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Une Histoire Sans Nom

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« Il faut que vous soyez fièrement coquet, maître Bataille, pour oser vous permettre de porter une bague de cette beauté et de ce prix-là, – dit le marquis de Pont-l'Abbé, scandalisé de voir un tel bijou à une main qui avait pesé des épices. – Mais voyons donc !

Où diable, Bataille, avez-vous pris cette merveille-là ?

– Ma foi, – dit rondement et gaiement le Gilles Bataille, – vous ne devineriez jamais où je l'ai prise, et je parierais cinquante mille écus, comme disait La Mayonnet de Grand-ville, contre vingt-cinq louis, que vous n'êtes pas capable de le deviner.

– Allons donc !… – fit le marquis de Pont-l'Abbé, incrédule.

– Eh bien, essayez pour voir ! » repartit Bataille.

Mais le vieux roquentin de marquis, qui s'était recueilli une minute et avait cherché mais n'avait pas trouvé probablement une chose assez honnête pour la dire devant cette redoutable dévote de Mme de Ferjol, qui, du reste, ne les écoutait pas, ne les entendait pas, de l'autre côté de la table, dans le rongement éternel du cancer qui lui mangeait le cœur…

« Eh bien, – fit, après le silence du marquis, Gilles Bataille, – je l'ai prise au doigt d'un voleur ! Je lui ai rendu la monnaie de sa pièce. Le voleur a été volé.

C'est une chose curieuse. En voulez-vous l'histoire ?

– Oui ! – dit le comte du Lude, – dites-nous-la, Bataille. Cela nous aidera à faire passer ce Chambertin. »

Chapitre 12

«Écoutez donc mon histoire, qui est une histoire de voleurs et qui remonte à haut, – dit Gilles Bataille ; car l'Empereur n'était pas encore l'Empereur, dans ce temps-là, ni moi son épicier, – ajouta-t-il avec un reste de fierté impériale ; car l'Empire était si grand qu'il donnait de la fierté même aux épiciers !

Nous étions donc sous Barras, qui avait pris avec lui Fouché pour sa police. C'était déjà l'homme qu'on a vu plus tard, quand il fut ministre sous l'Empereur ; mais, dans ce temps-là, ce terrible Fouché, placé entre les Jacobins et les Chouans, comme entre deux tirants de Sainte-Apolline, qui tiraient chacun de leur côté, ne pouvait pas s'occuper, quand le Diable y aurait été, – et il y était ! – d'une autre police que de l'infernale police politique du moment, et le Gouvernement passait avant Paris ! Or, vous, Messieurs, qui viviez alors en province ou en émigration, vous ne pouvez pas avoir une idée de Paris dans ce temps-là, du Paris du lendemain de la Révolution, dans lequel elle grouillait encore. Ce n'était plus une capitale. Ce n'était plus une ville. C'était une caverne. C'était une forêt de Bondy. On y assassinait à la nuit, comme on y couchait à la nuit. Les rues sans réverbères – la Révolution en avait fait des potences ! – n'étaient éclairées que dans le quartier du Palais-Royal. Il y fourmillait dans les ténèbres un tas de coquins et de scélérats. C'étaient partout de noirs coupe-gorge. On n'y passait qu'armé jusqu'aux dents, ou plutôt on n'y passait plus.

« Eh bien, une nuit de cet affreux temps-là (j'habitais alors à l'angle de la rue de Sèvres, dans une boutique dont je regarde toujours avec intérêt, quand je passe par là, les barreaux de fer de la devanture, et vous allez savoir pourquoi !), une nuit que j'avais fermé de bonne heure et que je dormais dans une chambre en haut de ma boutique, un bruit singulier me réveilla. C'était un bruit comme de quelque chose qu'on scie, et je me dis : "Il y a des voleurs en bas ", et je réveillai mon garçon de magasin qui dormait dans sa soupente, et nous descendîmes tous deux, nos rats-de-cave à la main… Eh ! je ne m'étais pas trompé, c'étaient des voleurs : Ils étaient, en ce moment, occupés à scier le volet, dont ils avaient coupé grand comme deux fois un fond de chapeau quand nous arrivâmes ; et, par ce trou fait dans le volet, une main était hardiment passée et avait empoigné un des barreaux de la devanture, et s'efforçait de le desceller. On ne voyait que cette main… L'homme à qui elle appartenait était caché par le volet et il n'était pas seul ; car j'entendais derrière le volet, chuchoter plusieurs personnes qui parlaient très bas.

