L’ombre du mal

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Keri s’efforça de ne pas montrer sa réaction. En effet, il y avait quelque chose. Et elle comptait le mettre au courant dès que ce serait sûr. Mais il fallait qu’elle trouve un endroit plus sûr pour raconter à son binôme, meilleur ami, et petit copain potentiel qu’elle était sur le point de finalement attraper le ravisseur de sa fille.





CHAPITRE 2



Lorsqu’ils arrivèrent au niveau de la maison des Caldwell, Keri sentit ses entrailles se nouer. Elle avait maintes fois rencontré les familles d’enfants victimes d’un éventuel enlèvement. Cela lui rappelait toujours le moment où elle avait vu sa propre fille, âgée d’à peine huit ans, être emportée à travers la pelouse étincelante d’un parc, par un homme malveillant coiffé d’une casquette qui cachait son visage.



À présent, elle sentait la même angoisse monter dans sa gorge que lorsqu’elle avait poursuivi le kidnappeur à travers le parking, et lorsqu’elle l’avait vu jeter Evie dans son fourgon blanc comme s’il s’agissait d’une poupée de son. Elle ressentait de nouveau l’horreur qu’elle avait éprouvée quand un adolescent avait tenté d’arrêter le ravisseur et que ce dernier l’avait poignardé à mort.



Keri fit une grimace en repensant à la douleur des graviers qui s’incrustaient dans la plante de ses pieds alors qu’elle courait dans le parking, tentant de rattraper le fourgon qui était en train de s’éloigner. Elle se remémora le sentiment d’impuissance qui l’avait envahie quand elle avait constaté que le fourgon ne portait pas de plaques d’immatriculation, et réalisé qu’elle n’avait presque aucune description à offrir à la police.



Ray savait bien à quel point ces moments affectaient Keri, et il resta assis silencieusement dans le siège conducteur tandis que ces émotions successives la traversaient et qu’elle se préparait à la suite.



« Ça va ? demanda-t-il en voyant son corps finir par se détendre un peu.



— Presque », fit-elle en ouvrant le pare-soleil au-dessus d’elle pour vérifier dans le miroir qu’elle n’était pas trop décomposée.



La personne qui lui rendit son regard, dans le miroir, avait l’air en bien meilleure santé que n’était Keri à peine quelques mois plus tôt. Les cernes noirs sous ses yeux bruns avaient disparu, et ses yeux n’étaient plus injectés de sang. Sa peau était moins cireuse. Ses cheveux, blond foncé, étaient toujours tirés en une simple queue-de-cheval, mais ils n’étaient plus gras ni sales.



Son trente-sixième anniversaire approchait, mais elle avait meilleure mine que ces cinq dernières années, depuis l’enlèvement d’Evie. Elle se demandait si c’était grâce à l’espoir qu’elle nourrissait depuis que le Collectionneur, quelques semaines plus tôt, lui avait dit qu’il la recontacterait.



Ou bien c’était la perspective d’une histoire d’amour avec Ray. Ou encore le fait de quitter, récemment, la péniche miteuse où elle habitait depuis plusieurs années, pour déménager dans un appartement normal. Enfin, ça pouvait être en lien avec la diminution de sa consommation de scotch single malt.



Quoi qu’il en soit, elle remarquait que davantage d’hommes se retournaient sur elle, ces jours-ci. Ça ne la dérangeait pas, entre autres parce que pour la première fois depuis longtemps, elle avait l’impression de contrôler sa vie, qui avait si souvent échappé à son contrôle.



Elle rabattit le pare-soleil et se tourna vers Ray : « Prête. »



En se dirigeant vers la porte d’entrée, Keri examina le quartier. C’était la partie nord de Westchester, bordant l’autoroute 405 et située au sud du Howard Hughes Center, un immense complexe commercial et de bureaux qui dominait le quartier de sa silhouette imposante.



