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Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)

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Depuis le dimanche précédent, où monsieur le duc d'Orléans avait été faire sa cour au Roi, il n'y avait eu aucune communication officielle entre Saint-Cloud et Neuilly. On y avait appris le coup d'État par le Moniteur du lundi.

Dans la nuit du jeudi au vendredi, on leur avait fait parvenir un billet anonyme, portant que les ordres étaient donnés pour faire marcher un corps dégroupes sur Neuilly, enlever monsieur le duc d'Orléans et l'emmener à Saint-Cloud, afin, de l'y retenir comme une espèce d'otage. Sur cet avis, le prince était monté à cheval, et avait passé toute la journée éloigné de Neuilly.

Madame la duchesse d'Orléans était tellement préoccupée de cette idée d'appel à Saint-Cloud que, lorsque, la veille, le jeune Gérard était venu de l'Hôtel de Ville pour solliciter monsieur le duc d'Orléans de se rendre à Paris, elle l'avait reçu, l'avait pris pour monsieur de Champagny, l'aide de camp de monsieur le Dauphin, et lui avait répondu en conséquence. Us avaient joué pendant deux minutes aux propos interrompus.

Elle me raconta comment, aussitôt que monsieur le duc d'Orléans avait su qu'on réclamait sa présence pour arrêter le désordre, il ne s'était pas permis d'hésiter. Il lui avait dit: «Amélie, tu sais si j'ai craint ce moment; je ne le prévoyais que trop! Mais le voilà arrivé. La route du devoir est claire; il faut la suivre et sauver le pays, car lui seul est dans le bon droit.»

Elle lui avait répondu: «Va, mon ami; je n'ai pas d'inquiétude, tu feras toujours ce qu'il y aura de mieux», et puis la pauvre femme se remettait à pleurer de plus bel: «Ah! ma chère amie, notre bonheur est fini; j'ai été trop heureuse», et, joignant les mains: «Mon Dieu, j'espère n'en avoir, pas été ingrate, j'en ai bien joui, mais je vous en ai bien remercié!» Et puis encore, et encore, et toujours des larmes.

Je l'engageai à se laisser moins abattre. Monsieur le duc d'Orléans, lui représentai-je, aurait besoin de toute sa fermeté; rien ne serait plus propre à la lui faire perdre que ce désespoir de la personne qu'il chérissait le plus au monde. Elle me répondit qu'elle le sentait bien; elle s'abandonnait ainsi devant moi, mais elle présenterait une autre contenance lorsqu'il le faudrait: la gloire et le bonheur de son mari avaient toujours été les premiers intérêts de sa vie et elle ne leur manquerait pas. Je la pressai beaucoup de se rendre à Paris:

«Montez en voiture, madame, avec tous vos enfants, vos voitures de gala, vos grandes livrées; les barricades s'abaisseront devant elles. Le peuple flatté de cette confiance vous accueillera avec transport; vous arriverez au Palais-Royal au milieu des acclamations; il n'y a pas à hésiter.

– Si mon mari me le prescrit, j'irai certainement comme vous le dites. Mais, ma chère, cela me répugnera beaucoup; cela aura l'air d'une espèce de triomphe… de nargue… vous entendez, pour les autres. J'aimerais bien mieux arriver au Palais-Royal où je veux aller rejoindre mon mari le plus tôt possible, sans que cela fasse aucun effet.

– Je comprends la délicatesse de Madame, mais je ne crois pas ce moment destiné aux nuances. Tout ce qui consacre la popularité des Orléans et prouve combien le pays les réclame me semble utile à son salut.»

Madame la duchesse d'Orléans, avec sa bonté accoutumée, s'était fort préoccupée de ma fatigue et de l'extrême chaleur que j'avais eue en venant à Neuilly. Elle m'avait fait préparer une voiture pour retourner jusqu'à la barrière. On vint avertir qu'elle était prête.

La princesse voulait encore me retenir; mais je lui fis comprendre combien il pouvait être essentiel que je visse Pozzo le plus tôt possible. Elle me fit promettre de revenir le lendemain, soit à Neuilly, soit au Palais-Royal où elle espérait être, et je sortis.

Je trouvai un valet de chambre de Mademoiselle qui m'attendait pour me ramener chez elle. Elle me demanda comment j'avais laissé sa belle sœur; je lui répondis: «Un peu plus calme, mais bien affectée.»

