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Récits d'une tante (Vol. 4 de 4)

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(1er AOÛT.)

Le dimanche 1er août, madame de Montjoie entra dans ma chambre à sept heures du matin. Elle me dit que Mademoiselle voulait causer avec Pozzo: s'il consentait à venir au Palais-Royal, il pourrait y entrer par une porte très éloignée du palais; si cependant il y avait objection, Mademoiselle offrait de venir le rencontrer chez moi; si le premier arrangement lui convenait, il sortirait avec moi, ayant l'air de me donner le bras pour nous promener aux Tuileries. Nous gagnerions la rue Saint-Honoré. Madame de Montjoie nous attendrait dans une boutique voisine de la porte où nous devions entrer et nous conduirait par les détours de l'intérieur. Quelle que fût la décision de Pozzo, je promis d'être de ma personne fidèle au rendez-vous.

J'écrivis à l'ambassadeur de venir tout de suite chez moi. Je lui racontai la visite de madame de Montjoie. Il serait enchanté, me répondit-il, de voir Mademoiselle et de causer avec elle; il y tenait même beaucoup. Mais il ajouta: «Il est impossible, dans l'état où l'on se trouve au Palais-Royal, avec le désordre, le mouvement qui y règnent, que je ne sois pas rencontré et reconnu par quelqu'un. Le mystère même apporté à cette conférence y donnerait plus d'importance et disposerait à la publier. Je craindrais surtout ces indiscrétions, dans la pensée qu'elle pourraient neutraliser mes efforts et me rendre moins utile. Je ne puis avoir d'influence sur le corps diplomatique qu'autant que je semblerai impartial dans la question et faisant cause commune avec mes collègues.»

Ainsi donc, acceptant la seconde proposition de Mademoiselle, il me chargea de mille excuses pour elle et de la prier de trouver bon que le rendez-vous eût lieu chez moi. Nous convînmes d'un message insignifiant pour lui indiquer que la princesse l'y attendait.

Je fis prier monsieur Pasquier de venir me voir; je lui racontai ce qui se passait et lui demandai si, dans le cas où Mademoiselle le souhaiterait, il lui conviendrait de causer avec elle. Il me dit n'y avoir aucune objection et même être bien aise qu'une occasion s'offrît, aussi naturellement, de lui exposer quelques-unes de ses idées et de les faire parvenir si directement à monsieur le duc d'Orléans.

Ces préliminaires convenus, je me mis en route à l'heure fixée; et, puisque je me suis faite l'historienne des rues, il n'est peut-être pas inutile de remarquer l'aspect qu'elles présentaient.

Il y avait beaucoup de mouvement. On rencontrait un grand nombre de patrouilles armées régulièrement, quoique vêtues seulement d'un pantalon et d'une chemise comme les jours précédents, et presque toutes conduites par quelqu'un en uniforme.

Des ordonnances à cheval portaient des ordres en grande hâte. Tout cela entremêlé d'enfants, de femmes bien vêtues, circulant librement et, leur livre de prières à la main, se rendant aux églises où les offices se célébraient et dont les portes s'étaient ouvertes précisément comme de coutume.

Tout le monde avait l'air effaré, curieux, pressé, mais pourtant calme et rassuré. Enfin, sauf les tranchées dans les rues et l'étrange costume des troupes, on aurait pu se croire dans la matinée d'un beau dimanche où la population se disposait à assister à quelque représentation extraordinaire qui, sans trop l'agiter, augmentait son activité accoutumée. La ville avait l'aspect d'un jour de fête où la circulation des voitures est interdite.

Je trouvai madame de Montjoie au rendez-vous, et, après un véritable voyage dans le palais, en passant par les combles, nous arrivâmes chez Mademoiselle. Elle était dans sa petite galerie; son cabinet, que je traversai pour y arriver, était encore jonché des vitres et des glaces brisées dans les journées précédentes. Les marques des balles se faisaient voir aussi dans les boiseries.

À peine étais-je arrivée et lui expliquais-je le message de Pozzo, que madame la duchesse d'Orléans entra toute troublée:

«Ma sœur, voilà un tel (un valet de chambre de madame la duchesse de Berry dont j'ai oublié le nom) qui vient prendre mes commissions pour la duchesse de Berry, que dois-je dire? Je ne peux pas refuser de le voir.

