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Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)

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Peut-être même, je n'oserais l'affirmer, avait-il déjà rejoint la Régente, depuis son séjour en France. Quoi qu'il en soit, elle l'avait récemment expédié à dom Miguel.

Or, cet homme racontait avoir eu avec ce prince, et en présence d'envoyés confidentiels de madame la duchesse de Berry, des conférences si alarmantes sur leurs projets ultérieurs et montrant une telle aberration d'esprit chez tous les deux qu'épouvanté d'un pareil avenir il s'était résolu à rompre toutes leurs trames.

En conséquence, il s'était présenté chez monsieur de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, et, à la suite de certaines révélations incomplètes, lui avait demandé un passeport et une lettre pour le ministre de l'intérieur, en lui confiant une liasse de papiers importants à faire parvenir à Paris.

Monsieur de Rayneval ne pouvait refuser aucune de ces demandes; mais, peu empressé, je crois, à se trouver mêlé dans cette trahison, il remit les dépêches à un secrétaire qui s'égara en route et n'arriva qu'après l'arrestation de la princesse. J'ai toujours pensé que ce n'était pas par hasard.

Je reviens au récit de monsieur Thiers. La lettre de monsieur de Rayneval était adressée à monsieur de Montalivet. Lorsque Deutz se présenta au ministère de l'intérieur, on lui dit que monsieur de Montalivet ne s'y trouvait plus et, lorsqu'il voulut remettre sa missive à monsieur de Montalivet, celui-ci, n'étant plus ministre, refusa de le recevoir pour mission secrète.

Deutz, ne doutant pas que les papiers remis à l'ambassade de Madrid ne dussent être parvenus, laissa son adresse et s'étonna bientôt de n'être pas appelé. Les jours s'écoulaient et il ne pouvait plus tarder à aller porter les réponses à la princesse qu'il avait médité de perdre; mais il lui fallait préalablement recouvrer les documents nécessaires.

Une démarche, faite à ce sujet vis-à-vis d'un employé du cabinet ministériel, donna l'éveil à monsieur Thiers. Il fit venir Deutz; celui-ci se comporta fort habilement, protestant de sa répugnance invincible à livrer la princesse. Il voulait, par philanthropie, traverser ses desseins parce qu'il les croyait pernicieux; à cela se bornerait son rôle.

Il se rendrait, si on voulait, auprès d'elle et tiendrait le langage qu'on lui dicterait pour provoquer son départ; mais sa personne lui serait toujours sacrée. Il rapportait les meilleures paroles de dom Miguel, les espérances les plus favorables du roi Guillaume. Il dissimulerait tout cela et découragerait Marie-Caroline de son entreprise, avant de s'embarquer lui-même pour l'Amérique où il voulait aller ensevelir ses tristes secrets.

Monsieur Thiers n'avait pas reçu les papiers de Madrid; il ne pouvait en apprécier l'importance. La conférence avec Deutz fut ajournée au lendemain où l'éloquence du ministre réussit à convaincre le juif qu'il lui fallait livrer la duchesse de Berry par amour de l'humanité.

Monsieur Thiers m'a protesté qu'aucun salaire n'avait été ni demandé ni promis.

Une fois sa décision prise, Deutz lui-même avait signalé les moyens nécessaires à la réussite de son iniquité, et le plan était si bien ourdi que monsieur Thiers ne formait aucun doute du succès. Son monde était en route.

Nous écoutâmes ces détails avec une grande tristesse.

«Et si vous avez le malheur de la prendre, qu'en ferez-vous? lui dis-je.

– Si j'ai le bonheur de la prendre, on avisera, répondit-il en souriant.

– Comptez-vous la mettre en jugement?

– Assurément non, répliqua-t-il vivement.

– Cela ne vous sera pas facile à éviter, reprit monsieur Pasquier; la cour de Poitiers l'a déjà mise en accusation; les tribunaux n'admettent pas les considérations politiques, et, si elle est détenue deux jours à Nantes, elle y sera écrouée par la cour de Rennes.

