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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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XV

Lettre de l'abbé de l'Épée à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux. – Preuves, suivant le célèbre instituteur, de l'identité de Joseph et du comte de Solar. – Particularités remarquables. – Détails peu édifiants sur la mère du sourd-muet. – Réponse de Me Tronçon-Ducoudray à l'abbé de l'Épée. – Extrait mortuaire constatant, à son avis, le décès. – L'illustre avocat modifie, plus tard, son opinion. – Ses aveux à M. Bouilly, auteur du drame de L'abbé de L'ÉPÉE.. – Confirmation de la sentence du Châtelet par le parlement de Paris, qui ordonne, en outre, un supplément d'enquête et d'instruction.

L'abbé de l'Épée, dans sa lettre de 72 pages à Me Élie de Beaumont, défenseur de Cazeaux, le même qui avait gagné le fameux procès de Calas, rend compte, sous la date du 1er février 1779, de tout ce qui regarde son jeune protégé, administre les preuves constatant l'identité du mineur Joseph avec le comte de Solar, et tâche de détruire les diverses objections soulevées par les dépositions de tous les témoins qui ont comparu dans cette affaire. L'identité, suivant lui, consiste en ce que, comme le comte de Solar, Joseph avait une surdent qui lui a été arrachée par le chirurgien de l'Hôtel-Dieu, pendant le séjour qu'il y a fait, et en ce que, si le comte de Solar avait une marque, en forme de lentille, à la fesse gauche, Joseph a, sur la peau, plusieurs signes lenticulaires, dont un51 exactement à la même place.

Notre illustre instituteur a soin d'expliquer, entre autres faits, que, dans la maison de l'île Saint-Louis, où sa mère l'avait mis en pension, il y avait aussi deux demoiselles pensionnaires, plus grandes que lui, qu'il croyait naturellement ses sœurs, de sorte que, toutes les fois qu'il allait dîner chez M. Daustel, son grand-oncle, et chez Mme Desgodets, sa grand'tante, il avait soin de demander qu'on lui donnât quelque chose pour ses sœurs.

La mère de Solar, prouve ailleurs l'abbé de l'Épée, survécut deux ans à son fils. Elle mourut en 1775. Elle ne possédait pour tout bien que 800 livres de pension viagère, que lui faisait M. le comte d'Eu. Elle avait un loyer de 700 livres. Elle donnait à jouer à Toulouse… Elle ne vivait que d'emprunts. – Il existait encore, selon lui, une lettre de cette dame à M. Joisneau, son parent et son ami, par laquelle elle le priait de ne pas lui refuser quelque argent pour se faire croire plus riche vis-à-vis du père du monsieur qu'elle devait épouser, le conjurant de lui garder le secret sur la mort de son fils, qui, depuis deux ans, lui a coûté, dit-elle, 3,500 livres en remèdes.

A la fin de sa lettre, le vénérable instituteur s'écrie, du fond de sa conscience d'honnête homme:

Aperi os tuum muto et causis omnium filiorum qui pertranseunt.

Ouvrez la bouche en faveur du muet et pour soutenir la cause de tous les innocents que l'on veut perdre.

(Traduction de la Bible, par M. Le Gros). Prov. 31, 8.

Ce travail, extrêmement remarquable au point de vue de la dialectique, est précédé d'un Mémoire à consulter pour le sieur Bonvalet, avocat en parlement, tuteur du jeune comte de Solar, sourd et muet, mémoire suivi d'une Consultation du conseil, composé de MM. Boudet, Aubry, Cadet de Sainville, et d'une seconde consultation des mêmes, en date du 18 mars 1779.

Tandis que l'abbé de l'Épée prétend, sous le double rapport de la forme et du fond, découvrir, dans l'irrégularité des deux actes mortuaires invoqués, la preuve, sans réplique, de la parfaite identité du jeune Joseph avec le jeune comte de Solar, Me Tronçon-Ducoudray52, autre défenseur du sieur Cazeaux, s'efforce de combattre, dans deux plaidoyers des 1er et 9 mars 1779, les inductions qu'il en tire au préjudice de son client, et conclut de l'énoncé officiel de l'extrait mortuaire consigné dans le double registre envoyé au greffe de Toulouse, suivant la déclaration de 1776, que cet extrait mortuaire démontre incontestablement le décès du comte de Solar. Selon le même défenseur, le jeune comte de Solar avait, comme nous l'avons vu, été inhumé le 28 janvier 1774, dans la sépulture de la famille Cazeaux. Son père était mort au commencement de 1772, dans les environs d'Alby, chez un de ses amis, M. Cassagnac de Granier; quelques années avant son décès, il avait été frappé de paralysie et marchait difficilement.

