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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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XVIII

Coup d'œil rétrospectif sur l'épisode du comte de Solar. – Est-ce une aventure réelle ou un roman historique? – Bonne foi, conviction de l'abbé de l'Épée. – Ses efforts pour rendre l'innocence et l'honneur à Cazeaux. – Un dilemme pour en finir. – M. Fournier des Ormes voit dans cette aventure une mystification. – Suivant lui, le pupille du célèbre instituteur n'aurait pas été complétement sourd. – Cette opinion combattue par M. Valade-Gabel. – La pièce de Bouilly. – Première représentation. – Grand succès. – Incident de la seconde. – L'abbé Sicard mis en liberté.

Quelques personnes, à l'exemple du défenseur de Cazeaux, ont paru disposées à reprocher à l'abbé de l'Épée de s'être laissé entraîner dans cette mémorable affaire par l'excès d'un zèle aveugle et de s'être lancé à l'aventure dans une entreprise dont il a, suivant elles, mal calculé les conséquences. Nous faudra-t-il nous rallier à cette opinion ou soutenir celle du vénérable instituteur?

A ne considérer, la main sur la conscience, que le dénouement de ce procès, et principalement l'épisode dramatique du cimetière de Charlas, où cette fameuse surdent est enfin découverte et représentée comme une pièce de conviction à la décharge de Cazeaux, peut-être, malgré certaines présomptions palpables en faveur de l'élève de l'abbé de l'Épée, pencherions-nous, avec nos adversaires, pour y voir moins une aventure réelle qu'un roman historique.

Quoi qu'il en soit, de quel droit nous permettrions-nous de faire un crime à ce bienfaiteur de l'humanité d'avoir joué, dans ce drame si fécond en péripéties, un rôle indigne du caractère dont il était revêtu, et bien plus indigne encore de cette pureté d'intention qui, de l'aveu de tous ceux qui ont été à même de le connaître et de l'apprécier, ne se dément pas un instant dans le cours de cette vie d'abnégation et de sacrifices? Jusqu'à sa dernière heure, nous ne craignons pas de le dire, il eut la ferme conviction que son client appartenait à une famille honorable, et que, tôt ou tard, la vérité triompherait dans sa personne.

En ce qui regarde Cazeaux, à voir avec quel consciencieux et généreux empressement notre illustre instituteur a tout mis en œuvre pour lui faire rendre l'innocence et l'honneur, ne semble-t-il pas qu'il s'imputait à lui-même, en gémissant, les rigueurs qu'avait endurées ce malheureux jeune homme?

Enfin pourquoi, au lieu de souiller la vie, si pure, de notre grand instituteur, ne pas lui rendre la justice d'admirer exclusivement, et en bannissant jusqu'à la moindre pensée outrageante, sa persévérance à consacrer tous les efforts de sa charité surhumaine à la défense des droits d'un de ses fils adoptifs, qu'il regarde, dans son for intérieur, nous le répétons une bonne fois pour toutes, comme un pauvre orphelin victime d'une barbare cupidité?

Tout examiné, nous nous bornerons à poser le dilemme suivant:

De deux choses l'une: ou le jeune sourd-muet, alors âgé de dix-sept à dix-huit ans, est un imposteur, ou il ne l'est pas. S'il a effrontément menti, pourquoi avoir négligé d'employer tous les moyens infaillibles qu'offrait la justice pour s'assurer si sa déposition est ou non véritable?

Si, de sa part, il n'y a pas eu la moindre intention d'en imposer à qui que ce soit, pourquoi refuser d'admettre que la coïncidence ou la similitude des circonstances a pu produire une si étrange illusion?

M. Fournier des Ormes, dans ses feuilletons intitulés: le Sourd-Muet de l'abbé de l'Épée (Souvenirs historiques), qui ont paru dans le Constitutionnel, sur la fin de 1851, n'a pas craint de ranger l'histoire de Joseph au nombre des mystifications du dix-huitième siècle, et il a étayé victorieusement, selon lui, sa conviction à cet égard sur ce qu'il n'était pas complétement sourd.