– J'ai prévu ce danger. Il n'y a pas de justice en pleine mer, Molière l'a dit, et on l'embarquera sur le champ.

– Dieu soit loué! m'écriai-je, et on la conduira à Hambourg ou à Trieste (Depuis l'arrestation du Carlo Alberto, la famille royale exilée avait quitté l'Écosse pour la Bohême).

– Cet abus de générosité n'est plus possible, on ne tarderait guère à l'y suivre soi-même. Voici mes projets: vous savez les réclamations faites par les ministres de Charles X et leurs amis sur l'insalubrité du château de Ham; ces cris avaient donné la pensée de les transférer à Blaye. Dès qu'ils en ont eu vent, comme cet éloignement leur déplaisait fort, Ham est devenu un séjour parfaitement sain; mais on n'a pas révoqué les ordres antécédents pour préparer des appartements au château de Blaye; ils sont en bon état, et demain le télégraphe donnera l'avis de les meubler.

– Monsieur Thiers, lui dis-je, avant de porter la main sur une personne royale, songez bien à ce que vous allez faire; cela n'a jamais réussi à aucun, et vous retrouverez cette action dans toute votre carrière. Pensez-vous que l'Empereur n'ait pas déploré constamment sa conduite envers le duc d'Enghien?

– Si le duc d'Enghien avait été pris fomentant la guerre civile en Vendée, nul n'aurait osé blâmer même la sévérité de l'Empereur…; mais – me voyant frémir – soyez tranquille, il ne tombera pas un cheveu de sa tête. Je le redouterais autant que vous.

– Prenez-y garde, elle est femme à se défendre. Et si on la tue dans le conflit?»

Il parut troublé une seconde puis reprit vivement:

«On ne la tuera pas.

– Et si elle se tue elle-même, plutôt que de se laisser prendre?»

Il garda le silence; nous le crûmes un peu ébranlé. Monsieur Pasquier revint à la charge, appuyant sur toutes les chances que la témérité connue de madame la duchesse de Berry pouvait faire redouter, au moment de l'arrestation, et sur les embarras que sa détention entraînerait.

«Si vous pouviez lui faire connaître à quel point elle est en votre pouvoir, ajouta-t-il, et la décider à une évasion que vous faciliteriez, cela me semblerait de toute façon préférable.

– Vous ne voyez pas, comme moi, la disposition des députés! Vous comprendriez mieux l'impossibilité de suivre cette voie. Ils veulent l'arrestation de la duchesse de Berry et non sa retraite. Cela est nécessaire pour donner de la force au gouvernement et laver le Roi de la complicité dont on l'accuse.

– Mon Dieu, repris-je, la complicité du Roi avec madame la duchesse de Berry est trop absurde pour qu'on y croie.

– Rien n'est trop absurde pour ces gens-là!

– Et c'est à un pareil monde que vous allez faire de telles concessions! Je reconnais madame la duchesse de Berry moins redoutable à Blaye que sur les bancs d'une cour d'assises, mais elle le sera encore beaucoup plus qu'en Vendée. Croyez-le, monsieur Thiers, elle vous y suscitera bien plus d'ennemis et chaque jour elle y grandira. Vous vous faites illusion de penser que tout sera fini par son arrestation. Les larmes royales se lavent par le sang, et le sang royal par les calamités publiques.»

Monsieur Thiers se prit à sourire:

«Je ne vous ai jamais vu si animée, répondit-il; mais permettez-moi de vous dire que, si mes députés de province parlent avec leur sottise, vous parlez avec votre passion et calculez avec vos préjugés. Les larmes et même le sang royal n'ont plus le prix que vous leur supposez. J'espère bien, sans aucune violence, prendre la duchesse de Berry sous trois jours; et elle n'en aura pas été quinze à Blaye que personne n'y songera plus. Voyez ces prisonniers de Ham, dont nous parlions tout à l'heure, quelqu'un y pense-t-il?

