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Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855

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Beau-frère de l'héroïque Desaix263, à qui, ainsi qu'à Kellermann, l'on assure que Napoléon dut le gain de la fameuse bataille de Marengo, d'où se déroulèrent ses destinées, le général était père d'un jeune enfant que Napoléon avait tenu sur les fonts baptismaux. Il voyait avec regrets que Napoléon quittait la France avec l'idée, peut-être, que lui, général Beker, eût sollicité cette mission, ou qu'il avait agi, en la remplissant, avec haine et rancune. Tourmenté de cette pensée qui honore son caractère, il s'en ouvrit au général Bertrand, et il lui dit qu'il serait au comble du bonheur, s'il pouvait apprendre que Napoléon n'entretenait pas de semblables préventions; qu'une manière qui lui paraissait naturelle et sincère de prouver à lui et à tous qu'il n'en était rien, serait de se rappeler que le jeune Beker était son filleul; à ce titre, un témoignage d'intérêt, un léger présent, en forme de souvenir, serait très précieux à son cœur. Le général Bertrand promit d'en parler à Napoléon, qui, après quelques réflexions, et sans charger le général Bertrand d'aucune parole particulière sur son message, lui remit, afin d'être délivré au général Beker, et pour son fils, encore enfant, une simple croix de légionnaire. Le général Bertrand s'acquitta assez publiquement de cette injonction, dont l'intention ne put pas être expliquée; car avec le don de cette décoration, ne pouvait pas exister la faculté de la porter; ainsi, l'on ne put s'accorder à décider si Napoléon avait entendu répondre avec ironie, complaisance ou dédain, à la demande du beau-frère de son ami, et du père de son filleul. Toujours est-il que ce fils de Beker, mort depuis d'une manière funeste, le jour même où il allait contracter un grand mariage, s'est montré, par sa bravoure pendant la guerre d'Espagne, en 1823, aussi digne qu'aucun de ceux qui ont été décorés par les mains de l'empereur, de porter ce signe de l'honneur; et qu'alors, il mérita sur le champ de bataille, et sa croix, et le droit de la placer sur sa poitrine.

La rade de l'île d'Aix est à quatre lieues de Rochefort, mais pour abréger la route, il est ordinaire de ne prendre un canot qu'au Vergeroux; c'est un village situé sur les bords de la Charente à trois quarts d'heure de marche de la ville. Quand l'instant du départ fut fixé et arrivé, les voitures entrèrent dans la cour de la Préfecture; et les embarcations nécessaires pour Napoléon et pour sa suite se rendirent au Vergeroux.

Napoléon ne voulut pas se séparer du préfet maritime sans lui donner quelque témoignage de gratitude. Déjà, comme prélude de marques plus considérables de générosité, il lui avait offert de garder, en propriété, ses équipages et ses chevaux (qui étaient d'une haute valeur) et qu'il renonçait à emmener; mais le préfet maritime avait pris la liberté de refuser, en lui disant qu'il n'avait été soutenu dans les soins infinis dont voulait bien parler Napoléon, que par le seul désir de remplir convenablement ses devoirs, et que toute preuve de satisfaction autre qu'une simple approbation, lui serait extrêmement pénible. Napoléon n'avait pas insisté, mais à l'instant de partir, il dit à M. de Bonnefoux: «J'ai longtemps cherché comment m'acquitter envers vous, que j'ai trouvé si différent, en général, de ceux à qui, jusqu'à présent, j'ai pu faire quelques offres et qui, cependant, avez bouleversé et épuisé votre maison pour moi et pour les miens. Je conçois parfaitement vos scrupules, mais, quelque purs qu'ils soient, j'espère que vous accepterez cette boîte dont la simplicité ne peut vous effaroucher, et qui n'aura de prix que celui que vous pourrez y attacher et que je voudrais pouvoir lui donner.»

Cette boîte était d'or, le dessus portait un N en diamants, et comme M. de Bonnefoux paraissait chercher un prétexte de refus: «Je le vois, dit Napoléon, vous craignez qu'elle ne contienne quelque chose; mais, tranquillisez-vous, elle est absolument vide et elle est digne de vous!» Il accompagna ces mots d'un sourire, et quand on sait que les six ans qui se succédèrent furent de longs jours de captivité, où, sans doute, le malheur ne fut pas assez respecté, quand on pense qu'alors, irrévocablement éloigné de sa femme, de son fils et du théâtre de ses actions prodigieuses, aucun autre sourire ne revint probablement épanouir ses lèvres contractées par l'infortune et le chagrin… on ne peut, en revenant sur ces adieux touchants, concevoir assez combien le cœur de Napoléon devait renfermer d'amers pressentiments et combien il dut prendre sur lui, pour donner à ce présent mémorable, le prix le plus élevé qu'il pût posséder: celui de paraître partir d'une âme reconnaissante et d'un cœur momentanément satisfait.

