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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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III

Deux sœurs sourdes-muettes, élèves du R. P. Vanin, de la doctrine chrétienne. – La mort les ayant privées de leur instituteur, l'abbé de l'Épée se résout à continuer son œuvre. – Théorie du langage des gestes. – Il ignore entièrement les travaux de ses prédécesseurs. – Ses premières tentatives. – Objections des philosophes et des théologiens. – Réponses victorieuses à ces objections. – Important avis du R. P. Lacordaire.

Ce fut vers l'année 1753, suivant toutes les probabilités, qu'une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-St-Victor, qui faisait face à celle des frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis étant absente, on l'introduisit dans une pièce où se tenaient ses deux filles, sœurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux d'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse! Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. A quelle cause attribuer ce silence opiniâtre?

Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin la mère arrive. Le vénérable visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable R. P. Vanin ou Fanin, prêtre de la doctrine chrétienne de St-Julien-des-Ménétriers, à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du Ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier.

A partir de ce jour, il remplira auprès de ces infortunées la place que le père Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir dans le langage des gestes la pierre angulaire que le Ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet. Intimement convaincu de la possibilité d'appliquer à cet enseignement ce principe que les idées et les sons articulés n'ont pas de rapport plus immédiat entre eux que les idées et les caractères écrits, principe évident qui s'est gravé dans sa jeune intelligence dès les bancs de l'école, il ne se laisse pas effrayer par les obstacles qu'il prévoit dans un monde nouveau dont il n'a pas exploré les routes; car il ne soupçonne pas même les travaux de ceux qui, avec des mérites divers, l'ont précédé dans la carrière. Son génie, planant sur la sphère des possibilités, a déjà saisi ce qui échappe aux regards vulgaires, et le globe entier retentira bientôt des succès inouïs obtenus par ce grand homme à l'aide de la mimique, cette langue universelle, vainement cherchée par les philosophes et par les savants de tous les siècles et de tous les pays13. Les écoles que l'humanité a élevées, et qu'elle élève encore à l'envi sur tous les points de la France et dans toutes les contrées du monde, sont autant de temples qui proclament le Dieu dont le souffle vivifiant les a édifiées. Mais alors tout était encore à faire. De longtemps l'heure du repos ne sonnera pour l'apôtre des sourd-muets, ou plutôt il n'y aura jamais pour lui de repos sur la terre.

En 1760, il met en lumière sa méthode, qui doit lui attirer les critiques de quelques philosophes et de quelques théologiens. Les premiers s'obstinent à dénier à tout autre sens qu'à l'ouïe la vertu de transmettre au sourd-muet les connaissances que reçoit le parlant par cette voie, quoiqu'ils affectent, contradiction flagrante! d'admettre sans peine le vieil axiome: Nihil est in intellectu quod prius non fuerit in sensu (Il n'est rien dans notre esprit qui n'y soit entré par nos sens).

Les autres opposent à l'abbé de l'Épée ces paroles de l'apôtre: Fides ex auditu (I. Rom. 10-17). La foi nous vient par l'ouïe.

Il ne fut pas difficile à notre instituteur de démontrer aux philosophes que les formes visibles peuvent produire le même effet que les sons fugitifs, et que ces deux moyens ne sont susceptibles de nous fournir des idées qu'à la condition qu'elles seront interprétées par quelque signe extérieur, commun à l'espèce humaine, et que ce signe extérieur fixera ensuite dans la mémoire ce que les mots prononcés ou écrits signifient dans l'intention de ceux qui les prononcent ou les écrivent.

On ne se tint pas pour battu; on évoqua l'effrayant fantôme de la métaphysique. Il n'embarrassa pas davantage le grand homme. «Le langage mimique est, observa-t-il avec ses yeux d'aigle, susceptible de traduire tous les mots d'une langue quelconque jusqu'aux nuances les plus délicates qui les différencient.» Nous ajouterons même qu'à l'égal de la parole et même au-dessus, il réunit l'énergie, la flexibilité à la clarté, à la vérité, et que cet immense avantage tient naturellement aux lois immuables et éternelles de notre organisation physique.

On se rappelle, du reste, que la question avait été souverainement résolue ailleurs depuis des siècles, non-seulement dans une lutte engagée entre la mimique de Roscius et les périodes harmonieuses de Cicéron, mais aussi sur le théâtre de Rome, où, après ce célèbre comédien et après Ésope, l'art des Pylade et des Bathylle balançait, effaçait même l'art des Sophocle et des Ménandre.