Il me fut évident que les deux princesses, malgré leur intimité habituelle, ne s'entendaient pas dans ce moment.

Je répétai à Mademoiselle ce que j'avais osé conseiller à madame la duchesse d'Orléans sur son entrée dans Paris. Je ne lui trouvai pas, j'en dois convenir, les mêmes genres de répugnances; mais c'était une démarche trop importante, me dit-elle, pour en prendre l'initiative sans l'ordre de son frère.

Cela était vrai, mais, si la demande avait été faite, il ne fallait qu'une heure pour avoir la réponse; pendant ce temps on aurait préparé les voitures; et l'arrivée de sa famille, portée sur les bras du peuple, comme cela serait arrivé infailliblement, aurait fourni un excellent argument à monsieur le duc d'Orléans contre un petit noyau de factieux auquel on donnait trop d'importance, parce que lui seul parlait et se montrait.

Le sort en décida autrement. Les princesses arrivèrent au Palais-Royal à minuit, à pied, ayant été en omnibus aussi loin que les barricades le permettaient, et sans être reconnues. Je ne puis m'empêcher de regretter encore qu'on n'ait pas, ce jour-là, préféré la marche indiquée par mon zèle.

Quoique dans ma conversation avec Mademoiselle nous n'eussions pas été au delà du Lieutenant général et qu'avec sa belle-sœur j'eusse prononcé le mot de Philippe VII, je n'en partais pas moins persuadée que Mademoiselle désirait vivement voir la couronne de France sur le front de son frère, tandis que madame la duchesse d'Orléans envisageait cet avenir avec répugnance et terreur.

C'est peut-être le moment de dire mes rapports avec les deux princesses d'Orléans, et comment je comprends leur caractère.

La tourmente révolutionnaire ayant jeté mes parents à Naples, j'étais souvent appelée auprès des filles de la Reine. Mon âge se trouvait plus rapproché de celui de madame Amélie; c'était avec elle que je jouais le plus souvent. Elle me distinguait de ses autres petites compagnes. Ceci se passait en 1794 et 1795.

À son arrivée en France, vingt ans après, madame la duchesse d'Orléans n'avait pas oublié cette camaraderie d'enfance. Elle donnait un caractère particulier aux relations qui s'établirent entre nous. J'eus occasion de les cultiver pendant le temps où, mon père étant ambassadeur en Angleterre, la famille d'Orléans vivait dans une sorte d'exil aux environs de Londres.

Ceci explique comment, sans être commensale du Palais-Royal, j'y étais souvent plus avant dans les confidences des chagrins et des contrariétés de la famille que les personnes dont les habitudes pouvaient sembler plus intimes.

Je ne saurais assez exprimer la profonde vénération et le tendre dévouement que j'éprouve pour madame la duchesse d'Orléans. Adorée par son mari, par ses enfants, par tout ce qui l'entoure, le degré d'affection, de vénération qu'elle inspire est en proportion des occasions qu'on a de l'approcher. La tendre délicatesse de son cœur n'altère ni l'élévation de ses sentiments, ni la force de son caractère. Elle sait merveilleusement allier la mère de famille à la princesse; et, quoiqu'elle traite tout le monde avec les apparences d'une bienveillance qui lui est naturelle, cependant c'est avec des nuances si habilement marquées que chacun peut reconnaître sa place sur un plan différent.

À l'époque dont je parle, madame la duchesse d'Orléans, quoique extrêmement considérée dans le conseil de famille où régnait l'accord le plus parfait, s'était persuadé à elle-même n'entendre rien aux affaires et pensait que Mademoiselle, par la rectitude de ses idées et la force de son esprit, était beaucoup mieux appelée à s'en occuper. Aussi se mettait-elle volontairement sous la tutelle de sa belle-sœur dans tout ce qui semblait affaire ou parti politique à prendre. Peut-être aussi cette attitude tenait-elle à cette délicatesse de cœur qui, même à son insu, dirige toutes ses actions.

