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L'Abbé de l'Épée: sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès

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XXIII

Violation des sépultures de l'église Saint-Roch en 93. – Le plomb des cercueils fondu en balles sur les autels. – Mission que l'auteur s'était imposée de retrouver la tombe de l'abbé de l'Épée. – Lettre aux journaux pour se plaindre de ce que son portrait ne figure pas au Musée historique de Versailles, de ce que sa statue ne se voit, ni dans sa ville natale, ni à Paris; de ce que la tombe enfin de son successeur, l'abbé Sicard, languit sans honneur, dans un déplorable abandon. – Demande de renseignements au curé de Saint-Roch sur le lieu de la sépulture de l'abbé de l'Épée dans cette église. – Comment on découvre que ses restes reposent dans le caveau de la chapelle Saint-Nicolas. – L'auteur y descend avec le sourd-muet Forestier et le docteur Doumic. – Spectacle déchirant! – Souscription ouverte dans les journaux pour élever un monument aux cendres du célèbre instituteur et faire apposer deux inscriptions en français sur la maison où il est né et sur celle qui fut le berceau de son enseignement.

J'ai terminé le tableau, malheureusement beaucoup trop incomplet, des exploits de notre héros pacifique. J'aurais voulu pouvoir en recueillir religieusement tous les traits. Ce n'est pas que je ne me sois adressé à bien des témoins de son admirable existence73 dans la vue de donner plus de prix à ce modeste travail; mais, à mon vif regret, aucun n'a pu me satisfaire pleinement. Par bonheur, les traces du passage de l'illustre fondateur sont trop profondes, trop lumineuses, pour qu'il soit besoin de rien ajouter à l'auréole de gloire qui couronne son front vénérable.

Le Mercure de France, du 10 avril 1790, avait proposé, pour épitaphe au tombeau de l'abbé de l'Épée, ces quatre vers latins74:

 
Hic jacet, egregio cœli qui munera pollens,
Naturæ imposuit (visu mirabile)! leges;
Auditum et surdis tribuit, mutisque loquelam.
An sit, ut hunc laudet, mutus vel surdus in orbe?
 

Cette épitaphe de mauvais goût, et qui raconte si imparfaitement les bienfaits de celui que le peuple sourd-muet a canonisé dans le calendrier de sa reconnaissance, fut-elle réellement gravée sur sa tombe? Elle le méritait peu certainement. A tout hasard, en voici la traduction française:

«Ci-gît qui, riche d'un admirable don du ciel, imposa (ô prodige!) des lois à la nature, en rendant l'ouïe aux sourds et la parole aux muets. Existe-t-il, pour le louer, un sourd ou un muet sur la terre?»

Cette tombe, comme tant d'autres, fut violée en 93. Le plomb des cercueils, qui reposaient dans les caveaux de l'église Saint-Roch, fut brisé, fondu, converti en balles. On vit alors des centaines d'ouvriers travailler dans le saint lieu, devenu un vaste atelier, à fondre, sur les autels consacrés longtemps à la célébration des mystères du christianisme, des projectiles destinés à repousser les ennemis de la France révolutionnaire.

Élève de l'Institution nationale des sourds-muets de Paris, j'appris tout cela dès ma plus tendre enfance; je sus de mes maîtres que l'abbé de l'Épée avait été inhumé dans l'église Saint-Roch. Dès lors, je m'étais imposé la mission de retrouver, un jour, les restes mortels de notre bienfaiteur à tous. C'était, dans mon esprit, une idée arrêtée. Je ne voulais pas mourir sans avoir acquitté, au nom de mes frères épars sur le globe, ce tribut de pieuse reconnaissance.

C'est dans ces sentiments que je crus devoir, avant tout, appeler, par l'entremise de la presse, l'attention publique sur la scandaleuse absence d'un portrait de l'abbé de l'Épée au Musée historique de Versailles, ce Panthéon moderne de toutes nos gloires nationales.