Me Élie de Beaumont envisage la question sous toutes ses faces, et s'efforce de pulvériser les présomptions accumulées contre le sieur Cazeaux. Mais l'abbé de l'Épée ne se tient pas pour battu; il s'attache à expliquer toutes les contradictions imputées à Joseph dans ses interrogatoires, et prend à témoin, avec une nouvelle énergie, le mécontentement que son interprète sourd-muet, Didier ou Deydier, ne craignit pas de manifester au retour de l'audience, de ce que Joseph, selon lui, avait si mal répondu, et de ce que lui-même, pour remplir dignement son devoir, avait été obligé de traduire en conscience ses réponses. Le vénérable instituteur finit non-seulement par récuser les témoignages de ceux qui avaient été présents à l'acte d'inhumation comme n'étant, à ses yeux, de nulle valeur, mais encore par invoquer, principalement dans l'intérêt de sa cause, l'opinion d'un cousin germain de la dame Solar, magistrat respectable, qui ne cessait de la dépeindre comme très-expérimentée dans l'art de mentir.

Le 20 avril 1779, sur les conclusions de M. d'Aguesseau des Frênes, petit-fils du grand d'Aguesseau, le parlement de Paris confirme la plainte et la procédure.

«La cour ordonne que l'instruction sera continuée et qu'il sera informé par addition au village d'Orvilliers, à Roye, à Péronne et à Mondidier;

Ordonne d'entendre le sieur Lacombe, officier de la maréchaussée d'Amiens, le sieur du Candas, exempt de celle de Mondidier, et autres témoins qui pourront avoir connaissance de l'enfant sourd et muet trouvé, le premier août 1773, au village de Cuvilly, et vu quelques jours auparavant à celui d'Orvilliers;

Décrète de prise de corps le quidam qui a été demander aux sieur et dame Le Roux des nouvelles de son frère; ordonne qu'il sera amené prisonnier ès-prisons du Châtelet, et que son procès lui sera fait et parfait par les officiers du Châtelet;

Donne acte à M. le procureur général de sa plainte des faits de rature, surcharges, interlignes et variations à l'acte mortuaire, du 28 janvier 1774, du dénommé le comte de Solar, etc.; ordonne qu'il en sera informé par-devant les juges du Châtelet; décrète d'assigné, pour être ouïs, le sieur Durban, curé de Charlas, et les deux témoins de l'acte, etc.;

Ordonne que le sourd et muet nommé Joseph, Deydier, son interprète, Caroline de Solar et le sieur Cazeaux seront conduits par les juges et officiers du Châtelet, etc., à Toulouse, à Alby, la Granerie, les villages de Seisses, Saint-Elix-de-la-Terrasse, Montoussin, Montaigut, Charlas, et autres lieux qui se trouvent sur la route de Toulouse à Bagnères, ainsi qu'à Bagnères, pour être par eux dressé procès-verbal des gestes, signes et observations dudit Joseph et de son interprète dans tous les lieux indiqués;

«Les autorise à informer, récoler, confronter, interroger, recevoir toutes déclarations, etc., à l'effet de constater si ledit Joseph reconnaîtra les lieux et les personnes, etc., et s'il sera reconnu, etc.;

«Ordonne que le roi sera très-humblement supplié d'accorder lettres patentes attributives de juridiction et de territoire, etc., pour ce que dessus rapporté et joint au procès, être jugé définitivement, sauf l'appel en la cour;

«Ordonne que les neuf lettres écrites par le comte et la comtesse de Solar aux sieurs Joisneau et Villot, en 1768, 1769, 1771 et le 26 août 1773, seront déposées au greffe du Châtelet pour servir à l'instruction et au jugement dudit procès, ce que de raison.

«En ce qui touche l'appel de la sentence du Châtelet du 29 septembre 1778, met l'appelation et ce dont est appel au néant; émendant, ordonne que ledit Cazeaux sera par provisoire élargi des prisons où il est détenu par l'huissier de la cour de service, à la charge de se représenter, en état de décret de prise de corps, toutefois et quantes, etc.;

 

«Comme aussi à la charge que ledit Cazeaux ne pourra aller ni à Toulouse, ni à Charlas, ni dans tous les autres endroits où le mineur Joseph sera conduit, avant que les officiers du Châtelet aient procédé aux opérations ci-dessus et en leur présence, etc.»