La Cour, surtout sous Louis XVIII (car Charles X traitait mieux les Orléans), cherchait à établir une grande distinction entre madame la duchesse d'Orléans, son mari et sa sœur. On lui aurait volontiers fait une place à part si elle avait voulu l'accepter. Or, comme toutes les contrariétés et les manifestations, qui se trouvaient sur le chemin des heureux habitants du Palais-Royal, tenaient à cette inimitié de la branche régnante, madame la duchesse d'Orléans se croyait doublement obligée de faire cause commune et d'adopter, sans réflexion, les décisions de Mademoiselle. De là, venait l'habitude de se laisser conduire par elle et de ne jamais chercher à combattre l'influence qu'elle pouvait avoir sur son frère, objet de leur commune adoration. Je ne crois pas ce scrupule de madame la duchesse d'Orléans demeuré à la reine des Français.

Il n'y a eu aucun refroidissement entre les deux princesses, mais elles n'ont pas toujours été unanimes sur des questions importantes. La Reine parfois a exprimé, défendu et soutenu ses opinions avec chaleur, en cherchant à user de son crédit sur l'esprit du Roi.

Jamais sentiment n'a été plus passionné que celui de madame la duchesse d'Orléans pour son mari. La ferme persuasion où elle est que tout ce qu'il décide est toujours: «Wisest, discreetest, best», a été pour elle un motif de grande consolation dans la mer orageuse où les circonstances l'ont poussée. Elle y est entrée dans une extrême répugnance. Elle a prié, bien sincèrement, que ce calice s'éloignât d'elle, mais, une fois ce parti pris, elle l'a accepté complètement.

On a spéculé sur ses regrets; les partis se sont trompés; et, six semaines après la matinée dont je viens de parler, elle me disait: «Maintenant que cette couronne, d'épines est sur notre front, nous ne devons plus la quitter qu'avec la vie, et nous nous y ferons tuer s'il le faut.»

Cette énergie calme ne l'empêche pas de s'identifier avec toute la vivacité la plus délicate, la plus exquise aux chagrins des autres, de les apprécier et d'y compatir. L'indulgence est le fond où elle puise constamment, le fard dont elle embellit les vertus les plus solides qu'une femme et une reine puisse posséder.

 

On croira peut-être que je trace un panégyrique; ce serait à mon insu. Je la représente telle que je la vois.

Mes relations personnelles avec Mademoiselle datent de 1816 à 1817. J'ai toujours rendu hommage à son cœur et à son esprit, sans jamais avoir eu pour elle ce qui peut s'appeler de l'attrait. Cependant ses qualités sont à elle; ses inconvénients sont nés des circonstances où elle a été placée.

Mademoiselle est la personne la plus franche et la plus incapable de dissimulation qui se puisse rencontrer: voilà ce qui lui a fait tant d'ennemis; Les premiers épanchements de sa jeunesse ont été accueillis par la malveillance. Il lui en est resté de l'amertume; voilà ce qui lui en a mérité.

Son père était charmant pour elle. Élevée par madame de Genlis, dans des idées plus que révolutionnaires, elle l'avait vue s'avancer graduellement dans une carrière si fatalement parcourue sans en être effrayée. Elle était trop jeune pour en juger par elle-même alors et elle n'a jamais voulu consentir depuis à reconnaître que ce fut celle du crime, du crime sans excuse. On a prétendu le lui faire proclamer. Tout le temps de son séjour auprès de madame la princesse de Conti a été employé à obtenir d'elle une démarche où elle abandonnerait la mémoire de son père. Forte des souvenirs de sa tendresse, elle s'était fait une vertu de la résistance. Le résultat en a été de passer les années de son adolescence dans la solitude de sa chambre.

Les émigrés, formant la société de madame la princesse de Conti, refusaient de se trouver avec elle, et, de son côté, elle ne voulait faire aucune concession. Sa tante, qui avait beaucoup d'esprit, lui témoignait de l'affection, ne la violentait pas, ne la blâmait même pas, mais n'avait pas le courage de la soutenir contre l'esprit de parti.

Plus tard, elle espéra trouver auprès de sa mère une entière sympathie, et elle arriva en Espagne toute pleine d'illusions filiales. Elle y fut mal accueillie et trouva madame la duchesse d'Orléans placée dans une situation si fausse que le séjour de Barcelone lui devint bientôt insupportable. Elle dut écrire à ses frères que sa position n'y était pas convenable. On voit combien tous les sentiments de sa jeunesse, tous ceux qui font ordinairement la gloire et le bonheur des filles ont été froissés. Avec ces données, on peut, je crois, comprendre à la fois les qualités et les défauts de Mademoiselle.

