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Robinson Crusoe. II

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SOUMISSION DES TROIS VAURIENS

Après avoir tenu conseil une demi-heure, on les fit entrer, et il s'engagea à leur sujet un long débat: leurs deux compatriotes les accusèrent d'avoir anéanti le fruit de leur travail et formé le dessein de les assassiner: toutes choses qu'ils avaient avouées auparavant et que par conséquent ils ne pouvaient nier actuellement; alors les Espagnols intervinrent comme modérateurs; et, de même qu'ils avaient obligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux trois autres pendant que ceux-ci étaient nus et désarmés, de même maintenant ils obligèrent ces derniers à aller rebâtir à leurs compatriotes deux huttes, l'une devant être de la même dimension, et l'autre plus vaste que les premières; comme aussi à rétablir les clôtures qu'ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de ceux qu'ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé là où ils avaient endommagé la culture; en un mot, à rétablir toutes choses en l'état où ils les avaient trouvées, autant du moins que cela se pouvait; car ce n'était pas complètement possible: on ne pouvait réparer le temps perdu dans la saison du blé, non plus que rendre les arbres et les haies ce qu'ils étaient.

Ils se soumirent à toutes ces conditions; et, comme pendant ce temps on leur fournit des provisions en abondance, ils devinrent très-paisibles, et la bonne intelligence régna de nouveau dans la société; seulement on ne put jamais obtenir de ces trois hommes de travailler pour eux-mêmes, si ce n'est un peu par ci, par là, et selon leur caprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que, pourvu qu'ils consentissent à vivre avec eux d'une manière sociable et amicale, et à prendre en général le bien de la plantation à cœur, on travaillerait pour eux, en sorte qu'ils pourraient se promener et être oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paix pendant un mois ou deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes, et leur donnèrent la permission de les porter dans leurs excursions comme par le passé.

Une semaine s'était à peine écoulée depuis qu'ils avaient repris possession de leurs armes et recommencé leurs courses, que ces hommes ingrats se montrèrent aussi insolents et aussi peu supportables qu'auparavant; mais sur ces entrefaites un incident survint qui mit en péril la vie de tout le monde, et qui les força de déposer tout ressentiment particulier, pour ne songer qu'à la conservation de leur vie.

Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol, comme je l'appelle, c'est-à-dire l'Espagnol à qui j'avais sauvé la vie, et qui était maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneur de la colonie, se trouva tourmenté d'insomnie et dans l'impossibilité de fermer l'œil: il se portait parfaitement bien de corps, comme il me le dit par la suite en me contant cette histoire; seulement ses pensées se succédaient tumultueusement, son esprit n'était plein que d'hommes combattant et se tuant les uns les autres; cependant il était tout-à-fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Il resta long-temps couché dans cet état; mais, se sentant de plus en plus agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient en grand nombre, ils ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, qui étais seul, mais sur des peaux de chèvres étendues sur des espèces de lits et de paillasses qu'ils s'étaient faits; en sorte que quand ils voulaient se lever ils n'avaient qu'à se mettre sur leurs jambes, à passer un habit et à chausser leurs souliers, et ils étaient prêts à aller où bon leur semblait.

S'étant donc ainsi levé, il jeta un coup d'œil dehors; mais il faisait nuit et il ne put rien ou presque rien voir; d'ailleurs les arbres que j'avais plantés, comme je l'ai dit dans mon premier récit, ayant poussé à une grande hauteur, interceptaient sa vue; en sorte que tout ce qu'il pût voir en levant les yeux, fut un ciel clair et étoilé. N'entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et se recoucha; mais ce fut inutilement: il ne put dormir ni goûter un instant de repos; ses pensées continuaient à être agitées et inquiètes sans qu'il sût pourquoi.