Nous croyons devoir opposer à cette opinion celle de M. Valade-Gabel, professeur distingué de sourds-muets, ancien directeur de l'Institution de Bordeaux, qui, à propos de la publication de ces feuilletons, a bien voulu nous adresser par écrit quelques observations, auxquelles nous paraît donner un poids considérable son expérience dans une matière qu'il a longtemps étudiée et pratiquée. Les voici:

«Paris, le 15 avril 1852.

CHER COLLÈGUE,

«Vous ne vous êtes point trompé, elle est inadmissible, elle est impuissante, la supposition à l'aide de laquelle un jeune écrivain prétend expliquer ce qui reste à jamais inexplicable dans le procès du sourd-muet de Péronne, et ce qui fera toujours suspecter le bien jugé de la sentence qui le dépouilla même de son nom.

«La prétendue tradition qui veut faire de lui un demi-sourd, capable de surprendre les secrets des familles, est d'invention récente; l'auteur la qualifie lui-même de simple hypothèse. Mais en fût-il autrement, fût-il avéré que ce malheureux jeune homme avait conservé un certain degré d'audition, on ne saurait déduire de ce fait aucune conséquence légitime pour lui imputer un rôle infâme. Celui qui, dès l'enfance, n'entend qu'à demi, au tiers, au quart, n'entre pas, pour cela, en possession du quart, du tiers, de la moitié du langage; il contracte seulement l'habitude de s'exprimer et de comprendre à l'aide de signes mimiques, et quiconque s'est occupé de l'éducation des sons sait que l'habitude de penser autrement qu'avec la parole élève un obstacle invincible à l'audition de celle-ci. Ajoutons que l'instruction donnée par l'abbé de l'Épée à ses élèves ne ressemblait en rien à celle que le demi-sourd doit recevoir pour devenir capable d'écouter et de comprendre le discours verbal.

«Interrogez à ce sujet M. Allibert. Vous le savez, durant nombre d'années, notre estimable collègue à l'Institution de Paris reçut du docteur Itard des leçons de parole. Eh bien! comme finalement c'est à l'aide des signes qu'il a acquis son instruction, tout demi-entendant et tout intelligent qu'il est, je soutiens que l'oreille ne lui révèle jamais rien de ce qui se dit autour de lui.

«Il eût été plus raisonnable de supposer que le précurseur de Gaspard Hauser avait, comme Desloges, perdu l'ouïe, après avoir eu l'usage de la parole, et qu'il saisissait encore celle-ci au mouvement des lèvres. Malheureusement, cette supposition accuserait trop de naïveté et de bonhomie chez tous les hommes distingués qui furent en rapport avec lui.

«J'ignore l'intention qui a pu dicter les feuilletons dont il s'agit; mais, à coup sûr, si l'auteur s'est proposé d'effacer jusqu'à leur dernière trace les soupçons qui planèrent sur certaines personnes qui ont figuré dans cette déplorable affaire, il a complétement manqué son but. Je ne suis pas le seul à qui il ait remis en mémoire que le respectable abbé Salvan, ce digne collaborateur de l'abbé de l'Épée, regrettait avec amertume l'impossibilité où, lors du procès de 1792, l'abbé Sicard s'était trouvé de faire usage des pièces que son prédécesseur lui avait laissées dans l'intérêt de son pupille.

«Adieu, cher collègue; vous avez voulu connaître toute ma pensée, la voilà sans déguisement.»