À l'arrivée des voitures264, la population de Rochefort inonda les rues et afflua aux fenêtres des maisons situées sur la route présumée de Napoléon, c'est-à-dire depuis l'hôtel de la préfecture jusqu'à la porte de la Rochelle. L'escorte était à son poste; les voitures se remplissent, le signal est donné, le cortège entre en mouvement; et, avec un grand fracas, il précipite sa course, il traverse la ville, et il se dirige vers le rendez-vous de l'embarquement. Les stores de la plupart des voitures étaient baissés, et l'on n'avait pu voir Napoléon lui-même dans aucune d'entre elles; mais il suffit que l'on pensât qu'il en occupait une, pour ne s'écarter nulle part de l'attitude du respect. Bien qu'on sût que le roi touchait aux portes de la capitale, bien que des drapeaux blancs s'arborassent sur divers points, cependant les ordres pour la tranquillité publique furent encore si bien entendus et exécutés, que pas une irrévérence ne vint troubler cette marche et ce départ, remarquables seulement par des saluts de «Vive l'empereur!»

J'avais aussi partagé la curiosité publique, j'étais placé à une croisée d'une maison voisine qui dominait, à la fois, la cour et le jardin de la Préfecture. Je me félicitais d'être assuré que Napoléon, cet élément de guerre, qui pouvait si facilement armer les Français contre les Français, eût enfin pris le parti de quitter la France; mais je ne pouvais maîtriser cet attendrissement secret qui s'attache aux grandes infortunes, et je m'y livrais en silence lorsqu'un nouveau bruit se fit entendre. Une belle voiture sortit de la cour des remises, traversa la porte grillée du jardin et vint s'arrêter au bas de la terrasse, en face de la porte d'entrée des appartements du rez-de-chaussée de l'hôtel; la portière s'ouvrit et la voiture attendit.

Mille idées se croisaient dans mon imagination quand, tout à coup, je vois apparaître Napoléon lui-même, que je croyais parti, et M. de Bonnefoux. Ils sortent, absolument seuls, de la Préfecture, et ils s'avancent: Napoléon a son costume favori, veste et culottes blanches, bottes à l'écuyère, habit vert d'uniforme avec épaulettes de colonel, son épée jadis si terrible, et le petit chapeau tant connu. Quelque chose de sévère est répandu sur ses traits; mais son pas précipité, révèle une vive agitation intérieure. Il traverse la terrasse, il en descend l'escalier, il s'appuie sur le marchepied de la voiture; il se retourne alors, il s'efface vers M. de Bonnefoux en écartant le bras gauche comme pour découvrir son cœur qui doit renfermer tant d'amertume, tant de combats, tant de déchirement; il prononce un nouvel et éternel adieu à la France et à lui… et il est emporté, avec la promptitude de l'éclair, vers la porte de Saintes qui est située au nord de la ville.

Il est facile de le concevoir, ce départ mystérieux, cette apparition tout à fait inattendue, la rapidité, la variété de la scène, cette dernière pause surtout qui semblait dire: «Vous ne me verrez plus!», tout aurait sans doute porté ma première émotion à son comble, si les cris redoublés: «Où va Napoléon?», qui sortirent naturellement de toutes nos bouches ne fussent venus occuper puissamment nos esprits. L'inquiétude était visible, et l'on se perdait en conjectures; mais nous apprîmes bientôt que la voiture, après être sortie par la porte de Saintes, avait pris sur la gauche pour rejoindre la route du Vergeroux; et il paraît qu'on avait seulement voulu éviter les hommages ou les regards265.

Napoléon, en rade, passa en revue les équipages et les troupes si dévouées, qui étaient en très bon état; cet appareil de guerre lui plut, quoiqu'il ne dût lui paraître que comme un atome de sa puissance première.

 

Cependant l'aspect de la croisière anglaise le replongeait bientôt dans ses méditations; la difficulté de sa position semblait alors l'absorber. Voyant les choses par lui-même, il découvrit, en effet, que la tentative serait infructueuse, s'il voulait, avec ses frégates, combattre ou tromper des croiseurs si nombreux, et cela dans le cœur de l'été où, pour ainsi dire, il n'y a ni vent ni nuit266. Comme, en ce moment, il ne lui restait aucun autre parti, il se prépara à se livrer aux Anglais, et à faire un appel à leur générosité267. Il entama donc quelques négociations, dans lesquelles il manifesta l'espoir d'être libre d'habiter les États-Unis ou l'Angleterre.

