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Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)

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Il y en avait trop peu; nous n'étions guère qu'une demi-douzaine, en dehors de dames de maisons, des femmes des ministres et des étrangères.

On donnait le Misanthrope, pitoyablement joué, même par mademoiselle Mars. Ce qui me divertit parfaitement pendant le spectacle, et je ne puis m'empêcher de le noter ici, c'est un monsieur placé derrière moi et portant des épaulettes de lieutenant-général: homme de goût, plus que d'érudition, il n'avait jamais eu révélation du Misanthrope, ce qui ne l'empêchait pas d'y prendre un plaisir extrême et de rire, plus que personne de ce qui s'y trouve de plaisant. Mais il éprouvait une anxiété, trop vive pour n'être pas communiquée à ses voisins, de ce qui allait arriver, des mauvais tours que cette friponne de Célimène jouait à ce pauvre Alceste; et il en parlait avec une naïveté de colère parfaitement réjouissante.

Je crois, Dieu me pardonne, qu'il pensait que c'était une pièce composée par monsieur Scribe pour l'occasion; toujours est-il qu'il en était également amusé et amusant.

Le Roi avait fait préparer pour cette représentation de magnifiques costumes, dont il fit cadeau à la Comédie-Française.

On les avait apportés le matin à Trianon. La Reine me raconta que le Roi s'étant diverti à en revêtir un, avec l'accompagnement obligé de la grande perruque, il était entré dans la chambre où elle se trouvait avec ses filles. Sa ressemblance avec Louis XIV était si frappante qu'elles avaient pu croire que le portrait peint par Rigaud avait quitté son cadre pour venir leur rendre visite.

Un ballet, arrangé pour la circonstance, termina le spectacle. Nous trouvâmes en en sortant le château entier éclairé. Le Roi promena les ambassadeurs, les étrangers et tous ceux qui voulurent suivre derechef, par les grands appartements jusqu'à la galerie des Batailles. Mais, quoiqu'il y eût profusion de lumières, la salle de spectacle était si éblouissante de clarté que le reste paraissait sombre en comparaison.

Cette dernière tournée achevée, chacun regagna ses voitures, fort content de sa journée mais bien fatigué.

MORT DE MONSIEUR DE TALLEYRAND EN 1838

J'ai raconté au long l'insulte faite au prince de Talleyrand par un misérable, nommé Maubreuil, le 21 janvier 1827, à la sortie de l'église de Saint-Denis, la conduite qu'il tint dans cette conjoncture et l'empressement qu'il mit à quitter Paris dès qu'il put s'en éloigner sans avoir l'air de fuir. Toutefois, il y revint dans le courant de l'automne.

Ce fut alors que, jouant un soir au whist chez la princesse Tyszkiewicz, il demanda au docteur Koreffe, qui se trouvait présent, de lui tâter le pouls: il se croyait un peu de fièvre; le docteur lui en trouva une violente et l'engagea à se retirer.

Monsieur de Talleyrand n'en continua pas moins sa partie et ne rentra chez lui qu'à l'heure accoutumée. Dans tout le cours de son existence, sa vigueur physique lui a permis de déployer sa force morale.

Koreffe, quoiqu'il ne fût pas son médecin, prit la précaution assez bizarre d'aller à l'hôtel de Talleyrand, de faire appeler le valet de chambre du prince et de lui recommander la plus scrupuleuse surveillance pendant cette nuit qu'il jugeait devoir être très critique, en l'engageant à faire prévenir le médecin ordinaire, Bourdois.

Monsieur de Talleyrand rentra, fut comme de coutume fort longtemps à se déshabiller, se coucha sans se plaindre. Le valet de chambre commençait à douter de la science de Koreffe; mais, très attaché à son maître, il préféra exagérer les précautions.

Au lieu de sortir de la chambre, selon son usage, il s'établit sur un fauteuil derrière le lit. Deux heures après, il entendit une espèce de râle suffoqué; il s'élança auprès du prince, sonna toutes les sonnettes. Bourdois, déjà averti, arriva fort promptement et trouva monsieur de Talleyrand agonisant.