– Oh! que cela est différent! vous pouvez, je l'accorde, me faire arrêter demain matin le plus arbitrairement du monde; et, si l'esprit public n'est pas monté de façon à en faire une révolution dans les vingt-quatre heures, j'admets que la semaine prochaine tout le monde aura parfaitement oublié que madame de Boigne gémit dans une prison; mais il n'en est pas ainsi de madame la duchesse de Berry. Les personnes de sa sorte agissent même sur l'imagination du vulgaire, et, plus vous l'opprimerez, plus elle grandira. Sa puissance s'accroîtra dans les murs de Blaye et ils s'écrouleront pour la laisser sortir, car ce ne sera pas vous qui pourrez lui en ouvrir les portes.»

Monsieur Thiers continuait à sourire avec un peu d'ironie.

«Hé bien, voyons, vous-même, monsieur Thiers, seriez-vous aussi préoccupé, aussi anxieux, aussi joyeux que vous l'êtes s'il s'agissait seulement d'arrêter le maréchal de Bourmont, agent de guerre civile bien autrement formidable et actif que ne petit l'être une jeune femme? Assurément non; convenez donc que ce prestige du sang royal agit aussi sur vous, qui vous croyez si dégagé de mes préjugés surannés.»

Monsieur Thiers se jeta alors dans une de ces théories piquantes où son esprit s'éploie à l'aise et où les auditeurs le suivent avec intérêt, battant la campagne dans tous les sens sans beaucoup se soucier de la route qu'il tient. Cependant, après une digression historique sur le plus ou moins de dévouement des peuples au sang de leurs rois suivant le degré de civilisation où ils sont parvenus, il revint au but en racontant combien la conduite personnelle de madame la duchesse de Berry l'avait amoindrie aux yeux de ses plus zélés partisans dans les provinces de l'Ouest.

«Ils en gémissent, ajouta-t-il, en racontant des histoires étranges, et on prétend même que la personne royale, pour me servir des expressions de madame de Boigne, est grosse à pleine ceinture et que c'est une des raisons qui la forcent à se tenir cachée.»

Je haussai les épaules.

«Hé bien, repris-je, c'est un motif de plus à ne la point vouloir prendre et à faciliter son évasion. Hé, bon Dieu, qu'auriez-vous à craindre d'elle en un pareil état et qu'en pourriez-vous faire? La honte d'un tel fait serait partagée par ceux qui le publieraient!»

Monsieur de Rigny qui, jusque-là, avait gardé le silence, m'appuya en ce moment. Monsieur Pasquier apporta de nouveaux arguments à l'appui de l'opinion qu'il avait déjà soutenue.

 

Monsieur Thiers était visiblement ébranlé, mais revenait à dire cette arrestation nécessaire à la consolidation du pouvoir royal. Il en était trop persuadé pour se refuser à accepter la responsabilité de tous les inconvénients dont nous le menacions. La pendule, en sonnant deux heures après minuit, fit lever ces trois messieurs à la fois et ils me laissèrent seule.

À peine achevais-je de déjeuner le lendemain, monsieur Pasquier arriva chez moi:

«Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, me dit-il en entrant.

– Je vous en offre autant, répliquai-je…»

Nous échangeâmes de tristes prévisions, des craintes, des regrets, en commentant les discours de la veille. Monsieur Pasquier était très soucieux.

«Peut-être, dis-je enfin, Thiers ne réussira-t-il pas à la prendre.

– Oh! il réussira, cette fois-ci ou une autre; il est imprudent mais il est très habile. La difficulté d'ailleurs ne consiste pas à la prendre, mais à la garder avec sécurité pour elle et pour les autres, sans enflammer les passions dans tous les partis, attiser la guerre civile que l'on croit éteindre et forcer peut-être à commettre des actions devant lesquelles on reculerait certainement si on les prévoyait.