Comme chacun sait, ce fut dans cette cause célèbre que Bouilly puisa, avec une heureuse hardiesse, le sujet de l'Abbé de l'Épée, comédie historique, en cinq actes et en prose, dont le sous-titre fut remplacé par celui de drame, lors du dénoûment inattendu de cet étrange procès. Bouilly était déjà précédé d'une assez belle réputation due à sa comédie historique de René Descartes, jouée aussi sur le premier théâtre de la nation, quand il se présenta avec son nouvel ouvrage devant l'aréopage de la rue Richelieu. Sa lecture achevée, il n'y eut qu'une voix pour prédire à l'œuvre un succès immense, infaillible. Qui, d'ailleurs, en eût osé douter, quand l'élite de la scène française58 s'empressait de lui prêter le concours actif de ses talents, de son bon vouloir, de son âme tout entière?

Ce fut le samedi 14 décembre 1799 qu'eut lieu la première représentation de l'Abbé de l'Épée. Chacun des acteurs s'efforçait d'imprimer un caractère particulier au rôle dont il s'était chargé. On comprendra aisément combien le jeu de Monvel dut électriser l'assemblée, quand on saura ce que fut ce grand comédien, et avec quelle opiniâtreté invincible il lutta non-seulement dans sa jeunesse contre une nature rebelle, mais encore, plus tard, contre les infirmités de l'âge, lorsqu'elles vinrent l'assaillir.

C'est au second acte que l'abbé de l'Épée, assis dans le cabinet de Franval, ayant auprès de lui la mère et la sœur de cet avocat, leur explique par quelle persistance de moyens, d'efforts, de peines, de fatigues, il est parvenu à découvrir la ville où est né le jeune sourd-muet que la Providence lui a confié, quelle est sa famille, quel est le vrai nom enfin de cette intéressante victime de la perversité des hommes. Il commence ainsi son récit:

«Voici le sujet qui m'amène. Je serai peut-être un peu long, mais je ne dois rien négliger pour arriver au but que je me propose.»

A ces mots: «Je serai peut-être un peu long,» une voix du parterre s'écria: Tant mieux! et toute la salle applaudit.

Après la chute du rideau, l'auteur, à la demande générale, parut sur la scène et fut accueilli par d'unanimes bravos. Les mêmes honneurs furent décernés au talent non moins impressionnable que gracieux de Mme Vanhove-Talma (depuis comtesse de Chalot), jouant, comme on vient de le voir, le personnage du jeune sourd-muet; et des vers tombèrent de toutes parts à ses pieds.

 

Qu'on nous permette de citer les suivants, dont la forme a bien vieilli, mais qui, à défaut d'autres mérites, ont, au moins, celui de peindre l'époque:

 
Vous, dont les talents enchanteurs
Nous ont si souvent, sur la scène,
Fait entendre les sons flatteurs
De Thalie ou de Melpomène,
Vanhove, par quel art secret,
Sans avoir besoin de paroles,
Faites-vous d'un sourd et muet
Le plus intéressant des rôles?
 

Et ceux-ci d'une épître du citoyen Chazet, devenu depuis le chansonnier légitimiste Alisan de Chazet:

 
Vanhove, ce muet charmant,
Qui s'exprime avec éloquence
Et qui choisit le sentiment
Pour interprète du silence.
 

La seconde représentation fut témoin d'un heureux incident, auquel les sourds-muets durent la liberté de l'abbé Sicard, le plus célèbre successeur de l'abbé de l'Épée. Laissons Bouilly raconter lui-même ce touchant épisode:

«… Mme Bonaparte m'avait fait prévenir qu'elle ne pourrait assister à la première représentation; mais elle vint à la seconde, accompagnée du premier consul, dont la présence me valut une des plus honorables jouissances que j'aie éprouvées dans ma carrière littéraire. Au cinquième acte, lorsque Monvel, représentant l'abbé de l'Épée, dit à l'avocat Franval: «Qu'il y a longtemps qu'il est séparé de ses nombreux élèves, et que, sans doute, ils souffrent beaucoup de son absence.,» Collin d'Harleville, placé à la galerie, avec plusieurs gens de lettres, en face de la loge de Bonaparte, se lève et s'écrie: «Que Sicard, qui gémit dans les fers, que le vertueux Sicard nous soit rendu!» A ce cri de l'honneur et de l'amitié, un grand nombre de spectateurs se lèvent et répètent: «La liberté de Sicard! la liberté de l'instituteur des sourds-muets!..» J'étais, en ce moment, au fond du théâtre, et ne sachant ce qui pouvait causer ce tumulte, je l'attribuai à quelque imperfection de mon ouvrage, que le public frappait de sa réprobation, lorsque Dazincourt, s'apercevant de l'altération répandue sur mon visage, s'avance vers moi, ivre de joie, et me dit: «Eh bien! cher ami, quel triomphe pour vous! Votre ouvrage va faire cesser l'incarcération d'un ami de l'humanité59.» J'apprends alors que le premier consul, frappé d'une réclamation aussi générale, et, cédant aux vives instances de Joséphine, avait annoncé qu'il se ferait rendre compte de la détention de l'abbé Sicard. Je l'avouerai, l'honneur que je ressentis me fit tressaillir bien délicieusement, et les félicitations de tous ceux qui m'entouraient sont encore présentes à mon souvenir. Il est de ces dates du cœur qui ne s'effacent jamais.»

XIX

Le buste du célèbre instituteur des sourds-muets offert à M. Bouilly par les jeunes élèves de l'École nationale de Paris. – Félicitations du premier consul Bonaparte et du roi Louis XVIII à l'auteur du drame de l'abbé de L'ÉPÉE.. – Souvenirs intéressants de Mme Talma. Deux traits de présence d'esprit de cette admirable actrice à deux représentations de la pièce. – Tribut d'éloge de Monvel à son élève. – Conclusions de M. Villenave. – Heureux résultats pour les sourds-muets du succès du drame de l'abbé de L'ÉPÉE..

Écoutons encore l'auteur du drame de l'Abbé de l'Épée, à propos d'une visite que lui firent les élèves de l'Institution nationale:

«… Les jeunes sourds-muets, dit-il, instruits par Sicard que c'était à ma pièce qu'il devait le bonheur de se retrouver parmi eux, et qui se livraient, dans leur institution, à l'étude des beaux-arts, avaient eux-mêmes modelé en terre cuite un fort beau buste de l'abbé de l'Épée, qu'ils me destinaient. Ils étaient sortis, de bonne heure, de leur école, située au haut du faubourg Saint-Jacques, et s'adressèrent, d'abord, par écrit, au concierge du Théâtre-Français, qui leur indiqua mon adresse. J'habitais, à cette époque, la rue Villedot. Ils se présentent à la loge du portier, au nombre de trente environ, et lui font un grand nombre de signes rapides, expressifs, mais auxquels le pauvre homme ne comprenait rien. Il s'imagina que c'étaient des échappés de Charenton. Enfin, l'un d'eux saisit une plume et fait entendre clairement l'objet de leur mission. Mon portier les conduit alors lui-même à mon appartement, où ils m'entourent, m'expriment l'attachement et la reconnaissance qu'ils me portent, par des gestes parlants et d'une expression ravissante. De mon côté, je me fis comprendre d'eux par la pantomime que j'employais et par quelques-uns de leurs signes que j'imitais, à ce point qu'une heure entière s'écoula dans nos mutuels épanchements, qui m'offraient un charme tout nouveau, une jouissance inexprimable. Je reçus de leurs mains le buste de l'abbé de l'Épée, que je plaçai sur le marbre de mon secrétaire; et je leur demandai la permission d'aller les remercier à leur Institution et d'assister souvent à leurs études dirigées par Sicard; ce qu'ils m'accordèrent tous avec les démonstrations de la joie la plus franche.