Les secours les plus énergiques de la médecine le rendirent à la vie. Il est à peu près sûr qu'il la dut à la perspicacité de Koreffe et au dévouement de son valet de chambre.

Quoi qu'il en soit, cet avertissement ne fut pas perdu, et c'est de cette époque qu'on peut dater l'anxiété qui saisit monsieur de Talleyrand au sujet de ses funérailles et qui ne l'a plus quitté.

Il fit bon marché de cette aventure, reçut tout Paris dès le surlendemain. Mais, à peine en état de supporter le voyage, il partit. Je tiens d'une personne qui le mit en voiture dans cette conjoncture, qu'il lui dit: «Venez me voir à la campagne, car je quitte Paris pour n'y plus revenir.»

Monsieur de Talleyrand avait trop de force d'âme et de retenue de parole pour exprimer par là un pressentiment; c'était une volonté qu'il notifiait.

Il se rendit à Rochecotte, chez madame de Dino. Elle avait fait récemment l'acquisition de cette terre en Touraine. Des relations personnelles lui en rendaient le séjour fort agréable et elle s'y était complètement établie.

Je ne sais si le prince de Talleyrand y trouva, ou y fit arriver, un curé avec lequel j'ai raison de croire qu'il s'entendit pour éviter les persécutions auxquelles il se craignait destiné si ses derniers soupirs s'exhalaient à Paris.

Les dispositions hostilement dévotes de la Cour y auraient trouvé un agent plein du zèle le plus acerbe dans l'archevêque, monsieur de Quélen, et on n'aurait épargné aucune humiliation ni aucune amertume à monsieur de Talleyrand qui, malgré toutes les vicissitudes de son existence sociale, tenait à mourir en gentilhomme et en chrétien, si ce n'est en prêtre. La pensée d'une abjuration ou d'un scandale public lui était presque également odieuse, et il était bien décidé à ne point s'y exposer.

La vie de Rochecotte ne lui était pourtant pas agréable. Les nouvelles intimités de la duchesse de Dino l'avaient peuplé d'une nuée de jeunes littérateurs libéraux qui préludaient à l'importance que la jeunesse s'est attribuée depuis 1830 et n'avaient pas, pour monsieur de Talleyrand, la déférence que les convenances auraient exigée de gens ayant plus de savoir-vivre.

Il commença par en souffrir; mais, en reprenant plus de santé, il recouvra de l'énergie et se décida à user de ces jeunes talents qui pensaient le dominer. L'ambition se réveillant en lui, il mit la main sur Thiers, qu'il n'eut pas de peine à distinguer entre tous, et se prit à l'exploiter.

Dans l'automne de 1829, le prince de Talleyrand, rassuré sur les craintes que lui avait causées sa santé, revint à Paris et y passa tout l'hiver suivant, mais toujours au pied levé, n'annonçant point le projet d'un long séjour et prêt à partir au premier symptôme de maladie.

Il fit promettre à madame de Dino de le faire mettre en route, si lui-même perdait la faculté d'énoncer une volonté, dût-il mourir en voiture. À cette époque, elle lui aurait certainement obéi; elle craignait trop l'archevêque de Paris pour s'exposer à son zèle.

Quelques années avant, dans un moment de vacance de cœur, poussée par l'ennui, le désœuvrement et peut-être par un peu de rouerie, madame de Dino s'était amusée à tourner la tête de l'archevêque; il en était devenu passionnément amoureux. On dit qu'une perfide amie de la duchesse l'éclaira sur l'espièglerie dont il était dupe et lui fournit des preuves qu'il était joué, avant qu'il eût complètement succombé.

Il porta ses remords aux pieds des autels, car, au fond, il est bon prêtre, mais conserva un ressentiment très mondain contre madame de Dino. Ce fut alors qu'il commença à raconter la promesse, qu'il prétendait avoir faite au cardinal de Périgord à son lit de mort, de veiller au salut de l'âme de monsieur de Talleyrand et d'être à l'affût pour la sauver, malgré lui, s'il était nécessaire.