– Dites des politesses insignifiantes; il n'y a pas besoin d'entrer en aucun détail par un tel messager, mais n'écrivez-pas.»

Madame la duchesse d'Orléans sortit. Mademoiselle courut encore après elle jusque dans la pièce suivante:

«Surtout, ma sœur, n'écrivez pas.

– Non, non, je vous le promets.»

Mademoiselle revint à moi en souriant: «Ma pauvre sœur est si troublée, me dit-elle, qu'elle n'est pas en état de mesurer ses paroles, et il ne faut s'engager d'aucun côté.»

Nous reprîmes le fil de notre discours. Mademoiselle reconnut qu'en effet il valait mieux qu'elle vînt chez moi. Elle allait s'y rendre; je l'accompagnerais seule, mais il me faudrait attendre. Son frère était sorti et elle ne partirait qu'après son retour.

Madame la duchesse d'Orléans revint une seconde fois:

«Ma sœur, ma sœur, voilà Sébastiani! il est furieux, vous savez.

– Soyez tranquille, je vais le faire venir ici. Furieux ou non, il faut bien qu'il se soumette à cette nécessité; je me charge de lui parler.»

Elle sonna pour donner l'ordre de faire entrer le général Sébastiani chez elle. Je sortis avec madame la duchesse d'Orléans par l'intérieur.

Je ne saurais peindre la scène de désordre que présentait alors le Palais-Royal. On avait profité du séjour de la famille à Neuilly pour entreprendre d'assez grandes réparations dans plusieurs pièces. Les parquets étaient enlevés; on marchait sur les lambourdes au milieu du plâtre. Dans d'autres, les peintres étaient établis avec leur attirail. Tout était démeublé; on heurtait des tapissiers portant leurs échelles, des valets replaçant des sièges.

À travers ce désordre circulaient des gens de toute nature. On mangeait dans toutes les pièces. Tout le monde entrait comme dans la rue; et la garde de ce Palais, portant le costume dont j'ai déjà parlé, formait une singulière disparate avec les lieux, si ce n'est avec la société.

Il n'y avait pas moyen de causer dans un pareil brouhaha. Madame la duchesse d'Orléans trouva seulement le temps de me dire, pendant notre retraite à travers les cabinets de Mademoiselle, qu'elle était plus tranquille sur madame la Dauphine. Elle avait rencontré monsieur le duc de Chartres, dans la nuit précédente, près de Fontainebleau; et, comme on n'en avait pas d'autre nouvelle, c'était la preuve qu'il ne lui était rien arrivé de fâcheux. Elle devait avoir rejoint sa famille.

C'était une grande inquiétude de moins pour madame la duchesse d'Orléans. Elle aime tendrement madame la Dauphine; et, dans toutes les tristes circonstances qui se sont succédé, c'est toujours des malheurs et des impressions de cette princesse que j'ai vu la Reine s'inquiéter et se désoler.

On me montra, plus tard dans cette matinée, une lettre interceptée de madame la Dauphine écrite à son mari. J'ai conservé le souvenir d'une phrase qui me frappa extrêmement. Après avoir rendu compte, en termes fort amers, de la scène du théâtre de Dijon dont elle sortait, des cris insolents qu'on y avait poussés, elle ajoutait: «Ils avaient bonne envie de m'insulter personnellement; mais je leur ai fait cet air qu'on me connaît, et ils n'ont osé.»

Ainsi cet air qu'on lui connaît, et que nous regardions comme une espèce de fatalité, elle le faisait. Certes, je ne rappelle pas ces paroles dans un sentiment hostile contre une princesse que je vénère, et dont les malheurs, selon l'expression de monsieur de Chateaubriand, sont une dignité, mais seulement comme une nouvelle preuve de l'ignorance où était la branche aînée du siècle et du pays.

Cet air, dont elle prétendait tirer du respect, ne produisait que de l'aigreur et du mécontentement. Dans cette lettre, il n'était pas question des ordonnances, il paraissait qu'elle en avait déjà parlé: «Je ne reviens pas sur ce que je vous ai dit hier. Ce qui est fait est fait; mais je ne respirerai que quand nous serons réunis.»

