Le Visage du Meurtre

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CHAPITRE TROIS

Zoe marcha à grands pas le long des couloirs de l’immense bâtiment du QG FBI à Washington, DC, en direction de la salle de réunion où Shelley avait dit qu’elle allait l’attendre. Ce genre de bâtiments rassurait Zoe : construit il y a bien longtemps mais avec suffisamment d’organisation et de logique pour qu’il soit facile de se repérer et se déplacer à chaque étage.

Le bâtiment J. Edgar Hoover avait été construit à dessein. Même si de l’extérieur, il était carré et gris, le genre d’architecture que les gens qualifient d’horreur, la composition géométrique, monolithique était ce que Zoe aimait le plus. Les couloirs bifurquaient exactement de la même manière, quel que soit l’endroit d’où l’on sortait de l’ascenseur, et les pièces étaient numérotées selon un ordre logique. La pièce 406, naturellement, était la sixième porte devant laquelle on débouchait en s’arrêtant au quatrième étage. Ceci était particulièrement appréciable. Tous les bâtiments n’étaient pas créés égaux.

Bien entendu, Shelley attendait déjà dans la salle de réunion, étudiant des notes et des photographies couleur disposées à intervalles réguliers le long d’une table de réunion. Elle leva les yeux et sourit quand Zoe entra.

Zoe avait du mal à comprendre comment Shelley, avec un jeune enfant à la maison et sans être particulièrement avantagée par la distance depuis la maison, avait pu arriver avant elle au QG. Non seulement cela, mais comment pouvait-elle être si bien habillée, dans un ensemble qui épousait à merveille ses formes rondes mais sveltes, tout en mettant en valeur le galbe de ses hanches, sa taille et ses seins, sans une seule trace de la saleté habituelle à laquelle on pourrait s’attendre au contact d’un enfant. Comment pouvait-elle même être si bien maquillée, avec sa bouche subtilement réhaussée d’une touche de rouge à lèvres rose et ses cheveux blonds proprement noués en un élégant chignon. Elle y parvenait pourtant.

Leur chef, l’Agent Spécial Superviseur Leo Maitland, se tenait debout à l’avant de la pièce, attendant avec l’impatience d’un jaguar prêt à bondir sur sa proie. C’était un vétéran de l’armée, avec l’allure d’un soldat et qui, après une carrière auréolée de succès de grade en grade, rentra chez lui pour rejoindre les forces de l’ordre. C’était il y a quinze ans, mais les cheveux grisonnants sur ses tempes n’indiquaient en rien qu’il n’était plus le guerrier qu’il fut à l’époque. Il mesurait un mètre quatre-vingt-dix, avec un tour de poitrine de cent-quatorze centimètres et des biceps de trente-huit centimètres qui se contractaient encore aux plis de son uniforme.

« Ah, Agent Spécial Prime, » dit-il. « Bienvenue. J’ai transmis les notes d’informations à votre partenaire. Asseyez-vous, s’il vous plait, et parcourez-les. »

Zoe suivit l’ordre et s’assit, posant un gobelet de café devant Shelley. C’était devenu une de leurs habitudes. Zoe apportait le café et Shelley menait les conversations courtoises nécessaires tout au long d’une affaire. Chacune s’occupait de quelque chose qu’elle pouvait gérer.

« L’Agent Spécial Rose a toutes les informations, mais je vais vous en donner un aperçu. On a déjà deux morts sur le dos, et ceci a l’air d’être une affaire locale, donc vous ne devriez pas avoir à vous déplacer. » Maitland croisa ses bras sur son torse, ce qui fit se tendre le tissu de son costume autour des épaules. « La presse locale va nous mettre la pression, sachant que l’une des victimes était très en vue dans la communauté. Vous vous doutez certainement de l’urgence d’éviter un troisième meurtre et de nous prémunir de ce que les journalistes ne nous collent pas l’étiquette « criminel en série ». »

Zoe acquiesça. Ce genre de reportage pouvait déclencher l’hystérie et contribuer à entraver l’affaire. Cela pouvait également faire diffuser les nouvelles plus loin – et cela voulait dire faire face à encore plus de presse nationale, voire même internationale. Les agents FBI avaient l’habitude d’être confrontés avec des situations très stressantes, mais cela ne voulait pas dire qu’elles étaient désirées. En particulier par Zoe, qui aurait compté les microphones et étudié les longueurs des câbles des caméras de télévision plutôt que de se concentrer sur son discours lors de la conférence de presse.