Westchester avait une réputation de quartier ouvrier, et la plupart des maisons étaient modestes et d’un seul étage. Mais même celles-ci avaient connu l’explosion des prix immobiliers des six dernières années, et en conséquence, les riverains étaient un mélange d’anciens du quartier et de jeunes familles d’actifs qui ne voulaient pas habiter dans un lotissement sans âme, mais plutôt dans un endroit de caractère. Keri soupçonnait que les Caldwell faisaient partie de cette dernière catégorie.



La porte s’ouvrit avant même qu’ils eurent atteint le seuil, et un couple, manifestement inquiet, s’avança au-dehors. Keri fut surprise par leur âge ; la femme, petite, latino-américaine, avec une pragmatique coupe à la garçonne, avait l’air d’avoir la cinquantaine. Elle portait un costume joli mais élimé, et des chaussures vieilles mais en parfait état.



Le mari devait faire au moins quinze centimètres de plus qu’elle. Il était blanc, son crâne en train de se dégarnir encore parsemé de touffes de cheveux gris-blond, et une paire de lunettes autour du cou. Il était au moins aussi âgé que sa femme, et approchait sans doute même de la soixantaine. Il était vêtu de façon plus décontractée qu’elle, dans un pantalon confortable et une chemise en tartan bien propre, au col boutonné. Ses mocassins marron étaient éculés et un des lacets défait.



« Vous êtes les agents de police ? demanda la femme en tendant la main sans attendre la réponse.



— Oui, madame, répondit Keri, prenant les devants. Je suis l’agent Keri Locke de la police de Los Angeles, division Pacifique, service des personnes disparues. Voici mon binôme, l’agent Raymond Sands.



— Enchanté », dit Ray.



La femme leur fit signe d’entrer tout en leur disant : « Merci d’être venus. Je m’appelle Mariela Caldwell. Voici mon mari, Edward. »



Edward hocha la tête mais ne dit rien. Keri sentait que le couple ne savait pas par où commencer, donc elle prit les choses en main.



« Si on s’asseyait dans la cuisine pour que vous nous racontiez ce qui vous préoccupe ?



— Oui, bien sûr », dit Mariela avant de les guider le long d’un couloir étroit, orné de photos d’une brune au sourire chaleureux.



Il y avait au moins une vingtaine de photos, immortalisant chaque étape de la vie de l’adolescente, de sa naissance à aujourd’hui. Ils atteignirent un petit coin cuisine bien ordonné.



« Je peux vous offrir quelque chose à boire ? Du café, un en-cas ?



— Non merci, madame », dit Ray en se plaquant contre le mur pour faire le tour de la table et s’asseoir. « Asseyons-nous tous et réunissons toutes les informations possible, aussi vite que possible. Pourquoi ne pas commencer par nous dire pourquoi vous êtes si inquiets ? D’après ce que j’ai compris, Sarah ne donne plus de nouvelles que depuis quelques heures.



— Presque cinq heures, maintenant », dit Edward en parlant pour la première fois, et en prenant place en face de Ray. « Elle a appelé sa mère à midi pour dire qu’elle irait retrouver une amie qu’elle n’avait plus vue depuis longtemps. Il est presque 17h, maintenant. Elle sait qu’elle est censée nous contacter toutes les deux heures quand elle sort, même si c’est juste un court message pour signaler où elle est.



— Et elle n’oublie jamais ? » demanda Ray.



Il avait posé la question d’un ton neutre, et seule Keri sentit qu’il était sceptique. Aucun des Caldwell ne dit rien pendant un moment, et Keri s’inquiéta de ce que Ray pouvait les avoir vexés. Finalement, Mariela répondit : « Agent Sands, je comprends que vous ayez du mal à le croire. Mais, non, elle n’oublie jamais. Ed et moi avons eu Sarah à un certain âge. Après de nombreux échecs, nous avons fini par être bénis par son arrivée. Elle est notre seul enfant et je dois avouer qu’on a tendance à, comment dire, être surprotecteurs ?



— On la couve », ajouta Ed avec un sourire en coin.