Le 20 novembre 1837, les journaux publiaient la lettre suivante:

«Auriez-vous l'extrême bonté d'accueillir dans les colonnes de votre feuille l'expression tardive, mais franche, de l'étonnement dont une lacune déplorable a frappé une portion assez nombreuse de la grande famille française, les sourds-muets, ces enfants adoptifs de l'abbé de l'Épée, dans une revue attentive qu'ils ont faite du Musée de Versailles? Quoi! pas un coin, pas une esquisse consacrée à notre père intellectuel! Notre étonnement a dû être partagé par tous les appréciateurs de son talent, si national, quoique si modeste. Que de regards ont dû vainement le chercher dans ce vaste panorama des célébrités de toutes les époques! Le génie et la charité de cet homme ne devraient-ils pas aussi occuper une large et belle page dans les annales artistiques, à côté, et j'oserai dire même au-dessus des lumières ou des merveilles des siècles, comme son œuvre est placée par la postérité au rang des créations les plus extraordinaires de l'intelligence, et qualifiée de divine par les plus beaux génies de notre époque?

«Dieu sait combien de médiocrités obscures et ignorées ont obtenu ici les honneurs d'une représentation peu méritée! L'adulation est prodigue d'encens; l'admiration est avare d'hommages. Les Apelle, les Phidias ont trop souvent profané leur pinceau, leur ciseau; trop souvent ils ont immortalisé des ennemis du genre humain, des dévastateurs du monde; ils ont déifié même d'heureux scélérats; et l'homme de bien, le régénérateur d'une portion de l'espèce humaine, est indignement oublié! Proh pudor!

«Ce qui a droit de nous surprendre encore davantage, c'est que ce soit précisément dans les lieux qui l'ont vu naître, à Versailles, qu'on n'ait pas songé à élever un trophée à la mémoire de notre Messie, tandis qu'avec un empressement de compatriotes, digne des plus grands éloges, on y a payé un tribut d'estime et de reconnaissance au héros pacificateur de la Vendée, à Hoche. C'était un sublime caractère, sans doute; mais les généraux, amis de la concorde et de la paix, ont-ils jamais manqué à notre belle France? Qu'on nous dise, d'un autre côté, s'il s'est jamais rencontré, et s'il se rencontrera jamais peut-être un second abbé de l'Épée! Le sauveur dévoué d'une classe d'êtres rejetée ignominieusement en masse du sein de la société par de désolants préjugés, et plongée ainsi dans la plus déplorable dégradation, ne mérite-t-il pas ici, je le demande, une statue, un portrait au moins, à défaut d'un temple que lui eût élevé la Grèce antique?

«Ne pourrait-on pas, à juste titre, reprocher la même insouciance à notre capitale, à cette ville, berceau de la civilisation de nos frères d'infortune, et qui fut, la première, témoin des triomphes de l'art sur la nature? Il faut le publier à la honte de notre pays, les hommes utiles sont mieux appréciés à l'étranger.

«En 1828, une souscription contribua à l'érection d'un monument de marbre blanc en l'honneur de Daniel Guyot, directeur de l'École des sourds-muets de Groningue, en Hollande, mort l'année précédente. On le voit sur la place de la ville, en face même de cette institution.

«En 1829, à Gênes, les mêmes honneurs furent décernés au père Assarotti, directeur de l'École des sourds-muets de cette ville. Or, Guyot et Assarotti avaient puisé, l'un et l'autre, cet art bienfaisant dans la méthode de l'instituteur français. Pourquoi donc, lorsque les élèves sont, ailleurs, si justement, si dignement récompensés, le maître est-il, en France, dans sa patrie, laissé dans un coupable oubli? On ne sait pas même où reposent ses cendres. Les recherches auxquelles nous nous sommes livrés à cet égard n'ont produit aucun résultat.

«Le gouvernement s'empressera (et son amour éclairé de la justice nous en est un sûr garant), de réparer ce honteux abandon, qui, prolongé, démentirait le titre de foyer des lumières, que l'Europe intellectuelle a, depuis longtemps, décerné à Paris.

«Qu'il me soit permis de profiter de cette circonstance pour déplorer l'état de dépérissement où languit le monument élevé à l'abbé Sicard, à l'aide d'une souscription ouverte en 1822 par son respectable ami M. Lafon-Ladébat. Qu'on choisisse une commission chargée de réparer le modeste mausolée d'un homme de bien, et nous serons les premiers à contribuer de notre faible offrande à cette œuvre de reconnaissance.