«D'un autre côté, je ne puis nier que Thiers, dans son intérêt personnel du moment, n'ait à gagner à se présenter aux Chambres avec cette arrestation accomplie et à pouvoir dire: «Ce que les autres n'ont pu faire en six mois, moi, j'y ai réussi en trois semaines.» Cela n'est pas vrai, mais cela en a l'air; c'est tout ce qu'il faut aux assemblées, d'autant que personne ne peut le démentir. Cependant notre conversation d'hier soir l'a un peu ébranlé. Malgré toute son audace, Thiers a trop d'esprit pour n'être point accessible à la raison; peut-être se contenterait-il encore du départ… mais, elle, ne veut pas partir!»

Nous continuâmes à deviser ainsi, et, plus nous considérions la question sous toutes ses faces, plus nous y découvrions des motifs de souci.

S'il y avait conflit, si le sang de la princesse y coulait, quel baptême pour le trône occupé par le fils d'un juge de Louis XVI! Si les haines vindicatives des révolutionnaires traînaient la fille des rois devant les tribunaux ordinaires, quel abaissement pour la puissance qui le souffrirait! Quant au jugement devant la Chambre des pairs, il était impossible; les pairs se récuseraient ou acquitteraient tout d'une voix.

Le gouvernement, et monsieur Thiers en était convenu la veille encore, n'avait pas cette ressource; ce serait amener une nouvelle perturbation dans l'État.

Nous en revenions constamment à nous lamenter que madame la duchesse de Berry s'obstinât dans un séjour si dangereux pour elle et si parfaitement inutile à sa cause, puisque sa présence n'avait pu en six mois soulever la Vendée.

«Si elle savait sa position, dis-je enfin, elle partirait sans doute; mais, hélas! il est trop tard, si elle doit être arrêtée demain.

– Ces choses-là, reprit monsieur Pasquier, ne se font pas si facilement qu'on croit. Elle est sûrement entourée de beaucoup de précautions, et le juif pourrait bien ne pas réussir; mais elle est traquée de façon à ne pouvoir échapper, dès qu'on a décidé de la saisir, et le parti en est évidemment résolu.»

Que faire pour conjurer le danger? La Reine ne pouvait être d'aucun secours; nous n'y songeâmes même pas. Il nous était trop évident que son crédit était épuisé et ses efforts infructueux, puisque les choses en étaient arrivées là.

J'ai su depuis que le nouveau cabinet avait exigé de monsieur le duc d'Orléans, comme condition à le laisser aller au siège d'Anvers, qu'il obtiendrait de la Reine sa mère de ne se plus mêler des affaires de madame la duchesse de Berry, établissant que c'était une question d'État où les relations de famille ne devaient pas exercer d'influence, que la sécurité du pays en dépendait et que d'ailleurs, tant que Marie-Caroline serait en Vendée, lui ne se pourrait éloigner de Paris. La passion du jeune prince pour les armes avait stimulé son zèle et arraché la promesse à sa mère qui, au reste, se soumettait toujours aux volontés manifestées par le Roi.

Je retourne à ma conversation avec monsieur Pasquier.

«Je voudrais, dit-il, avoir moyen de faire avertir la duchesse de Berry.

– Hé, mon Dieu! ils n'y verraient qu'une ruse pour les tromper.

– C'est vrai.»

Après un assez long silence, il se leva brusquement.

«C'est égal, il ne faut pas se croiser les bras en pareille occurrence. Je vais aller trouver Mounier; il est en rapport avec tout ce monde-là; je lui dirai sérieusement de faire partir la princesse; il me comprendra, lui, il croira, et peut-être fera-t-il croire les autres.

– Pensez-vous, repris-je, que par madame Récamier je puisse être de quelque utilité?

– Essayez toujours, cela est sans inconvénient. Il n'y a pas de mal que le tocsin sonne à leurs oreilles de plusieurs côtés.»

Monsieur Pasquier partit. Je demandai mes chevaux et je me rendis à l'Abbaye-aux-Bois. J'y appris, alors, le profond mécontentement de monsieur de Chateaubriand contre madame la duchesse de Berry et son entourage.