Keri lui rendit son sourire. Elle les comprenait tout à fait.



« En tout cas, reprit Mariela, Sarah sait qu’elle est ce qu’on a de plus précieux en ce monde et, par bonheur, elle ne nous en veut pas ni ne se sent étouffée par notre amour. On fait de la pâtisserie ensemble le weekend. Elle continue d’accompagner son père au travail pendant les journées portes ouvertes. Nous sommes même allées ensemble à un concert de Motley Crue il y a quelques mois. Elle nous adore, et parce qu’elle sait combien elle compte pour nous, elle tient vraiment à toujours nous tenir au courant. Nous avons instauré l’obligation de nous dire où elle est par message, mais c’est elle qui a choisi de le faire toutes les deux heures. »



Keri les examina attentivement pendant qu’ils parlaient. Mariela tenait la main de son mari et celui-ci caressait le dos de sa main avec son pouce. Il attendit qu’elle ait terminé, puis intervint : « Et même si elle avait oublié, pour la première fois de sa vie, elle ne serait pas restée si longtemps sans nous contacter ni répondre à nos messages et appels. Je peux vous dire que nous l’avons appelée une douzaine de fois et envoyé autant de messages. Dans le dernier, je disais que j’appelais la police. Si elle avait reçu un seul de ces messages, elle aurait répondu. Comme je l’ai dit au lieutenant, le GPS de son téléphone est éteint, ce qui n’est jamais arrivé avant. »



Ce détail perturbant flottait au-dessus d’eux, menaçant de tout recouvrir. Keri voulut étouffer tout début de panique en leur posant rapidement la question suivante :



« M. et Mme Caldwell, puis-je vous demander pourquoi Sarah n’était pas à l’école aujourd’hui ? On est vendredi. »



Tous deux la dévisagèrent, surpris. Même Ray parut étonné.



« C’est le jour après Thanksgiving. Il n’y a pas école. »



Keri sentit sa gorge se nouer. Seul un parent pouvait connaître ce genre de détail, et elle n’en était plus un, par tous les aspects pratiques.



Evie aurait eu treize ans, maintenant. Normalement, Keri aurait du trouver un mode de garde pour sa fille, pour qu’elle puisse aller au travail aujourd’hui. Mais plus rien ne se passait « normalement » depuis un certain temps.

 



Les rituels liés aux vacances scolaires et en famille avaient perdu toute importance pour elle ces dernières années, au point que ce qui avait autrefois été évident pour elle ne lui passait même plus par la tête. Elle voulut répondre mais ne parvint qu’à émettre une quinte de toux inintelligible. Ses yeux s’embuèrent et elle baissa la tête pour ne pas qu’on le remarque. Ray vola à son secours :



« Donc Sarah était libre aujourd’hui, mais pas vous ? demanda-t-il.



— Non, répondit Ed. Je suis le propriétaire d’un petit commerce de peinture dans le Westchester Triangle. Je ne roule pas sur l’or – je ne peux pas me permettre de prendre beaucoup de jours de vacances. Thanksgiving, Noël, le Nouvel An... C’est à peu près tout.



— Et moi, je suis assistante dans un grand cabinet d’avocats à El Segundo. Normalement, je devrais être libre aujourd’hui, mais on prépare un gros dossier pour un procès et ils avaient besoin de l’aide de tout le monde. »



Keri s’éclaircit la gorge et, à présent sûre de se maîtriser, prit de nouveau part à la conversation : « Et qui est cette amie que Sarah devait rencontrer ?



— Elle s’appelle Lanie Joseph, dit Mariela. Sarah était amie avec elle à l’école primaire, mais quand on a déménagé ici, elles ont perdu le contact. Franchement, j’aurais préféré qu’elles ne le reprennent pas.



— Qu’est ce que vous voulez dire ? » demanda Keri.



Comme Mariela hésitait, Ed choisit d’intervenir.