«En publiant cette lettre75, expression sincère du vœu de tous mes frères, vous aurez acquitté, Monsieur, une trop minime partie, malheureusement, de notre dette sacrée envers nos deux bienfaiteurs, qui sont aussi ceux de l'humanité entière; car quel est le pays qui ne leur doit pas de nouveaux citoyens, tout aussi dévoués que ceux qui les ont précédés dans la carrière?

 

«Agréez, je vous prie, d'avance, l'expression de leur gratitude, ainsi que l'assurance particulière de ma considération la plus distinguée.»

Dans le courant de janvier 1838, je me présentai à M. l'abbé Olivier, alors curé de Saint-Roch, aujourd'hui évêque d'Évreux, lui demandant des renseignements sur l'emplacement qu'occupaient les restes précieux de l'abbé de l'Épée, emplacement sur lequel tout le monde ne s'accordait pas. Ce prélat, dont l'obligeance, dans cette grave circonstance, ne s'effacera jamais de nos souvenirs, m'ayant répondu qu'il ne connaissait dans sa paroisse personne qui eût assisté à l'inhumation, mais m'ayant bien promis de ne rien épargner pour découvrir si mention de sa sépulture ne serait point faite dans ce qui peut rester des registres du temps, je me mis, de mon côté, en quête d'informations, et, au bout de quatre mois, j'arrivai enfin au terme de mes recherches. Mes efforts furent couronnés du plus heureux succès. Une personne respectable, Mme Guerin, qui venait de perdre une sœur sourde-muette, élève de l'abbé de l'Épée, eut l'extrême bonté de me mener chez Mlle Courtois, rue Villedot, nº 3, entendante-parlante, ancienne compagne et amie intime des demoiselles élèves du célèbre instituteur.

Il serait difficile de peindre la joie et la reconnaissance qui brillaient dans les yeux de cette excellente femme en apprenant le motif de la visite du pauvre sourd-muet, député de ses frères. Les expressions me manquent pour reproduire ce qu'il y eut d'empressement dans son accueil. Nous n'éprouvâmes aucune difficulté à nous entendre, quoiqu'elle n'eût, disait-elle, depuis longues années, personne avec qui elle pût s'entretenir dans le langage des signes. Elle nous apprit que c'était le caveau de la chapelle Saint-Nicolas qui avait reçu le corps de l'abbé de l'Épée, et que ses ossements ne s'y trouvaient mêlés à aucuns autres. «Car, ajoutait-elle avec effusion, cette chapelle appartenait à sa famille; c'est là que tous les jours nous entendions sa messe.» Puis, elle se prit à nous raconter, toute joyeuse, avec de grands détails, l'histoire de son bienfaiteur et du nôtre; et ces détails, qui nous étaient connus dès l'enfance, venant d'elle, avaient pour nous un parfum de nouveauté que je n'oublierai de ma vie. Elle mit à notre disposition quelques manuscrits, quelques imprimés, que, depuis tant d'années, elle conservait comme de précieuses reliques. Dans les uns se trouvait exposée la méthode de l'abbé de l'Épée; les exercices publics de ses élèves étaient l'objet des autres. Mme Guerin, avec le même empressement, offrit à notre curiosité des lettres du respectable prêtre, adressées à quelques-unes de ses filles adoptives, et renfermant de paternelles instructions sur les vérités du christianisme et les dangers du monde.

Ces renseignements pris, accompagné de mon ami Forestier, ancien élève de l'École, aujourd'hui directeur de l'institution des sourds-muets de Lyon, et de M. le docteur Doumic, qui, ayant un frère sourd-muet, possédait à fond la langue des signes, je me rendis chez le curé de Saint-Roch, pour lui faire part de nos découvertes et solliciter de son obligeance l'autorisation de vérifier nous-mêmes le témoignage de Mlle Courtois. Un vieux gardien du temple, appelé par l'abbé Olivier, recueille ses souvenirs et confirme notre déposition. Tout ce que nous avons avancé lui a été raconté par son prédécesseur, témoin des obsèques de l'abbé de l'Épée. «Vite, s'écrie le digne prêtre dans son enthousiasme, vite, qu'on aille quérir un maçon, un fossoyeur! Il n'y a pas un instant à perdre. Ne voyez-vous pas l'impatience de ces enfants, à qui nous allons restituer les cendres de leur père?» Déjà la pierre qui ferme le caveau a cédé à nos efforts. Nous sommes tous descendus, et les premiers ossements ont été découverts.