Elle est franche, parce qu'elle s'est accoutumée à ne point cacher ses impressions, sans s'inquiéter si elles étaient opportunes ou devaient plaire aux autres. Elle n'est pourtant pas expansive, parce qu'elle a été repoussée par tout ce qui aurait dû, dans sa première jeunesse, développer les facultés aimantes de son cœur.

Aussi ce cœur s'est-il donné, avec la passion la plus vive et la plus exclusive, à son frère, le premier qui lui eût fait goûter les douceurs de l'intimité, le seul en qui elle puisse trouver entière sympathie pour la grande croix qui pèse sur son cœur bien plus que sur son front. La vie et la mort de leur père sera toujours un lien plus puissant entre eux que peut-être ils ne se l'avouent à eux-mêmes; et, sur ce point, tous les deux, si faciles en général, ils sont susceptibles et même rancuneux à l'excès. Jamais ils n'ont su être à leur aise avec la famille royale, surtout avec madame la Dauphine qui, de son côté, les a constamment traités avec une répulsion marquée.

Mademoiselle a conservé beaucoup d'amertume contre la noblesse et les émigrés qui ont abreuvé sa jeunesse de dégoûts, comme classes. Son excellent cœur leur pardonnerait à tous, pris individuellement; mais, là encore, les formes sont contre elle et prennent l'apparence d'une sorte de vengeance.

Cette disposition l'a poussée à chercher ses appuis parmi les gens professant les mêmes répugnances. Elle a cru beaucoup trop, je pense, qu'ils s'arrêtaient au même point qu'elle, et a désiré voir le pouvoir entre leurs mains. Elle a travaillé à le leur remettre. Les Laffitte, les Barrot, les Dupont n'ont pas eu de plus chaud partisan dans les commencements; et la ténacité de son caractère, la volonté de parti pris en elle de ne point abandonner les gens que les circonstances semblaient accuser et de leur toujours supposer de bonnes intentions les lui a fait soutenir à un point qui, pendant un temps, a beaucoup nui à son influence sur l'esprit du Roi. Elle l'a senti, elle en a souffert; mais elle n'a pas changé. C'est ainsi qu'elle est faite.

On l'accuse d'être peu généreuse; il y a du vrai et du faux. Jusqu'à la mort de sa mère, Mademoiselle ne possédait rien et vivait au dépens de son frère; la parcimonie était alors une vertu.

Depuis qu'elle jouit d'un revenu considérable, elle dépense honorablement; elle emploie des artistes, elle fait travailler dans ses terres. Elle fait énormément de charités; mais elle n'a pas les habitudes de la magnificence et ne sait pas dépenser royalement, même lorsque ce serait convenable. Elle calcule trop exactement pour une princesse. Mais aussi, au commencement de la nouvelle royauté, lorsqu'il fut d'abord question de fixer la liste civile, le baron Louis étant venu lui demander si elle se contenterait d'y être portée pour un million, elle se récria, comme s'il lui faisait injure, en protestant que sa fortune personnelle suffisait, et par delà, à tous ses vœux.

Mademoiselle porte à ses neveux une affection que j'avais crue complètement maternelle jusqu'à la mort du petit duc de Penthièvre. Il avait sept ans et était presque en imbécillité.

Madame la duchesse d'Orléans fut au désespoir de cette perte. Mademoiselle ne feint jamais un sentiment; elle était peinée du chagrin de sa belle-sœur, mais tenait et disait la mort de cet enfant une délivrance pour tous.

C'est la seule nuance que j'aie observée dans la tendresse des deux sœurs pour les enfants. Peut-être même y a-t-il plus de faiblesse dans l'affection de Mademoiselle, quoiqu'elle s'associe tout à fait à l'excellente éducation qu'on leur donne.

Personne au monde, je crois, n'a plus complètement l'esprit d'affaires que Mademoiselle. Elle découvre avec perspicacité le nœud de la difficulté, s'y attache, écarte nettement toutes les circonlocutions, n'admet pas les discours inutiles, saisit son interlocuteur et le réduit à venir se battre, en champ clos, sur le point même. On comprend combien ces formes ont dû paraître désagréables dans des circonstances où presque tout le monde aurait voulu ne s'expliquer et ne s'engager qu'à peu près.

Cette disposition de l'esprit de Mademoiselle serait une qualité inappréciable si elle était à la tête des affaires, mais c'est un véritable inconvénient située comme elle l'est. Son rôle aurait dû être tout de nuance, et elle ne sait employer que les couleurs tranchantes.