Le salon de madame de Dino devint à Paris, comme il l'avait été à Rochecotte, le centre de l'opposition libérale et même, autant que les temps le permettaient, antidynastique. Monsieur de Talleyrand fit les frais de l'établissement du National. Thiers en fut rédacteur, en s'associant Mignet et Carrel. Tous les écrivains qui s'étaient déjà fait une réputation dans le Globe fournirent des articles à la nouvelle gazette qui devint promptement une puissance.

Peut-être demandera-t-on quel résultat monsieur de Talleyrand prétendait atteindre en se servant de si dangereux instruments? Je répondrai hardiment: arriver au pouvoir.

Cela semblera un si singulier contraste à sa volonté de retraite mortuaire, si j'ose m'exprimer ainsi, qu'on sera tenté de crier à l'absurdité, mais pourtant rien n'est plus vrai, et, pour peu qu'on ait vécu dans le monde quelques années, chacun doit avoir vu l'exemple de contradictions que le raisonnement repousse et que l'expérience confirme.

Quoi qu'il en soit, monsieur de Talleyrand était l'âme de cette jeunesse, à peu près factieuse, qui, comme tous les révolutionnaires, ne voulait renverser que pour se frayer le chemin.

Lorsque les imprévoyables fautes du ministère Polignac amenèrent les événements que la pitoyable conduite de la Cour rendirent irrémédiables, monsieur de Talleyrand se trouva naturellement au centre du mouvement. Toutefois, il conseilla à monsieur le duc d'Orléans de ne prendre que le titre de commandant de Paris, en se tenant le plus possible sur la réserve vis-à-vis des partis.

J'ai lieu de croire qu'il inclina pour Henri V et la régence de monsieur le duc d'Orléans; mais je puis affirmer qu'il chercha à l'engager à conserver le titre de lieutenant général du royaume jusqu'à ce que le pouvoir fût plus entier dans ses mains et, tout au moins, jusqu'à ce que Charles X eût quitté le territoire français.

La rapidité des événements ne permit de suivre aucun de ces avis. Monsieur le duc d'Orléans, entraîné dans ces tourbillons qui se bouleversaient l'un l'autre, sans un parti à lui dont il se pût servir pour les arrêter, ne pouvait se soutenir qu'en se laissant aller à leurs mouvements oscillatoires. La couronne lui tomba sur la tête au milieu de cette tourmente aussi imprévue qu'ingouvernable. Bientôt après, se déploya une licence de la presse dont nous voyons encore les tristes fruits.

 

Madame de Dino recula devant elle, et pour son compte et pour celui de monsieur de Talleyrand. Elle proclama la volonté de ne point l'affronter en restant à Paris.

Le désir de rompre la liaison qui la retenait depuis quelques années à Rochecotte et dont elle était fatiguée lui fit souhaiter que monsieur de Talleyrand quittât la France. Il aurait désiré Vienne; mais, l'Angleterre ayant la première reconnu le nouveau gouvernement, il prit l'ambassade de Londres et s'y rendit accompagné de sa nièce.

Cette nomination se fit malgré monsieur Molé, alors ministre des affaires étrangères, qui aurait préféré monsieur de Barante. Monsieur de Talleyrand se montra blessé et profita de la circonstance pour établir ses relations directement avec le Roi.

Les dépêches insignifiantes arrivaient au ministre; mais les véritables affaires se traitaient par une correspondance dont madame Adélaïde et la princesse de Vaudémont devinrent les intermédiaires.

Les dégoûts qui en résultèrent pour monsieur Molé entrèrent pour beaucoup dans le parti qu'il prit de donner sa démission. Son successeur, le général Sébastiani, ne cessa de se plaindre de ces communications clandestines sans obtenir aucun changement dans la conduite de monsieur de Talleyrand; si bien que le traité de la quadruple alliance fut négocié et signé avant que le ministre en eût eu la moindre révélation.