On a beaucoup parlé de ces négociations, et quelques personnes ont paru croire que les Anglais avaient comme adhéré aux désirs de Napoléon, et qu'ensuite ils avaient trahi leurs promesses.

Je conviens, qu'en général, la réputation du Gouvernement britannique peut valider un tel soupçon; mais, en cette transaction, j'ai connu les officiers de notre marine qui y ont été employés plus ou moins directement, j'en ai ouï discuter toutes les particularités sur les lieux; et je puis déclarer avoir vu, alors, tout le monde persuadé que le capitaine Maitland reçut Napoléon à son bord, seulement en qualité de prisonnier de guerre se réfugiant sur son vaisseau, pour aller réclamer l'hospitalité du prince Régent, feu Georges IV, à qui Napoléon écrivit que, comme Thémistocle, il demandait à être admis au foyer de son plus généreux et plus puissant ennemi268.

En y réfléchissant, d'ailleurs, ne voit-on pas que l'Angleterre n'était qu'un fragment de la vaste coalition de l'Europe entière, que le but avoué de cette coalition était de combattre la personne même de Napoléon, qu'enfin il était impossible que le ministère anglais pût prendre sur lui de rien statuer sur son compte, sans le concours des autres puissances? Les Anglais ne pouvaient donc rien stipuler par eux-mêmes, rien garantir, rien promettre; et le capitaine Maitland était moins en position, encore, que qui que ce fût, de se laisser aller à cet oubli de ses devoirs.

Une preuve concluante, c'est que Napoléon attendit jusqu'au dernier moment pour se rendre à bord des vaisseaux anglais; ses irrésolutions étaient même revenues dans toute leur force269, quoi qu'elles n'eussent plus alors de but réellement fondé. Le capitaine Philibert en écrivit au préfet maritime; celui-ci s'attendait, à chaque instant, à apprendre officiellement la rentrée du roi à Paris; aussi adressa-t-il, sur-le-champ, une lettre secrète au capitaine Philibert, en lui donnant l'avis particulier de la montrer à Napoléon. Treize drapeaux blancs, arborés par des bourgs et des villages voisins, flottaient dans les airs et frappaient les yeux de Napoléon, lorsque cette lettre, probablement péremptoire et dans laquelle on pressent facilement que la loyauté de M. de Bonnefoux l'informait que, d'après sa correspondance particulière, il savait que l'ordre de s'opposer à tout départ et de l'arrêter, allait être expédié de Paris… lorsque cette lettre, dis-je, l'arracha à ses incertitudes, et le décida à se faire conduire à bord du vaisseau anglais le Bellérophon, commandé par le capitaine Maitland270. Là, le nom de général, dont on le salua, fut le premier mot qui retentit à son oreille habituée à un titre plus pompeux; il ne put renfermer la peine qu'il en ressentit. Cette peine dut lui présager tout ce que, par la suite, son amour-propre aurait à souffrir dans sa détention de Sainte-Hélène qui dura six ans, qui amena prématurément le développement mortel de sa maladie, et qui imposée, avec des froissements continuels, à un homme de sa trempe, dut paraître un supplice bien long et bien cruel.

L'empereur avait montré trop de considération à M. de Bonnefoux pour n'avoir pas désiré connaître son opinion dans la conjoncture délicate de son départ, et cette opinion avait toujours été ou que l'Empereur, malgré la croisière anglaise qui bloquait Rochefort, partît pour les États-Unis, soit avec Joseph, soit de toute autre manière, ou qu'il allât se mettre à la tête de l'armée de la Loire, mais, surtout, qu'il ne se rendît pas aux Anglais271. Quelle horrible captivité de moins, si ce conseil avait été adopté!

Cependant, la vue de tant d'infortunes, le prestige qui s'attache à de si hauts personnages, tout avait fait naître dans le cœur des témoins des derniers jours politiques de l'empereur, un intérêt dont n'avaient pu se défendre ceux-mêmes qui, jouant un rôle passif, n'avaient pas partagé ses dernières espérances, ni embrassé son parti. Tous, ont pensé que si la vengeance de ses ennemis alla trop loin, la France et les Français sont, heureusement purs de tout reproche à l'égard d'un prince qui, malgré tout ce qui a pu s'ensuivre, les avait cependant délivrés du monstre de l'anarchie, les avait gouvernés pendant quinze ans, et avait répandu, sur leurs armes, un lustre que rien ne peut effacer.