Cela lui a fait personnellement beaucoup d'ennemis. Il en est rejailli quelque chose sur son frère dont on la croyait l'interprète. Elle s'en est aperçue, et le désir de ne point nuire à ce frère tant aimé a gêné ses discours et ses actions; si bien qu'une personne, dont la franchise va jusqu'à la rudesse, a acquis la réputation d'une extrême fausseté et qu'en poussant l'indulgence au delà des bornes ordinaires elle passe pour haineuse.

Pendant le jugement des ministres de Charles X, je me rappelle qu'un soir, où l'on était fort inquiet, le maréchal Gérard, qui n'a jamais manqué une lâcheté, établissait le danger qu'il y aurait pour le Roi de chercher à sauver monsieur de Polignac, Mademoiselle lui répondit d'un ton que je n'oublierai jamais: «Eh bien, maréchal, s'il le faut, nous y périrons.» Sa figure, ordinairement commune, était belle en ce moment.

Je lui dois la justice qu'elle sait écouter la vérité, même lorsqu'elle lui déplaît, non seulement avec patience, mais avec l'apparence de la reconnaissance. Je ne la lui ai pas épargnée dans maintes circonstances et, quoique nous n'ayons peut-être pas ce qu'on appelle du goût l'une pour l'autre, elle ne m'en a que mieux traitée.

Je reviens au 1er août. Mademoiselle me chargea de ramener madame de Valence et ses petites filles. Nous montâmes toutes quatre avec monsieur Arago dans la voiture qui m'attendait. Je m'étais assurée la protection spéciale des princesses pour le duc de Raguse, dans le cas où il se trouverait en avoir besoin, et Arago avait raconté sa visite à l'état-major, dans tous ses détails, à madame de Montjoie chez laquelle il était resté pendant mes visites aux deux belles-sœurs.

Arrivés à la barrière, je me séparai de mes compagnes et je me rendis directement chez Pozzo.

Il avait du monde dans son grand salon; je le fis demander. Il vint au-devant de moi dans la pièce qui précède. Je lui dis: «J'arrive de Neuilly, et je suis chargée de vous remercier de votre bon vouloir dont on est fort reconnaissant.»

Je trouvai un homme tout changé de la veille, empêtré, froid, guindé. Il me répondit: «Certainement ils ont bien raison; vous savez combien je leur suis attaché, mais la situation est bien délicate… le Roi est à Rambouillet… Il s'y établit… Mes collègues pensent convenable d'aller rejoindre le souverain auprès duquel nous sommes accrédités… Cela est au moins fort spécieux, cependant nous n'avons pas été appelés… Cependant je ne sais que faire… Je ne sais que leur conseiller.»

Je ne me laissai pas trop effaroucher par ce changement, car je l'avais prévu; mais je m'attendais, j'en conviens, à plus de façons dans le retour. Je répondis:

«Vous ferez, j'en suis bien sûre, ce qu'il y aura de plus sage et de plus utile. À propos, je voulais vous dire aussi que Sébastiani ne sera pas ministre. J'en ai la certitude.»

Il me regarda un instant fixement: «À eux, à la vie et à la mort,» s'écria-t-il; et, me prenant les deux mains, il m'entraîna dans le petit salon à gauche: «Asseyons-nous. Ils veulent régner, n'est-ce pas?

– Ils disent que non.

– Ils ont tort. Il n'y a que cela de raisonnable; il n'y a que cela de possible. Ils le veulent au fond et, s'ils ne le veulent pas aujourd'hui, ils le voudront demain, parce que c'est une nécessité. Il nous faut donc agir dans ce sens.»

J'avoue que, tout en m'attendant à un retour, cette prompte péripétie m'avait suffoquée. Aussi en ai-je été tellement frappée que je suis sûre de n'avoir ni ôté ni ajouté une syllabe à ces premières paroles.

Il entra ensuite dans quelques détails sur la manière dont il s'y prendrait pour faire avorter la sotte pensée, venue à quelques-uns de ses collègues, de se rendre à Rambouillet. La question ne lui semblait plus ni délicate ni embarrassante; il était revenu à tous ses arguments de la veille contre la branche aînée et en faveur de celle d'Orléans. Il était impossible d'être plus clair et plus logique. Après beaucoup de considérations générales, il me donna des instructions de détail sur la meilleure conduite à tenir vis-à-vis du corps diplomatique.