L'abbé de l'Épée remet non moins victorieusement sous les yeux des théologiens le sentiment d'Estius sur le texte de saint Paul. «La lecture, dit-il, des vérités saintes de notre religion, qui, selon le docteur qu'il regarde14 comme un des plus habiles commentateurs des Écritures divines, se fait par le secours des yeux, est comprise dans ces paroles de l'apôtre: ex auditu; car, s'il est vrai que le plus grand nombre de ceux qui se sont convertis à la foi n'en ont appris les vérités saintes que par la voix éloquente des ministres qui les leur ont prêchées, on ne peut pas disconvenir, non plus, qu'il n'y en ait eu beaucoup auxquels ces vérités saintes ont été transmises par la lecture. Les saints Évangiles ont été écrits afin qu'en les lisant, on crût les vérités saintes qu'ils renferment: Ces choses ont été écrites, dit l'apôtre saint Jean dans son Évangile (chap. 28, v. 31), afin que vous croyiez que Jésus est le fils de Dieu, et qu'en le croyant, vous ayez la vie en son nom

Notre infatigable athlète ne s'arrête pas là; il invoque avec une nouvelle force les lumières de saint Augustin, en démontrant comment ce grand docteur explique la raison d'un arrêt qui semble, au premier abord, exclure les sourds de naissance de la perception de la foi, arrêt dont, à la honte de l'humanité, on a fait si fréquemment un si étrange abus: Quod vitium ipsam impedit fidem. C'est, dit saint Augustin, parce que le sourd de naissance, ne pouvant apprendre à connaître les lettres, il lui est impossible de recevoir la foi par le moyen de la lecture: Nàm surdus natus litteras, quibus lectis fidem concipiat, discere non potest.

«Après tout, que serait-il arrivé, s'écrie enfin l'abbé de l'Épée, si l'un et l'autre eussent connu les secrets de la langue des sourds-muets?»

Nous ne pensons pas qu'il soit hors de propos de placer ici, en passant, l'opinion du père Lacordaire, qui n'est certainement pas sans importance, même après celle de ses illustres devanciers.

Lors du séjour du célèbre dominicain à Nancy, en 1844, un professeur sourd-muet de cette ville, M. Richardin me pressa de l'accompagner chez lui. Il y tenait d'autant plus, qu'il était loin d'être satisfait de la manière de voir de l'éloquent dominicain par rapport aux sourds-muets en ce qui touche la foi. Il se permit donc de l'interpeller à cet égard, et cette interpellation provoqua de la part du grand prédicateur un sourire, plein d'indulgence. Il saisit la plume et jette à la hâte sa réponse sur le papier. Qu'on juge de l'explosion de la joie de mon collègue à la lecture de l'explication suivante du texte de saint Paul!

«L'apôtre des gentils veut dire que la foi vient de la révélation faite à l'homme par la parole de Dieu; peu importe que l'homme entende la parole de Dieu par l'ouïe ou par un sens qui supplée à l'ouïe. – La foi est l'adhésion de l'âme à la parole de Dieu, manifestée à l'homme de quelque manière que ce soit

Ainsi il demeure dûment avéré que c'est par la révélation extérieure que nous sommes initiés aux vérités naturelles et surnaturelles, et qu'on est fondé à interpréter de la même manière cette autre observation de S. Paul: «Comment les hommes invoqueraient-ils le Dieu en qui ils ne croient pas? Et comment croiraient-ils en lui, s'ils ne l'entendent pas? Et comment enfin l'entendraient-ils, s'il ne leur est pas annoncé?» Quomodò ergò invocabunt in quem non crediderunt? Aut quomodò credent ei quem non audierunt? Quandò autem audient sinè predicante? (Rom. 10, 14-15.)

 

IV

Lutte plus sérieuse du célèbre instituteur des sourds-muets avec les hommes de sa spécialité. – Publication de ses divers travaux sous le voile de l'anonyme. – Succès de ses séances publiques. – Intérêt que lui portent Louis XVI, Joseph II et Catherine de Russie. – Sa réputation grandit avec son zèle. – Exercices en français, en latin, en italien, en espagnol, en anglais. – Quelques taches éparses dans l'ensemble de son système. – Puériles décompositions grecques et latines.

L'abbé de l'Épée eut encore à lutter avec de nouveaux adversaires plus terribles pour lui: c'étaient des hommes spéciaux qui se livraient au même enseignement. Après avoir longtemps résisté aux instances réitérées de ses amis relativement à la publication de sa méthode, il dut se déterminer à faire violence à sa modestie, et non seulement prendre un parti qui importait à l'intérêt général de la nombreuse famille de déshérités dont il s'était constitué le père, mais admettre encore des étrangers à suivre les cours qu'il leur faisait journellement.