«Je mis une des fleurs du magnifique bouquet qu'ils m'apportaient, sous le globe de verre dont j'avais fait couvrir le buste de l'abbé de l'Épée. Je les conserve encore dans ma galerie; et chaque fois que j'y porte les yeux, elles me rappellent mon double succès et la plus belle époque de ma carrière dramatique.»

Bonaparte, de son côté, adressa à Bouilly les félicitations les plus flatteuses sur son double succès. «Je vous remercie, lui dit-il, avec le sourire aux dents blanches qui rendait sa bouche si expressive: vous m'avez procuré le plaisir de rendre Sicard à ses élèves. – Et moi, général, répondit Bouilly, je dois vous remercier bien plus encore de m'avoir procuré par cet acte de justice la plus honorable jouissance que puisse éprouver un auteur!..»

Louis XVIII, avec cette politesse exquise qui le caractérisait, tenait, longtemps après, ce langage à Bouilly: «Vous n'êtes pas seulement un conteur moraliste, vous avez obtenu sur la scène des succès mérités. J'ai vu jouer à Londres votre Abbé de l'Épée, vos Deux Journées; et la vive impression que m'ont fait éprouver ces deux créations dramatiques, est encore présente à mon souvenir.»

Mme Talma revendique, à son tour, ici la parole comme un légitime dédommagement du sacrifice qu'elle a fait généreusement au soulagement de ceux qui en sont privés, de cette voix qui fut si longtemps en possession des suffrages du public. Le morceau délicieux qu'on va lire, donnera la mesure, non-seulement des difficultés qu'elle a eues à surmonter dans la création d'un rôle pour elle si nouveau, mais encore du talent admirable, à l'aide duquel elle est parvenue à reproduire si heureusement la nature. Il est emprunté au livre qu'elle a publié en 1836, sous le titre de: Études sur l'Art théâtral (p. 226-270).

«L'art de bien dire au théâtre ne suffit pas: un acteur intelligent doit encore savoir tirer parti des moindres circonstances pour augmenter l'illusion théâtrale, fût-ce même à ses risques et périls. Qu'il me soit permis de rappeler une de ces circonstances dans laquelle, ayant montré de la présence d'esprit, j'en fus récompensée immédiatement par les applaudissements du public. C'était à l'époque du brillant succès de l'Abbé de l'Épée; je jouais le rôle du sourd-muet (le jeune Solar), et j'avais toute l'illusion du personnage que je remplissais; car, pour mieux m'identifier avec cette nature nouvelle pour moi, j'avais recherché l'amitié de Massieu, si connu par son intelligence, sa belle âme, son esprit et son savoir.

«Pendant plus de six mois, je m'étais préparée à représenter le personnage que m'avait confié M. Bouilly. Je me composai une société journalière de sourds-muets; ils étaient enchantés de me voir profiter de leurs leçons; et Massieu surtout me donnait avec empressement les matériaux nécessaires à la composition de mon rôle. Enfin, le succès de la pièce fut complet, et le mien par contre-coup.

«Un jour donc, une circonstance extraordinaire me fournit l'occasion de montrer à quel point je m'étais identifiée avec mon personnage: une machine qui servait à faire mouvoir les décorations tombe du cintre, derrière le théâtre; des cris se font entendre; un accident des plus graves semblait être arrivé; toute la salle se lève spontanément; Baptiste, Mlle Thénard et Mlle Bourgoin, qui étaient en scène, se voient forcés de la quitter; ils reviennent bientôt rassurer les spectateurs (très-nombreux), en affirmant que personne n'a été blessé; et le calme ne tarde pas à se rétablir.

«Mais le public, qui ne perd jamais l'occasion d'être juste envers les acteurs, s'aperçut que, pendant ce temps, j'étais restée comme sourde à ma place, près d'une table, observant une mappemonde et complétement étrangère à l'événement qui avait interrompu le spectacle; le jeu de ma physionomie était loin d'exprimer la crainte. Alors, frappé de cet à-propos, le public me fit entendre des applaudissements réitérés à quatre reprises… Ah! pour cette fois, je n'avais garde de rester dans mon rôle de sourd; mon cœur battait de plaisir… J'avais senti l'importance de la mission dont je m'étais chargée: un seul mouvement de surprise ou de crainte eût détruit toute illusion.