« Vu votre retard… » continua Maitland. Zoe sentit sa bouche s’ouvrir, prête à protester, mais elle la referma bien serrée. Elle s’était organisée pour prendre cette matinée pour son brunch, récupérant ainsi un peu de ses nombreuses heures supplémentaires de travail non-payées. Elle n’était pratiquement pas en retard. Mais on ne se disputait pas avec l’Agent Spécial Responsable du Bâtiment J. Edgar Hoover. « J’ai déjà débriefé votre partenaire. Je vais la laisser vous donner les détails. Étant donné votre inclination pour les mathématiques, nous avons considéré que cette affaire correspondra à vos aptitudes. Ne me décevez pas. »

Maitland quitta la pièce d’un pas altier, sans se retourner. Tandis qu’il sortait de la salle, Zoe constata que sa main s’égarait immédiatement vers sa poche et elle comprit que la bosse de trois millimètres d’épaisseur devait être un portable. C’était quelqu’un de très occupé, avec beaucoup d’appels à passer et d’autres instructions à donner. Il était peu probable qu’elles allaient le voir beaucoup avant la clôture de l’affaire – sauf si elles foiraient, auquel cas il était susceptible de débouler avec l’effet d’une tonne de briques.

Étant donné les mensurations de Maitland, et sachant qu’une tonne correspond à mille kilos, il n’équivalait pas réellement à une tonne de briques. Plutôt un dixième de cette valeur.

« Deux victimes, » dit Shelley, attirant l’attention de Zoe sans aucune formule de politesse banale pour démarrer la conversation. Elle commençait à mieux connaître Zoe et elle dut se rendre compte que, jusqu’à présent, ce genre de commentaires n’avait aucun impact positif sur leur relation. Zoe avait remarqué une baisse du bavardage d’au moins soixante-dix pour cent depuis qu’elles avaient commencé à travailler ensemble. « Les deux victimes dans notre propre jardin. La zone métropolitaine de DC.

– J’espère qu’aucune des deux victimes n’a été retrouvée littéralement dans nos jardins. En tant qu’agents fédéraux, tu penses qu’on s’en serait rendu compte. »

Une étincelle éclaira les yeux de Shelley alors qu’elle donnait un petit coup de coude à Zoe. « C’était une vraie blague ça ? Qu’y a-t-il dans ce café ?

– J’ai vu une ancienne amie ce matin. Je pense que ça m’a mise de bonne humeur.

– Alors je regrette de la briser. » Shelley lui indiqua les dossiers des deux victimes, soigneusement disposés et délibérément séparés. « C’est la première victime, il y a de cela une semaine environ. C’était un jeune étudiant retrouvé sur le terrain du campus de Georgetown. Sa tête a été défoncée avec un objet lourd – les médecins-légaux disent que c’était probablement un bâton.

– Six jours, murmura Zoe, son regard parcourant le dossier. Elle prit ses informations : taille un mètre quatre-vingt-trois, quatre-vingt-un kilos, vingt-trois ans.

« Oui, pardon. » De toute évidence, Shelley avait encore du mal avec les exigences de précision que Zoe attendait, même si elles se comprenaient facilement à d’autres égards. « La seconde victime a été retrouvée hier soir. Un professeur d’Anglais de Georgetown, sa tête fracassée à plusieurs reprises contre le côté de sa voiture jusqu’à ce que des dommages crâniens irrémédiables lui furent infligés.

– L’Université est un lien.