A chaque séance, l'admiration publique allait crescendo et se communiquait comme par un fil électrique d'un bout du monde à l'autre. C'est ce qui explique l'empressement des savants les plus distingués et des plus grands personnages à se presser autour de l'humble instituteur. Dire quel effet ses démonstrations lumineuses produisirent sur leur imagination est chose difficile. Tout le monde sait le haut intérêt dont elles furent également l'objet de la part de Louis XVI, de l'empereur Joseph II et de Catherine II, impératrice de Russie.

Au milieu de ces félicitations universelles, l'abbé de l'Épée crut néanmoins devoir garder l'anonyme en publiant ses réponses aux pamphlets lancés contre son nouveau système, ses quatre lettres renfermant à la fois l'exposé et la défense de ce système, son livre de l'Institution des Sourds-Muets par la voie des signes méthodiques, in-12 (1774-1776), ouvrage qui contient le projet d'une langue universelle fondée sur des signes naturels assujettis à une méthode commune, et, huit ans après, sa Véritable manière d'instruire les Sourds-Muets, confirmée par une longue expérience. Toutefois, le célèbre instituteur eut beau envelopper son nom d'un voile épais, son mérite transcendant brilla à tous les yeux, et, s'il dut lui en coûter beaucoup d'être si pompeusement prôné, si unanimement porté aux nues, sa joie intérieure n'en fut pas moins grande quand il vit qu'il recueillait la moisson bienfaisante qu'il avait semée à la sueur de son front. Laissons-le parler lui-même:

«Aujourd'hui les choses sont changées de face. On a vu plusieurs sourds-muets se montrer au grand jour. Les exercices (en français, en latin, en italien, en espagnol, en allemand et en anglais) sur les sacrements et sur les vérités de la religion ont été annoncés par des programmes qui ont excité l'attention du public. Des personnes de tout état et de toute condition y sont venues en foule. Les souteneurs ont été embrassés, applaudis, comblés d'éloges, couronnés de lauriers. Ces enfants, qu'on avait regardés jusqu'alors comme des rebuts de la nature, ont paru avec plus de distinction et fait plus d'honneur à leurs pères et mères que leurs autres enfants qui n'étaient pas en état de faire la même chose, et qui en rougissaient. Les larmes de tendresse et de joie ont succédé aux gémissements et aux soupirs. On montrait ces acteurs de nouvelle espèce avec autant de confiance et de plaisir qu'on avait pris jusqu'alors de précaution pour les faire disparaître.»

Toutefois, notre admiration aveugle ne va point jusqu'à nous faire accorder sans restriction tous nos éloges à notre maître. Nous ne croyons pas même insulter à sa gloire en signalant ici les quelques écarts de son génie qui déparent son œuvre admirable. On va le voir, en effet, tout à l'heure se contredire lui-même, après avoir démontré avec une dialectique victorieuse à quel point il importe de s'en tenir religieusement aux principes fondamentaux sur lesquels repose l'éducation du sourd-muet, et quelles immenses ressources recèle la mimique quand on s'efforce sérieusement de la perfectionner.

Je prends au hasard quelques passages de sa véritable manière d'instruire les sourds-muets.

Voici de quelle manière il enseigne l'emploi des articles: «Nous faisons observer au sourd-muet (dit-il pages 16-17) les jointures de nos doigts, de nos mains, du poignet, du coude, etc., et nous les appelons articles ou jointures. Nous écrivons ensuite sur le tableau que le, la, les, de, du, des, joignent les mots comme nos articles joignent nos os (les grammairiens nous pardonneront si cette définition ne s'accorde pas avec la leur). Dès lors le mouvement de l'index droit, qui s'étend et se replie plusieurs fois en forme de crochet, devient le signe raisonné que nous donnons à tout article. Nous en exprimons le genre en portant la main au chapeau pour l'article masculin le, et à l'oreille, où se termine la coiffure d'une personne du sexe, pour l'article féminin la. L'article pluriel les s'annonce par le mouvement répété des quatre doigts d'une ou de deux mains en forme de crochet. L'apostrophe s'indique en faisant en l'air une apostrophe avec l'index droit. Il faut y ajouter le signe de masculin, si l'apostrophe est suivie d'un nom substantif masculin, et, au contraire, le signe de féminin, si le nom substantif qui suit est un nom féminin.