Je retourne au Palais-Royal. On était censé se tenir dans le salon dit des Batailles où une espèce de repas en ambigu était en permanence; mais, de fait, on était constamment dans la pièce qui servait de communication à tous les appartements et dont le grand balcon donne sur la cour.

Chaque cri, chaque coup de tambour, chaque bruit, et ils étaient fréquents, y rappelait. Madame la duchesse d'Orléans cherchait évidemment à vaincre l'agitation de l'âme par celle du corps; elle ne tenait pas en place. Après l'avoir suivie pendant quelque temps, j'y renonçai, excédée par la fatigue, et m'assis dans un coin où madame de Dolomieu, aussi lasse que moi, vint me rejoindre.

Nous y restâmes jusqu'au moment où les acclamations, dans la place, nous annoncèrent l'approche de monsieur le duc d'Orléans. Mademoiselle nous suivit à ce signal, suivie par le général Sébastiani. Il avait l'air fort grognon, et, en passant à côté de moi, me jeta un regard où je vis qu'il me savait l'intermédiaire d'une négociation qui lui était aussi désagréable.

Tout le monde se plaça sur le grand balcon pour voir arriver monsieur le duc d'Orléans. Lui et son cheval étaient littéralement portés par les flots du peuple. Je sais bien que cet enthousiasme ne signifie rien pour le lendemain; mais, sans y attacher autrement d'importance, on doit constater qu'il y en avait beaucoup pour lui, là et dans ce moment. Sa pauvre femme en fut fort attendrie; ce lui fut une douce compensation à ce qu'elle souffrait d'ailleurs.

Monsieur le duc d'Orléans, se débarrassant enfin de cette foule, rentra dans le Palais, où elle n'était guère plus choisie, et parvint dans la salle où nous étions.

Il s'y arrêta un moment, embrassa ses plus jeunes enfants arrivés de Neuilly depuis qu'il était sorti, parla au général Sébastiani, me dit quelques paroles obligeantes en me prenant la main, et rentra dans son cabinet particulier suivi de sa femme et de sa sœur. Celle-ci n'y demeura pas fort longtemps. En en sortant, elle me prit sous le bras et me dit: «Venez, je suis prête à partir» Nous regagnâmes son appartement.

 

Survint l'embarras de la toilette. Elle avait bien un chapeau de paille, mais sans voile, et le voile était de rigueur pour notre expédition. Le mien étant de grand deuil; je ne pouvais le lui donner. Elle sonna la seule femme qui l'eût accompagnée de Neuilly, mais elle n'avait aucune clé des armoires. Elle se rappela enfin un chapeau resté à Paris et garni d'une grande blonde; on l'apporta. Mademoiselle craignait qu'il ne fût trop remarquable. Je l'assurai que les rues étaient remplies de toilettes tout aussi élégantes; bientôt elle-même en fut frappée et aussi étonnée que je l'avais été les jours précédents.

Nous descendîmes le petit escalier de la tourelle et sortîmes du palais sans qu'elle fût reconnue. Cela n'était pas très difficile, au milieu d'un si grand désordre.

Arrivées dans la rue de Chartres, elle me dit en anglais: «Nous sommes suivies.» Nous l'étions, en effet, mais par mon maître d'hôtel. Je l'avais amené parce que c'était de tous mes gens celui sur la discrétion duquel je comptais le plus. Je la rassurai.

«Alors, me dit-elle, donnons-lui toutes les deux le bras; cela paraîtra plus simple que de voir deux femmes seules dans ce moment-ci.» Ainsi fut fait et Jules Goulay fut honoré du bras d'une Altesse Royale.

Dans le cas où nous rencontrerions quelqu'un de ma connaissance qui voudrait me parler, je devrais m'arrêter tandis qu'elle continuerait son chemin.

Je lui dis le billet que j'avais reçu au sujet de monsieur de Chateaubriand; elle me répéta combien on attacherait de prix à concilier sa bienveillance, sans toutefois le mettre dans le cabinet. Si l'ambassade de Rome pouvait lui convenir, on serait tout disposé à la lui voir reprendre.