Alors, j'eus une idée ! Je clignai de l'œil à mon garçon, – un garçon d'ici, de Benneville, que j'avais chez moi, – un fort gars et pas manchot, comme vous allez voir, et qui me comprit ; car il sauta sur la main que je lui montrai et qu'il saisit avec les deux siennes, – deux éclanches de mouton ! – qui devinrent un étau et une pince pour cette main, que je liai, moi, fortement, au barreau, de fer, avec une corde prise sous le comptoir.

« Tu ne travailleras plus, ma belle ! » dis-je gaiement.

Le bandit était agriffé, et je me réjouissais déjà in petto de voir la bonne figure qu'il ferait le lendemain, au grand jour. « Allons nous coucher ! » fis-je à mon garçon, et nous remontâmes, moi, dans mon lit, lui, dans sa soupente. Mais, au lit, je ne dormis pas bien…

J'écoutais, malgré moi, toujours. Au bout d'un certain temps, il me sembla entendre des pas qui s'éloignaient. Je n'osais mettre le nez à la fenêtre ; les brigands auraient très bien pu m'envoyer un coup de feu par la figure, et il n'en eût été que cela. Je tenais à mon miroir à demoiselle, – dit-il en souriant avec coquetterie de ses belles dents toujours jeunes qu'il montra. – Et, d'ailleurs, je me dis que le lendemain j'aurais ma vengeance, et, dans cette douce pensée, je m'endormis. » Il avait produit son intérêt, cet épicier ! parmi tous ces aristocrates très bien élevés qui l'entouraient. Ils l'écoutaient, – ils le regardaient, – et ils ne souriaient plus de cette belle tête dont ils enviaient peut-être la beauté, et de ces boucles d'oreilles que Gilles Bataille avait ridiculement gardées de sa jeunesse et qui les vengeaient de sa belle tête, en lui donnant l'air d'un vieux postillon.

« Mais, le lendemain, il fallut déchanter, Messieurs, – reprit Gilles Bataille. – Vous comprenez tous, – n'est-ce pas ? que je m'éveillai de bonne heure et que mon premier regard, quand je descalai dans ma boutique (Bataille constellait tout ce qu'il disait des anciens mots de son patois), fut pour cette diable de main. Je savais bien qu'elle était liée à répétition, et qu'elle n'avait pas pu bouger ; je l'avais cordée en conséquence ! Mais quel ne fut pas mon étonnement !… Au lieu de la trouver, comme je le croyais, gonflée, tuméfiée, violacée, presque noire par le fait de l'étranglement de cette rude corde dont je l'avais liée et que je lui avais fait entrer dans les chairs à force de la serrer, je la trouvai sans gonflement et pâle comme s'il n'y roulait pas une goutte de sang.

Elle en semblait épuisée, et elle était molle et blanche comme la main d'une femme… Aussi, ne m'expliquant rien. et voulant m'expliquer tout, j'ouvris frénétiquement la porte de ma boutique et je regardai. À la place de l'homme que je croyais trouver là, il y avait une mare de sang… » Ce n'était pas un éloquent, que Gilles Bataille. Cet homme qui avait été un petit pâtre de la lande de Taillepied, dans son enfance, faisait en parlant des pataquès que j'ai supprimés. Il disait d'habitude la petite pour l'appétit et nombril d'amis pour nombre d'amis, et il croyait même que cela s'orthographiait ainsi. Mais il eût été éloquent, qu'il n'aurait pas produit plus d'effet, ma parole d'honneur !