Ayant fait quelque bruit en se levant et en allant et venant, l'un de ses compagnons s'éveilla et demanda quel était celui qui se levait. Le gouverneur lui dit ce qu'il éprouvait. – «Vraiment! dit l'autre espagnol, ces choses là méritent qu'on s'y arrête, je vous assure: il se prépare en ce moment quelque chose contre nous, j'en ai la certitude»; – et sur-le champ il lui demanda où étaient les Anglais. – «Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout est en sûreté de ce côté-là.» – Il paraît que les Espagnols avaient pris possession du logement principal, et avaient préparé un endroit où les trois Anglais, depuis leur dernière mutinerie, étaient toujours relégués sans qu'ils pussent communiquer avec les autres. – «Oui, dit l'Espagnol, il doit y avoir quelque chose là-dessous, ma propre expérience me l'assure. Je suis convaincu que nos âmes, dans leur enveloppe charnelle, communiquent avec les esprits incorporels, habitants du monde invisible et en reçoivent des clartés. Cet avertissement, ami, nous est sans doute donné pour notre bien si nous savons le mettre à profit. Venez, dit-il, sortons et voyons ce qui se passe; et si nous ne trouvons rien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce sujet une histoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vous dis.»

En un mot, ils sortirent pour se rendre au sommet de la colline où j'avais coutume d'aller; mais, étant en force et en bonne compagnie, ils n'employèrent pas la précaution que je prenais, moi qui étais tout seul, de monter au moyen de l'échelle, que je tirais après moi, et replaçais une seconde fois pour gagner le sommet; mais ils traversèrent le bocage sans précaution et librement, lorsque tout-à-coup ils furent surpris de voir à très-peu de distance la lumière d'un feu et d'entendre, non pas une voix ou deux, mais les voix d'un grand nombre d'hommes.

Toutes les fois que j'avais découvert des débarquements de Sauvages dans l'île, j'avais constamment fait en sorte qu'on ne pût avoir le moindre indice que le lieu était habité; lorsque les événements le leur apprirent, ce fut d'une manière si efficace, que c'est tout au plus si ceux qui se sauvèrent purent dire ce qu'ils avaient vu, car nous disparûmes aussitôt que possible, et aucun de ceux qui m'avaient vu ne s'échappa pour le dire à d'autres, excepté les trois Sauvages qui, lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la pirogue, et qui, comme je l'ai dit, m'avaient fait craindre qu'ils ne retournassent auprès de leurs compatriotes et n'amenassent du renfort.

Était-ce ce qu'avaient pu dire ces trois hommes qui en amenait maintenant un aussi grand nombre, ou bien était-ce le hasard seul ou l'un de leurs festins sanglants, c'est ce que les Espagnols ne purent comprendre, à ce qu'il paraît; mais, quoi qu'il en fût, il aurait mieux valu pour eux qu'ils se fussent tenus cachés et qu'ils n'eussent pas vu les Sauvages, que de laisser connaître à ceux-ci que l'île était habitée. Dans ce dernier cas, il fallait tomber sur eux avec vigueur, de manière à n'en pas laisser échapper un seul; ce qui ne pouvait se faire qu'en se plaçant entre eux et leurs canots: mais la présence d'esprit leur manqua, ce qui détruisit pour long-temps leur tranquillité.

Nous ne devons pas douter que le gouverneur et celui qui l'accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournés précipitamment sur leurs pas et n'aient donné l'alarme à leurs compagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ils étaient touts. La frayeur fut grande en effet; mais il fut impossible de les faire rester où ils étaient: touts voulurent sortir pour juger par eux-mêmes de l'état des choses.

Tant qu'il fit nuit, ils purent pendant plusieurs heures les examiner tout à leur aise à la lueur de trois feux qu'ils avaient allumés à quelque distance l'un de l'autre: ils ne savaient ce que faisaient les Sauvages, ni ce qu'ils devaient faire eux-mêmes; car d'abord les ennemis étaient trop nombreux, ensuite ils n'étaient point réunis, mais séparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits du rivage.