« Nous habitions dans le sud de Culver City. Ce n’est pas loin d’ici, mais c’est un quartier beaucoup plus pauvre. Les rues sont plus miteuses, et les enfants aussi. Lanie a toujours eu quelque chose qui nous mettait mal à l’aise, même quand elle était petite. Ça a empiré. Je ne veux pas juger, mais je pense qu’elle est sur la mauvaise pente.



— On a mis de côté tout ce qu’on a pu », intervint Mariela, manifestement gênée de médire devant des étrangers. « Le jour où Sarah est entrée au collège, on a déménagé ici. Nous avons acheté cette maison juste avant que le marché ne grimpe en flèche. La maison est petite, mais on n’aurait jamais pu l’acheter aujourd’hui. C’était difficile même à l’époque. Mais Sarah avait besoin de prendre un nouveau départ, avec des enfants différents.



— Donc elles se sont perdues de vue, insista Ray avec douceur. Comment se fait-il qu’elles se soient recontactées ?



— Elles se voyaient une ou deux fois par an, mais c’était tout, répondit Ed. Mais Sarah nous a dit que Lanie lui a envoyé un message hier, disant qu’elle voulait vraiment qu’elles se voient, et qu’elle avait besoin d’un conseil. Elle n’a pas dit pourquoi.



— Et évidemment, ajouta Mariela, puisque Sarah est une si gentille fille, si généreuse, elle a accepté sans hésiter. Je me souviens qu’elle m’a dit hier soir qu’elle ne serait pas une bonne amie si elle ne venait pas au secours d’une amie quand elle en a le plus besoin. »



La voix de Mariela se brisa sous le coup de l’émotion. Keri vit Ed serrer sa main dans la sienne. Elle enviait ce couple. Même en ce moment de quasi-panique, ils présentaient un front uni, finissaient mutuellement leurs phrases et se soutenaient émotionnellement. D’une façon ou d’une autre, leur amour et dévotion partagés les empêchaient de sombrer. Keri se souvenait d’une époque où elle pensait que son couple était semblable à cela.



« Est-ce que Sarah vous a dit où elles allaient se rencontrer ? demanda Keri.



— Non, elles n’avaient pas encore décidé à midi. Mais je suis sûre que c’est dans un endroit proche d’ici, peut-être le Howard Hughes Center ou le centre commercial de Fox Hills. Sarah ne conduit pas encore, donc il fallait un endroit facilement accessible en bus.



— Pourriez-vous me fournir quelques photos récentes de Sarah ? » demanda Keri à Mariela. Cette dernière se leva immédiatement pour aller en chercher.



« Est-ce que Sarah est active sur les réseaux sociaux ? demanda Ray.



— Elle est sur Facebook, ainsi qu’Instagram et Twitter, répondit Ed. C’est tout ce que je sais. Pourquoi ?



— Parfois les enfants publient des choses sur leur compte, qui peuvent aider l’enquête. Vous connaissez ses mots de passe ?



— Non, dit Mariela en sortant quelques photos de leurs cadres. Nous n’avons jamais eu de raison de les lui demander. Elle nous montre tout le temps ce qu’elle publie sur ses comptes. On dirait qu’elle ne cache jamais rien. On est même amis sur Facebook. Je n’ai tout simplement jamais ressenti le besoin de demander ce genre de chose. Vous n’avez aucun moyen d’accéder à ses comptes ?



— On peut, expliqua Keri, mais sans les mots de passe, ça prend du temps. Il nous faut un mandat légal. Et pour le moment, on n’a pas de motif raisonnable de se lancer là-dedans.



— Et le GPS éteint ? demanda Ed.



— Ça peut aider le dossier, répondit Keri. Mais pour le moment, tout ce que vous m’avez dit ne représente que des preuves indirectes. Vous avez été convaincants en nous exposant que la situation est inhabituelle, mais sur le papier, un juge ne sera peut-être pas du même avis. Mais ne vous préoccupez pas trop de ça, nous n’en sommes qu’au début. C’est notre boulot, d’enquêter, et je voudrais commencer par me rendre chez Lanie et parler à ses parents. Vous connaissez son adresse ?