Le duc de Broglie n'était pas d'humeur à tolérer des rapports si insolites. Sans se plaindre du prince de Talleyrand, il lui expédia des dépêches aussi insignifiantes que celles qu'il en recevait et attira toutes les affaires à Paris.

Monsieur de Talleyrand en fut averti, d'une façon un peu brutale, par lord Palmerston qui repoussa ses ouvertures sur une affaire en lui annonçant qu'après avoir occupé les deux cabinets depuis trois semaines elle se concluait à l'heure même à Paris.

Monsieur de Talleyrand sentit d'autant plus vivement le coup que lord Palmerston avait eu le mauvais goût de le faire attendre deux heures dans son antichambre avant de lui donner audience.

Il rentra chez lui furieux, et se décida à quitter Londres où il ne voulait pas déchoir; mais il voua une cruelle inimitié au duc de Broglie. Sans doute, celui-ci avait raison de trouver mauvais que l'ambassadeur ne rendit aucun compte au ministre; mais peut-être aurait-il pu trouver des formes moins rudes vis-à-vis d'un personnage, important par lui-même, qui venait de rendre de grands services.

L'attitude prise par monsieur de Talleyrand à Londres avait tout de suite placé le nouveau trône très haut dans l'échelle diplomatique. Tous les collègues de monsieur de Talleyrand en Angleterre le connaissaient d'ancienne date et ils avaient envers lui des habitudes de déférences personnelles qu'il savait utiliser pour l'intérêt de son gouvernement.

Il tenait une très grande maison dont la duchesse de Dino faisait parfaitement les honneurs; ils avaient l'un et l'autre réussi à se mettre en tête de tout ce qui menait la mode; et, dans ce monde exclusif, la duchesse de Dino s'était retrempée dans les idées aristocratiques que sa vie de Rochecotte pouvait avoir un peu rouillées. Le goût qu'elle y reprit lui donna le désir de se rapprocher de ce qu'on appelle la société du faubourg Saint-Germain, à Paris. Elle pensa qu'il fallait y arriver par la famille de monsieur de Talleyrand; mais c'était surtout là qu'elle était le plus mal vue.

Ramener monsieur de Talleyrand à une fin de vie édifiante lui parut la meilleure voie pour se faire accueillir dans des intérieurs exaltés en idées religieuses plus encore que légitimistes. Elle conçut donc cette pensée dès l'Angleterre, mais sans grand succès.

La vie des affaires avait aidé monsieur de Talleyrand à porter le faix qu'il semblait prêt à déposer quelques années avant. Son corps et son esprit s'étaient rajeunis de compagnie, et, ayant fait un nouveau bail avec le monde, il ne s'occupait plus guère de la façon dont il le quitterait.

La mort du curé de Rochecotte, qui aurait été un si grand événement pour lui avant 1830, arriva pendant son séjour en Angleterre, sans qu'il s'en préoccupât, d'autant qu'alors il n'était pas éloigné de la pensée d'achever sa vie à Londres.

Toutefois, madame de Dino s'occupait à tâcher de lui insinuer quelques idées de repentance, mais elle était repoussée avec perte. Elle a raconté au duc de Noailles qu'un jour de grande représentation, où ils avaient assisté in fiochi à la messe, elle lui dit en remontant en voiture:

«Cela doit vous faire un effet singulier d'entendre dire la messe.

– Non, pourquoi?

– Mais je ne sais, il me semble… (et elle commençait à s'embarrasser) il me semble que vous ne devez pas vous y sentir tout à fait comme un autre.

– Moi? si fait, tout à fait; et pourquoi pas?

– Mais enfin, vous avez fait des prêtres.

– Pas beaucoup.»

Après de pareilles réponses, il fallait battre en retraite; mais, lorsque madame de Dino n'est pas entraînée par les passions auxquelles elle sacrifie tout, elle est aussi habile que persévérante; et elle se promettait bien de revenir à la charge dans des moments plus opportuns.