Les Espagnols à cet aspect furent dans une grande consternation; les voyant parcourir le rivage dans touts les sens, ils ne doutèrent pas que tôt ou tard quelques-uns d'entre eux ne découvrissent leur habitation ou quelque autre lieu où ils trouveraient des vestiges d'habitants; ils éprouvèrent aussi une grande inquiétude à l'égard de leurs troupeaux de chèvres, car leur destruction les eût réduits presque à la famine. La première chose qu'ils firent donc fut de dépêcher trois hommes, deux Espagnols et un Anglais, avant qu'il fût jour, pour emmener toutes les chèvres dans la grande vallée où était située la caverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire, dans la caverne même. Ils étaient résolus à attaquer les Sauvages, fussent-ils cent, s'ils les voyaient réunis touts ensemble et à quelque distance de leurs canots; mais cela n'était pas possible: car ils étaient divisés en deux troupes éloignées de deux milles l'une de l'autre, et, comme on le sut plus tard, il y avait là deux nations différentes.

Après avoir long-temps réfléchi sur ce qu'ils avaient à faire et s'être fatigué le cerveau à examiner leur position actuelle, ils résolurent enfin d'envoyer comme espion, pendant qu'il faisait nuit, le vieux Sauvage, père de VENDREDI, afin de découvrir, si cela était possible, quelque chose touchant ces gens, par exemple d'où ils venaient, ce qu'ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentit volontiers, et, s'étant mis tout nu, comme étaient la plupart des Sauvages, il partit. Après une heure ou deux d'absence, il revint et rapporta qu'il avait pénétré au milieu d'eux sans avoir été découvert, il avait appris que c'étaient deux expéditions séparées et deux nations différentes en guerre l'une contre l'autre; elles s'étaient livré une grande bataille dans leur pays, et, un certain nombre de prisonniers ayant été faits de part et d'autre dans le combat, ils étaient par hasard débarqués dans la même île pour manger leurs prisonniers et se réjouir; mais la circonstance de leur arrivée dans le même lieu avait troublé toute leur joie. Ils étaient furieux les uns contre les autres et si rapprochés qu'on devait s'attendre à les voir combattre aussitôt que le jour paraîtrait. Il ne s'était pas apperçu qu'ils soupçonnassent que d'autres hommes fussent dans l'île. Il avait à peine achevé son récit qu'un grand bruit annonça que les deux petites armées se livraient un combat sanglant.

 

Le père de VENDREDI fit tout ce qu'il put pour engager nos gens à se tenir clos et à ne pas se montrer; il leur dit que leur salut en dépendait, qu'ils n'avaient d'autre chose à faire qu'à rester tranquilles, que les Sauvages se tueraient les uns les autres et que les survivants, s'il y en avait, s'en iraient; c'est ce qui arriva; mais il fut impossible d'obtenir cela, surtout des Anglais: la curiosité l'emporta tellement en eux sur la prudence, qu'ils voulurent absolument sortir et être témoins de la bataille; toutefois ils usèrent de quelque précaution, c'est-à-dire qu'au lieu de marcher à découvert dans le voisinage de leur habitation, ils s'enfoncèrent plus avant dans les bois, et se placèrent dans une position avantageuse d'où ils pouvaient voir en sûreté le combat sans être découverts, du moins ils le pensaient; mais il paraît que les Sauvages les apperçurent, comme on verra plus tard.

Le combat fut acharné, et, si je puis en croire les Anglais, quelques-uns des combattants avaient paru à l'un des leurs des hommes d'une grande bravoure et doués d'une énergie invincible, et semblaient mettre beaucoup d'art dans la direction de la bataille. La lutte, dirent-ils, dura deux heures avant qu'on pût deviner à qui resterait l'avantage; mais alors le parti le plus rapproché de l'habitation de nos gens commença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la fuite. Ceci mit de nouveau les nôtres dans une grande consternation; ils craignirent que les fuyards n'allassent chercher un abri dans le bocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent, et que, par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à faire la même découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dans l'enceinte des retranchements, et si quelques Sauvages pénétraient dans le bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n'en laisser échapper aucun si cela était possible: ils décidèrent aussi que ce serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu'on les tuerait, et non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit ne donnât l'alarme.