— Oui », dit Mariela en tendant les photos de Sarah à Keri, avant de sortir son téléphone et d’y chercher l’adresse. « Mais je me demande si ça sera utile. Le père de Lanie n’est plus dans sa vie et sa mère... se désintéresse d’elle. Mais si vous pensez que ça peut aider, la voici. »



Keri nota l’information et ils se dirigèrent vers la porte. Les Caldwell serrèrent la main de Ray et Keri avec cérémonie, ce qui surprit Keri, après une conversation aussi intime.



Ray et elle étaient à mi-chemin de la voiture lorsqu’Edward Caldwell les interpella pour une dernière question : « Je suis désolé de vous demander ça, mais vous avez dit que nous n’en sommes qu’au début. Ça donne l’impression que ceci sera un long processus. Mais il me semble que dans les enquêtes sur les personnes disparues, les premières vingt-quatre heures sont cruciales. N’est-ce pas ? »



Keri et Ray échangèrent un regard avant de se tourner vers Caldwell. Aucun des deux ne savait comment répondre. Finalement, Ray dit : « Ce n’est pas faux. Mais pour le moment, rien ne nous indique qu’il s’est passé quelque chose de suspect. Et de toute façon, vous nous avez contactés très tôt, ce qui est positif. Je sais que c’est difficile à entendre, mais essayez de ne pas trop vous inquiéter. Je vous promets que nous vous recontacterons. »



Keri et Ray tournèrent les talons et rejoignirent la voiture. Lorsque Keri fut sûre qu’ils ne pouvaient pas les entendre, elle marmonna à voix basse : « Beau mensonge.



— Ce n’était pas un mensonge. Tout ce que j’ai dit était vrai. Elle pourrait revenir à la maison d’une minute à l’autre, et l’affaire serait close.



— Peut-être, concéda Keri. Mais mon instinct me dit que cette affaire-ci ne sera pas si simple. »





CHAPITRE 3



Keri s’installa dans le siège passager pour le trajet vers Culver City. Elle se sermonnait intérieurement, tout en essayant de se rappeler qu’elle n’avait rien fait de mal. Mais la culpabilité l’envahissait à l’idée qu’elle ait pu oublier quelque chose d’aussi simple qu’un jour de vacances scolaires. Même Ray n’avait pu cacher son étonnement.



Elle était en train de perdre de vue la mère qu’elle avait été, et c’était terrifiant. Combien de temps encore avant qu’elle oublie d’autres détails, plus personnels ? Quelques semaines plus tôt, on lui avait donné anonymement un indice qui menait à la photo d’une adolescente. Mais Keri, à sa grande honte, avait été incapable de déterminer si c’était Evie sur la photo.



Il est vrai que cela faisait cinq ans qu’elle n’avait pas vu Evie, et la photo était prise de loin et de mauvaise qualité. Mais le fait qu’elle ne puisse pas immédiatement déterminer si c’était ou non sa fille l’avait secouée. Cette honte était restée même après que le spécialiste informatique du service, l’agent Kevin Edgerton, lui eut dit que même le logiciel de comparaison ne pouvait garantir que la photo correspondait aux photos d’Evie à l’âge de huit ans.



J’aurais du savoir tout de suite. Une bonne mère aurait su tout de suite si c’était sérieux.



« On est là » dit Ray doucement, sortant Keri de sa rêverie.



Elle leva les yeux et réalisa qu’ils étaient garés juste en face de la maison de Lanie Joseph. Les Caldwell avaient raison : ce quartier, distant de chez eux d’à peine trois kilomètres, était beaucoup plus miteux.



Il n’était que 17h30, mais le soleil s’était couché et la température baissait. Des jeunes hommes en petits attroupements, vêtus de vêtements amples, occupaient les trottoirs et les allées menant aux maisons, tout en buvant des bières et fumant ce qui n’avait pas l’air d’être des cigarettes. La plupart des pelouses étaient plus marron que vertes et les pavés des trottoirs se déchaussaient, poussés par les mauvaises herbes. La plupart des maisons donnaient l’impression de contenir plusieurs logements ou duplexes, et toutes avaient des barreaux aux fenêtres et une lourde porte grillagée devant la porte d’entrée.