– Non seulement. » Shelley fouilla les photos et en sortit des clichés pris en plongée et qui montraient entièrement la scène du crime. « Tous les deux ont eu leurs chemises déchirées – et je veux dire, déchirées avec une certaine violence. Il semblerait que le fait de tuer n’était pas suffisant pour rassasier la rage du criminel. Ensuite il y a ces… bref, regarde toi-même. »

Zoe arracha presque les photos des mains de Shelley. Elle avait déjà commencé à reconnaitre la forme des marques gribouillées sur les torses des deux hommes, et un examen plus attentif le confirma. Les deux avaient été ornés d’équations mathématiques complexes – tellement complexes que Zoe tira une chaise et s’affala dessus sans les quitter des yeux.

« A-t-on montré cela à des témoins éventuels ? Amis, membres du corps professoral, étudiants ?

– En ce qui concerne la première victime, oui. La police locale a montré la photo. Fortement recadrée sur l’équation uniquement, bien sûr. Ils viennent de finir de faire circuler l’autre cliché ce matin, mais on peut encore trouver quelques pistes, je suppose.

– Et ? »

Shelley haussa les épaules. « Personne ne sait ce que ça veut dire. »

Zoe savait très bien que le département de mathématiques de Georgetown était un vivier de professionnels et si ceux-ci n’étaient pas capable de la déchiffrer, alors il s’agissait d’une équation sérieuse. « On dirait des mathématiques quantiques.

– C’est ce qu’une partie des professeurs a dit. Mais ils ne se rappellent pas l’avoir vue avant, ni avoir travaillé avec. »

Zoe continua à fixer l’équation, son cerveau bouillonnant devant les symboles complexes, les chiffres et les lettres, essayant de trouver au moins une entrée dans le schéma. « Quelles autres pistes avons-nous ? »

Shelley passa au crible encore quelques pages. « Je me suis arrêtée là quand tu es arrivée. Attends… les colocs et amis de l’étudiant ont tous été interrogés, ainsi que sa famille et le personnel enseignant. Il a été retrouvé dans un endroit du campus qui n’était pas surveillé par les caméras, pile dans un angle mort.

– Pratique, » dit Zoe en soupirant. Elle souhaitait qu’au moins une fois, ils tombent sur une affaire commise au vu et au su de témoins ou enregistrée par une caméra. Évidemment, on n’appelait pas le FBI pour celles qui étaient faciles à résoudre.

 

« Quant au professeur, il parait qu’il y avait des caméras seulement à l’entrée du parking. Tellement de gens y entrent et en sortent durant la journée, et on n’a aucun visuel sur l’une des sorties piétons. Rien de suspect enregistré par la caméra.

– Absolument aucune piste, » nota Zoe, appuyant son menton dans la paume de sa main tandis qu’elle analysait l’équation pour la énième fois. Lentement, rapidement, cela ne changeait rien. L’équation ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait déjà vu. Bien au-dessus du niveau qu’elle avait étudié pendant ses années de fac.

Elle passa à l’autre, celle du professeur. C’était pareil. Que signifiait tout cela ?

« Que veux-tu faire d’abord ? » demanda Shelley, en achevant sa propre analyse des dossiers.

« Attends une seconde. » Zoe n’avait même pas pris soin de vérifier les renseignements sur la deuxième victime, mais il restait encore du temps pour cela. Elle sortit son calepin et son stylo et commença à écrire, griffonnant des marques rapides et nettes sur la page tandis qu’elle commençait à esquisser une analyse préliminaire. Des lettres grecques, des traits, des crochets, des triangles inversés – tous les symboles des mathématiques quantiques avaient un sens équivalent qui pouvait révéler un chiffre. M divisé par t” moins t’, un divisé par s’, puis additionné à un divisé par s”, et ainsi de suite, afin de retrouver la valeur de B1 qui ensuite pourrait être réinsérée dans une autre ligne de l’équation pour déterminer la valeur d’une autre inconnue.