Ils ne pensaient pas à lui, ceux qui, l'écoutaient, ils pensaient à ces voleurs qui avaient coupé le poignet à leur complice et qui l'avaient emporté.

« De fiers hommes tout de même ! – dit Kerkeville ; qui était homme à en faire autant, car il était énergique.

« Je rentrai dans ma boutique, – reprit Bataille, – et je regardai longtemps cette main, sciée à l'avant-bras, probablement avec la scie qui avait servi à scier le volet. J'étudiais cette curieuse main, qui n'avait pas l'air, je vous jure ! d'être la main d'un goujat ; et c'est alors que je vis une bague dont la pierre avait glissé du côté de l'intérieur du doigt qui avait pris la barre de fer, et cette pierre, monsieur le marquis de Pont l'Abbé, c'est l'émeraude que vous tenez là. Elle est vraiment trop belle pour moi, j'en conviens. Aussi je ne la porte pas tous les jours, mais quelquefois, et seulement dans la pensée que je rencontrerai peut-être, qui sait ? un hasard ! la personne à qui elle a été volée et qui à son tour m'aiderait peut-être à reconnaître le voleur. » Il avait fini son histoire, le Gilles Bataille, et il avait entassé sous elle les mauvaises plaisanteries du vieux Pont-l'Abbé. Il l'avait coupé, – comme disent les Anglais. Tous (ils étaient bien une vingtaine à ce dîner que le comte du Lude avait appelé : « la réunion des trois Ordres »), tous curieux et épris de cette émeraude qui avait une histoire, ils la demandèrent pour la voir de plus près et ils se la passèrent de main en main, et elle fit le tour de la table. Elle arriva enfin au voisin de gauche de Mme de Ferjol, qui était le Père abbé d'une Trappe qui s'établissait, à cette époque, dans la forêt de Bric-quebec, et qui depuis l'a défrichée. On sait que les abbés de la Trappe n'étaient pas tenus à la règle du silence, comme les autres trappistes. Ils portaient la mitre de laine et la crosse en bois, et ils allaient immédiatement après les évêques dans les Conciles ; autorisés d'ailleurs à sortir de leur cloître, quand il était nécessaire, dans les intérêts de leur communauté. Le Père Augustin s'en allait à la Trappe de Mortagne, et, comme il passait par Saint-Sauveur, le comte du Lude l'avait prié à dîner pour faire honneur à la baronne de Ferjol, la sainte de la contrée, et, à sa table, il l'avait placé à côté d'elle…

De cette vingtaine de personnes, il n'y avait maintenant que le Père Augustin et la sombre Mme de Ferjol qui fussent indifférents à cette émeraude qui faisait son petit voyage circulaire, et, sans la regarder, le Père Augustin la prit des mains du comte de Kerkeville, son autre voisin, et la tendit à Mme de Ferjol avec la gravité d'un homme qui fait, malgré lui, une chose légère. Mais Mme de Ferjol, plus grave encore que lui, ne la prit pas. Seulement, ses yeux, hautainement distraits, par hasard tombèrent sur l'émeraude, et, comme frappée d'une balle, elle poussa un cri et tomba raide sans connaissance.

 

Elle venait de reconnaître la bague de son mari qu'elle avait donnée à Lasthénie.

Le coup qui la frappait encore produisit un coup d'étonnement sur les conviés du comte du Lude qui égalait peut-être le sien, mais la fascination de respect – de respect un peu tremblant devant sa rigidité qu'exerçait cette femme était si grande, que personne de ceux qui l'avaient vu ne parla depuis de l'évanouissement de Mme de Ferjol. Sur cet évanouissement subit qui faisait bien l'effet de cacher quelque drame, les langues furent liées et demeurèrent liées.