L'humeur que monsieur de Talleyrand avait rapportée de chez lord Palmerston fut soigneusement entretenue par elle. Plusieurs circonstances militaient à lui faire désirer de quitter Londres. Je me plais à citer d'abord la plus honorable.

Elle craignait que l'irritation que monsieur de Talleyrand rencontrerait dorénavant dans les affaires, jointe à l'affaiblissement inévitable des facultés à son âge, ne le fit se fourvoyer et s'amoindrir.

Le climat de l'Angleterre était déclaré pernicieux à une personne dont la société lui était agréable et chère.

Elle s'était jetée dans des relations ultra-tories, et malgré ses prévisions, le ministère whig restait au pouvoir, circonstance, pour le dire en passant, qui expliquait la désobligeance de lord Palmerston.

Elle ne se trouvait pas assez riche pour fixer son avenir en Angleterre, et il lui convenait d'utiliser les dernières années de monsieur de Talleyrand à se fonder en France une situation indépendante, mais sur laquelle pût rejaillir une partie du lustre de la grande existence européenne de monsieur de Talleyrand. Peut-être aussi, commençait-elle à s'ennuyer à Londres. Cependant, je ne le crois pas. L'état d'ambassadrice lui convient parfaitement. Avec prodigieusement d'esprit, on pourrait aller jusqu'à dire de talent, si cette expression s'appliquait à une femme, madame de Dino s'accommode merveilleusement de la vie de représentation.

Lorsque, après avoir mis beaucoup de diamants, elle s'est assise, une ou deux heures, sur une première banquette, dans un lieu brillant de bougies, avec quelques altesses au même rang, elle trouve sa soirée très bien employée.

À la vérité, je crois qu'elle pousse le goût des affaires jusqu'à l'intrigue dans le reste de la journée; mais ce qu'on appelle la conversation, l'échange des idées sans un but intéressé et direct, ne l'amuse pas. Elle devrait pourtant y obtenir des succès; monsieur de Talleyrand lui en donnait l'exemple.

Quoi qu'il en soit, le prince demanda un congé et, après un court séjour à Paris, se rendit à Valençay, où il réunit beaucoup de monde, avec l'intention manifeste de montrer qu'il n'avait rien perdu de la force et de l'agrément de son esprit.

La retraite du duc de Broglie et la nomination de l'amiral de Rigny au ministère des affaires étrangères inspira au prince de Talleyrand le désir d'être envoyé à Vienne. Il caressait l'idée de reprendre ce traité de triple alliance de la France, l'Angleterre et l'Autriche, préparé en 1815 et dont la révélation lui avait coûté les bonnes grâces de l'empereur Alexandre.

J'ai lu, écrit de sa main: «J'ai donné Londres au trône de Juillet; je veux lui donner Vienne et j'y réussirai, si on me laisse faire.»

Madame de Dino, dont les relations en Allemagne ne pouvaient que lui être agréables, entra dans cette pensée avec d'autant plus de zèle qu'elle et monsieur de Talleyrand rêvaient à cette époque le mariage de Pauline de Périgord avec le prince Esterhazy, et cette alliance lui tenait au moins autant au cœur que celle de l'Autriche avec notre cabinet.

Mais monsieur de Talleyrand était un ambassadeur trop incommode pour qu'aucun ministre voulût le nommer. Monsieur de Rigny recula tout doucement et il ne lui fallut pas gagner beaucoup de temps pour se trouver remplacé par le duc de Broglie.

Celui-ci acquit de nouveaux droits à l'inimitié de la duchesse de Dino en refusant de faire avancer monsieur de Bacourt, avec une faveur trop criante, et monsieur de Talleyrand envoya de Valençay une lettre, dont il exigea l'impression au Moniteur, et qui sembla une sorte d'abdication politique dont, comme d'autres potentats démissionnaires, il ne tarda guère à se repentir.

Le salon de la rue Saint-Florentin devint un foyer d'intrigues contre le duc de Broglie. Monsieur de Talleyrand chercha à le discréditer dans l'esprit du Roi, ce qui n'était pas difficile, car il n'en était pas aimé. Il envenima les torts de forme qu'il pouvait avoir vis-à-vis des ambassadeurs étrangers, enregistra leurs plaintes et les excita les uns par les autres.