Il avait rompu toute communication avant son départ pour la Suisse, et madame Récamier ne conservait aucune des relations qui l'instruisaient si exactement dans les premiers temps du séjour en France.

Déjouée dans mon espoir, mais excitée par les noires inquiétudes dont j'étais poursuivie et que celles de monsieur Pasquier n'étaient point propres à calmer, j'allai trouver madame de Chastellux.

Exaltée, au delà des plus exaltés de son parti, elle apportait pourtant de l'esprit à travers sa passion, parce qu'elle en avait infiniment.

«Ma chère, lui dis-je en l'abordant, vous avez accueilli d'un sourire ironique l'avertissement que je vous ai donné, il y a une quinzaine de jours, qu'on était dans la disposition sérieuse d'arrêter madame la duchesse de Berry; hé bien, je viens vous dire aujourd'hui que toutes ses retraites sont dénoncées, qu'elle est vendue de plusieurs côtés et sera livrée incessamment. Peut-être est-il encore possible d'éviter ce malheur en la décidant à partir, j'ignore si vous en avez le moyen; mais il n'y a pas un instant à perdre.»

Madame de Chastellux me regardait fixement, elle me tendit la main:

«Vous êtes trop troublée pour n'être pas sincère. Confidence pour confidence. Je suis en rapports directs avec madame la duchesse de Berry. Elle sera avertie le plus promptement possible et, de plus, je ne négligerai rien pour la décider à partir. Elle s'y refuse encore, mais tout le monde autour d'elle en admet la nécessité.

– Dieu veuille que vous réussissiez, répliquai-je en me levant pour m'en aller; car je ne voulais pas être entraînée à dire plus que je n'avais projeté.

– Encore un mot, ajouta-t-elle en me retenant par le bras, si madame la duchesse de Berry consent à partir, le pourra-t-elle? la laissera-t-on s'échapper?

– Hélas! repris-je, il y a encore huit jours je vous aurais répondu oui bien affirmativement, aujourd'hui, j'ose seulement dire je l'espère, et presque je le crois, mais, soyez-en persuadée, c'est la seule chance possible d'éviter ce que nous déplorerions également toutes les deux.»

Elle me remercia de nouveau, m'embrassa cordialement et je me retirai. Elle avait bien vu que je n'en voulais pas dire davantage, et avait trop de tact pour m'adresser aucune question.

Monsieur Pasquier, de son côté, avait trouvé monsieur Mounier et lui avait d'autant plus facilement fait comprendre le danger, non-seulement pour la princesse, mais encore pour le pays et pour la famille régnante (danger tout moral que Thiers et apparemment ses collègues ne reconnaissaient pas) que monsieur Mounier, plein de sagesse, exempt d'esprit de parti, quoique dans les rangs légitimistes, était en même temps fort éclairé.

«Maintenant, me dit monsieur Pasquier, il n'y a plus rien à faire; il nous faut attendre les événements.»

Nous sûmes bientôt par monsieur Thiers la première tentative de Deutz manquée.

Madame la duchesse de Berry lui avait donné audience dans un lieu où elle s'était transportée pour le recevoir; elle avait dû le quitter immédiatement après lui, et il n'avait pu rejoindre l'homme de la police assez promptement pour la faire saisir. Ils se renvoyaient mutuellement le tort de cet échec; peut-être tous deux hésitaient-ils.

Plusieurs papiers indispensables leur ayant manqué dans le cours de cette première conférence, madame la duchesse de Berry, qui avait pleine confiance en Deutz, avait promis de le revoir le surlendemain. On le conduirait là où elle les gardait, et où elle résidait pour le moment. Deutz disait lui avoir conseillé de partir et l'y avoir trouvée récalcitrante.

Elle voulait rester dans la Vendée pour profiter de la querelle avec la Hollande d'où elle espérait une conflagration générale et une croisade européenne contre la France révolutionnaire.