Les corrélations démarrèrent assez facilement. Si la valeur de M était égale à la valeur de r’, alors les deux premières lignes de l’équations auraient du sens ; mais la troisième ligne perturbait le tout et semblait donner une toute autre valeur à M. D’accord ; elle le fit d’une autre façon. Peut-être que M était effectivement le double de la valeur de r’, ce qui avait encore assez de sens dans ce cas et faisait marcher la troisième ligne – mais dès la sixième ligne, la valeur de M devait atteindre zéro et ici, encore une fois, cela n’avait plus de sens.

Quand Zoe leva de nouveaux ses yeux, elle n’eut aucune d’idée du temps passé. À un moment, Shelley avait dû s’assoir devant elle et balayait quelque chose sur l’écran de son portable.

« Ça n’a pas de sens, » annonça Zoe.

Shelley leva la tête, haussant un sourcil soigneusement dessiné. « Tu n’y arrives pas ? »

Les lèvres de Zoe se pincèrent avant de se résoudre à l’admettre. « Je n’y arrive pas encore, » dit-elle. « On manque peut-être d’indices. C’est tout ce qu’on a ? Il n’y avait rien d’écrit sur leur dos ou sur leurs bras, ou quelque part ailleurs ?

– Je n’en sais pas plus que toi, » dit Shelley. « Je me suis renseignée sur le prof. Rien ne ressort de son passé académique, ni de ce que j’ai pu voir de la vie personnelle qu’il s’était construite en ligne.

– Revérifie les photos, » suggéra Zoe tout en lui en passant un paquet et en prenant elle-même quelques-unes. Elle se pencha sur toutes les détails des clichés, ses yeux analysant les angles des os, le degré de torsion d’une jambe lors de la mort, la longueur des déchirures de leur chemise contre la résistance du tissu et de la couture. Elle ne trouva aucune connexion nulle part. Ni dans leur taille, ni dans leur poids, ni dans leur âge – et aucune indication que de l’encre avait été tailladée ailleurs sur leur peau.

Ce qui était inquiétant, bien sûr, fut le fait que plus on avait d’informations, plus les schémas mathématiques devenaient facilement prédictibles. Deux chiffres pouvaient sembler sans rapport, avec un nombre de possibilités entre eux, trop pour se décider sur une piste définitive. Trois nombres, et bien, cela pourrait en rendre un autre plus compréhensible, démarrer une formule. Mais cela nécessitait encore un meurtre.

Et elles n’en voulaient certainement pas d’autre.

« Je n’ai rien, » dit Shelley, secouant la tête.

« On échange, » suggéra Zoe en passant son paquet de photos à Shelley et prenant le sien à la place. « La seule chose de remarquable est l’angle de l’impact à la tête de la première victime. L’agresseur était un peu plus petit, peut-être un mètre soixante-quinze. »

Et puis, c’était pareil. Le même vide frustrant. Aucune trace d’encre sur les vêtements, aucune suite des chiffres en-dessous du tissu, rien à proximité. Les places de parking n’étaient pas numérotées et il n’y avait pas de numérotation non plus ni sur les murs, ni sur les piliers en béton qui soutenaient le plafond, ni sur l’herbe près de laquelle l’étudiant avait été retrouvé.

Rien.

Zoe renonça, secouant sa tête. « J’ai besoin de voir le corps du professeur, » dit-elle. « C’est la seule manière de trouver quelque chose d’autre en dehors de ce que nous avons déjà appris des photos.