CHAPITRE VI
LA RETRAITE DE M. DE BONNEFOUX

Sommaire: – La nouvelle du départ de Napoléon se répand à Rochefort. – Arrivée du préfet de la Charente-Inférieure, qui vient faire une enquête. – M. de Bonnefoux, son ami de collège, le conduit en rade. – La seconde Restauration. – Mission confiée par le ministre de la Marine à M. de Rigny. – Propos que tient ce dernier. – Destitution de M. de Bonnefoux. – Remise immédiate du service au chef militaire (aujourd'hui le Major général). – Situation pécuniaire. – Deux mille francs d'économies après treize ans d'administration. – Le chasse-marée. – Distribution des équipages et de la cave. – Le cheval que montait le général Joubert au moment de sa mort. – La petite propriété de Peyssot auprès de Marmande. – Liquidation de la pension de retraite de M. de Bonnefoux. – Deux ans plus tard, son condisciple le maréchal Gouvion-Saint-Cyr devient ministre de la Marine et le prie de se rendre à Paris. – M. de Bonnefoux s'y refuse. – Après la Révolution de 1830, on lui conseille sans succès de demander la Pairie. – Il consent seulement à se laisser élire membre du conseil général du Lot-et-Garonne. – Belle vieillesse de M. de Bonnefoux.

On apprenait, à peine, à Rochefort, le départ de Napoléon, les craintes des conséquences d'un séjour plus prolongé, en ce moment critique, étaient à peine écartées, que le préfet du département arriva de La Rochelle. C'était un ami de collège de M. de Bonnefoux, et il venait chercher, lui-même, la vérité des faits, pour en entretenir officiellement, de son côté, le ministre de l'Intérieur. M. de Bonnefoux lui proposa de le conduire en rade: cette offre fut acceptée; les deux préfets revinrent dans la nuit et le préfet de la Charente-Inférieure repartit aussitôt; car on venait d'apprendre la nouvelle de la seconde Restauration. En cette circonstance, aucun choc, aucune rumeur ne vinrent, après de si rudes commotions, troubler l'ordre public, à Rochefort. Or, c'est la vraie pierre de touche du mérite des chefs, c'est l'avantage que possèdent ceux qui sont justement chéris, d'obtenir dans tous les temps, non une obéissance factice, mais un dévouement illimité qu'ils imposent sans le commander. On voit souvent, il est vrai, conduire les hommes plus par des défauts qu'ils craignent d'irriter que par des qualités dont ils ne respectent pas assez la noblesse; ces qualités étaient celles de M. de Bonnefoux, mais son caractère était si évidemment ferme que, pour obtenir la soumission, il lui suffisait habituellement d'employer cette modération qui lui était propre.

Après des crises aussi vives, après tant de fatigues de corps et d'esprit, trop fier pour présenter une justification dont il croyait n'avoir pas besoin, ou qu'il n'aurait pu souffrir de voir qualifier d'adroite combinaison, M. de Bonnefoux ne pensa plus qu'à sa retraite. Elle devint d'autant plus l'objet de ses vœux, que, jugeant sa réputation principalement attaquée, et, en apparence, compromise, par cette multitude d'habitués des ministères et des palais, qui décident de tout sans approfondir les faits, il lui répugnait de leur répondre autrement que par le silence. Il se prépara donc à quitter ses emplois; mais ce fut en maintenant les esprits dans la concorde, en affaiblissant les exagérations, en sauvant à l'État le plus possible de ces officiers que les hommes du jour accusaient, artificieusement, d'être les ennemis du roi.

 

Peu après cette seconde Restauration, un officier supérieur de la Marine qui, depuis, a cueilli les lauriers de Navarin, et qui, à son tour, ensuite, est devenu préfet et même ministre de la Marine272, M. de Rigny fut envoyé, de Paris, en mission à Rochefort. Il était accompagné de M. de Fleuriau273, alors lieutenant de vaisseau; ces officiers dressèrent, sur les lieux, procès-verbal des événements et retournèrent à Paris. M. de Rigny avait dit à cette occasion, qu'il croyait que le ministre connaissait trop la position délicate où s'était trouvé M. de Bonnefoux, et qu'il lui rendait trop justice pour que celui-ci dût s'attendre à une disgrâce. M. de Bonnefoux qui savait que les ministres se laissent trop souvent dominer par l'intrigue ou par l'obsession, et qui, d'ailleurs, ne voyait pas la possibilité, ni ne formait le désir d'être alors conservé à son poste, en jugeait différemment. Bientôt, en effet, il fut destitué274, reçut l'ordre de se démettre immédiatement de ses fonctions, et son remplaçant fut annoncé.