« Qu’est ce que tu en penses ? On appelle la police de Culver City en renfort ? demanda Ray. Techniquement, on n’est pas dans notre juridiction.



— Non, ça prendra trop de temps et je préfère faire profil bas ; faisons une visite rapide. Plus on en fait quelque chose de formel, plus ça sera long. Si quelque chose est arrivé à Sarah, on n’a pas de temps à perdre.



— Ok, allons-y. »



Ils descendirent de la voiture et rejoignirent d’un pas vif l’adresse que leur avait donnée Mariela Caldwell. Lanie vivait dans une maison mitoyenne, côté rue, sur Corinth Street, au sud de Culver Boulevard. L’autoroute 405 était si proche que Keri distinguait la couleur des cheveux des automobilistes.



Pendant que Ray frappait à la porte, Keri coula un regard vers un petit groupe de cinq hommes, deux maisons plus loin, penchés sur le moteur d’une Corvette perchée sur des parpaings, dans l’allée d’une maison. Plusieurs de ces hommes jetèrent des regards méfiants aux deux intrus, mais personne ne dit rien.



À l’intérieur de la maison de Lanie retentirent les piaillements de plusieurs enfants. Au bout d’une minute, la porte d’entrée s’ouvrit sur un petit garçon blond qui devait avoir cinq ans tout au plus. Il portait des jeans troués et un t-shirt blanc orné du « S » de Superman.



Il leva le regard vers Ray, tordant la tête en arrière. Puis il regarda Keri, et la considérant apparemment moins menaçante, il prit la parole : « Qu’est ce que vous voulez, madame ? »



Keri se doutait que l’enfant ne devait pas faire l’objet de beaucoup de tendresse et d’attention, donc elle s’agenouilla pour être à son niveau et dit d’une voix aussi douce que possible : « On est des agents de police. On voudrait parler à ta maman pendant une minute. »



Le gamin, imperturbable, se retourna et cria vers l’intérieur de la maison : « Maman ! La police est là. Veulent te parler. »



Apparemment, ce n’était pas la première fois que la maison recevait la visite de la police. Keri vit Ray jeter un regard vers les hommes groupés autour de la Corvette et sans les regarder elle-même, elle lui demanda à voix basse : « Tu crois qu’il y a un problème là-bas ?



— Pas encore, répondit Ray dans un souffle. Mais peut-être dans pas longtemps. On doit faire vite.



— Vous êtes quel genre de policiers ? demanda le petit garçon. Pas d’uniformes. Vous êtes en mission secrète ? Des détectives ?



— Oui, des détectives », répondit Ray. Puis il parut décider que le gamin n’avait pas besoin d’être ménagé, et il lui posa une question : « Quand est-ce que tu as vu Lanie pour la dernière fois ?



— Oh, Lanie va encore avoir des problèmes, dit-il alors que se dessinait un grand sourire sur son visage. C’est pas étonnant. Elle est partie à midi pour aller voir sa copine intelligente. Peut-être qu’elle espérait qu’un peu d’intelligence passerait sur elle. Y a aucun risque ! »



C’est alors qu’apparut au fond du couloir une femme portant un jogging et un lourd sweatshirt gris à message. Alors qu’elle s’approchait d’un pas lourd, Keri l’observa. La femme devait faire la taille de Keri, mais pesait au moins 90 kilos.



Sa peau pâle semblait se fondre dans le gris du sweatshirt. Ses cheveux blonds-gris étaient rassemblés en un chignon défait qui menaçait de se détacher complètement.