Le 6 juin, les journaux inséraient la lettre suivante:

«Quand le Musée historique de Versailles s'ouvrit au public, les sourds-muets y cherchèrent en vain le portrait de l'abbé de l'Épée. Leur surprise trouva de l'écho dans la presse périodique, et l'oubli fut réparé. En même temps, ils exprimaient le regret de n'avoir pu arriver à la découverte du lieu qui recelait la dépouille mortelle de leur immortel bienfaiteur. Depuis, il nous est venu des informations, confirmées par l'ancien curé de Saint-Roch, feu l'abbé Marduel, qui assista au dernier soupir de son ami, notre père spirituel. Ses cendres reposent dans cette église, sous les marches de la chapelle Saint-Nicolas, celle où l'on voit le magnifique Christ de Michel-Ange.

«Le curé actuel de Saint-Roch, M. l'abbé Olivier, qui n'avait pas trouvé la sépulture de l'abbé de l'Épée inscrite sur les anciens registres de l'église, nous a autorisés fort obligeamment, MM. le docteur Doumic, Forestier et moi, à descendre dans le caveau. Là, quel spectacle affreux s'est offert à nos regards! Plus de cercueil de plomb! De la poussière et quelques os épars, voilà tout ce qui reste d'un des plus grands bienfaiteurs de l'humanité! Nos cœurs se sont émus, et nous, les enfants de ce génie de charité, nous qui, sans lui, ne serions pas des hommes, nous venons vous conjurer d'ouvrir les colonnes de votre journal à une souscription qui aurait pour but de réparer cet acte de vandalisme. Nous faisons un appel, non-seulement à tous les sourds-muets de l'univers, – c'est pour eux un devoir d'honneur, ils doivent se priver de pain pour donner un tombeau à leur père, – mais encore à toutes les âmes charitables, de quelque point du globe qu'elles viennent, à quelque opinion qu'elles se rallient, quelque religion qu'elles professent. L'appel de notre reconnaissance sera entendu, nous n'en doutons pas. Il n'est pas besoin d'énumérer ici les droits de l'abbé de l'Épée à cet acte de reconnaissance publique, ils sont dans vos bouches, hommes qui parlez, dans nos cœurs, à nous qui ne parlons pas. Il ne sera pas dit que, quand d'abondantes souscriptions affluent de toute la France pour honorer le plus beau génie qui ait illustré notre scène76, le Messie d'une des classes les plus maltraitées de la société sera l'objet de l'indifférence publique. Qui fecerit et docuerit bonum hic magnus vocabitur, «celui qui aura fait et enseigné le bien, sera appelé grand.» (Saint Matthieu, v. 19.)

«Ne conviendrait-il pas aussi de placer deux inscriptions, mais en français et non en latin, pour que tous les sourds-muets qui savent lire pussent les comprendre, l'une sur la maison qu'habita notre premier instituteur, rue des Moulins, nº 14, à Paris, lieu où il recueillait les victimes de la nature marâtre, lieu où il mourut, l'autre sur la maison où il naquit, à Versailles, dans l'ancienne rue de Clagny, laquelle, depuis quelques mois seulement, porte le nom du grand homme.

«Recevez, Monsieur, par anticipation, nos remercîments à tous et l'assurance de ma considération personnelle.»

«FERDINAND BERTHIER,
«Professeur sourd-muet à l'Institution des sourds-muets de Paris.»

XXIV

Une commission se forme pour régulariser la souscription destinée à élever un monument à l'abbé de l'Épée. – M. Dupin aîné en accepte la présidence; M. Villemain consent à en faire partie. – Elle se compose, en outre, de MM. de Schonen, de Gérando, Chapuys-Montlaville, Cavé, l'abbé Olivier, Monglave, Nestor d'Andert, et de trois sourds-muets, Ferdinand Berthier, Forestier et Lenoir. – Regrets de M. de Chateaubriand et du premier président Séguier. – Première séance à l'hôtel de la présidence de la Chambre. – Remercîments des trois membres sourds-muets. – Projet de M. Victor Lenoir, architecte du gouvernement. – Voies et moyens: représentations à bénéfice, souscription de la famille royale. – Où s'élèvera le monument? – On repousse la cour de l'Institution; on préfère la chapelle Saint-Nicolas, à Saint-Roch. – Organisation de la souscription. – Recherches à faire au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville, aux Archives nationales, sur le lieu de l'inhumation. – MM. Montlaville, Monglave et Berthier, délégués pour aller constater l'identité des restes découverts ou à découvrir.