Le service était constamment à jour; le préfet maritime le remit au chef militaire du port (aujourd'hui le major général) et il eut seulement à faire connaître sa destitution qui, comme à Boulogne, fut une nouvelle de deuil. Ensuite, il prit congé des chefs de service, des chefs de corps et des officiers attachés à sa personne. Libre de soins de ce côté, il régla les comptes de sa maison, il congédia, récompensa tous ses serviteurs, et, au lieu de voir terminer ses emballages dans son hôtel ou d'y attendre son successeur, il loua en ville une simple chambre garnie, et il l'occupait deux heures après avoir lu la dépêche. Ce fut là qu'ayant séparé ce qu'il avait à payer, de ce qui lui restait, il me dit d'un air satisfait: «J'avais bien peur, mon cher ami, d'être obligé de monter à la mansarde; mais il me reste: deux milles francs! c'est plus qu'il ne m'en faut pour mettre ordre ici à mes affaires, et pour ma route, mais il faudra que je parte par mer et que j'économise beaucoup.» Qu'on pense à ces deux mille francs après avoir été treize ans préfet maritime et l'on dira si son administration aurait pu être plus libérale; quel éloge que ce seul fait!

Cependant les deux mille francs ne m'étonnèrent pas, car je savais que M. de Bonnefoux connaissait le véritable prix de l'argent, celui de faire des largesses à propos, et de s'attacher, à l'occasion, par des bienfaits, les mêmes hommes qu'il charmait par des égards affectueux: mais le voyage par mer que signifiait-il? je le demandai: «C'est, me dit-il, que je veux fréter un chasse-marée pour mes effets et pour moi, et que je veux arriver par eau à Marmande où je meublerai la petite maison de campagne dont vous savez que je viens de devenir propriétaire par nos arrangements de famille: j'aurai, là, plus de soixante louis de rente, et je sais que je puis très bien vivre avec six cents francs; je ne suis donc pas à plaindre, et je me trouverai beaucoup d'argent de reste à la fin de l'année.»

Cette maison de campagne venait de lui tomber effectivement en lot et c'était un fragment de la fortune de son père; elle était affermée 2.500 francs, mais elle devait 1.100 francs de rente viagère à son plus jeune frère, qui avait presque tout perdu par suite de son émigration. «Quelle gêne, lui dis-je alors, vous allez vous imposer par ce voyage! vous n'allez donc pas à Paris pour faire fixer votre retraite?» «Non, non, dit-il, on penserait que je veux me justifier, on croirait que je veux me plaindre, solliciter, intriguer. Non, je n'irai pas. J'ai servi de mon mieux, ma carrière militaire n'a été que trop longue; mais elle est finie, et je veux dorénavant vivre pour moi: d'ailleurs, voyez comme ces alliés nous traitent, quelles contributions ils exigent! Le trésor est épuisé et il est de la délicatesse d'un bon citoyen de ne rien demander lorsqu'il peut s'en passer; l'État a trop de services à reconnaître, il doit commencer par ceux qui ne savent pas se résigner, ou qui ne le peuvent pas, et qui pourraient croire avoir à se plaindre d'être négligés275.» «Cependant, votre voyage sur ce chasse-marée!..»