Deutz prétendait encore que, s'il l'amenait à consentir à la retraite, il l'y assisterait de tout son pouvoir et ne la trahirait pas. Au reste, soit crainte d'un danger personnel pour lui, soit répugnance à voir l'exécution de la mauvaise action qu'il méditait de commettre, il persistait à exiger que les personnes destinées à arrêter la princesse ne se présentassent point tant qu'il serait auprès d'elle.

Ce retard de deux jours nous inspira une espérance d'autant mieux fondée que monsieur Thiers acheva ce récit en disant que, si, dans l'intervalle, elle se décidait à partir, elle n'en serait pas empêchée. Monsieur Pasquier et moi nous échangeâmes un regard de satisfaction.

J'étais fort persuadée que le départ de madame la duchesse de Berry valait mieux pour la tranquillité du pays que son arrestation. Il était également favorable au cabinet pour se présenter devant les Chambres et moins embarrassant pour l'avenir.

Je savais, de plus, toute la consolation que ce résultat apporterait à la Reine, et la pensée d'y avoir peut-être contribué m'était fort douce.

Ce rêve ne dura guère. Dans la matinée du 8 novembre, je reçus un billet de monsieur Pasquier; il me disait:

«L'œuvre est accomplie… Elle est prise… du moins sans coup férir… Voilà un des dangers passé… Plaise au ciel qu'on échappe aux autres.»

Une pareille nouvelle se répandit promptement dans Paris. J'étais trop préoccupée de mes propres impressions pour me rappeler si elle y fit grande sensation; je ne le crois pas.

Le soir même, quelques députés, messieurs de Rémusat, Piscatory, et aussi monsieur Duchâtel, qui n'avait pas encore fait son éducation gouvernementale, vinrent chanter leur triomphe autour de moi. Ils trouvèrent peu de sympathie et qualifièrent ma tristesse et mes inquiétudes de vieux préjugés dont, au reste, je ne cherche pas à me défendre.

Dans cette circonstance, comme en beaucoup d'autres, je me trouvai ne complaire à aucun. Les légitimistes me blâmaient de la joie qu'ils me supposaient et les libéraux de la tristesse qu'ils me voyaient.

Le Moniteur du lendemain confirma la nouvelle. J'allai chez la Reine, pensant bien qu'elle trouverait quelque douceur à s'épancher avec la certitude de n'être point compromise. Elle remerciait Dieu que nul accident ne fût arrivé dans l'arrestation:

«Avec la tête de Caroline, vous savez, ma chère, il y avait tant à craindre!»… Et puis elle répétait mille fois: «Elle l'a voulu, elle l'a voulu; ce n'est pas la faute, du Roi; elle l'a voulu.»

Je lui demandai si le bâtiment où on l'allait embarquer ne pourrait pas la conduire à Trieste plutôt qu'à Blaye, en exigeant sa promesse de rejoindre le roi Charles X en Bohême.

«Ah, ma bonne amie, vous pouvez penser si nous le désirons!.. Mais ils ne veulent pas… ils disent que c'est impossible… On m'a fait promettre de ne me point ingérer dans cette affaire… tout le monde est contre moi!.. le Roi a dû, à la fin, consentir à l'arrestation et à la détention… Vous savez s'il s'y est longtemps refusé… Ah, si elle avait voulu profiter de ces six mois de patience où il était le maître pour s'en aller!.. Je comprends bien l'impossibilité de la laisser en France, avec l'apparence d'y rester malgré le gouvernement… mais quelle rude extrémité!..»

Et la pauvre Reine se reprenait à pleurer. Elle me confirma la volonté positive du Roi de s'opposer à toute espèce de jugement et de se borner à une détention politique que la même raison politique pouvait modifier, prolonger ou abréger arbitrairement. Cela présentait déjà une série de difficultés presque inextricables dans un pays de discussion et de passion comme le nôtre où l'opposition se fait arme de tout.

 

J'étais destinée à voir le soir même une singulière péripétie. Les dépêches de Nantes avaient apporté les détails de l'arrestation. Monsieur Thiers, impressionnable et mobile au suprême degré, ému des souffrances de la princesse, touché de son courage, frappé du ton de grandeur dont elle avait commandé autour d'elle, se trouva plein d'enthousiasme pour sa triste prisonnière.