XVI

Foi robuste de l'abbé de l'Épée. – Ses occupations et ses infirmités ne lui permettent pas d'accompagner le jeune Solar dans ses courses au midi de la France. – Diverses personnes intéressées dans l'affaire prennent la même direction. – Recherches long-temps infructueuses. – Joseph ne se reconnaît nulle part, pas même en présence de la tombe de son père. – On en exhume une tête d'enfant, avec une surdent semblable à celle qu'on a arrachée à Joseph. – Aventures d'un sourd-muet de Charleroi. – Parti qu'en tire le défenseur de Cazeaux. – Contradictions palpables, graves accusations formulées contre le pupille de l'abbé de l'Épée et contre les divers témoins qui déposent en sa faveur. – Nouvelle sentence confirmative du Châtelet.

Le jeune sourd-muet Joseph ne connaissait ni sa patrie ni sa famille, et probablement le bon, le loyal instituteur avait affaire à trop forte partie. Néanmoins, sa constance ne se rebuta point. Sa foi dans la Providence ne lui permettait pas de douter du succès de ses démarches. Cette foi était si sincère, si robuste, qu'un docte et pieux ecclésiastique l'ayant supplié de lui laisser vérifier les preuves par lui recueillies de la guérison d'un paralytique de Saint-Côme, dans la procession solennelle de l'Eucharistie, qui avait eu lieu en 1770 ou 1771: «Monsieur, répondit l'abbé de l'Épée, si le miracle se faisait à ma porte, je ne l'ouvrirais pas pour le voir.»

Il n'accompagna pas, comme on l'a prétendu par erreur, le jeune Solar dans ses courses au midi de la France; ses occupations et ses infirmités l'obligèrent à en charger le maître de pension M. Chevreau. Joseph eut, ainsi que nous l'avons dit, le sourd-muet Deydier pour compagnon et pour interprète. Comment réussiront-ils à découvrir le lieu de sa naissance? On conduit le pauvre délaissé à toutes les barrières de Paris; à la barrière d'Enfer, il indique que c'est par là qu'il est entré dans la capitale. Voilà un trait de lumière pour l'abbé de l'Épée, qui le fait partir pour Toulouse, le 19 août 1799, avec le sieur Olivier, conseiller au Châtelet, le sieur Deyeux, substitut, et un greffier. Ce ne fut que le 23 du même mois que le sieur Cazeaux et l'huissier, qui lui fut donné pour gardien, prirent la même route. Mme de Vormes se chargea d'accompagner Mlle de Solar dans cette direction.

Le rendez-vous général était à Saint-Jorry, près de Toulouse. Le 6 septembre, à six heures du matin, tous ces personnages sont réunis à l'entrée de la ville, qu'inondent les flots d'une population immense, avide de suivre leurs pas, d'examiner les traits de leurs visages et d'interroger leurs moindres mouvements. Le juge ordonne à Joseph et à son interprète de s'arrêter devant chaque maison dont l'aspect frappera le jeune Solar. Après avoir parcouru successivement tous les lieux témoins de son enfance et s'être transporté, les jours suivants, dans tous les sites où il est censé avoir porté ses pas, Joseph déclare ne rien reconnaître, pas même le lieu où repose le feu comte de Solar, son père, tandis que cette vue arrache des torrents de larmes à la jeune Caroline. On descend dans la fosse, et, aux yeux de toute la paroisse, on en retire sans fracture la tête d'un jeune enfant. Un autre jour (le dimanche 26 septembre), on en extrait tous les ossements et différentes dents cariées; on trouve enfin cette surdent si importante dans l'affaire, au dire du défenseur du sieur Cazeaux, cette surdent qu'on prétend avoir été arrachée à Joseph.

C'est en Picardie que se terminent les enquêtes. Nous jugeons à propos d'en extraire seulement ce qui a trait à l'inconnu qui vint à Cuvilly demander des nouvelles de son frère, et qu'on ne retrouva plus ensuite.