La veille, monsieur de Glandevès m'avait chargée de parler de lui et de son attachement au Palais-Royal. Je m'étais acquittée de cette commission dès le matin. Apparemment, Mademoiselle en avait parlé à son frère, dans leur court entretien, car je fus formellement chargée de dire à monsieur de Glandevès de reprendre son appartement aux Tuileries et qu'on arrangerait sa position. Je fis le message, et il refusa avec beaucoup de bonnes et respectueuses paroles.

Toute ceci prouve combien on aurait désiré, dans ces premiers moments, suivre les habitudes monarchiques, et que la nécessité, formée par l'activité des uns et la réticence des autres, a seule jeté dans d'autres voies.

Je me sers du mot réticence parce qu'il n'y avait pas encore d'hostilité. Le parti, qui s'est depuis appelé carliste ou légitimiste, n'existait alors nulle part.

Comme nous causions en anglais, l'homme qui nous séparait ne nous gênait aucunement. Je demandai à Mademoiselle s'il lui plaisait de voir monsieur Pasquier; dans ce cas, je le ferais avertir pendant sa conférence avec l'ambassadeur. Elle me dit qu'elle en serait charmée.

Nous étions entrées dans le jardin des Tuileries, mais il fallut revenir sur nos pas, les grilles du côté de la place Louis XV étaient encore fermées. Nous suivîmes la rue de Rivoli. En approchant de la rue Saint-Florentin, Mademoiselle me fit mettre à côté d'elle à l'intention de la masquer le plus possible: «Je ne veux pas que le vieux homme boiteux m'aperçoive, me dit-elle; il est si fin! Il serait capable de me reconnaître de sa fenêtre. Je ne me soucie pas qu'il remarque mon passage, et encore bien moins d'être exposée à lui parler.»

Nous arrivâmes, sans avoir fait aucune rencontre, jusqu'à la rue des Champs-Élysées. Je m'arrêtai pour débiter au portier de l'ambassadeur le message convenu. Mademoiselle poursuivit sa route. Je la rejoignis comme elle entrait chez moi; je l'y avais à peine installée que Pozzo arriva. Il m'avertit qu'on viendrait le demander pour donner une signature. Je l'introduisis auprès de la princesse et je les laissai. J'écrivis un mot à monsieur Pasquier pour le prévenir qu'il était attendu.

Bientôt survint monsieur de Lobinski, apportant une dépêche à signer. J'allai chercher Pozzo. En faisant ses excuses à Mademoiselle de la quitter, il lui dit: «C'est pour votre service; je vais signer la dépêche dont je vous rendais compte pour ne pas retarder le départ du courrier.»

Il signa effectivement deux grande lettres et rentra dans la pièce où Mademoiselle l'attendait. Je restai seule avec Lobinski. Il avait apporté une petite écritoire de poche; je lui fis une plaisanterie sur cette précaution. Il me donna la plume: «Gardez-la, me dit-il, comme une plume d'honneur. Vous l'avez bien méritée. Vous ne savez pas vous-même toute l'étendue du service que vous avez rendu, non seulement à votre pays, mais à l'Europe entière qui vous devra le maintien de la paix. Soyez bien contente de vous-même, madame; vous avez droit de l'être.»

Je voulus prendre cette allocution solennelle en riant et j'acceptai la plume: «Je parle très sérieusement, reprit-il; vous ne savez pas la portée de ce que vous avez empêché; réjouissez-vous-en comme française, je vous en remercie comme russe.»

Ces paroles de Lobinski m'ont fait penser que ces dépêches, si bénévoles pour nous, en remplaçaient d'autres d'une toute autre tendance.

Ce fut aussi l'opinion de monsieur Pasquier, à qui je les rapportai sur-le-champ. Peut-être cependant ne faisaient-elles allusion qu'au projet, formé par le corps diplomatique, de se rendre à Rambouillet et que Pozzo avait déjoué. Je n'en ai pas su davantage. Mes rapports d'intimité avec l'ambassadeur ne me permettaient pas de pousser Lobinski de questions.

Monsieur Pasquier arriva. Nous attendîmes la fin de la conférence avec Pozzo, qui fut fort longue. Aussitôt que je le vis sortir, je menai monsieur Pasquier dans le salon où il devait le remplacer, et je me retirai. On voit que je n'ai guère été dans tout cela que la mouche du coche.