 



Keri évalua qu’elle devait avoir moins de quarante ans, mais son visage creusé par la fatigue en faisait cinquante. Elle avait des cernes et le visage constellé de couperose, peut-être due à l’alcool. Il était clair qu’elle avait été jolie, mais le poids de la vie semblait l’avoir usée, et elle n’était plus jolie que par éclairs.



« Qu’est ce qu’elle a fait encore ? demanda la femme, encore moins surprise que son fils de voir la police sonner chez elle.



— Vous êtes Mme Joseph ? demanda Keri.



— Ça fait sept ans que je ne suis plus Mme Joseph. Depuis que M. Joseph m’a quittée pour une kiné nommée Kayley. Maintenant je suis Mme Hart, bien que M. Hart ait filé sans autre forme de procès il y a dix-huit mois. Mais c’est trop compliqué de changer mon nom de nouveau donc je suis coincée avec.



— Donc vous êtes la mère de Lanie Joseph, dit Ray dans un effort pour la recadrer. Et vous vous appelez...



— Joanie Hart. Je suis la mère de cinq subversifs, parmi lesquels celui que vous avez sous les yeux. Alors, qu’est ce qu’elle a fait cette fois-ci ?



— On ne sait pas si elle a fait quoi que ce soit, Mme Hart », la rassura Keri, qui ne voulait pas entrer en conflit avec une femme qui en avait manifestement l’habitude. « Mais les parents de Sarah Caldwell n’arrivent pas à contacter leur fille et ils sont inquiets. Est-ce que vous avez eu des nouvelles de Lanie depuis ce midi ? »



Joanie Hart la dévisagea comme si elle débarquait d’une autre planète.



« Je ne peux pas surveiller tous mes gosses comme ça, dit-elle. J’ai travaillé toute la journée ; les fastfoods ne ferment pas simplement parce que hier c’était Thanksgiving, vous savez ? Je suis rentrée il y a une demi-heure. Donc je ne sais pas où elle est. Mais ça n’a rien d’exceptionnel. Elle disparaît la moitié du temps et ne me dit pas où elle va. Celle-là, elle adore faire des cachotteries. Je pense qu’elle a un petit copain dont elle veut pas me parler.



— Est-ce qu’elle a jamais mentionné le nom de ce garçon ?



— Comme je vous ai dit, je ne suis même pas sûre qu’il y ait un garçon. Je dis juste que c’est tout à fait possible. Elle adore faire des choses pour m’énerver, sauf que je suis trop fatiguée et occupée pour que ça m’énerve, alors ça, ça l’énerve. Vous savez ce que c’est », dit-elle à Keri, qui n’avait aucune idée de ce que c’était.



Keri sentait la colère monter face à cette femme qui ne savait pas où était sa fille et qui ne s’en inquiétait pas. Joanie n’avait pas posé de question sur Lanie, ni demandé si elle allait bien, ni exprimé la moindre inquiétude. Ray parut deviner ses sentiments et reprit avant qu’elle ne puisse faire de même : « Pourriez-vous nous donner le numéro de téléphone de Lanie et une photo récente d’elle, s’il vous plaît ? »



Joanie parut lasse, mais ne fit aucune remarque. « Un instant », dit-elle avant de retourner sur ses pas.



Keri regarda Ray, qui secouait la tête pour exprimer leur dégoût partagé.



« Ça te dérange si j’attends dans la voiture ? demanda Keri. J’ai peur de dire quelque chose de... non constructif à Joanie.



— Vas-y, je m’en occupe. Peut-être que tu pourrais appeler Edgerton et voir s’il peut passer outre le règlement pour accéder aux comptes en ligne de Sarah.



— Ça alors, Raymond Sands », dit Keri, recouvrant son sens de l’humour. « On dirait que tu adoptes finalement quelques-unes de mes méthodes d’enquête les moins orthodoxes... Je crois que ça me plaît. »



Elle tourna les talons avant qu’il n’ait le temps de répondre. Du coin de l’œil, elle vit que le groupe d’hommes, deux maisons plus loin, l’observaient tous. Elle referma son blouson d’un geste vif, prenant soudain conscience du froid. À Los Angeles, les mois de novembre n’étaient pas rigoureux, mais maintenant que le soleil s’était couché, la température avait chuté autour de 10°C. De plus, les regards posés sur elle provoquaient un frisson supplémentaire. Lorsqu’elle arriva à la voiture, elle se retourna et s’adossa contre la portière pour avoir dans son champ de vision aussi bien la maison de Lanie que les voisins, pendant qu’elle composait le numéro d’Edgerton.