«J'ai besoin, dit-il en m'interrompant, j'ai besoin d'être seul, et de respirer à mon aise; je veux aussi me remettre à la peine, car ce métier de préfet a trop de travail de cabinet, il amollit, et j'ai déjà eu plusieurs attaques de goutte!.. Quant à vous, mon ami, ajouta-t-il avec émotion et après un moment de réflexion, vous resterez à Rochefort, vous y continuerez votre carrière, en évitant de vous prévaloir auprès de vos chefs ou de vos camarades, de n'avoir pas servi activement pendant la dernière crise; car il ne faut ni se faire meilleur que les autres, ni désirer son avancement pour un acte, très louable, sans doute, et que j'aurais voulu pouvoir imiter, mais dont la récompense est dans la conscience, tandis que les services, seuls, comme officier de Marine, doivent, chez nous, être comptés pour l'avancement. Je ne regrette rien de mes emplois qu'à cause de vous, que j'aurais pu mettre à même de paraître avec distinction. Vous avez été retardé par vos huit ans de prisonnier de guerre; vous le serez par l'obligation à laquelle j'ai dû céder de mettre Rochefort avant moi; vous le serez encore parce que ma disgrâce rejaillira sur vous276, mais vous avez tous les éléments de la félicité privée; votre femme, vos enfants, votre humeur enjouée vous dédommageront de tout, et, peut-être votre sort sera-t-il envié par ceux-mêmes, que vous deviez devancer, et qui, profitant des circonstances, seront mis à votre place. Telle est la vie, tel est le monde, mais, quoique le hasard y joue un grand rôle, souvenez-vous, en définitive, que, presque toujours, notre bonheur individuel est en nous et qu'il dépend de nous.» «Élevé à votre école, lui répondis-je, j'ai de fortes raisons d'espérer que mon bonheur est, en effet, assuré…» et, détournant une conversation affligeante, je voulus revenir sur son projet de départ, mais rien ne put le dissuader; il persista: il partit seul, sans même un valet de chambre; il mit huit jours à son voyage; il sauva par sa présence d'esprit le chasse-marée, qui, sans sa vigilance et son activité, se serait perdu sur les roches, en entrant dans la Gironde; et, inébranlable dans ses projets, il arriva dans son pays natal, et il s'y installa pour toujours277.

Louis XVIII, dont la bonne foi dans les engagements financiers contribua puissamment à fonder notre crédit public, ne pouvait pas faire une exception contre M. de Bonnefoux: le temps de ses services fut donc compté, et il reçut bientôt l'annonce, que sa pension de retraite était fixée, comme le prescrivaient les règlements, sur le pied de vice-amiral ou de lieutenant général. Il vit cette nouvelle faveur de la fortune comme toutes les autres, car il en conclut, pour lui, l'obligation de faire tourner cet accroissement de bien à la prospérité de l'État; il se mit donc à répandre de nouveaux secours à l'indigence, à donner plus de travail aux ouvriers, à ouvrir sa maison de campagne278 à ses amis, à augmenter la valeur des produits de sa petite terre, à aider ceux qui étaient gênés. Il n'y avait que deux ans qu'il jouissait de son indépendance, lorsque le maréchal Gouvion-Saint-Cyr279, son ancien condisciple, qu'il avait reçu à Boulogne avec un plaisir tout fraternel, obtint le portefeuille du ministère de la Marine, qu'il quitta pour paraître ensuite à la tribune, comme ministre de la Guerre, avec tant de noblesse et d'éclat. À son arrivée au ministère de la Marine, la première question de l'illustre maréchal fut de s'informer, en détail, des causes de la destitution de son ami; il lui écrivit, aussitôt, qu'il était impossible qu'il n'y eût pas un malentendu, et il le pria chaudement de se rendre à Paris. L'ancien préfet lui répondit avec affection, mais il ne quitta pas ses champs, et il garda sa liberté.

La Révolution de 1830 trouva M. de Bonnefoux en possession de cette même liberté.

Plusieurs articles parurent alors dans les journaux qui rappelèrent ses services et sa retraite prématurée. Il reçut même, de quelques amis très haut placés, l'avis que s'il demandait la pairie, elle lui serait accordée. «Je suis le pair des paysans de mon village; leur répondit-il; les paysans de mon village sont mes pairs, c'est la plus belle des pairies, et je m'y tiens.»

Les seules instances auxquelles il céda, furent celles de ses compatriotes qui le nommèrent membre du conseil général du département.

Il se rallia donc au nouveau Gouvernement, qu'après la chute de celui de la Restauration, il regardait comme le meilleur possible; mais je lui ai souvent entendu dire, d'abord, qu'il ne comprendrait jamais qu'un souverain se laissât déposséder, sans avoir épuisé tous les moyens de résistance, en second lieu, que, si l'on avait voulu réellement le triomphe de la liberté, il aurait fallu s'arrêter à une régence en faveur du duc de Bordeaux qui, tout en préservant le principe salutaire de l'hérédité, aurait donné tous les moyens d'améliorer, autant qu'il dépend des hommes, les institutions que le pays devait aux inspirations de Louis XVIII.