PRISE DES TROIS FUYARDS

La chose arriva comme ils l'avaient prévu: trois hommes de l'armée en déroute cherchèrent leur salut dans la fuite; et, après avoir traversé la crique, ils coururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins du monde où ils allaient, mais croyant se réfugier dans l'épaisseur d'un bois. La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux de l'intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que les vainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n'avaient pas vu la direction qu'ils avaient prise. Sur quoi le gouverneur espagnol, qui était plein d'humanité, ne voulut pas permettre qu'on tuât les trois fugitifs; mais, expédiant trois hommes par le haut de la colline, il leur ordonna de la tourner, de les prendre à revers et de les faire prisonniers; ce qui fut exécuté. Les débris de l'armée vaincue se jetèrent dans les canots et gagnèrent la haute mer. Les vainqueurs se retirèrent et les poursuivirent peu ou point, mais, se réunissant touts en un seul groupe, ils poussèrent deux grands cris, qu'on supposa être des cris de triomphe: c'est ainsi que se termina le combat. Le même jour, sur les trois heures de l'après-midi, ils se rendirent à leurs canots. Et alors les Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs de l'île, leur effroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne revirent aucun Sauvage.

Lorsqu'ils furent touts partis, les Espagnols sortirent de leur grotte, et, parcourant le champ de bataille, trouvèrent environ trente-deux morts sur la place. Quelques-uns avaient été tués avec de grandes et longues flèches, et ils en virent plusieurs dans le corps desquels elles étaient restées plongées; mais la plupart avaient été tués avec de grands sabres de bois, dont seize ou dix-sept furent trouvés sur le lieu du combat, avec un nombre égal d'arcs et une grande quantité de flèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficiles à manier, et les hommes qui s'en servaient devaient être extrêmement forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsi avaient la tête mise en pièces, ou, comme nous disons en Angleterre, brains knocked out, – la cervelle hors du crâne, – et en outre les jambes et les bras cassés; ce qui attestait qu'ils avaient combattu avec une furie et une rage inexprimables. Touts les hommes qu'on trouva là gisants étaient tout-à-fait morts; car ces barbares ne quittent leur ennemi qu'après l'avoir entièrement tué, ou emportent avec eux touts ceux qui tombés sous leurs coups ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d'échapper apprivoisa pour long-temps les trois anglais. Ce spectacle les avait remplis d'horreur, et ils ne pouvaient penser sans un sentiment d'effroi qu'un jour ou l'autre ils tomberaient peut-être entre les mains de ces barbares, qui les tueraient non-seulement comme ennemis, mais encore pour s'en nourrir comme nous faisons de nos bestiaux. Et ils m'ont avoué que cette idée d'être mangés comme du bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver qu'après leur mort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en soi qu'elle leur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu'elle leur avait rempli l'esprit de terreurs si étranges qu'ils furent tout autres pendant quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet même d'apprivoiser nos trois brutaux d'Anglais, dont je vous ai entretenu. Ils furent long-temps fort traitables, et prirent assez d'intérêt au bien commun de la société; ils plantaient, semaient, récoltaient et commençaient à se faire au pays. Mais bientôt un nouvel attentat leur suscita une foule de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi que je l'ai consigné, et comme ils étaient touts trois jeunes, courageux et robustes, ils en firent des serviteurs, qui apprirent à travailler pour eux, et se montrèrent assez bons esclaves. Mais leurs maîtres n'agirent pas à leur égard comme j'avais fait envers VENDREDI: ils ne crurent pas, après leur avoir sauvé la vie, qu'il fût de leur devoir de leur inculquer de sages principes de morale, de religion, de les civiliser et de se les acquérir par de bons traitements et des raisonnements affectueux. De même qu'ils leur donnaient leur nourriture chaque jour, chaque jour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient totalement à de vils travaux: aussi manquèrent-ils en cela, car ils ne les eurent jamais pour les assister et pour combattre, comme j'avais eu mon serviteur VENDREDI, qui m'était aussi attaché que ma chair à mes os.