Rentrée à Olonde, le même soir, après être revenue de cette pâmoison qui dura longtemps, elle se remit à regarder dans ce cancer béant qu'elle avait au cœur, et dans lequel elle avait mis le linge blanc de tant d'inutiles compresses qu'elle en avait retirées toujours sanguinolentes. Elle y vit avec horreur cette crevasse nouvelle que sa fille, la fille d'un Ferjol, pourrait bien avoir aimé un voleur, – un voleur qui avait laissé la main qui le commettait dans la moitié de son crime.

Non seulement le cancer ne s'arrêtait jamais, mais il se creusait toujours, et ce n'était pas comme dans un de nos cancers de la chair, à qui on donne un morceau de viande à dévorer pour qu'il nous laisse tranquilles, quelques instants, de ses morsures.

« Cela ne finira donc jamais, Seigneur ? – dit-elle. Il faudra donc, mon Dieu, qu'elle soit inépuisable, cette angoisse ? » – Et avec le geste tragique de toute sa vie, qui lui faisait s'arracher, à poignées, sur ses tempes creuses, ses cheveux qui repoussaient toujours, elle se jeta aux pieds du crucifix, elle-même crucifiée, quand Agathe, sa suivante de douleur, Agathe qui avait quatre-vingt-cinq ans, et qui, si l'on vit de douleur, pouvait bien mourir centenaire, entra et lui dit de sa voix de spectre :

« C'est le Révérend Père abbé de la Trappe de Bric-quebec qui demande à voir Madame.

– Qu'il entre ! » dit Mme de Ferjol.

Chapitre 13

Mme de Ferjol avait encore un de ses genoux sur le prie-Dieu d'où elle se levait ; quand le Père Augustin entra. Il la salua avec respect ; mais il était évident qu'il était ému, ce religieux grave et fort et dans le milieu de la vie, et qu'en venant à Olonde, avec cette hâte inopinée, il y venait sous l'injonction d'un grand devoir.

« Madame, – dit-il sans préambule, en restant debout, malgré le signe qu'elle lui fit de s'asseoir, – je viens vous apporter la bague qui vous appartient et qu'hier vous avez reconnue, et vous dire le nom ajouta-t-il avec une triste solennité – de l'homme… qui l'a perdue, avec sa main. » Un petit tremblement prit Mme de Ferjol à ces paroles, et le moine lui tendit la bague, qu'elle ne prit pas… Il lui aurait été, à ce moment, impossible de toucher et à cette bague profanée et souillée, dix fois profanée et souillée et prise à la main, coupée d'un voleur ! « Le nom !… – dit-elle, surprise et balbutiante.

– Oui ! Madame, – interrompit le moine, – le nom de l'homme qui a fait le malheur de votre vie et que vous avez dû bien des fois maudire, le nom de cet homme qui s'appelait, en religion, le Père Riculf, de l'ordre des capucins, hébergé chez vous pendant tout un Carême, il y a, tout à l'heure, vingt-cinq ans. » À ce nom, Mme de Ferjol devint pâle comme si elle allait mourir, mais elle ramassa son âme énergique pour faire la question, la terrible question d'où dépendait toute sa vie :

« N'avez-vous que cela à m'apprendre, mon Père ?

– dit-elle, en le regardant de ses yeux profonds, de ces yeux sous lesquels Lasthénie, la pauvre Lasthénie, avait toujours baissé les siens.

– J'ai tout à vous apprendre, Madame ; car il m'a tout raconté, réconcilié avec Dieu, sur la cendre où meurt notre ordre et où il est mort, et il a déclaré, il y a à peine quelques jours, sur le crucifix que je lui faisais baiser, à cette heure suprême, qu'il a été le seul coupable et que votre fille était innocente de son crime.

– Alors, oh ! alors, c'est moi…, – dit Mme de Ferjol, qui fut traversée d'un éclair qui lui fit voir, en sa lueur rapide, toute sa vie.