Oubliant ses diatribes des jours précédents contre la femme désordonnée, contre la folle coupable qui, profitant de la calamité d'un fléau, avait voulu joindre les ravages du fer et du feu de la guerre civile à ceux du choléra pour désoler la France, il ne voyait plus dans Marie-Caroline que la fille des rois soumise à de nobles et poétiques malheurs supportés avec constance, avec magnanimité:

«Convenons-en, messieurs, madame de Boigne a raison: les personnes royales, comme elle dit, sont d'une sorte à part

Et je vis qu'une locution, toute simple dans le monde où j'ai vécu, avait blessé l'épiderme si sensible du parvenu.

Lorsque Deutz avait été introduit chez madame la duchesse de Berry, elle l'avait accueilli d'une bonté familière qui avait dû sembler bien cruelle à ce misérable. Après avoir parlé de sa mission, lu et signé des papiers relatifs aux affaires pour lesquelles il s'entremettait, elle lui raconta avoir reçu avis qu'elle était trahie, vendue par une personne en qui elle avait entière confiance.

«Par vous, peut-être, mon cher Deutz… je plaisante… ne vous défendez pas… mais, en me rappelant vos efforts pour m'engager à partir avant-hier, malgré les bonnes nouvelles dont vous êtes porteur, j'ai pensé que vous aussi pouviez avoir des motifs pour partager ces craintes… savez-vous quelque chose?»

Deutz avait tressailli jusqu'au fond de son lâche cœur. Il balbutia quelques paroles, abrégea la conférence, se précipita dans la rue, dit à l'agent de police: «Je la quitte; elle est dans la maison; vous la trouverez à table», raconta brièvement au préfet la conférence dont il sortait, désigna le lieu où l'on trouverait les papiers, courut à son auberge, se jeta dans une voiture toute attelée et revint à Paris, sans attendre pour savoir le résultat de sa trahison.

Il fallut se mettre à sa recherche pour lui en donner le salaire pécuniaire. Il ne l'avait ni stipulé ni réclamé, mais il l'accepta. Tout cela paraît étrange et n'en est pas moins exact.

«Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable.»

La confiance en Deutz n'était pas assez bien établie pour que le préfet eût négligé les précautions. L'ordre avait été donné de le suivre et de cerner d'un peu loin la maison où il entrerait, de façon à ce que nul ne s'en pût évader. Tout était donc prêt. À peine trois minutes s'écoulèrent entre sa sortie et l'entrée de la force armée.

L'aspect de l'appartement, lorsqu'on y pénétra, confirma la véracité du rapport de Deutz; on y trouva les traces du séjour actuel de madame la duchesse de Berry. Le couvert était mis pour cinq personnes, mais mademoiselle du Guigny, la maîtresse de la maison, se présentait seule et niait avoir des hôtes; la table, selon elle, était préparée pour des convives que l'aspect des troupes aurait probablement empêchés d'arriver. Il était impossible d'obtenir le moindre aveu.

La lettre qui avertissait la princesse de son danger était ouverte sur la cheminée au feu de laquelle on avait fait paraître l'encre sympathique. Elle avait été prévenue à temps, mais on n'échappe pas à son sort!

Vainement chercha-t-on à intimider et à séduire les habitants de la maison; maîtres et valets, tout résista. Une recherche de plusieurs heures n'amena aucun résultat. On avait fouillé partout sans même trouver les papiers signalés par Deutz, quoique plusieurs cachettes eussent été découvertes, et on était réduit à croire qu'une communication, soit par l'intérieur des murs, soit par les caves, soit par les toits, permettait de quitter la maison.

Mais tout le quartier, circonscrit par quatre rues, était strictement gardé; personne n'en pouvait sortir sans être soigneusement examiné. Il faudrait bien que la princesse, dont la présence était constatée en ce lieu, finît par être prise.