Mais revenons à nos affaires domestiques. Étant alors touts bons amis, – car le danger commun, comme je l'ai dit plus haut, les avait parfaitement réconciliés, – ils se mirent à considérer leur situation en général. La première chose qu'ils firent ce fut d'examiner si, voyant que les Sauvages fréquentaient particulièrement le côté où ils étaient, et l'île leur offrant plus loin des lieux plus retirés, également propres à leur manière de vivre et évidemment plus avantageux, il ne serait pas convenable de transporter leur habitation et de se fixer dans quelque endroit où ils trouveraient plus de sécurité pour eux, et surtout plus de sûreté pour leurs troupeaux et leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ils convinrent qu'ils n'iraient pas habiter ailleurs; vu qu'un jour ou l'autre il pourrait leur arriver des nouvelles de leur gouverneur, c'est-à-dire de moi, et que si j'envoyais quelqu'un à leur recherche, ce serait certainement dans cette partie de l'île; que là, trouvant la place rasée, on en conclurait que les habitants avaient touts été tués par les Sauvages, et qu'ils étaient partis pour l'autre monde, et qu'alors le secours partirait aussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ils résolurent de les transporter dans la vallée où était ma caverne, le sol y étant dans une étendue suffisante, également propre à l'un et à l'autre. Toutefois, après une seconde réflexion, ils modifièrent cette résolution; ils se décidèrent à ne parquer dans ce lieu qu'une partie de leurs bestiaux, et à n'y semer qu'une portion de leur grain, afin que si une partie était détruite l'autre pût être sauvée. Ils adoptèrent encore une autre mesure de prudence, et ils firent bien; ce fut de ne point laisser connaître aux trois Sauvages leurs prisonniers qu'ils avaient des cultures et des bestiaux dans la vallée, et encore moins qu'il s'y trouvait une caverne qu'ils regardaient comme une retraite sûre en cas de nécessité. C'est là qu'ils transportèrent les deux barils de poudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.

Résolus de ne pas changer de demeure, et reconnaissant l'utilité des soins que j'avais pris à masquer mon habitation par une muraille ou fortification et par un bocage, bien convaincus de cette vérité que leur salut dépendait du secret de leur retraite, ils se mirent à l'ouvrage afin de fortifier et cacher ce lieu encore plus qu'auparavant. À cet effet j'avais planté des arbres – ou plutôt enfoncé des pieux qui avec le temps étaient devenus des arbres. – Dans un assez grand espace, devant l'entrée de mon logement, ils remplirent, suivant la même méthode, tout le reste du terrain depuis ces arbres jusqu'au bord de la crique, où, comme je l'ai dit, je prenais terre avec mes radeaux, et même jusqu'au sol vaseux que couvrait le flot de la marée, ne laissant aucun endroit où l'on pût débarquer ni rien qui indiquât qu'un débarquement fût possible aux alentours. Ces pieux, comme autrefois je le mentionnai, étaient d'un bois d'une prompte végétation; ils eurent soin de les choisir généralement beaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que j'avais plantés, et de les placer si drus et si serrés, qu'au bout du trois ou quatre ans il était devenu impossible à l'œil de plonger très-avant dans la plantation. Quant aux arbres que j'avais plantés, ils étaient devenus gros comme la jambe d'un homme. Ils en placèrent dans les intervalles un grand nombre de plus petits si rapprochés qu'ils formaient comme une palissade épaisse d'un quart de mille, où l'on n'eût pu pénétrer qu'avec une petite armée pour les abattre touts; car un petit chien aurait eu de la peine à passer entre les arbres, tant ils étaient serrés.