– Ce n'est pas à moi de vous juger, Madame, – interrompit le trappiste avec une incomparable dignité. – Je n'ai à vous annoncer que cette bonne nouvelle pour une âme aussi pieuse que la vôtre : c'est que votre fille était innocente ; c'est que l'Ange invisible que Dieu a mis à nos côtés, l'Ange gardien de sa vie, a pu toujours rester aux siens et la regarder de ses yeux purs et immortels. » Il s'arrêta, étonné que la joie de ce moment n'inondât pas l'âme de cette femme pieuse. Il ne pensait pas au remords qui entrait, du même coup, dans cette âme profonde, le remords d'avoir cru Lasthénie coupable ; et, sous cette erreur, de l'avoir si lentement et si tragiquement fait mourir.

« Oh ! mon père, mon père, – dit Mme de Ferjol, – la bonne nouvelle vient trop tard ! C'est moi qui ai tué Lasthénie. L'homme, le prêtre, au péché de qui je n'ai jamais voulu croire et qui a fait pis que de la tuer, ne l'avait pas tuée, en la prenant dans ses bras sacrilèges. Il ne l'avait que souillée et flétrie, mais il me l'avait laissée à tuer, et je l'ai tuée ! J'ai achevé par la mort de ma fille le crime qu'il avait commencé. » Elle resta la tête basse après avoir dit cela. Elle s'était jugée… Le prêtre voyait bien qu'intérieurement elle se déchirait… ; et il eut pour elle la pitié qu'elle n'avait pas eue pour Lasthénie. Il s'assit, et il lui parla avec une charité divine. Il lui dit que ce qu'elle souffrait était de trop ; qu'elle était la victime d'une erreur dont il était impossible qu'elle ne fût pas la victime ; et alors il lui raconta le crime de Riculf. Dans ce temps-là, la science, devenue maintenant populaire, n'avait que des observations superficielles et inexactes sur des faits mystérieux, à présent avérés, mais dont elle ne sait encore qu'une seule chose, c'est qu'ils existent. Lasthénie était somnambule comme lady Macbeth… mais Mme de Ferjol n'avait peut-être pas lu Shakespeare. Or, c'est dans un de ces accès de somnambulisme, ignorés – tant ils étaient rares ! – de Mme de Ferjol et d'Agathe, que le Père Riculf l'avait surprise, une nuit, sortie de sa chambre et assise dans le grand escalier, endormie là, où elle avait passé tant d'heures dans son enfance, – éveillée et rêveuse, – et que, tenté par le démon des nuits solitaires, il avait accompli sur elle ce crime dont la malheureuse enfant n'avait pas eu conscience dans l'ignorance de son sommeil, et dont, seul, il devait répondre un jour devant Dieu. Seulement, pourquoi, le crime consommé, lui avait-il dérobé sa bague ? Était-il déjà le voleur qui devait être un jour le voleur à la main coupée qu'il était devenu ? Question sans réponse ! On se perd dans ces gouffres de mystère qu'on appelle la nature humaine. – Les somnambules donnent quelquefois des bagues, et cela ne prouve rien. Pour ma part, j'en ai connu une – (une jeune fille) – qui avait donné la sienne à un homme coupable du même crime que Riculf sur Lasthénie, et qui avait volontairement épousé l'effroyable fiancé de son sommeil, quoique avec une horreur invincible… Ne voulant pas avoir à rougir devant cet homme, la noble fille était morte après des années, mariée, en lui gardant une épouvantable fidélité.

Mme de Ferjol, qui n'avait jamais entendu parler de somnambulisme dans sa solitude des Cévennes, resta stupéfaite au récit de l'abbé de la Trappe. Elle était médusée par le crime de cet homme-fléau qui avait passé dans sa vie et celle de sa fille comme un vampire, et qui, de la monstruosité tombant dans l'ignominie, avait fini par cette vileté d'être un voleur.