J'avais remarqué dans ma course du matin que les fiacres commençaient à circuler, quoique difficilement. J'en avais envoyé chercher un, et, lorsque monsieur Pasquier eut quitté Mademoiselle, je lui proposai de s'en servir plutôt que de retourner à pied. Elle y consentit, et nous y montâmes.

Elle me dit avoir été contente de monsieur Pasquier: «On voit, ajouta-t-elle, que c'est un homme accoutumé à envisager les questions sous toutes les faces, et, pour vaincre les obstacles, c'est un grand moyen de les avoir prévus; mais on voit aussi qu'il est peu pressé de s'engager. Évidemment, il s'est trouvé dans bien des révolutions et il les redoute. Mais, de qui j'ai été enchantée, c'est de notre bon Pozzo. Il est parfait, ma chère madame de Boigne, parfait; c'est tout à fait un de nous. Il m'a raconté cette dépêche qu'il a été signer; nous ne l'aurions pas faite autrement! Il me tarde fort qu'il puisse voir mon frère. J'espère arranger cela pour la nuit prochaine. Au reste, le plus essentiel est déjà accompli: la décision qu'il a fait prendre au corps diplomatique de rester à Paris, et l'expédition de ces bonnes dépêches.»

Nous devisâmes sur ce sujet, et sur plusieurs autres, pendant la route. Elle n'offrit d'autre inconvénient que de nombreux et affreux cahots. Je fis arrêter dans la rue de Valois; j'accompagnai Mademoiselle par l'escalier de la tourelle, et, une fois que j'eus vu la porte de son appartement fermée sur elle, je regagnai mon fiacre et revins chez moi.

Après avoir fait semblant de dîner, car l'excessive chaleur, la fatigue, l'agitation empêchaient de manger presqu'autant que de dormir, je remontai dans un fiacre pour aller voir madame Récamier. Elle m'attendait, avec impatience, pour m'entretenir de monsieur de Chateaubriand.

Je découvris bientôt qu'il était outré contre Charles X qui n'avait pas répondu à sa lettre, indigné contre les pairs qui ne l'avaient pas choisi pour diriger la Chambre, furieux contre le Lieutenant général, qui n'avait pas déposé entre ses mains le pouvoir auquel les événements l'appelaient. De plus, il était censé malade. C'est sa ressource ordinaire lorsque son ambition reçoit un échec considérable, et peut-être au fond l'impression est-elle assez violente pour que le physique s'en ressente.

Madame Récamier me pressa fort d'aller chez lui chercher à le calmer. Je consentis à l'y accompagner; et, montant toutes deux dans la voiture qui m'avait amenée, nous arrivâmes à sa petit maison de la rue d'Enfer.

Madame Récamier y était connue. On nous laissa pénétrer sans difficulté jusqu'à son cabinet. Nous frappâmes à la porte; il nous dit d'entrer. Nous le trouvâmes en robe de chambre et en pantoufles, un madras sur la tête, écrivant à l'angle d'une table.

Cette longue table, tout à fait disproportionnée à la pièce qui a forme de galerie, en tient la plus grande partie et lui donne l'air un peu cabaret. Elle était couverte de beaucoup de livres, de papiers, de quelques restes de mangeaille et de préparatifs de toilette peu élégante.

Monsieur de Chateaubriand nous reçut très bien. Il était évident, cependant, que ce désordre et surtout ce madras le gênaient. C'était à bon droit, car ce mouchoir rouge et vert ne relevait pas sa physionomie assombrie.

Nous le trouvâmes dans une extrême âpreté. Madame Récamier l'amena à me lire le discours qu'il préparait pour la Chambre: il était de la dernière violence. Je me rappelle, entre autres, un passage, inséré depuis dans une de ses brochures, où il représentait monsieur le duc d'Orléans s'avançant vers le trône deux têtes à la main; tout le reste répondait à cette phrase.