C'est après une si belle carrière de désintéressement, de faits honorables, de beaux services, et de vertus publiques, privées, civiles et militaires, qu'irrévocablement fixé dans un des plus beaux climats de l'univers, M. le baron de Bonnefoux, entouré d'amour, de louanges et de bénédictions, jouit d'une vieillesse bien digne d'envie, et dont on peut dire:

«C'est le soir d'un beau jour; rien n'en trouble la fin280

263Le général Beker avait épousé la sœur du général Desaix.
264Voyez le récit de Gourgaud à la date du 8 juillet: «À quatre heures on part. Sa Majesté est dans la voiture du préfet. À 5 h. 10, Napoléon quitte la France au milieu des acclamations et des regrets des habitants accourus sur la rive. La mer est très forte; nous courons quelques dangers. À sept heures et quelques minutes, Sa Majesté aborde la Saale.»
265Le préfet maritime fit l'observation, car tout se remarque, dans l'existence d'hommes comme Napoléon, que deux membres de sa famille avaient vu: l'un le colonel de Campagnol, les débuts militaires du futur empereur dans son régiment d'artillerie, l'autre, lui-même, préfet maritime à Rochefort, le terme de sa carrière politique. Comparez Mémoires, p. 19, note 1. (Note de l'auteur.)
266Si la tentative de Joseph avait réussi, c'est que le lougre sur lequel il s'était embarqué pouvait, en raison de son faible tirant d'eau, longer la côte et se soustraire aux poursuites des navires anglais. Le projet du lieutenant de vaisseau Genty et de l'enseigne de vaisseau Doret reposait sur la même idée. Comp. Gourgaud p. 29.
267Dans l'entourage de Napoléon les avis étaient partagés. À la date du 12 juillet, Gourgaud déclare qu'il a donné à l'empereur le conseil de se rendre à la nation anglaise. Déjà le 10 juillet Las Cases et Rovigo avaient été envoyés à bord du Bellérophon.
268La comparaison de Thémistocle n'a pas paru juste à tous les esprits; car Thémistocle n'avait pas été vaincu par les Perses, et il était exilé de sa patrie. Napoléon, au contraire, était fugitif après la bataille de Waterloo; il était bloqué à Rochefort, et il ne se livrait aux Anglais que parce qu'il croyait impossible d'échapper à une croisière à laquelle son frère Joseph sut pourtant se dérober. En position, à peu près semblable, Annibal préféra s'empoisonner. (Note de l'auteur.)
269D'après MM. Viaud et Fleury, Histoire de Rochefort, t. II, p. 513: «Napoléon fit donner aux deux frégates l'ordre d'appareiller, mais le capitaine Philibert répondit froidement qu'il lui était défendu de tenter le passage si les bâtiments devaient courir le moindre danger.» L'ordre n'a pas été donné. Les Mémoires de Gourgaud ne peuvent plus laisser aucun doute à cet égard. Quant aux instructions et aux sentiments du capitaine Philibert, la réponse invariable qu'il fit à Napoléon jette sur eux tant de lumière qu'elle nous dispense d'insister.
270La lettre au prince Régent porte la date du 13 juillet. Napoléon s'embarqua le 15 sur le brick, l'Epervier, pour se rendre au Bellérophon.
271L'opinion de M. de Bonnefoux paraît avoir été celle de tous les officiers de marine. Gourgaud rapporte, p. 38 que le 13 juillet il remit au nom de l'empereur une paire de pistolets, à titre de souvenir, aux capitaines Philibert et Ponée. Il ajoute: «Ils me remercièrent en s'écriant: Ah! vous ne savez pas où vous allez! Vous ne connaissez pas les Anglais. Dissuadez l'empereur d'un tel projet.» En 1853, dix-sept ans après avoir écrit la présente Notice, M. de Bonnefoux rendant compte dans les Nouvelles Annales de la Marine du livre du comte Pouget sur la vie de son grand-père le vice-amiral Martin s'exprimait de la façon suivante: «L'amiral Martin eut connaissance de tous les projets qui furent proposés. Un seul eut l'assentiment du préfet maritime qui fut consulté et le sien: tous les autres furent écartés comme irréalisables ou compromettants: ce projet consistait à décider l'empereur à partir avec son frère, le roi Joseph, qui était également à Rochefort et qui s'était assuré un passage sur un bâtiment qui l'attendait dans un autre port que Rochefort. Le roi Joseph, le préfet maritime, l'amiral Martin s'épuisèrent à cet égard, en instances des plus pressantes; mais ainsi que le dit M. le comte Pouget, «d'autres avis prévalurent et Napoléon courut à sa perte».