Pendant ce temps, madame de Dino et lui chapitraient Thiers et cherchaient à lui persuader qu'avec sa haute supériorité il devait primer tout le monde et occuper le rang de premier ministre. Je l'ai dix fois entendu s'en rire dans les premiers temps, attribuant ces discours à la haine qu'on portait à monsieur de Broglie; mais il ne tarda pas à s'en laisser agréablement chatouiller les oreilles et le cœur.

Pendant ce temps, madame de Dino et la princesse Liéven (qui était entrée dans cette intrigue pour tuer le temps et ne pas se laisser rouiller la main) prônaient Thiers parmi le corps diplomatique et dans les nombreuses correspondances que toutes deux entretenaient dans les Cours étrangères.

Elles obtinrent des réponses que monsieur de Talleyrand apportait au Roi, en lui assurant que la confiance de l'Europe suivrait l'élévation de monsieur Thiers, parce qu'elle ne verrait en lui qu'une griffe apposée aux ordres émanés de la sagesse royale, et je crains qu'il ne soit un peu trop accessible à ce genre de flatterie.

Monsieur de Talleyrand, de son côté, se berçait de l'idée qu'il serait seul à gouverner: Thiers lui paraissait si petit compagnon qu'il devrait toujours reconnaître ne pouvoir se soutenir que par sa protection, et il se tenait pour si sûr de son crédit qu'il vit s'évanouir, sans trop de regret, l'espoir qu'il avait un moment conçu d'être nommé président du conseil sans portefeuille.

Monsieur de Broglie succomba à tant de manœuvres hostiles. Monsieur Thiers fut nommé à la joie du Roi, des cabinets étrangers et surtout de monsieur de Talleyrand. Celui-ci fut le premier à ressentir la vanité de ses prévisions. À peine quelques semaines s'étaient passées que, bafoué, déjoué, insulté par monsieur Thiers, il fut forcé par lui à quitter la place.

Les cabinets virent la guerre, que tous voulaient éviter, devenue presque imminente par les actions du nouveau ministre, et les quelques mois de son administration ont accumulé les embarras personnels sur la tête du Roi.

Ce changement de ministère a été le dernier acte de la vie publique du prince de Talleyrand, et, certes, on ne pouvait faire des adieux plus pernicieux à la politique du pays. Je ne prétends pas dire qu'il ait cessé de s'occuper d'affaires; mais ce n'a plus été que par des intrigues qui n'ont point eu de résultat.

Les personnes qui approchaient le prince de Talleyrand remarquaient combien il s'affaiblissait. Chaque heure de représentation était suivie d'une sorte d'anéantissement, et les accidents graves se succédaient fréquemment. Mais toute la force de sa volonté était employée à les dissimuler.

À mesure que son état s'aggravait, madame de Dino s'occupait de plus en plus de l'idée de veiller sur ses derniers moments.

La mort de la princesse de Talleyrand avait fourni à l'archevêque de Paris une occasion de montrer sa malveillance. Il avait fait faire amende honorable à la personne connue sous ce nom (je cite ses paroles textuelles) du scandale qu'elle avait donné en vivant avec un prince de l'Église.

Mais, son zèle haineux l'ayant mal conseillé, il se trouva compromis par le dépôt qu'il avait accepté d'une cassette contenant des valeurs. Madame de Dino profita des discussions qu'amena cette circonstance pour renouer des relations avec lui et, probablement, retrouva une partie de son ancienne fascination, car il s'est, depuis lors, montré plus traitable dans ses rapports avec la rue Saint-Florentin.

 

Toutefois, monsieur de Talleyrand aurait préféré n'avoir point à recourir à ses bons procédés, et je sais que l'archevêque de Bourges fut interrogé sur la conduite qu'il tiendrait si le prince tombait dangereusement malade dans son diocèse.