Ici, la femme de race revint du fond de la mère indignée, et l'idée, l'abjecte idée du voleur, lui sembla plus insupportable à admettre que le crime même sur Lasthénie, consommé lâchement pendant le sommeil. Elle douta un instant de cette dernière turpitude, qui lui souillait deux fois sa fille. Mais l'abbé de Bric-quebec lui dit que la main coupée était bien la main du capucin Riculf, et que le malheureux, en effet, avait été réellement un des premiers bandits du siècle. Quand Agathe l'avait rencontré descendant les marches de cet escalier qui avait vu son crime, et laissant derrière lui le grand calvaire placé à la sortie du bourg, il était allé à tous les vices ! Ils cuisaient alors dans la chaudière où la Révolution bouillait, prête à déborder sur le monde. C'était l'heure où l'Église elle-même avait besoin de persécution, et de se retremper dans le sang des martyrs. Quand Riculf sortait, par un crime, de son ordre, chabot, le capucin de la Révolution, en sortait peut-être aussi… Mais Riculf avait cette supériorité sur Chabot, qu'il s'était repenti, plus tard.

Après des années d'une vie de forfaits, il était arrivé, un soir, à la Trappe de Bric-quebec, dans le plus affreux désespoir, montrant un de ces repentirs qui ne prennent que les âmes puissantes… « Si vous me chassez, – dit-il à l'abbé, – vous me renverrez à l'Enfer d'où je sors ! » « Et moi et mes frères, – dit l'abbé à Mme de Ferjol, – nous nous souvînmes que la Trappe, c'est le refuge des criminels qui ne sont pas punis par les hommes, et nous ouvrîmes les portes de la nôtre à celui-ci et nous les fermâmes sur lui contre la justice du monde, au nom de la bonté du Ciel ! Le Père Riculf était une de ces âmes qui, en rien, ne connaissent de limites. Il a vécu des années parmi nous dans la plus expiatrice des pénitences…

– Et il est mort comme un saint, n'est-ce pas ? » interrompit Mme de Ferjol, révoltée, et en éclatant de la plus amère des ironies.

Mais se reprenant, et d'un ton moins insultant :

« Mon père, dit-elle, – pouvez-vous croire qu'un pareil homme puisse jamais entrer dans le Ciel ?…

– Du moins, – dit le miséricordieux prêtre, – il a vécu des années et il est mort comme quelqu'un qui veut y monter.

– S'il est au Ciel, je n'en voudrais pas avec lui ! » dit Mme de Ferjol avec une obstination devenue un entêtement aveugle et presque de la rage.

Le doux prêtre fut blessé au plus profond de sa charité, mais il n'abandonna pas l'impitoyable femme. Il revint plus d'une fois la voir à Olonde. Il aurait voulu ramener à des sentiments plus chrétiens cette âme, si religieuse par la foi. Mais il ne pouvait pas. Cette âme résistait. Une haine, née du ressentiment que de savoir sa fille innocente avait augmentée, pour l'homme du crime, comme elle l'appelait, confisquait à son profit les autres sentiments de son âme. Dieu avait pardonné peut-être, mais elle, non !

Elle ne pardonnerait pas. Elle ne voulait pas pardonner. Sa haine devint une possession. Elle fut la possédée de sa haine. Rien n'y put de ce que lui dit l'abbé Augustin qui s'efforçait d'introduire dans cette âme violente et ulcérée l'huile adoucissante que le bon Samaritain fit couler dans les blessures de l'homme de l'Évangile qui « descendait de Jérusalem à Jéricho.