C'était un jeune homme, de quinze à seize ans, nommé Alexandre Joseph, qui, ayant quitté son père, Pinchon de la Motte, employé aux mines de Charleroy, avait mendié son pain en compagnie de son frère sourd-muet, âgé de neuf à dix ans, nommé Pierre Joseph, et qui était vêtu d'une roulière. Alexandre, le voyant tellement accablé de lassitude, qu'il ne pouvait plus poursuivre sa route, l'avait abandonné du côté de Cuvilly. A son retour chez son père, il lui avait dit que son frère était à Paris, où une dame l'avait fait placer; il lui avait offert d'aller chercher un certificat constatant le fait qu'il avançait, et, étant revenu quelque temps après, il avait apporté à son père un écrit sans signature, lui annonçant que son fils Pierre était à Bicêtre.

Cependant le défenseur de Cazeaux accuse l'abbé de l'Épée d'avoir laissé surprendre sa bonne foi. Il va jusqu'à soutenir qu'un homme revêtu d'un caractère honorable, le sieur Ducasse, juge à la monnaie de Toulouse, a préparé ce coup de théâtre avec le petit imposteur; il l'accuse formellement, il accuse les membres de la famille Hauteserre, témoins les plus favorables à Joseph. Il tire de nouveaux arguments contre ce dernier de ses variations, de ses contradictions manifestes, de ce qu'il appelle ses tergiversations incessantes. Il est, assure-t-il, scandalisé de la liberté illimitée qu'on a laissée au principal acteur de cette mystification et à son digne interprète, de courir, de grand matin, dans les rues, tantôt avec le sieur Chevreau, tantôt avec différents domestiques, tantôt avec divers particuliers qui portent le plus vif intérêt à sa cause. Il arrive aux prétendues reconnaissances de certaines personnes et y voit le fruit évident, ou d'une prévention aveugle, ou d'une obstination opiniâtre, ou d'une mauvaise foi palpable. Enfin, il oppose Joseph à Joseph lui-même, répondant contradictoirement aux questions qu'on lui adresse sur la reconnaissance dont il est l'objet de la part de la dame d'Hauteserre, de son fils, de ses sœurs et de la servante. Et, pour établir démonstrativement que le sourd-muet présent n'est pas le comte de Solar, il s'efforce de prouver 1º l'impossibilité physique, que l'individu qui a passé à Toulouse tout le mois d'août et les premiers jours de septembre 1773, soit le même qu'on découvre à Cuvilly, le 1er août 1773; 2º le fait de Joseph, méconnu par l'universalité morale des témoins les plus dignes de foi, rapproché du fait de Joseph méconnaissant les personnes et les lieux que le vrai Solar aurait dû reconnaître.

Et, cependant, le 8 juin 1781, une nouvelle sentence du Châtelet réhabilite le jeune Théodore. (C'est le nouveau nom que l'abbé de l'Épée a donné à son protégé.) Voici le résumé de l'arrêt:

Le mineur Joseph est déclaré comte de Solar; défenses à toutes personnes de le troubler dans la possession de son état.

Cazeaux est déchargé de l'accusation, son écrou est rayé, biffé.

Il est enjoint au curé d'être plus exact et de se conformer aux ordonnances et déclarations du roi.

Cadours 53 est mandé et admonesté à 3 fr. d'aumône.

La demoiselle Solar et la fille Lama sont mises hors de cour.

Il est enjoint à la demoiselle de reconnaître Joseph pour son frère.

L'énonciation faite sur le registre est rayée comme fausse.

Et Cazeaux promet de faire afficher la sentence en ce qui le concerne seulement.

XVII

Redoublement d'efforts des adversaires du pupille de l'abbé de l'Épée. – Ils réussissent à faire suspendre l'exécution de la sentence. – Joseph perd ses protecteurs le duc de Penthièvre et l'abbé de l'Épée. – Les parlements sont détruits par la révolution. – Le nouveau tribunal de Paris casse le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé. – Sans appui, sans famille, sans ressource, l'ex-comte de Solar s'enrôle dans l'armée républicaine et meurt, suivant les uns, sur un champ de bataille, selon d'autres, dans un hôpital. – Son interprète, le sourd-muet Didier, suit son exemple et s'engage dans l'artillerie.