Il répondit qu'ainsi que tous les autres évêques de France il serait dans l'impossibilité d'autoriser à lui donner une absolution qui permit de l'enterrer avec les prières de l'Église, l'archevêque de Paris, seul de tous les prélats gallicans, se trouvant chargé par le Pape de recevoir la déclaration de monsieur de Talleyrand et de l'admettre ou de la refuser, selon que sa conscience et ses lumières le lui inspireraient.

Monsieur de Talleyrand fut instruit de cette réponse pendant le dernier séjour qu'il fit à Valençay en 1837. Il se rendit de là à Rochecotte, où madame de Dino prolongea son séjour pour recevoir sa sœur, la duchesse de Sagan.

Depuis qu'on avait dû renoncer au mariage Esterhazy pour Pauline, le prince de Châlais, chef de la maison de Périgord, était devenu veuf de mademoiselle de Beauvillers. Cette alliance, que monsieur de Talleyrand avait toujours souhaitée, était devenue le vœu le plus vif de madame de Dino, et cette circonstance augmentait encore le désir qu'elle avait d'obtenir de monsieur de Talleyrand une fin chrétienne dont le mérite lui reviendrait.

Au mois de janvier 1838, elle fut très malade à Rochecotte, et il y eut un moment de danger. Elle profita de cette occasion pour reprocher le lendemain à monsieur de Talleyrand de ne l'avoir pas avertie. Elle établit qu'ils s'étaient réciproquement promis la vérité en pareille conjoncture, s'expliqua sur les convenances à garder et finit par regretter de n'avoir pas envoyé chercher le curé.

«Quoi! cet ivrogne?» grommela monsieur de Talleyrand, et il n'ajouta pas un mot.

Madame de Dino manda cet échec au duc de Noailles, son admirateur passionné et son confident zélé dans cette œuvre pie.

Toutefois, monsieur de Talleyrand se préparait, à part lui, à éviter le scandale.

Pauline de Talleyrand avait fait sa première communion, était restée pieuse comme un petit ange et entretenait souvent son oncle de son confesseur l'abbé Dupanloup.

Un jour où elle en parlait, bientôt après leur arrivée à Paris, monsieur de Talleyrand dit: «Madame de Dino, il faut prier l'abbé Dupanloup à dîner.» Madame de Dino s'empressa d'obéir; l'abbé vint. Le hasard fit qu'il tomba sur un dîner où la société était légère et le langage mondain.

Quelques jours après, il reçut une nouvelle invitation, qu'il refusa. En l'apprenant, monsieur de Talleyrand dit: «Vous me l'aviez donné pour un homme d'esprit. C'est donc un sot que cet abbé… Cela ne comprend donc pas!»

Madame de Dino, profitant de cette légère ouverture et, ne se sentant pas le courage d'entamer cette question en paroles, écrivit à monsieur de Talleyrand une longue lettre, qu'on m'a dit être un chef-d'œuvre de logique et de raisonnement, pour lui montrer la nécessité de se réconcilier avec l'Église.

Monsieur de Talleyrand y répondit en lui envoyant la minute d'une déclaration qu'il l'autorisa à communiquer à l'abbé Dupanloup et, par lui, à l'archevêque. Ceci se passait le 10 mars. Le même jour, monsieur de Talleyrand prononçait à l'Académie l'éloge de monsieur Reinhard.

Il était fort occupé de cette journée de représentation, il la regardait évidemment comme son adieu au public. Selon son usage, il avait fait faire son discours.

Monsieur de Talleyrand n'a jamais rien écrit lui-même, mais il se faisait donner par plusieurs personnes, qu'il employait à cet effet, divers projets qu'il ajustait entre eux, biffait, changeait jusqu'à ce qu'il leur eût donné son cachet. Il travailla assez assidûment à arranger ce petit discours, et en fit des lectures à ses intimes.

On était effrayé, dans son intérieur, de la fatigue que lui préparait cette séance solennelle, et, après avoir employé tous les moyens de l'en dissuader, on eut recours à Cruveilhier, son médecin, qui alla jusqu'à lui dire qu'il ne répondait pas des suites.