Telle était la première dépêche, écrite par monsieur Maurice. Duval en quittant le domicile de mademoiselle du Guigny, où il avait passé une grande partie de la nuit. Au moment de la cacheter, il ajoutait: «On vient me chercher. J'ai la satisfaction de vous annoncer que la duchesse est arrêtée; j'expédie mon courrier et je me rends auprès d'elle.»

Le second rapport, parvenu le soir même où monsieur Thiers nous en parlait, contenait les détails suivants:

En s'éloignant, pour prendre un peu de repos, les chefs avaient distribué des gardiens dans toute la maison. Deux gendarmes, postés dans une petite pièce dont la lucarne ouvrait sur le toit et souffrant d'un froid très vif, s'avisèrent d'une cheminée placée dans l'encoignure.

La chambre était remplie der vieux journaux et surtout d'une énorme liasse de numéros de la Mode, mauvaise publication protégée et payée par madame la duchesse de Berry. Ils pensèrent à les utiliser en s'en chauffant, les empilèrent dans la cheminée et y mirent le feu.

Peu de minutes après, tandis qu'accroupis devant le foyer ils dégelaient leurs doigts, ils crurent entendre un bruit insolite derrière la plaque. Bientôt, on y frappa à coups redoublés. Ils appelèrent leurs officiers; on se hâta de retirer les papiers enflammés, et la plaque, cédant aux efforts mutuels des assiégeants et des assiégés, tourna sur ses gonds.

«Cessez vos recherches, je suis la duchesse de Berry,» dit une femme en sortant sans assistance de la cheminée, et en s'asseyant très calmement sur une chaise, tandis qu'on s'empressait à aider une seconde femme et deux hommes à se retirer, presque étouffés, de leur retraite brûlante.

C'étaient une demoiselle de Kersabiec (vendéenne passionnée qui, depuis quatre mois, s'était mise à la suite de la princesse), le comte de Mesnard et monsieur Guibourg, l'avocat, qui prenait le titre de chancelier de la Régente.

Un agent de police, accourant en toute hâte, voulut verbaliser au sujet de madame la duchesse de Berry. Elle ne lui répondit qu'en disant: «Faites venir le général qui commande; je ne parlerai qu'à lui.»

Elle demanda un verre d'eau et remercia poliment le gendarme qui le lui apporta. Pas une plainte, pas un mot des souffrances où elle venait d'être exposée ne lui échappa. Ses compagnons de détresse, en revanche, ne les laissaient pas ignorer. Les cheveux de la princesse roussis, sa figure, ses mains toutes noires de fumée, un pan de sa robe brûlé, témoignaient seuls qu'elle avait partagé cette torture, car elle paraissait dans son assiette ordinaire.

Le général arrivé, elle lui dit: «Approchez, général, je me rends à vous, et je me mets sous la sauvegarde de la loyauté militaire. Je vous recommande ces messieurs et mademoiselle; s'il y a quelqu'un de coupable, c'est moi seule, ils n'ont fait que m'obéir. J'entends n'en être point séparée. Puis-je rester dans cette maison?»

Le général (Dermoncourt, je crois), plus troublé qu'elle, répondit que des appartements étaient préparés au château: «Hé bien donc, partons et faites avertir qu'on nous y donne un bouillon; nous n'avons rien mangé depuis vingt-quatre heures.»

Elle s'approcha du comte de Mesnard qui semblait anéanti, l'encouragea à la suivre, en paroles calmes et douces, et commanda l'assistance des gendarmes pour le soutenir. Les deux autres prisonniers avaient repris des forces et pouvaient marcher seuls.

La princesse prit d'elle-même le bras du général, comme si elle lui accordait une faveur et qu'il se fût agi d'une simple promenade. Elle ne fit aucune vaine tentative pour parler aux gens de la maison, pour donner des instructions, pour réclamer des effets ou des papiers, rien enfin qui la pût exposer à subir un refus. Arrivée au seuil de la porte et voyant du monde amassé dans la rue, elle s'arrêta un instant et reculant d'un pas.