Cependant, la partie adverse qui soutenait que le jeune sourd-muet, unique héritier présumé de la maison de Solar, était mort en 1774, à Charlas, près de Bagnères, en appelle encore au parlement et, par des efforts inouïs, elle obtient que l'exécution de la sentence sera suspendue. Sur ces entrefaites, cet infortuné perd ses seuls protecteurs, l'abbé de l'Épée et le duc de Penthièvre, et, après la destruction des parlements, sa prétendue famille réussit, le 24 juillet 1792, à faire casser par le nouveau tribunal de Paris le jugement rendu en faveur du pauvre délaissé. Voici quelle est ta teneur de l'annulation:

«LE TRIBUNAL, etc.54,

«Considérant que le sieur Cazeaux n'a fondé son appel que sur ce que Joseph a été déclaré fils des sieur et dame Solar, disposition qui ne peut faire grief qu'à la demoiselle Solar; et que le sieur Cazeaux, qui a été complétement déchargé d'accusation, n'a ni qualité ni intérêt à contester;

«Considérant sur les reproches, que ceux proposés contre la femme Lama, le sieur Ducasse, la veuve Daris, la dame Combette et ses deux enfants ne reposent que sur des faits vagues et insignifiants;

«Qu'au contraire, le reproche contre l'individu connu au procès sous le nom de Joseph est fondé en droit, 1º sur son état de sourd et muet qui ne lui a pas permis d'entendre par lui-même, la lecture des actes qui étaient la base de l'instruction, ni de se rendre un compte personnel des faits qui pouvaient être à sa connaissance; 2º sur ce que, quoique, lors de sa déposition, il ne fût pas ostensiblement partie au procès, il y avait néanmoins l'intérêt le plus sensible, intérêt qu'il a manifesté ouvertement, depuis, en se faisant recevoir partie intervenante;

«Considérant, au fond, qu'il est clairement établi au procès que l'individu sourd et muet, connu sous le nom de Joseph55, a été trouvé sur la grande route de Péronne à Paris, au village de Cuvilly, en Picardie, le 1er août 1773;

«Qu'à cette époque, il fut recueilli par le sieur Le Roux, receveur des aides à Cuvilly, et par la dame son épouse, chez lesquels il est resté jusqu'au 2 septembre suivant;

«Que, le 2 de ce même mois, il est entré, par ordre du sieur de Sartine, dans la maison de Bicêtre à Paris, où il a résidé, tant dans cette maison qu'en celle de l'Hôtel-Dieu, plus de vingt mois consécutifs;

«Qu'au contraire, Guillaume-Jean-Joseph, aussi sourd et muet, seul fils, né à Clermont, en Beauvoisis, du mariage des sieur et dame Solar, le 1er novembre 1762, ayant quitté le séjour de la Granerie, près Alby, a habité la ville de Toulouse, avec sa mère et Caroline, sa sœur, jusqu'au commencement de septembre 1773;

 

«Que, dans les premiers jours de ce mois, sa mère le confia au sieur Cazeaux pour le conduire à Charlas, et de là aux eaux de Bagnères, où il a été vu dans le cours dudit mois, comme à Charlas les mois suivants, et positivement reconnu par les personnes qui l'avaient vu à Toulouse, immédiatement auparavant;

«Qu'après le voyage de Bagnères et le retour de cet enfant à Charlas, chez le sieur Cazeaux père, dans la maison duquel il a habité assez longtemps, toujours connu sous le nom de Solar, il a été attaqué de la petite vérole, à la fin de l'année 1773, est mort des suites de cette maladie le 28 janvier suivant, et a été inhumé, le lendemain 29, dans le cimetière de la paroisse de Charlas, sous la dénomination seulement de fils du comte de Solar, parce qu'aucune des personnes présentes ne connaissait ses noms de baptême;

«Qu'ainsi ce n'est que par une funeste erreur qu'en élevant des doutes sur la mort de cet enfant, on a présumé que l'individu Joseph pouvait être Guillaume, fils des sieur et dame Solar, et que le sieur Cazeaux fils a été accusé de l'exposition et suppression d'état de cet enfant; et, par suite de la même erreur, que les premiers juges, en déchargeant le sieur Cazeaux d'accusation, ont néanmoins donné à Joseph une qualité que l'évidence des preuves lui refuse;

«Considérant, sur les autres accusations, que, par rapport au sieur Durban, curé de Charlas, on ne voit que des omissions et négligences sans dessein criminel dans la rédaction de l'acte mortuaire de Guillaume, fils de Solar, et que, dès lors, il doit être déchargé d'accusation, en lui enjoignant de se conformer dorénavant aux lois existantes sur la tenue des registres de baptêmes, mariages, sépultures;