Il restait à former une commission chargée de surveiller et de diriger cette œuvre éminemment philanthropique.

Le 11 juin 1838, mon compatriote et ami, M. Chapuys-Montlaville, alors député de Saône-et-Loire, aujourd'hui préfet de la Haute-Garonne, nous présenta, Lenoir, mon collègue à l'Institution nationale de Paris, Forestier et moi, à M. Dupin aîné, alors président de la Chambre des députés. Nous prîmes la liberté de lui offrir, au nom de nos frères, la présidence77 de cette commission, et de lui soumettre une liste de membres dont nous avions l'intention de la composer. M. Dupin, avec cette rapidité d'émotion que chacun lui connaît, saisit la plume et écrivit: «J'accepte bien volontiers; c'est un honneur, un plaisir et un devoir.»

Le 13, M. Chapuys-Montlaville me chargea d'une lettre pour M. Villemain. La voici, avec la réponse de l'illustre académicien:

«A MONSIEUR VILLEMAIN.

«Les restes de l'abbé de l'Épée ont été découverts dans l'un des caveaux de l'église Saint-Roch. Les sourds-muets brûlent d'élever un monument à la mémoire de leur père. Une commission a été proposée par eux. M. Dupin en a accepté la présidence. Ils désirent, Monsieur, que vous en fassiez partie, et je suis heureux qu'ils aient bien voulu me choisir pour être l'interprète de leur vœu et de leurs sentiments. C'est M. Berthier, président de la Société des sourds-muets, qui vous remettra cette lettre.

«Veuillez agréer, Monsieur, l'hommage de mes sentiments les plus dévoués.»

RÉPONSE DE M. VILLEMAIN

«J'ai bien regretté d'avoir manqué l'honneur de vous voir; mais vous ne pouviez douter de mon empressement à faire tout ce qui vous était agréable, autant que je pouvais y contribuer. J'ai vu, ce matin, M. Berthier, qui m'a remis un opuscule d'un grand intérêt; je lui ai dit que je serais très-honoré de la confiance qui m'est témoignée. Mais, à cette époque de l'année, je suis tellement occupé de soins universitaires et académiques, que je craindrais de ne pouvoir être exact aux réunions. Je vous soumets, Monsieur, ce scrupule de ma part. Je vous prie d'en être juge. Si vous ne l'approuvez pas, je m'associerai bien volontiers à la commission qui serait formée pour honorer la mémoire du si vénérable abbé de l'Épée. J'ai soumis mon excuse à M. Berthier. Mais, comme personne n'est plus occupé que M. Dupin, je sens que, malgré l'embarras où je me trouve dans les mois de juillet et d'août, je dois trouver moyen d'être disponible pour toute convocation qu'il voudra bien m'adresser. Et un intermédiaire comme vous, Monsieur, ne me permet pas d'hésiter.

«Agréez, Monsieur, la nouvelle assurance de ma considération la plus distinguée et de mes dévoués sentiments.»

Le 16, une nouvelle lettre paraissait dans les feuilles publiques. Elle était ainsi conçue:

«L'empressement avec lequel tous les journaux ont bien voulu accueillir la proposition que j'ai faite d'élever un monument à la mémoire de l'abbé de l'Épée, m'enhardit à solliciter une nouvelle preuve de leur bienveillance accoutumée. Une commission, chargée de cette sainte mission, vient de se former; elle se compose de:

MM. DUPIN aîné, président de la Chambre des députés, président;

VILLEMAIN, pair de France, vice-président du Conseil royal de l'Instruction publique;

DE SCHONEN, pair de France, procureur-général à la Cour des Comptes;

Le baron DE GÉRANDO, pair de France, président du Conseil d'administration de l'Institution des sourds-muets de Paris;

CHAPUYS-MONTLAVILLE, député de Saône-et-Loire;

CAVÉ, chef de la division des Beaux-Arts au ministèrede l'Intérieur;

L'abbé OLIVIER, curé de Saint-Roch;

 

Eugène GARAY DE MONGLAVE, homme de lettres;

NESTOR d'ANDERT, artiste;

Ferdinand BERTHIER, professeur sourd-muet à l'Institution de Paris, président de la Société centrale des sourds-muets;

FORESTIER, instituteur sourd-muet, vice-présidentde cette association;

LENOIR, professeur sourd-muet à l'Institution deParis, secrétaire de cette société.