– Parfait, » dit Shelley. C’était possible qu’elle fût sarcastique ; Zoe avait toujours du mal à faire la distinction. « Alors, allons jeter un coup d’œil de plus près sur un mec mort. »

CHAPITRE QUATRE

Zoe tapota ses doigts sur le volant, jetant un coup d’œil vers Shelley alors qu’elles se dirigeaient vers le coroner du coin. Il y avait quelque chose au sujet de cette affaire qui la dérangeait déjà et il fallait qu’elle exprime les doutes qui s’immisçaient dans sa tête avant qu’ils ne deviennent obsessionnels. « C’est drôle que Maitland ait su que je voudrais travailler sur une affaire liée aux maths. Je ne lui ai jamais raconté que j’aimais travailler avec des chiffres. »

Shelley s’éclaircit légèrement la gorge, évitant de croiser le regard de Zoe. « Eh bien, je nous ai proposées pour celle-ci. J’en ai juste entendu parler, et le chef a été d’accord que nous nous en occupions. »

Zoe digéra la nouvelle un instant. D’habitude, elle n’obtenait pas de son boss des choses seulement parce qu’elle les demandait. « Juste comme ça ? Tu n’as pas eu à le convaincre ? »

Shelley enroula autour de ses doigts le sautoir qu’elle portait, encore et encore, une flèche en or décorée d’un diamant qu’elle avait héritée de sa grand-mère. « Je lui ai dit que, comme tu étais très douée en mathématiques, on pourrait profiter d’un meilleur départ que personne d’autre. »

Zoe résista à l’envie de piler et maintint la voiture stable et fluide. Elle se concentra sur la route jusqu’à ce que le bouillonnement dans sa tête s’estompât, et elle parla distinctement et calmement. « Tu as dit que j’étais douée en math ?

– C’est tout ce que j’ai dit, je te jure. Je ne lui ai pas dit la vérité. Je ne lui ai pas parlé de, tu sais, ce que tu peux faire. »

Shelley sembla désolée, mais cela ne suffit pas pour faire disparaître le grondement dans les oreilles de Zoe. Douée en math. C’était proche de la vérité, trop proche pour se sentir à l’aise. C’était presqu’un aveu.

Elle s’était peut-être gravement trompée en faisant confiance à Shelley de ne pas divulguer son secret. Mais sa partenaire avait juré maintes fois qu’elle n’allait jamais le révéler à qui que ce soit sans l’accord de Zoe. Même si techniquement, elle ne l’avait encore jamais fait, c’était risqué. Trop risqué.

« Écoute, ce n’est pas grave, n’est-ce pas ? » demanda Shelley. Sa voix prit un ton plus élevé maintenant. « Je suis vraiment désolée si tu ne voulais pas que je dise cela, mais ce n’est qu’un petit détail de ce que sont les choses. Pas toute la situation. Et tu sais ? N’importe qui peut être doué en math. Ça ne te rend pas si différente que ça. »

Zoe grinça ses dents et resserra ses doigts autour du volant, tellement fort que le revêtement en caoutchouc émit un bruit sourd. « Ce n’était pas à toi de leur dire ça.

– J’ai juste – je n’ai pas pensé que c’était si grave d’en dire autant. » Shelley poussa un soupir, s’enfonçant sur l’appuie-tête du siège passager. « J’ai foiré, je comprends maintenant. Je suis désolée. Mais après avoir résolu notre grosse affaire dans le Kansas, ils se seraient rendu compte par eux même que tu es douée avec les chiffres. Je sais que je ne peux le dire à personne, et je ne vais pas le faire, mais je ne comprends pas pourquoi tu sens le besoin de le cacher. »

Zoe serra ses dents. Bien sûr que Shelley ne comprenait pas. Shelley n’était pas là. Elle ne dut pas prier toute la nuit à côté du lit sur le sol froid tandis que sa mère hurlait et prêchait sur le don du diable. Elle ne fut pas réprimandée à l’école à cause de son inattention, elle ne fut pas ridiculisée et ostracisée par les autres enfants à cause des choses troublantes qu’elle pouvait deviner sur eux, uniquement en les regardant.

Elle n’avait pas été là pour chaque relation ratée que Zoe avait endurée, incomprise encore et encore, ne se retrouvant avec rien d’autre que l’étiquette « folle » et le cœur à nouveau brisé.