«Qu'en ce qui concerne Jean-Marc Cadours, accusé de prétendus faits de suggestion envers quelques témoins, il n'y a pas de preuve à l'appui de l'accusation;

«Et qu'en ce qui touche la demoiselle Solar et autres accusés (abstraction faite du quidam, nommé Alexandre, à l'égard duquel il n'est entendu rien préjuger), il n'existe pas au procès le moindre indice du plus léger délit;

«Déclare Jean-François-Hippolyte Cazeaux non-recevable dans l'appel par lui interjeté de la sentence du Châtelet de Paris du 28 juin 1781;

«Reçoit Caroline Solar, Jean-Baptiste-François Durban et Jean-Marc Cadours, appelants de ladite sentence;

«Dit qu'il a été mal jugé, quant aux chefs concernant lesdits accusés et l'individu connu au procès sous le nom de Joseph; émendant et ayant égard, sur les conclusions du ministère public, au reproche proposé contre ledit Joseph, premier témoin de l'information faite à Paris, le 23 juillet 1778, a ordonné que sa déposition soit rejetée, et non lue aux termes de l'ordonnance; et, sans s'arrêter aux reproches fournis contre les 7e et 10e témoins de l'information de Toulouse, du 13 mai 1778, et encore contre les 50e, 52e et 54e témoins d'autre information de Toulouse du 20 octobre 1779, et contre le 16e de l'information faite, en la même ville, le 30 septembre précédent, lesquels sont déclarés non pertinents et inadmissibles;

«Faisant droit sur les appellations, fins et conclusions des parties,

«Déclare que l'enfant sourd et muet, mort des suites de la petite vérole chez Cazeaux père, à Charlas, le 28 janvier 1774 et inhumé, le lendemain, dans le cimetière de la paroisse dudit lieu, était véritablement Guillaume-Jean-Joseph, sourd et muet, fils unique de Vincent-Joseph de la Fontaine Solar et de Jeanne-Pauline Antoinette Clignet, son épouse, lequel était né à Clermont le premier novembre 1762;

«En conséquence, ordonne qu'énonciation des noms dudit enfant et de ses père et mère, et que mention par extrait du présent jugement seront faites par le greffier du tribunal sur le registre joint au procès, lequel registre sera remis ensuite dans les archives de la paroisse de Charlas, et, en outre, sur le double registre étant au greffe de la sénéchaussée de Toulouse, par le greffier dépositaire actuel;

«Décharge Caroline Solar56 de l'accusation contre elle intentée; fait défenses à l'individu nommé Joseph de se dire et qualifier fils des sieur et dame Solar et de prendre les noms et exercer les droits et actions appartenant à cette famille;

«Décharge pareillement Jean-Marc Cadours et Jean-Baptiste-François Durban, curé de Charlas, d'accusation; et, cependant, enjoint audit Durban de se conformer aux lois existantes sur la tenue des registres de baptêmes, mariages et sépultures de sa paroisse;

«Faisant droit sur l'intervention de l'individu nommé Joseph, l'évince des fins et conclusions par lui prises en sa requête, et, sur les autres demandes des parties, les renvoie hors procès;

«Ordonne qu'au résidu, la sentence, dont est appel, sortira son plein et entier effet;

«Ordonne, en outre, qu'à la diligence du ministère public, le présent jugement sera exécuté, imprimé et affiché en cette ville de Paris et partout où besoin sera, et autorise Caroline Solar à le faire imprimer et afficher de sa part partout où elle jugera convenable.

Signé EUDE, rapporteur.»

Un jugement conforme57 est rendu en dernier ressort le 24 juillet 1792.