Nous écoutâmes cette lecture dans le plus grand silence et, quand il eut fini, je lui demandai si cette œuvre, dont je reconnaissais la supériorité littéraire, était, à son avis, celle d'un bon citoyen: «Je n'ai pas la prétention d'être un bon citoyen!» s'il croyait que ce fût le moyen de faire rentrer le Roi aux Tuileries: «Dieu nous en garde! je serais bien fâché de l'y revoir!» – «Mais alors, ne serait-il pas plus prudent de se rallier à ce qui se présente comme pouvant arrêter ces calamités anarchiques, si raisonnables à prévoir, dont vous faites la terrifiante peinture?»

Madame Récamier profita de cette ouverture pour dire que j'avais été au Palais-Royal le matin. Elle se hasarda à ajouter qu'on y attachait un grand prix à son suffrage, à sa coopération. On comprenait les objections qu'il pourrait avoir à prendre une part active au gouvernement, mais on pensait qu'il consentirait peut-être à retourner à Rome.

Il se leva en disant: «Jamais!»; et il se mit à se promener à l'autre extrémité de la petite galerie.

Madame Récamier et moi continuâmes à causer, entre nous, des convenances de son séjour à Rome, des services qu'il pouvait y rendre à la religion, du rôle, tout naturel et si utile, que l'auteur du Génie du Christianisme avait à y jouer dans de pareils prédicaments, etc. Il feignait de ne pas nous écouter. Cependant il s'adoucissait, sa marche se ralentissait; lorsque tout à coup, s'arrêtant devant une planche chargée de livres et se croisant les bras, il s'écria: «Et ces trente volumes, qui me regardent en face, que leur répondrais-je? Non… non… ils me condamnent à attacher mon sort à celui de ces misérables. Qui les connaît, qui les méprise, qui les hait plus que moi?» Et alors, décroisant ses bras, appuyant les mains sur les bouts de cette longue table qui nous séparait, il fit une diatribe contre les princes et la Cour. Il laissa tomber sur eux les expressions de cet âpre mépris que sa haine sait enfanter, avec une telle violence que j'en fus presque épouvantée.

Le jour finissait, et, par la situation où il était placé, cette figure, coiffée de ce mouchoir vert et rouge, se trouvait seule éclairée dans la chambre, et avait quelque chose de satanique.

Après cette explosion, il se calma un peu, se rapprocha de nous, et prenant un ton plus tranquille: «Quel français, dit-il, n'a pas éprouvé l'enthousiasme des admirables journées qui viennent de s'écouler? Et sans doute ce n'est pas l'homme qui a tant contribué à les amener qui a pu rester froid devant elles.»

Il me fit alors un tableau du plus brillant coloris de cette résistance nationale, et, s'admirant lui-même dans ce récit, il se laissa fléchir par ses propres paroles.

«Je reconnais, dit-il en concluant, qu'il était impossible d'arriver plus noblement au seul résultat possible. Je l'admets. Mais moi, misérable serf attaché à cette glèbe, je ne puis m'affranchir de ce dogme de légitimité que j'ai tant préconisé. On aurait toujours le droit de me rétorquer mes paroles.

«D'ailleurs, tous les efforts de cette héroïque nation seront perdus; elle n'est comprise par personne. Ce pays, si jeune et si beau, on voudra le donner à guider à des hommes usés, et ils ne travailleront qu'à lui enlever sa virilité!..

 

«Ou bien on le livrera à ces petits messieurs (c'est le nom qu'il donne spécialement à monsieur de Broglie et à monsieur Guizot, objets de sa détestation particulière), et ils voudront le tailler sur leur patron!

«Non, il faut à la France des hommes tout neufs, courageux, fiers, aventureux, téméraires, comme elle; se replaçant d'un seul bond à la tête des nations!

«Voyez comme elle-même en a l'instinct! Qui a-t-elle choisi pour ses chefs lorsqu'elle a été livrée à elle-même?.. des écoliers… des enfants! Mais des enfants pleins de talents, de verve, d'entraînement, susceptibles d'embraser les imaginations, parce qu'ils sont eux-mêmes sous l'influence de l'enthousiasme!..

«Tout au plus, faudrait-il quelque vieux nautonier pour leur signaler les écueils, non dans l'intention de les arrêter, mais pour stimuler leur audace.»