« C’est mon secret de le dire, ou pas, si je le souhaite, » dit-elle catégoriquement une fois que son cœur bâtit suffisamment lentement pour qu’elle puisse prononcer les choses au lieu de les cracher, et Shelley eut l’intelligence de ne pas répondre.

Elles se garèrent devant le bureau du coroner et Zoe claqua la porte de la voiture derrière elle, se dirigeant d’un pas raide vers l’entrée. Puis elle s’arrêta. Cela ne servirait à rien de procéder à l’examen avec ce genre d’énergie pesant sur elle. Elle devait l’oublier, la ranger dans un coin de sa tête et y revenir plus tard. Pour l’instant elle devait être professionnelle.

Le coroner, une femme mince, de type asiatique, environ la quarantaine avec des yeux perçants et des cheveux coupés au carré lui arrivant à hauteur du menton, était imposante. Elle leur montra le corps du professeur et garda respectueusement ses distances tandis qu’elles procédèrent à l’examen.

Allongé nu sur le brancard métallique à roulettes, l’homme n’était rien de plus que de la viande blanche. En retirant le drap, il était difficile pour Zoe de faire le lien entre ce gros morceau de chair morte et l’homme qu’il avait été, et de maintenir ce lien connecté. Son humanité l’avait quitté. Elle pouvait encore la percevoir sur les bouts des doigts jaunis qui trahissaient une dépendance à la nicotine et sur la petite marque d’un centimètre au-dessus de son oreille gauche où il avait porté pendant des années des lunettes mal ajustées. Mais l’essence, l’être, tout ce qui avait rempli et animé autrefois ce corps avait disparu.

C’était mieux ainsi. Les gens la déconcertaient. Ils cachaient leur vraie nature derrière des mots et des gestes qu’elle ne pouvait pas toujours comprendre. Mais les corps ne mentent pas. Ils étaient ce qu’ils étaient, ni plus, ni moins.

Ce n’était donc pas plus mal qu’il ait perdu son visage. Écrasé à l’intérieur. Son nez était réduit à un plan totalement lisse du visage, les bosses et les courbes étant désormais enfoncées à l’intérieur de son crâne. Le côté droit de la tête était brisé et écrasé lui-aussi, portant les traces manifestes de l’impact. Personne n’aurait pu survivre à cela. Il avait même perdu l’un de ses yeux.

L’équation était là, sur son torse, écrite obliquement du haut de sa poitrine jusqu’en-dessous de son nombril. Tout était pareil que sur les photos – l’intégralité de l’extrait avait été capturée avec exactitude. Portant des gants blancs jetables inconfortables, Zoe retourna chacun de ses bras et jambes, et le souleva même sur le côté avec l’aide de Shelley. Elles ne décelèrent nulle part des traces d’encre, ou du moins une marque qui aurait pu être la pièce manquante de l’équation.

« Ils n’ont rien oublié, » dit Shelley à haute voix, confirmant la frustration grandissante qui s’accumulait dans la tête de Zoe.

« L’autre corps. » Zoe se retourna vers le coroner. « Nous avons besoin de voir l’étudiant aussi. »

Le coroner haussa les épaules, d’une manière suggérant qu’elle pensait que c’était inutile, et se dirigea vers un autre casier de l’armoire métallique qui servait de dernière demeure provisoire. Elle tira dessus, le tiroir s’ouvrant dans un fort grincement de métal contre métal, et elle recula pour leur permettre d’accéder au résidant.

L’étudiant paraissait encore plus jeune que sur les photos, ainsi allongé sur le plateau métallique froid, avec tout le sang drainé hors de ses joues et la couleur avec. Le sommet de sa tête était un carnage, ouvert et écrasé vers l’intérieur. Il était respectueusement couvert d’un drap, mais le respect n’était dans ce cas-là qu’un obstacle pour Zoe. Zoe s’approcha et le tira sur le côté, notant la réticence de Shelley à faire cela.