Mais ce n'est pas tout, ils en firent de même sur le terrain à droite et à gauche, et tout autour de la colline jusqu'à son sommet, sans laisser la moindre issue par laquelle ils pussent eux-mêmes sortir, si ce n'est au moyen de l'échelle qu'on appuyait contre le flanc de la colline, et qu'on replaçait ensuite pour gagner la cime; une fois cette échelle enlevée, il aurait fallu avoir des ailes ou des sortilèges pour parvenir jusqu'à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ils eurent occasion de s'en applaudir; ce qui a servi à me convaincre que comme la prudence humaine est justifiée par l'autorité de la Providence, c'est la Providence qui la met à l'œuvre; et si nous écoutions religieusement sa voix, je suis pleinement persuadé que nous éviterions un grand nombre d'adversités auxquelles, par notre propre négligence notre vie est exposée. Mais ceci soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Depuis cette époque ils vécurent deux années dans un calme parfait, sans recevoir de nouvelles visites des Sauvages. Il est vrai qu'un matin ils eurent une alerte qui les jeta dans une grande consternation. Quelques-uns des Espagnols étant allés au côté occidental, ou plutôt à l'extrémité de l'île, dans cette partie que, de peur d'être découvert, je ne hantais jamais, ils furent surpris de voir plus de vingt canots d'indiens qui se dirigeaient vers le rivage.

Épouvantés, ils revinrent à l'habitation en toute hâte donner l'alarme à leurs compagnons, qui se tinrent clos tout ce jour-là et le jour suivant, ne sortant que de nuit pour aller en observation. Ils eurent le bonheur de s'être trompés dans leur appréhension; car, quel que fût le but des Sauvages, ils ne débarquèrent pas cette fois-là dans l'île, mais poursuivirent quelqu'autre projet.

Il s'éleva vers ce temps-là une nouvelle querelle avec les trois Anglais. Un de ces derniers, le plus turbulent, furieux contre un des trois esclaves qu'ils avaient faits prisonniers, parce qu'il n'exécutait pas exactement quelque chose qu'il lui avait ordonné et se montrait peu docile à ses instructions, tira de son ceinturon la hachette qu'il portait à son côté, et s'élança sur le pauvre Sauvage, non pour le corriger, mais pour le tuer. Un des Espagnols, qui était près de là, le voyant porter à ce malheureux, à dessein de lui fendre la tête, un rude coup de hachette qui entra fort avant dans l'épaule, crut que la pauvre créature avait le bras coupé, courut à lui, et, le suppliant de ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le Sauvage pour prévenir le crime.

 

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sa hachette contre l'Espagnol, et jura qu'il le traiterait comme il avait voulu traiter le Sauvage. L'Espagnol, voyant venir le coup, l'évita, et avec une pelle qu'il tenait à la main, – car il travaillait en ce moment au champ de blé, – étendit par terre ce forcené. Un autre Anglais, accourant au secours de son camarade, renversa d'un coup l'Espagnol; puis, deux Espagnols vinrent à l'aide de leur compatriote, et le troisième Anglais tomba sur eux: aucun n'avait d'arme à feu; ils n'avaient que des hachettes et d'autres outils, à l'exception du troisième Anglais. Celui-ci était armé de l'un de mes vieux coutelas rouillés, avec lequel il s'élança sur les Espagnols derniers arrivants et les blessa touts les deux. Cette bagarre mit toute la famille en rumeur; du renfort suivint, et les trois Anglais furent faits prisonniers. Il s'agit alors de voir ce que l'on ferait d'eux. Ils s'étaient montrés souvent si mutins, si terribles, si paresseux, qu'on ne savait trop quelle mesure prendre à leur égard; car ces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne valaient pas le mal qu'ils donnaient. En un mot, il n'y avait pas de sécurité à vivre avec eux.