272Il fut nommé ministre le 8 août 1829, mais il refusa de s'adjoindre à l'administration de Polignac: après la Révolution de 1830 il a exercé, pendant plusieurs années, ces hautes fonctions. (Note de l'auteur.)
273Sur M. de Fleuriau, voyez les Mémoires, p. 174, note 1, 190, 321.
274Le baron Casimir de Bonnefoux fut destitué le 26 juillet 1815. Il avait été près de treize ans préfet maritime. Sa mise à la retraite date du 1er janvier 1816.
275M. de Bonnefoux ne réfléchissait pas, alors, que les pensions de retraite des marins ne coûtent rien à l'État ni aux contribuables, car elles sont soldées par leur caisse des Invalides qui leur appartient en toute propriété. (Note de l'auteur.)
276Ces paroles se vérifièrent à la lettre, car peu après sa destitution, je fus mis en réforme; je fus rappelé plus tard, il est vrai, au service actif, mais relégué dans les rangs des officiers les moins favorisés; depuis lors, malgré mes efforts et ma bonne volonté, je ne pus acquérir aucun grade, si ce n'est à l'ancienneté. (Note de l'auteur.)
277En faisant les ventes, cadeaux ou distributions de ses équipages, de ses meubles particuliers et de sa cave, il pensa à son ami Baudry qui avait ses biens aux environs de Rochefort, il lui donna donc un très beau cheval appelé Milord qui avait appartenu au général Joubert. On assure que Sieyès avait fait obtenir à ce général le commandement de l'armée d'Italie, pendant que Bonaparte était occupé de son expédition plus brillante que vraisemblablement fructueuse en Égypte, afin de le mettre à même, à défaut de Bonaparte, de s'emparer du pouvoir en France, après quelques victoires; mais il fut tué sur ce même cheval que M. de Bonnefoux avait fait acheter, et qu'il affectionnait beaucoup. «Il est vieux, dit M. de Bonnefoux au colonel Baudry, mais pour vous dédommager du peu d'usage que vous en ferez, je vous l'enverrai avec sa bride, sa selle et sa chabraque.» On voit que, même en faisant un présent, et c'en était un de quelque importance, à cause des harnais qui étaient fort beaux, il voulait encore paraître recevoir un service, afin, sans doute, de diminuer le poids de la reconnaissance. En pareille position, lorsqu'il quitta Boulogne, il avait voulu faire accepter un envoi de vin précieux, et il avait écrit à celui à qui il le destinait: «Je suis le légataire universel du préfet maritime; vous êtes porté sur son testament pour tels et tels objets: c'est donc un devoir pour moi de vous les adresser, et j'y trouve le plaisir d'y ajouter l'expression de mon amitié.» – Rien, en général, si ce n'est peut-être l'agrément de sa conversation, n'égalait celui de sa correspondance, et le ton cordial qu'il savait y faire régner. (Note de l'auteur.)
278Dans une lettre datée de Bayonne le 3 mai 1834 et adressée à sa fille Nelly, alors âgée de 15 ans, plus tard Mme Pâris, M. de Bonnefoux décrit de la façon suivante les propriétés habitées aux environs de Marmande par des membres de sa famille: «Rolde, sur la droite, entre Tonneins et Marmande, est une propriété de ton cousin de Cazenove (V. Mémoires p. 2), où il s'est plu à rassembler les constructions, distributions, gentillesses des jardins dits anglais. Le Bédart est plus près de Marmande; tout y est de rapport; il appartient à Mme de Réau. En tirant vers l'est, sur la première chaîne des collines, qui, de ce côté, encaissent le riant bassin de la Garonne se trouvent, sur un plateau dominant une superbe plaine, le village et le château de Sainte-Abondance. M. de Cazenove, père, avait acheté celui-ci pendant la Révolution, pour le restituer à l'aîné des émigrés Bonnefoux et cette œuvre généreuse fut noblement exécutée. Le jeune Réau en jouit à présent, c'est un séjour charmant. En continuant vers le Nord, on laisse Navarre propriété perdue pour la famille pendant l'émigration, et l'on arrive sur la seconde chaîne de collines à Peyssot, où demeure ton oncle l'ancien préfet maritime et qui réunit un peu d'agréable à beaucoup d'utile.»
279Laurent comte de Gouvion-Saint-Cyr, maréchal de France, fut ministre de la Marine du 23 juin au 12 septembre 1817, entre le vicomte du Bouchage et le comte Molé.
280Le baron Casimir de Bonnefoux, qui ne s'était pas marié, mourut le 15 juin 1838 dans sa propriété de Peyssot, près de Marmande, à l'âge de 77 ans. Son cousin lui avait en 1837 communiqué la présente notice, écrite l'année précédente. Tout en l'engageant par modestie à la détruire, il n'avait pu méconnaître son exactitude.