Quel parti prendra l'ex-comte de Solar? Le voilà seul jeté au milieu de ce tourbillon égoïste qu'on appelle le monde, sans appui, sans famille, sans ressource. Mieux eût valu cent fois qu'une pitié compatissante ne fût point venue à son secours, qu'on l'eût abandonné sur la route de Péronne. Masse encore brute et sans culture, n'ayant d'autre sentiment que celui du bien-être et de la douleur, il ignore et cette lumière céleste que la Providence a mise en nous et ces rapports fraternels de l'homme avec l'homme, que son âme neuve et candide colore des plus brillants reflets. Son réveil, après tant de secousses, dut être effrayant! Il lui fallait cependant se décider. La France révolutionnaire s'ébranlait pour courir à la frontière, pour voler à la victoire. Solar ne balance pas, il oublie son infirmité, il s'engage dans un régiment de dragons. Trois mois après, entouré d'ennemis, hors d'état d'entendre le signal de la retraite, il vend cher sa vie et montre, par son indomptable valeur, qu'il est digne du nom dont quelques personnes persistent à croire qu'il a été injustement, brutalement dépouillé, et que c'est le sang d'un brave officier qui coule dans ses veines. Suivant une autre version, le malheureux se serait enrôlé dans un régiment de cuirassiers, et mal préparé par l'aisance de ses premières années et par les misères de son adolescence à la rude vie des camps, il aurait, peu de temps après, rendu le dernier soupir dans un hôpital. C'est par erreur qu'on a prétendu que son camarade Didier n'avait quitté les drapeaux qu'après avoir assisté à la mort de son frère d'armes et d'infortune. Le fait est qu'il n'en fut pas témoin. Non moins brave que son ami, il servait alors dans l'artillerie à Lyon.

51Des témoins prétendaient avoir vu la lentille; c'étaient la nourrice de Joseph de Solar, la maîtresse de pension de l'île Saint-Louis et un maître d'école de Toulouse.
52Plus tard M. Tronçon-Ducoudray avoua à M. Bouilly, auteur du drame de l'Abbé de l'Épée, que l'instruction du procès, modifiant son opinion, avait achevé de le convaincre que l'élève du célèbre instituteur était bien véritablement l'unique rejeton mâle de la noble famille qui le reniait. Il l'entretenait même si souvent de cette cause, dans laquelle il n'avait pu qu'admirer l'ascendant irrésistible des plus douces vertus unies à la philanthropie la plus chrétienne, qu'il n'avait pas peu contribué à échauffer l'imagination si vive et l'âme si sensible de son interlocuteur dont il soutenait et affermissait les pas après l'avoir présenté lui-même, en 1787, au barreau français. On n'ignore pas que Tronçon-Ducoudray, déporté à la Guyane, paya, dans la suite, de sa liberté et de sa vie, la gloire d'avoir défendu la reine Marie-Antoinette au tribunal révolutionnaire.
53Ce maître d'école de Toulouse a été accusé d'avoir suborné ses écoliers pour les engager à ne pas reconnaître le sourd-muet en question. Le 2 décembre 1772, il reçut Guillaume-Jean Joseph, sourd-muet, né à Clermont le 1er novembre 1762, et il marqua sur son registre la sortie de cet enfant au 2 septembre de l'année suivante.
54Extrait du rapport du procès Solar, fait le 5 juin 1792 et jours suivants à l'audience publique du second tribunal criminel, établi par la loi du 14 mars 1791, et séant à Paris, au Palais de Justice, par Jean-François Eude, juge à ce tribunal, sur l'appel de la sentence définitive rendue au Châtelet de Paris le 8 juin 1781. C'est par le plus grand des hasards que cette pièce est tombée tout récemment entre mes mains. Sur ma demande, des recherches, relatives à ladite annulation, avaient été faites jusque-là, mais infructueusement, dans les minutes du greffe de la cour d'appel, au greffe du tribunal de première instance et aux archives nationales.
55Il n'est, selon le rapporteur, autre que Pierre-Hyacinthe-Joseph, fils de Matthias Pinchon de la Motte, employé dans les Pays-Bas aux travaux des mines.
56On a remarqué qu'elle a varié dans ses déclarations sur Joseph. Pour se justifier, elle disait que c'était sur la foi d'autrui qu'elle croyait qu'il était son frère, mais que, devant la justice, elle devait à la vérité de déclarer qu'elle ne le reconnaissait pas. C'est pour cette raison que, par l'organe de son tuteur, celui-ci a formé contre elle une demande en communication de l'inventaire fait après le décès de la comtesse de Solar. C'était, selon lui, un moyen d'arriver ainsi à faire reconnaître judiciairement l'état de Joseph et son identité avec le comte de Solar.
57Depuis lors, nous apprend le rapporteur par post-scriptum, Me Avril, défenseur de Cazeaux, lui fit donation, à sa mort, de tous ses biens, pour le dédommager du tort involontaire que sa compagnie lui avait fait éprouver. Cette donation, évaluée à 200,000 fr., et qui consistait principalement en une jolie maison, sise aux environs de Brunoy, donna lieu au mariage de Cazeaux avec Caroline de Solar.