– Mme de Ferjol opposait inflexiblement aux paroles de l'abbé et à tout, l'idée de cet outrage fait à l'hospitalité trahie par ce prêtre, qu'elle appelait un Judas ; et même, un jour, cette haine féconda un affreux désir (chose étrange et que toutes les âmes passionnées comprendront). Il se dégagea de sa haine une horrible curiosité qu'elle savait pouvoir satisfaire…

Elle qui n'ignorait rien des choses religieuses, elle savait que les trappistes, qu'on enterre sans cercueil, la face découverte, restent exposés dans leur tombe, où, tous les jours, chacun des leurs vient jeter sa pelletée de terre jusqu'à ce qu'ils en aient cette suffisance de six pieds d'argile qui nous suffit à tous, hélas ! Eh bien, elle voulut voir encore une fois ce Riculf abhorré, et repaître ses yeux du spectacle de son cadavre ! La haine est comme l'amour. Elle veut voir… « Il n'y a pas – se dit-elle – si longtemps qu'il est mort. Les Bienheureux n'ont pas une figure comme les autres hommes. Quand on ouvre la terre ou le cercueil qui les renferme, on leur trouve des figures reposées et quelquefois rayonnantes qui disent qu'ils sont morts dans la bonne odeur du ciel. Je verrai donc si le scélérat, qui a fait peut-être dupe de son repentir l'abbé Augustin comme il m'avait fait dupe de sa sainteté, a la face d'un Bienheureux. » Et, sans le dire à la vieille Agathe, elle s'en alla à Bric-quebec un jour. Les femmes n'entrent jamais chez les trappistes, sinon à certains jours de fête et dans leur église seulement, mais leur cimetière, placé dans un champ à côté de leur monastère, est ouvert à tout le monde. Y passe qui veut, et elle y entra.

 

Elle trouva sans peine la fosse qu'elle cherchait. Le cimetière était désert, et la fosse du dernier trappiste décédé, creusée dans les hautes herbes, était bien la fosse de Riculf. Elle s'en approcha jusqu'au bord et regarda dedans avec ces yeux que la haine a comme l'amour, – ces yeux qui dévorent tout, – et elle vit le mort dans le fond de sa fosse. Malgré les pelletées de terre éparpillées autour du visage, et dont le plus grand nombre avait porté sur la partie inférieure du cadavre, on voyait encore la face d'un homme. Ah ! elle le reconnut, malgré cette barbe qui avait blanchi, et ces yeux sans regard que les vers rongeaient déjà dans leurs orbites. Elle enviait le sort de ces vers…

Elle aurait voulu être un de ces vers… Elle reconnut cette bouche audacieuse qui l'avait tant frappée dans les Cévennes, et dans laquelle Dieu lui-même avait écrit, de sa main, qu'il fallait se défier de cette bouche terrible. Elle était debout devant cette fosse, la contemplant, oubliant les heures, plongée des yeux dans ce trou où allait pourrir l'homme de sa haine, comme le soleil d'une soirée d'été plongeait à l'horizon… Elle l'avait dans le dos, ce soleil, et sa grande ombre à elle tombait dans la fosse, allongée par ce soleil qui se couchait en rougissant ses vêtements noirs de ses rayons. Tout à coup, une autre ombre s'allongea près de la sienne, et une main se posa sur son bras. Elle tressaillit. C'était l'abbé Augustin.

« C'est vous, Madame ? – fit-il, plus grave qu'étonné.

– Oui ! – dit-elle, avec une profondeur d'accent qui le fit frémir ; – j'ai voulu en régaler ma haine ! – Oh ! Madame, – dit le prêtre, – vous êtes une chrétienne, et ce que vous dites n'est pas chrétien, Venir regarder un mort dans sa tombe avec les yeux de la haine, c'est le profaner, et on doit le respect aux morts.

– À celui-là, jamais ! – fit-elle. – J'avais tout à l'heure envie de descendre dans sa tombe pour le fouler sous mes talons !

– Pauvre femme ! – dit le prêtre ; – elle mourra dans l'impénitence finale de sentiments trop absolus pour la vie. » Et, en effet, elle mourut à quelque temps de là, dans cette impénitence sublime que le monde peut admirer, mais nous, non !