«Vous qui nous avez aidés à rendre un premier hommage à notre immortel bienfaiteur, vous ne refuserez pas, nous en avons la certitude, de mettre le comble à votre obligeance en annonçant la formation de la commission, et en ouvrant vos colonnes à la souscription dont elle doit régulariser l'emploi.

»Agréez, etc., etc.

«Ferdinand BERTHIER.»

Nous avions proposé à M. le vicomte de Chateaubriand et à M. le baron Séguier, premier président de la cour royale de Paris, de faire partie de la commission. Nous croyons devoir insérer ici les lettres que l'un et l'autre nous adressèrent en réponse.

«Paris, 13 juin 1838.

«MESSIEURS,

»Je serais infiniment flatté d'être compté au nombre des membres d'une commission chargée d'un monument à élever à l'abbé de l'Épée; ma séparation complète du monde me prive de l'honneur que vous vouliez me faire; mais je serai très-heureux d'être porté sur votre liste comme un des premiers souscripteurs.

«Agréez, Messieurs, je vous prie, mes regrets sincères, mes remercîments empressés et l'assurance de la considération distinguée avec laquelle je suis

«Votre très-humble et très-obéissant serviteur:
«CHATEAUBRIAND.»
«Paris, le 13 juin 1838.

«MONSIEURS,

«Vous avez eu trop de bonté de penser à moi pour entrer dans une commission fort honorable. Quand je suis appelé à prendre part à quelque chose, c'est pour m'en occuper réellement; et je sens que mes occupations très-nombreuses et des forces physiques bien insuffisantes me rendent impropre à tout surcroît d'entreprise. Président de la commission du monument Périer, je n'ai pu encore le terminer complétement, ce qui m'avertit de ne pas tenter une nouvelle besogne. Veuillez, Messieurs, recevoir, avec mes excuses et regrets, l'expression de ma haute considération.

«Le président SÉGUIER.»

Le mercredi 20, M. Dupin aîné convoqua, dans l'hôtel de la présidence, les membres de la commission. M. Chapuys-Montlaville, secrétaire, donna lecture de notre discours de remercîment à nos nouveaux collègues, et ensuite d'une lettre de M. Victor Lenoir, frère du professeur sourd-muet, qui offrait, pour le monument à élever, son concours gratuit comme architecte du gouvernement.

Notre discours de remercîment était conçu en ces termes:

«Ferdinand Berthier, Forestier et Alphonse Lenoir à Messieurs leurs collègues de la commission pour le monument de l'abbé de l'Épée.

«MESSIEURS,

«Le premier sentiment qui saisit nos cœurs au moment où nous nous trouvons, pour la première fois, dans une occasion aussi solennelle, an milieu des représentants des grands corps politiques, de l'Église, des beaux-arts et des sciences, est celui de la plus vive et de la plus sincère gratitude. Permettez-nous, à nous pauvres sourds-muets, de vous l'exprimer avant tout, comme nous la sentons. Si quelque chose peut alléger, en ce jour, le poids de notre infirmité, c'est votre empressement honorable et bienveillant à concourir à honorer la mémoire de l'abbé de l'Épée.

»Vous allez vous occuper, Messieurs, d'acquitter une dette sacrée de la reconnaissance publique. Souffrez que nous vous rappelions le vœu que nous avons formé, les premiers, de voir une tombe rendue aux restes mortels de ce bienfaiteur de l'humanité, et une double inscription indiquer, d'une part, la maison qui vit naître l'apôtre des sourds-muets, de l'autre, celle qui fut témoin de sa charité et de ses derniers moments.

»Nous avons reçu deux lettres de M. Victor Lenoir78, architecte du Gouvernement, frère de l'un de nous, par laquelle il offre d'ériger gratuitement un monument à l'abbé de l'Épée. Notre secrétaire-interprète, M. Chapuys-Montlaville, va vous en donner lecture.