Durant une longue seconde, Zoe le fixa du regard, incapable de comprendre ce qu’elle voyait. Puis elle se demanda s’ils n’avaient pas sorti le mauvais corps, mais elle reconnut son visage d’après les photos de la scène de crime. Finalement, le doute régna et elle se tourna vers le coroner en lui lançant un regard si noir que l’autre femme dut reculer.

 

« Où sont les équations ? » demanda Zoe d’un ton bas et lisse, assez menaçant pour prévenir quiconque de la rage qui se cachait derrière.

« Eh bien, nous avons effectué l’autopsie, » bégaya le coroner, en cherchant une table métallique derrière elle pour se maintenir. « Nous lavons toujours les corps afin d’effectuer l’autopsie.

– Vous avez effacé les preuves. »

Shelley s’approcha et posa gentiment sa main sur le bras de Zoe, peut-être pour l‘inviter à se calmer. Zoe l’ignora. Elle bouillonnait, chaque muscle dans son corps prêt à exploser en une tornade d’énergie et à balancer quelque chose contre le mur. Peut-être contre le coroner.

La seule raison pour laquelle elle ne le fit pas était que c’était évidemment contraire au code déontologique. Comment auraient-ils toléré quelque chose de pareil ?

« Qui a autorisé le nettoyage ? » demanda Shelley d’une voix calme et posée. Elle avança légèrement devant Zoe, comme pour la protéger.

Le coroner fouilla dans ses papiers, toujours bégayant, le visage devenu pâle. Zoe ne pouvait plus le supporter. Elle sortit précipitamment de la pièce avec un grognement guttural, et claqua la porte derrière elle pour couronner le tout. Mais la porte étant battante, le mouvement perdit un peu de son effet, contribuant tout de même à relâcher une partie de la tension accumulée dans son corps.

Shelley la rejoignit quelques minutes plus tard, la trouvant faisant les cent pas au bout du couloir.

« Il faudrait qu’on leur fasse un rapport pour avoir manipulé les preuves, » dit Zoe une fois que Shelley fut assez proche pour l’entendre.

« Ils ont agi dans les limites de leurs prérogatives, » soupira Shelley, haussant les épaules. « Le photographe a considéré qu’ils avaient tout pris. Il va falloir leur faire confiance.

– Ils devraient quand même être punis. Ils n’ont pas de bon sens ? C’était évidemment une preuve. Et les enquêteurs principaux n’avaient même pas encore vu le corps !

– Bon, à vrai dire, c’était une affaire locale quand ils ont effectué l’autopsie, et non une fédérale. Ce qui est fait est fait. On n’a qu’à travailler avec ce qu’on a. »

Shelley était rationnelle ; trop rationnelle. Zoe n’aimait pas cela. Elle voulait une justification pour la frustration qu’elle ressentait, bon sang, un sentiment commun entre les deux. Elle détestait qu’on la fasse se sentir comme étant la folle de service, avec son problème. Les choses mal faites étaient un problème. Les gens étaient censés faire le boulot pour lequel ils étaient payés. C’était ainsi que la société fonctionnait.

« Une chose pareille aurait dû leur paraître d’une importance évidente, » dit Zoe, essayant dans une dernière tentative de communiquer un faux sentiment de rage à Shelley.

Cela ne marcha pas. « Nous devons avancer de toute façon, » dit Shelley en sortant et jetant un coup d’œil derrière elle pour s’assurer que Zoe la suivait. « Devrions-nous aller parler avec la femme du professeur ? »

Zoe acquiesça d’un signe de tête, capitulant. Elle exagérait peut-être. On lui avait dit qu’elle pouvait le faire de temps à autre.

Dans cette affaire, il y avait bien plus à découvrir que les simples preuves physiques sur les corps. Bien sûr, le côté mathématique était captivant, de même que de cibler une université renommée. Mais il y avait toujours une autre version à entendre de la part des familles des victimes, les personnes qui les avaient connues.

Peut-être que Mme Henderson pouvait les aider à mieux comprendre la mort de son mari – et à refermer cette enquête frustrante le plus vite possible.