« Allô, c’est Edgerton », fit la voix enthousiaste de Kevin Edgerton, le plus jeune agent du service. Il n’avait que vingt-huit ans, mais ce grand garçon efflanqué était un génie de l’informatique, et avait permis de résoudre de nombreuses enquêtes.



En fait, il avait joué un rôle essentiel pour mettre Keri en contact avec le Collectionneur, tout en protégeant sa propre identité. Keri devinait qu’en ce moment même, il devait repousser d’un geste les longues mèches brunes qui lui tombaient devant les yeux. Les raisons qui l’empêchaient de simplement couper sa tignasse typique de la génération Y lui étaient incompréhensibles, tout comme la plupart de ses compétences informatiques.



« Salut, Kevin, c’est Keri. J’ai besoin d’un service. Est-ce que tu peux essayer d’accéder à quelques comptes sur des réseaux sociaux ? Le premier est celui de Sarah Caldwell, 16 ans, de Westchester. L’autre est celui de Lanie Joseph, 16 ans également, de Culver City. Et s’il te plaît, ne me déroule pas ton laïus sur les mandats et les motifs raisonnables... On a affaire à des circonstances exceptionnelles et...



— C’est bon, la coupa Edgerton.



— Quoi ? Déjà ? demanda Keri, éberluée.



— Enfin, pas Caldwell. Tous ses comptes sont protégés par un mot de passe et pour les voir, il faut son aval. Je peux les hacker, si tu veux. Mais j’espère qu’on peut éviter une situation délicate sur le plan légal si on se sert simplement des comptes de Lanie Joseph. C’est un livre ouvert ; tout le monde peut visionner ses pages. C’est ce que je suis en train de faire.



— Est-ce qu’elles mentionnent ce qu’elle faisait aujourd’hui juste après midi ? » demanda Keri.



Elle remarqua que trois des hommes qui étaient autour de la Corvette se dirigeaient vers elle. Les deux autres hommes restaient en retrait, concentrés sur Ray, qui était toujours debout sur le porche de la maison des Hart et attendait que Joanie trouve une photo récente de sa fille. Keri changea imperceptiblement de position, de manière à être toujours adossée à la voiture, mais en pouvant se mouvoir avec plus de rapidité en cas de besoin.



« Elle n’avait rien posté sur Facebook depuis hier soir, disait Edgerton, mais il y a plein de photos sur Instagram, d’elle avec une autre fille. J’imagine que c’est Caldwell. Elles sont au centre commercial de Fox Hills. Il y a une photo prise dans un magasin de vêtements, l’autre dans une boutique de maquillage. La dernière est une photo d’elle dans ce qui ressemble à la terrasse d’un fast food, en train de manger un bretzel. La photo est accompagnée du commentaire « trop bon ». Ça va de 14h à 18h. »



Les trois hommes étaient à présent en train de pénétrer sur la pelouse des Hart, et ils étaient à moins de six mètres de Keri.



« Merci, Kevin. Une dernière chose : je vais t’envoyer les numéros de portable des deux filles. J’imagine que le GPS sera éteint pour les deux, mais je voudrais que tu retrouves leur dernière position connue avant que le GPS ait été éteint, dit-elle alors que les trois hommes s’arrêtaient devant elle. Je dois y aller. Je te rappelle si j’ai besoin d’autre chose. »



Keri raccrocha avant qu’Edgerton ne réponde, et glissa son portable dans sa poche. Elle en profita pour discrètement ouvrir l’étui de son pistolet.



Elle regarda les trois ho