Le plan de son gouvernement se trouvait suffisamment expliqué par ces paroles. Monsieur de Chateaubriand le dirigeant avec des élèves des écoles et des rédacteurs de journaux pour séides, tel était l'idéal qu'il s'était formé, pour le bonheur et la gloire de la France, dans les rêveries de son mécontentement.

Cependant, il fallait en finir et sortir de l'épique où nous étions tombés. Je lui demandai s'il n'avait aucune réponse pour le Palais-Royal où j'irais le lendemain matin.

Il me dit que non; sa place était fixée par ses précédents. Ayant depuis longtemps prévu les circonstances actuelles, il avait imprimé d'avance sa profession de foi. Il avait personnellement beaucoup de respect pour la famille d'Orléans. Il appréciait tous les embarras de sa position que, malheureusement, elle ne saurait pas rendre belle, parce qu'elle ne la comprendrait pas et ne voudrait pas l'accepter suffisamment révolutionnaire.

Je le quittai évidemment fort radouci; et il y a loin du discours qu'il m'avait lu, avec ces deux têtes à la main, à celui qu'il prononça à la Chambre et dans lequel il offrirait une couronne à monsieur le duc d'Orléans s'il en avait une à donner.

J'y retrouvai, en revanche, quelques-uns des sarcasmes amers contre les vaincus qu'il avait fait entrer dans son improvisation du bout de la table et dont l'éloquence, en le charmant, avait commencé à l'adoucir, entre autres l'expression de chasser à coup de fourche.

Dans toute cette longue conversation, qui dura jusqu'à la nuit bien close, j'affirme que pas un mot sur monsieur le duc de Bordeaux ne fut prononcé. J'en entendis parler pour la première fois en rentrant chez moi le soir. Je sais bien qu'à présent tout le monde y a constamment pensé, que tout le monde l'a toujours désiré et voulu; mais je puis bien assurer que c'était in petto.

L'idée de l'abdication du Roi, et surtout celle de monsieur le Dauphin, ne venait pas au commun des mortels. Quant à moi, je l'avoue de bonne foi, il a fallu me la suggérer; et encore m'a-t-elle paru bien improbable à voir réaliser. J'ai pourtant la certitude que des tentatives, pour amener à ce but, ont été faites dans cette journée du dimanche. Elles avaient commencé la veille, et ont continué le lendemain. Elles ont trouvé bien plus de résistance à Trianon et à Rambouillet qu'au Palais-Royal.

Je crois savoir, d'une façon positive, que le Lieutenant général, tout en repoussant la responsabilité de l'initiative de la demande, consentait à recevoir l'enfant tout seul. Sa femme l'aurait accueilli avec transport, et lui promettait des soins maternels; mais la réponse faite à Rambouillet avait été dure jusqu'à l'insulte.

Au reste, cette transaction, n'ayant pas été dans le moment même à ma connaissance personnelle, ne rentre pas dans ce que j'ai vu et entendu, et je ne prétends pas raconter autre chose.

Je ferais un gros volume si je parlais de tout ce que j'ai appris depuis, même avec certitude, sur les détails de ces journées.

Ici se termine la tâche que vous m'avez faite. J'ai été bien souvent encore l'intermédiaire de paroles portées au Palais-Royal, mais de loin en loin, pour des circonstances spéciales et lorsque l'on est venu me trouver. Ces détails, quoique curieux peut-être, pourraient difficilement former un récit de quelque intérêt.

D'ailleurs, si je continuais, il me faudrait parler de la journée du mardi et de la hideuse marche sur Rambouillet. Or je ne veux pas terminer par une impression si pénible. Elle ne se rattache en rien à la noble semaine qui venait de s'écouler.

Alors la France s'est levée comme un seul homme et, s'étant faite géant par l'unité de sa volonté, elle a secoué les pygmées qui prétendaient l'asservir.

Contente de ce résultat, son seul but, elle serait rentrée dans le calme de son fier repos, si une poignée d'ambitieux et quelques centaines de misérables n'avaient continué une agitation factice qui, pour les contemporains, a gâté le magnifique spectacle offert à nos yeux.

La postérité lui rendra, je crois, plus de justice; et je me trompe fort si ces journées, appelées maintenant par dérision les Glorieuses, n'en conserveront pas le nom dans les siècles à venir.