«Et qui vous demande d'en répondre?» reprit monsieur de Talleyrand, avec sa parole lente et flegmatique.

L'éloge, quoique assez médiocre, eut un très grand et très sincère succès. La grâce avec laquelle il fut prononcé, le talent merveilleux de monsieur de Talleyrand pour imposer, produisirent un enthousiasme dont les auditeurs furent eux-mêmes étonnés lorsqu'ils lurent l'œuvre imprimée.

Monsieur de Talleyrand en fut enivré. Lui-même comparait sa joie à celle qu'il avait ressentie du succès d'une thèse en Sorbonne. Hélas, c'était la première et la dernière palme! mais, à toutes les époques de la vie, le cœur de l'homme est également ouvert à la vanité.

À son retour à Paris, monsieur de Talleyrand avait été beaucoup dans le monde; il avait dîné chez le Roi, chez les ministres, chez les ambassadeurs, partout où on l'avait convié. En sortant de table, chez l'ambassadeur d'Angleterre, ses deux jambes fléchirent et il tomba la face contre terre; il fallut le relever à force de bras. Sa première parole, après quelques secondes d'étourdissement, fut: «Que m'est-il arrivé?»

On lui expliqua, ce qui n'était pas vrai, que ses pieds s'étaient embarrassés dans un tapis. Il rentra dans le salon et s'y montra avec l'esprit aussi libre et aussi dégagé que de coutume, jusqu'à l'heure où il avait demandé ses chevaux.

Alors, il appela son petit-neveu, le duc de Valençay, pour se faire emmener par lui, gagna l'antichambre sans témoigner aucune souffrance, mais, à peine en voiture, se laissa aller aux gémissements les plus douloureux. On eut beaucoup de peine à le rapporter dans son appartement, et il passa quelques jours dans un état cruel.

Cet accident avait mis un terme à ses sorties; mais il reprit promptement l'habitude d'avoir du monde chez lui et de donner des grands dîners dont il faisait les honneurs avec cette grâce dont la tradition se perd tous les jours.

Ce n'est ni le luxe, ni la magnificence de l'entourage qui constate le haut rang. C'est une certaine élégance dans les formes, des manières calmes, aisées, naturellement nobles, qui mettent chacun à sa place en restant toujours à la sienne, et composent le savoir-vivre. Monsieur de Talleyrand y excellait.

Monsieur de Barante ayant prononcé à la Chambre des pairs l'éloge de mon père, j'en envoyai un exemplaire à monsieur de Talleyrand. Il me répondit un billet, que je conserve, écrit de sa main et plein de ce bon goût que je signalais tout à l'heure.

La déclaration remise à l'abbé Dupanloup, dûment examinée par lui, l'archevêque et monsignor Garibaldi, avait provoqué quelques difficultés de leur part. Madame de Dino, profitant des relations qu'elle avait renouées avec l'archevêque, entama de longues discussions avec lui et chercha fort raisonnablement à lui prouver qu'il ne fallait exiger que ce qu'il était possible d'obtenir. La connaissance intime qu'elle avait du caractère de monsieur de Talleyrand donnait du poids à ses discours.

Cette négociation dura quelque temps. Enfin, la duchesse rapporta la pièce à son oncle, avec quelques légers changements de rédaction, auxquels il obtempéra tout de suite, et la demande d'un article supplémentaire qu'il refusa d'y insérer mais qu'il consentit à placer dans une lettre qu'il voulait simultanément adresser au Pape.

Cet accommodement fut accepté. Les deux documents, libellés, copiés, restèrent entre les mains de monsieur de Talleyrand, sans être encore signés.

Les choses en étaient là. Vingt personnes avaient dîné, le jeudi 10 mai, à l'hôtel de Talleyrand lorsque, le lendemain, le prince fut pris à table d'un horrible frisson. On le fit coucher. Son médecin, Cruveilhier, qui en était déjà inquiet depuis quelque temps, le trouva sérieusement mal.