«De, du, de la, des, sont des articles au second cas. Il faut donc ajouter au signe d'article le signe de second et ensuite le signe de singulier ou de pluriel, de masculin ou de féminin. Nous avons soin de faire observer que le de, du, des de l'ablatif n'est point un article, mais une préposition qui a son signe particulier à proportion de l'usage auquel on l'emploie.»

S'agit-il d'expliquer le cas? «Il faut (dit-il pages 18-19) en faire apprendre les noms au sourd-muet par la dactylologie, nominatif, génitif, datif, etc., sans se mettre en peine de lui expliquer pourquoi on leur a donné ces noms. Mais ils ont chacun les signes qui leur sont propres: premier, second, troisième degré, etc., par lesquels on descend du premier cas, qu'on appelle le nominatif, jusqu'au sixième, qu'on nomme l'ablatif, et ce sont des signes beaucoup plus intelligibles que ceux qu'on pourrait appliquer à ces différents noms, après même en avoir donné la définition. Nous dirons (page 28) comment premier, second, troisième, etc., se distinguent d'un, deux, trois, etc.

«Quant au signe du mot cas, il s'exprime de cette manière: on fait rouler l'un sur l'autre les deux index en déclinant, c'est-à-dire en descendant depuis le premier jusqu'au sixième.

Pour ce qui regarde les signes de certains mots composés15, l'abbé de l'Épée est d'avis de les décomposer matériellement à l'aide du grec et du latin, au lieu d'en caractériser la valeur intrinsèque par un trait aussi rapide que la pensée. Ainsi, satisfaire signifie, selon lui, d'après sa décomposition latine, FAIRE ASSEZ; introduire, signifie CONDUIRE DEDANS.

Elle n'est certainement pas moins étrange la distinction qu'il a cru devoir établir (pages 57-58 ibid.) entre les différents passés: j'ai aimé, – j'aimai, – j'ai eu aimé, – j'eus aimé, – j'avais aimé, en les désignant par premier, deuxième, troisième et quatrième parfait, après avoir jeté, pour chacun d'eux, la main par dessus l'épaule, signe commun à tout passé.

Il n'entre pas dans le plan de mon ouvrage de m'attacher laborieusement à relever une à une les fautes dans lesquelles est tombé l'abbé de l'Épée. Ma tâche est plus belle; j'ai à le montrer à tous les yeux couronné d'une brillante auréole de gloire. D'ailleurs, de pareilles erreurs ne glissent-elles pas inaperçues à travers les innombrables démonstrations dictées par la plus saine logique, à travers les magnifiques préceptes qu'il puise dans les trésors de son inépuisable charité?.. Que conclure de là, sinon que notre grand apôtre serait Dieu lui-même, s'il était parfait?

V

Les signes naturels seuls peuvent-ils suffire à l'expression même des idées métaphysiques? – Divers essais infructueusement tentés pour arriver à une écriture universelle. – Descartes et Leibnitz ne croient pas à la possibilité d'un succès. – M. de Lamennais est d'un avis contraire. – La fusion de toutes les langues en une seule, si elle était possible, serait-elle durable? – La mimique est la seule langue universelle. – Tentative heureuse de Bébian pour peindre le geste et le fixer sur le papier comme on y fixe la parole. – Sa MIMOGRAPHIE.

Avant de passer outre, il me reste à réfuter une objection qu'on a prétendu opposer à la donnée primitive de la méthode de l'abbé de l'Épée.

«La langue des sourds-muets n'aurait pas besoin, a-t-on dit, d'être apprise, si elle ne consistait qu'en signes naturels; mais la diversité des opérations de l'esprit et le nombre infini de relations dont la combinaison des idées rend les objets susceptibles ne permettront jamais d'exprimer par ces seuls signes tout ce qui se passe en nous, et, malgré les rêveries de St-Martin et de quelques autres idéologues, l'on sera toujours obligé de recourir aux signes conventionnels. Ces considérations auraient dû convaincre les glossographes de l'impossibilité même absolue d'établir une langue vraiment universelle.»

Nous accorderons que les essais tentés par plusieurs savants, sous diverses dénominations16, ont tous échoué jusqu'à présent, comme il était indubitable qu'ils échoueraient, puisqu'ils n'avaient rien moins pour but que de résoudre le problème, jusqu'alors insoluble, d'une classification raisonnée des idées à substituer à l'ancien catalogue des mots par ordre alphabétique.