Je lui demandai s'il me permettait de dire que ces conseils venaient de lui. Non seulement il me permettait, mais il m'en priait, aussi bien que d'y ajouter les expressions de son plus entier dévouement. Il me répéta encore plusieurs fois: «Ils doivent régner et en proclamer hautement la volonté.»

Nous nous séparâmes les meilleurs amis du monde. Il attendait ses collègues pour décider du parti à prendre. Fallait-il rester à Paris ou se rendre à Rambouillet? Sans doute, ils durent trouver une grande différence entre cette conférence et les conversations du matin.

Si l'incurie qui a accompagné toutes les démarches de la Cour n'avait pas fait négliger de prévenir le corps diplomatique en quittant Saint-Cloud, il est bien probable, d'après les dispositions où j'avais trouvé Pozzo, que l'avis de ceux qui voulaient rejoindre le Roi aurait prévalu et que le départ aurait été décidé avant mon retour de Neuilly.

Mais, depuis le lundi où monsieur de Polignac avait déclaré, dans une si pleine confiance, la France préparée à subir toutes les volontés du Roi, il n'avait pris la peine de communiquer, sur quoi que ce soit, avec aucun des ambassadeurs, pas même avec ses plus affidés, comme messieurs d'Appony et de Sales qui approuvaient pleinement les ordonnances. Au reste, l'espèce de honte où ils étaient d'être tombés dans cette erreur leur fit renoncer plus facilement au projet du départ. Ils l'avaient formé avec le Nonce. Castelcicala hésitait. Sir Charles Stuart s'y opposait. Pozzo, en entraînant monsieur de Werther, trancha la question de ce côté. Mais l'argument le plus concluant à faire valoir dans leurs idées diplomatiques porta sur ce qu'ils n'avaient pas été appelés par Charles X. L'habileté consiste à parler à chacun le langage qu'il convient.

 

Aussitôt mon arrivée chez moi, j'écrivis le résultat de ma conversation avec l'ambassadeur de Russie, et je l'expédiai tout de suite à Neuilly.

Pendant mon absence, il était venu plusieurs personnes chez moi, entre autres madame Récamier. Elle m'avait attendu longtemps et avait fini par laisser sur ma table un petit billet où elle me témoignait un grand regret de ne m'avoir pas trouvée et un vif désir de causer avec moi d'une personne qu'elle voyait, à regret, bien irritée.

Je compris facilement qu'il s'agissait de monsieur de Chateaubriand. Précisément, il en avait été question le matin dans ma conversation avec Mademoiselle, et nous étions convenues qu'il serait bien désirable de le rallier aux intérêts du pays. Je le connaissais trop pour le croire un auxiliaire fort utile, mais je le savais un adversaire formidable.

Monsieur de Chateaubriand est un homme qu'on n'acquiert qu'en se mettant complètement sous sa tutelle, et encore s'ennuierait-il bientôt de conduire dans une route facile. Il appellerait cela suivre une ornière et voudrait se créer des obstacles, pour avoir l'amusement de les franchir.

J'étais par trop fatiguée pour songer à aller chez madame Récamier où je ne pouvais arriver qu'à pied. Je remis au lendemain à m'occuper de son billet. D'ailleurs, il était plus de six heures; la matinée était achevée.

Je vis assez de monde dans la soirée. On me fit beaucoup de récits contradictoires sur ce qui s'était passé à l'Hôtel de Ville et à la Chambre; j'en conserve un faible souvenir. Je me rappelle seulement qu'Alexandre de Laborde nous arriva dans des transports de joie qui nous révoltèrent et nous impatientèrent.

L'impression des gens avec lesquels je vivais était grave et triste: nous voyions, dans ce qui se passait, un résultat nécessaire des fautes commises; mais ce résultat nous apparaissait comme une fatalité sur laquelle on devait gémir tout en s'évertuant pour éviter qu'elle ne devint une calamité plus grande en jetant le pays dans l'anarchie.

Personne n'était plus attristé ni plus effrayé que monsieur Pasquier; je lui dois cette justice. J'avouerai, avec la même franchise, que ses craintes me semblaient un peu exagérées. Appuyée sur ma Glorious Revolution de 1688, le chemin me paraissait devoir être plus facile qu'il ne s'est trouvé.