»Nous avons des projets à vous soumettre; mais nous ne voulons pas anticiper sur la proposition de Monsieur le secrétaire et sur les vôtres, sans doute, Messieurs. Nous attendons que vous nous autorisiez à vous en faire part.»

La commission désira savoir quelles étaient nos vues sur les moyens à employer pour hâter et grossir la souscription, et nous nous empressâmes de la satisfaire: nous demandions que les théâtres nationaux et les autres scènes, vraiment dignes de ce nom, fussent priés d'accorder une représentation au bénéfice du monument que nous projetions. Nous offrions nos conseils pour le rôle de Théodore, dans le drame de l'Abbé de l'Épée, pour celui de la Muette de Portici, pour tous les autres rôles, enfin, de notre spécialité.

Le vœu fut émis que le roi Louis-Philippe et sa famille fussent priés d'inscrire leurs noms en tête de notre liste de souscripteurs.

On s'occupa ensuite de la place à assigner au monument.

Un membre proposa la cour de l'Institution des sourds-muets de Paris, comme point central de l'édifice où se perpétue l'œuvre immortelle de l'abbé de l'Épée. Cet avis fut combattu par plusieurs membres qui paraissaient redouter que, dans un temps de révolution, ce sanctuaire ne fût pas respecté, qu'on n'en changeât la destination, qu'il ne fût métamorphosé en caserne, en magasin à fourrage, etc.

Un autre membre déclara qu'il pensait que le monument ne pouvait être élevé que là où le vénérable bienfaiteur de l'humanité avait été inhumé, dans l'église St-Roch, où il disait habituellement la messe, et qui est toute peuplée de ses souvenirs. «Désormais, ajouta-t-il, si l'on considère le sentiment religieux qui s'est emparé de tous les esprits, l'église deviendra l'asile le plus inviolable, et ses murs seront les derniers que la sédition tentera de renverser.»

Cette proposition ayant été adoptée par un mouvement unanime, M. le curé de cette paroisse déclara qu'il était heureux de s'associer à ce sentiment, et de pouvoir mettre à la disposition de ses collègues, non-seulement le lieu où reposaient les dépouilles mortelles de l'abbé de l'Épée, mais encore la chapelle de St-Nicolas, qui deviendrait ainsi le but d'un saint pèlerinage, et où, chaque année, un service pourrait être célébré pour le repos de l'âme de notre père spirituel. Des remercîments unanimes accueillirent l'offre de M. l'abbé Olivier, et la commission décida que la souscription serait immédiatement ouverte en France et à l'étranger, au secrétariat de la Chambre des députés, chez le trésorier de l'Institution nationale des sourds-muets, et chez six notaires de Paris: MM. Moreau, Aumont-Thiéville, Cotelle, Bertinot, Roquebert et Perrin.

M. Chapuys-Montlaville fut invité à faire des recherches au Palais de Justice, à l'Hôtel de Ville et aux Archives nationales, pour recueillir le plus de renseignements possible sur le jour et le lieu de l'inhumation, et à se réunir à M. Eugène Garay de Monglave, et à l'auteur de cet écrit, pour constater, par des preuves évidentes, l'identité des restes découverts ou à découvrir.

73Entre autres, Mlle Courtois; l'abbé Salvan, élève et ami de l'abbé de l'Épée, ancien instituteur en second à l'Institution des sourds-muets de Paris; l'abbé Dujardin, curé de Bry-sur-Marne, près de Nogent-sur Seine, que le comte de Romanet, sourd-muet, m'avait désigné comme un des amis les plus dévoués de l'admirable rédempteur de mes frères d'infortune.
74Ils sont de M. Audet de la Mésenquère, maître-ès-arts et de pension à Picpus, ancien professeur de belles-lettres et membre de l'Académie de Châlons-sur-Marne.
75Voyez à les vers composés à cette occasion sous ce titre: le Sourd-Muet, par un de nos frères les plus distingués, Pélissier, aujourd'hui professeur à l'Institution nationale de Paris.
76Molière.
77Voyez à la demande textuelle des mandataires sourds-muets, adressée à M. Dupin aîné.
78Voyez .