu tous les rangs, mais on n'y souffrait pas, ce jour-là, de cette dégoûtante salade politique et sociale qu'il est maintenant impossible aux gouvernements de tourner. Le comte du Lude appelait spirituellement son dîner : « la réunion des trois Ordres », et, de fait, il y avait là du clergé, de la noblesse et du tiers. On y était très cordial et de très bonne humeur.

Il est vrai que, dans cette petite ville du Saint-Sauveur d'alors, il y avait plus de bonhomie qu'à Valognes, ville voisine à quatre lieues de là, – où, pour peu qu'on fût un peu noble, on se croyait un paladin de Charlemagne, et où l'on vous aurait demandé vos lettres de noblesse, pour vous inviter à dîner.

Et ce que je vous conte là était si vrai, qu'à ce dîner, où les coudes n'avaient pas horreur de se toucher les uns les autres, il y avait justement entre la marquise de Limore, la plus foncée en aristocratie des femmes qui étaient là, et le marquis de Pont l'Abbé, d'une noblesse aussi vieille que son pont, un convive, de gaillarde et superbe encolure, paysan d'origine très normande, mais qui s'était décrassé et qui était devenu un très authentique bourgeois de Paris. Il étalait alors son gilet de piqué blanc entre cette marquise et ce marquis, comme un écusson d'argent entre ses deux supports, dont l'un, à dextre, la marquise, faisait la licorne, et l'autre, à senestre, le marquis, faisait le lévrier ! Ce bourgeois de Paris en villégiature à Saint-sauveur, y venait promener tous les ans ses loisirs ; car il avait les loisirs d'une fortune faite, qu'il aurait volontiers défaite, pour le plaisir de la refaire. Il s'ennuyait. Il avait la nostalgie du commerçant qui a vendu son fonds : une maladie spéciale.

C'était, en effet, un ancien commerçant, et, le croirait-on ? un épicier ! Mais c'était de la haute épicerie.

 

Il avait été l'épicier de Sa Majesté Napoléon, Empereur et Roi, dans les plus beaux temps de sa gloire, et sa boutique, qui s'en est allée avec les autres maisons de la plate du carrousel, avait, dix ans, regardé, sans sourciller, en face, le palais des Tuileries, qui, lui aussi, s'en est allé ! cet impérial épicier, qui ne se serait, certes ! pas donné pour le premier moutardier du Pape, et qui était assis et se prélassait et se gorgiassait à la table du comte du Lude, comme un Turcaret bon enfant, n'avait, du reste, ni le nom, ni le physique d'un épicier. Il se nommait d'un nom de général. Il s'appelait Bataille. La Providence, qui se permet parfois ces plaisanteries, ayant prévu l'empereur Napoléon, avait trouvé spirituel d'appeler l'homme qui lui vendait son sucre et son café :

Bataille. Voilà pour le nom ! Mais elle avait eu encore une autre fantaisie, la Providence ! c'était d'avoir fait d'un épicier un des plus beaux hommes d'un temps où presque tous les hommes étaient si fièrement beaux, et que David et Géricault nous ont peints, pour l'humiliation de notre âge… On l'appelait, parmi les cuisinières : « le bel épicier du Carrousel ». Il avait la tournure de son nom. Sa prestance était si militaire, que pendant l'Empire, quand il sortait du café de l'angle de la rue Saint-Nicaise où il avait passé la soirée à jouer au domino, et qu'il avait mis sur sa tête le claque que tout le monde portait alors, et sur ses larges épaules son grand manteau, galonné d'or au collet, les sentinelles de l'arcade des Tuileries lui portaient les armes comme à un général, et il leur rendait le salut comme un général, avec un impayable sérieux et une emphase militaire qui faisaient le bonheur de ses amis. Pendant une minute, il était vraiment général ! mais il se retrouvait bien vite épicier. Il l'était de cerveau, – un cerveau qui n'avait pas une idée quelconque à son service, ce qui expliquait sa belle santé, à plus de soixante ans, et quoiqu'il dît souvent, en fermant les yeux comme s'il se retirait en lui-même, les mains jointes sur son estomac, avec une expression indicible : « Je donne le bal à mes pensées ! » Quel bal ! et quelles danseuses ! Malgré cette vacuité cérébrale, il était fin comme un Normand, sous un drôle d'air niais qu'il savait prendre, sans doute pour plaisanter ; car ce singulier homme, qui joignait le prénom de Gilles à son nom de Bataille, n'en était pas un. Il avait, pendant l'Empire, rendu beaucoup de petits services aux hobereaux de sa province, pour lesquels il s'était montré toujours respectueux, et qui lui achetaient ses cornichons par compatriotisme et par reconnaissance. Quelques-uns même d'entre eux lui remirent, parfois, des placets et des pétitions, parce qu'ils lui croyaient des relations avec le Palais ; mais toutes ses relations étaient Moustache, le cocher, et Zoé, la Négresse de Joséphine. La chute de l'Empire, dont il avait vécu, n'avait pas entraîné la ruine de sa fortune. En 1814, il avait abdiqué sa boutique, comme Napoléon son empire, mais ce Napoléon de la haute épicerie n'eut point, comme l'autre, de retour de l'île d'Elbe, et il mourut sans avoir fait le sien, en 1830, du choléra…