S'il faut ajouter foi à certains témoignages, Leibnitz aurait emprunté à Descartes l'idée de son Alphabet des pensées, titre dont il a décoré sa langue caractéristique universelle, consistant dans le catalogue exact des notions composées, c'est-à-dire des pensées, des jugements, marqués chacun d'un caractère propre et spécial.

Descartes, après avoir tâché de démontrer, de son côté, qu'il est absolument impossible d'essayer de fixer une langue universelle, à moins d'établir un ordre logique et suivi entre toutes les pensées qu'enfante l'esprit humain, comme il en existe naturellement entre les nombres, se croit fondé à conclure (Lettres, – tom. 2, p. 550), que ce n'est que dans le pays des romans que cette langue peut devenir familière à tous les habitants d'une ville, à tout un peuple, à tous les peuples.

De nos jours, M. de Lamennais paraît, au contraire, intimement convaincu de la solution possible du problème, quand il dit dans son Esquisse d'une philosophie: «Le mélange des langues tend à rendre commun aux familles distinctes qui les parlent le développement de chacune d'elles, à fondre tous les progrès dans un seul progrès, le progrès de l'espèce: ce qui fait concevoir une époque future où, la fusion étant complète et le genre humain étant parvenu à se constituer dans l'unité, toutes les langues aussi se fondront dans une seule langue universelle.»

 

Après les diverses raisons alléguées par ces grands philosophes, serons-nous mal venu à soutenir, supposé même que cette tentative fût couronnée d'un plein succès, que les passions ou les caprices de chaque peuple finiraient nécessairement par effacer bientôt le caractère d'unité qu'on serait parvenu à imprimer à ce projet de langue universelle?

Et serons-nous plus mal venu, nous sourd-muet, à vous offrir pour essai (c'est aux savants que nous nous adressons), après notre illustre maître l'abbé de l'Épée, la langue dans laquelle nous nous communiquons nos pensées et nos sentiments sans proférer une parole, la mimique? Observez-le bien, cette langue suffit abondamment, selon nous, à tout ce qu'on est en droit d'exiger d'elle, si restreint qu'on suppose, à priori, le nombre d'éléments dont elle se compose. Mais ce que vous y remarquerez vous avertira assurément que, pour en arriver là, elle a besoin de vous voir réunir hardiment vos efforts aux nôtres. Et qui d'entre vous se refusera à reconnaître, après cela, que Descartes a eu tort de nous renvoyer au pays des chimères?

D'un autre côté, un des disciples les plus brillants de l'abbé de l'Épée, Bébian, ancien censeur des études à l'institution des sourds-muets de Paris, est venu à bout de peindre le geste et de le fixer sur le papier comme on y fixe la parole. Sa mimographie, qui n'est qu'un essai, ne renferme, il est vrai, qu'un petit nombre de caractères à l'aide desquels il démontre la possibilité d'écrire tous les signes qu'on veut, mais il ne tient qu'à nous d'élargir son cadre et de la mettre à la portée du genre humain. D'avance nous pouvons répondre du succès, car il repose sur le fond de notre nature même, je veux dire sur notre organisation physique. En effet, le langage des gestes n'est-il pas le premier que nous apportons tous en naissant? L'usage seul si commode de la parole vous force plus tard à négliger de le cultiver aussi soigneusement, aussi fructueusement que nous le faisons, nous qui sommes déshérités de cet avantage.

13Chateaubriand a dit quelque part en parlant des sauvages de l'Amérique: «La conversation devint bientôt générale, c'est-à-dire par quelques mots entrecoupés de ma part et par beaucoup de gestes, langage expressif que ces nations entendent à merveille et que j'avais appris parmi elles.»
14Lettre seconde de l'instituteur des sourds-muets à M. l'abbé *** en 1772 (Institution des sourds-muets par la voie des signes méthodiques).
15Institution des Sourds-Muets, par la voie des signes méthodiques. 1re partie. Page 89.
16La Polygraphie ou écriture universelle, cabalistique, de Trithème. – L'ouvrage de Comenius intitulé: Janua linguarum reserta (1601). – Bécher de Spire (1661). Character pro notitiâ linguarum universale. – John Wilkins, an essay towards a real character and philosophical. – La Pasigraphie, ou écriture universelle, du chevalier de Maimieux. —L'anti-pasigraphie de Vater. —Manuel polyglote de Cambry, d'après le plan de Bécher. —Essai pasigraphique de Zacharie Nather. —Cours de Pasigraphie de Schmid, ouvert en 1807 au lycée de Dilengen. Ces citations sont extraites de l'Investigateur, journal de l'institut historique. Tome IX, 172e livraison. – Mars 1849.