«Un jour, j'entrais avec Monvel sur la scène, au second acte de l'Abbé de l'Épée: c'est le moment où le jeune Solar reconnaît la maison dans laquelle il a passé ses premières années. Nous avions joué plusieurs fois cette pièce; son succès était complet: nous savions donc, Monvel et moi, ce que nous devions faire; nos effets étaient réglés presque invariablement. Cependant, un jour, au lieu de me trouver sous la main de Monvel, ou plutôt de l'abbé de l'Épée, au moment où il se retournait pour m'interroger de nouveau par les signes accoutumés, il regarde autour de lui, il me cherche et me trouve pressant de mes mains la muraille de la maison paternelle où il ne m'était plus permis d'entrer: mes yeux pleins de larmes exprimaient toute ma pensée. Monvel, en me regardant, s'attendrit lui-même à tel point, qu'il ne pouvait parler; et le public, s'apercevant de notre émotion mutuelle, fit entendre de longs applaudissements.

«En rentrant dans la coulisse: «Parbleu, madame, me dit le célèbre artiste, vous avez bien opéré! Je ne savais, d'honneur, si je pourrais finir ma scène, moi! Je ne me doutais pas de ce nouveau jeu de théâtre; il fallait donc m'avertir. – Sans doute, mon maître, si j'avais su moi-même ce que je ferais! En résultat, êtes-vous mécontent? Ai-je mal fait? – Non sans doute, chère petite, dit-il en m'embrassant. Avec tant d'âme on ne peut se tromper; suivez toujours vos inspirations!»

Enfin, car il faut se borner de crainte de s'écarter beaucoup plus longtemps du sujet qu'il ne convient, reproduisons ici à la hâte les quelques lignes tracées sur la célèbre comédienne par un écrivain distingué, dont nous pleurons encore la perte, M. Villenave, dans la notice qui se trouve en tête du livre auquel nous empruntons ces détails. (Pages XIV-XV.)

«Mme Talma obtint un bien beau triomphe dans le drame de l'Abbé de l'Épée. Ce fut, en effet, un rôle bien difficile que celui de ce sourd-muet qu'on vit, avec une surprise mêlée d'attendrissement et d'admiration, remplir la scène pendant les quatre derniers actes, sans cesser d'intéresser profondément les spectateurs. Trente-six ans se sont écoulés (en 1836), et l'auteur, M. Bouilly, en conservant le souvenir de cette belle époque de sa vie, n'a pas oublié celle qui jouait le sourd-muet et à qui, dit-il, avec une modestie devenue bien rare, je dus mon plus beau laurier. Les poëtes firent des vers en l'honneur de l'excellente actrice, et on eût pu lui appliquer cet heureux distique composé pour l'abbé de l'Épée par un de ses élèves (de Seine, sourd-muet).

 
Il révèle à la fois le secret merveilleux
De parler par les mains, d'entendre par les yeux.
 

S'étonnera-t-on ensuite que, malgré les critiques dont la pièce de Bouilly est devenue l'objet depuis lors, tant au point de vue du style, qui n'est peut-être pas celui qui convient le mieux au sujet, qu'au point de vue de la mimique qui, de nos jours, a fait des pas de géant, elle ait contribué si prodigieusement, grâce à d'aussi puissants éléments de succès, à agrandir l'intérêt que mérite une si cruelle privation, à populariser la gloire de son héros, à multiplier enfin les effets de la sympathie nationale et étrangère en faveur de cette famille exceptionnelle?

 
58Voici la distribution des rôles:
59L'abbé Sicard fut réintégré dans ses fonctions le 22 nivôse an VIII.