Tel était le personnage original que le hasard et les Révolutions avaient placé en face de Mme de Ferjol, à la table du comte du Lude. Il s'y tenait dans ce qu'il appelait : « son grand uniforme » ; car, se sachant beau, il avait toute sa vie mis en valeur par la toilette cette beauté qui subsistait encore. De fait, à le bien considérer, c'était un magnifique vieillard, relativement très jeune, très souple et très solide, et qui aimait à rappeler son inentamable solidité avec une fatuité hypocrite, quand il montrait d'un air qui mendiait la pitié un pouce très agile et qui se portait très bien, mais qu'il disait être resté paralysé depuis l'explosion de la Machine infernale, qui l'avait jeté, racontait-il, par la fenêtre du petit café de la rue Saint-Nicaise, au premier, où il lisait tranquillement le journal, et précipité absolument fou jusqu'à Chaillot, d'où il se fit ramener à sa femme, qu'il trouva sans connaissance dans les mains du docteur Dubois, lequel lui extrayait des seins les vitres brisées de sa boutique. C'était là même une de ses plus belles histoires ! Le pauvre paralysé, comme il s'appelait en riant, le pauvre explosionné, avait mis ce jour-là, pour faire bonheur à son amphitryon, un habit bleu à boutons d'or qui moulait son torse d'Hercule, avec la culotte de Casimir blanc, les bas de soie à larges côtes, et ces souliers fins à haut talon aimés de l'Empereur, et qu'il portait toujours quand il était débotté… Gilles Bataille, que les nobles de province qui le recevaient chez eux appelaient un peu trop familièrement : « le père Bataille », car il n'avait rien d'un papa, reluisait d'une propreté anglaise qui sentait bon, comme le linge d'une femme.

Il avait été blond, de ce blond qui rappelle l'origine scandinave de nous autres Normands, à ce qu'il paraissait, non plus à ses cheveux qui étaient blancs comme l'aile de l'albatros et qu'il portait très courts (à la mal content, comme on a dit depuis), mais au rose d'un teint qui n'était ni couperosé, ni fatigué, ni frelaté. Son regard, gai et bleu, vous atteignait de dessous une paupière épaisse et un peu lourde, qu'il clignait comme s'il se fût moqué de ce qu'il disait et qu'il vous eût associé à sa moquerie. Ce à quoi sa vanité tenait le plus dans toute sa personne, c'étaient ses dents, qu'il soignait comme jamais femme n'a soigné les perles de son écrin, et qu'il montrait sans rire, pour le plaisir silencieux de les montrer. – Il était venu, à ce dîner du comte du Lude, sa canne haute sur l'épaule comme un fusil (ce qui était sa manière habituelle de porter sa canne : un jonc indien), et quand il l'eut laissée dans un angle du corridor, il était entré dans le salon, tenant avec les deux mains son chapeau, comme un amoureux de l'ancien Opéra-Comique chez son bailli, et il avait salué l'assemblée avec une niaiserie de paysan, qui n'était peut-être pas sincère ; car cet homme qui s'appelait Gilles, aimait parfois à jouer aux Gilles… Il connaissait depuis longtemps Mme de Ferjol, devant laquelle il dînait, et dont il était trop léger pour comprendre la profondeur. Pour lui, tout ce qui passait sa portée, il le traitait sans façon, et non sans mépris, de « manies ». Ce sont des manins, disait-il avec l'accent normand le plus allongé et le plus prononcé. Mais quand il s'agissait de Mme de Ferjol, la femme noble tenait le vilain en respect. On ne peut pas dire qu'il eût mauvais ton ; – il n'avait pas de ton.

Où l'aurait-il pris ? Est-ce à vendre des milliers de petits verres aux cuisinières des maisons riches qui venaient chez lui faire leur provision de thé ou de chocolat, dès six heures du matin ? « À huit heures, j'avais fait ma journée », disait-il avec orgueil.

C'était, en fait de ton, un homme de l'ignorance de M. de Corbière, qui mettait son mouchoir taché de tabac sur le bureau de Louis XVIII. Lui, n'eût pas mis le sien – un foulard, passé au benjoin, – sur la table du comte du Lude ; mais dès le commencement du repas il y avait mis sa tabatière, qui était en chagrin, à miniature très fine : le portrait de son fils, en costume d'enfant, de velours bleu, tenant dans sa main, sans en jouer, une trompette d'or, et qui avait le nez aussi en trompette, ce qui faisait deux trompettes ! son fils, un exécrable môme, qui ne ressemblerait jamais à son père et qu'il appelait agréablement : « Bataillon ! » Or, ce fut justement à cause de cette diable de tabatière, passée à l'un des convives qui avait demandé à en voir de près le portrait, que le marquis de Pont l'Abbé avisa, au petit, doigt de la main qui la passait devant lui, une émeraude, qui lui donna dans l'œil.