La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Critiques stylistiques

Bien que la littérature du classicisme cherche avant tout à répondre à des exigences morales, il n’empêche qu’elle doive aussi plaire pour attirer et entretenir les lecteurs. Dans son Discours sur Homère, Houdar de La Motte s’exprime clairement sur ce point ; étant donné que l’Iliade n’est pas une narration « simple et purement historique [, mais] […] ornée et poétique1 », le but d’Homère « devait être d’intéresser les lecteurs par l’agrément de sa narration […] [qui, par conséquent,] devait être précise et ingénieuse2 ». Cette idée abstraite est concrétisée par la suite. L’auteur de l’Iliade en douze chants critique, par exemple, le recours aux répétions, les comparaisons et la conception globale de l’épopée originale. Et, bien que ces trois points soient moins connus que la critique de la vraisemblance ou de la bienséance, ils n’ont pas échappé aux contributeurs du Nouveau Mercure galant.

Bien qu’ils soient moins précis, les textes badins et enjoués ne manquent pas de souligner les faiblesses stylistiques de l’Iliade homérique. Un parfait exemple en est l’écrivain anonyme de l’épigramme satyrique « Arrest du conseil d’Apollon » publiée dans la livraison d’avril 1715. Celui-ci ne mâche pas ses mots et attaque directement Homère. Il accuse l’épopée grecque d’être « fade » et « mal écrite3 » et le poète lui-même de « radotte[r]4 », un terme relativement péjoratif qui réduit le « divin Poëte5 » adoré de la dame d’érudition antique à un vieil homme sénile qui évoque des choses sans raison ni fondement6.

Au même registre léger, mais lourd de sous-entendus et significations au second degré appartient le « Conte à M. Houdart de la Motte, Auteur de la nouvelle Iliade » rédigé par Pierre Cléric, PierreCléric7, dont le « Conte » en vers est intégré dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715. Cléric, PierreCléric y fait de l’Iliade l’incarnation du bon style qui, à travers les siècles, s’améliore successivement : tout d’abord, Homère a créé de « Vilains Magots8 » auxquels manquent des parties entières du corps. Ensuite,

[i]l [VirgileVirgile] eu pitié de tant d’Estropiats

Il leur donna des jambes & des bras

Leur fit des yeux, mit des nés à leurs faces9.

Mais, toujours selon Cléric, PierreCléric, VirgileVirgile n’a pas pu terminer ces opérations de chirurgie esthétique et la tâche de « leur rend[re] la vie » est finalement revenue à Houdar de La Motte duquel « ils […] [tiennent] leur immortalité10 ». Le message est clair – l’auteur du « Conte » cherche à détruire le prestige d’Homère. Il célèbre l’Académicien moderne et fait l’éloge de l’idée du progrès qui concerne tous les domaines – une réflexion qui rappelle notamment le Parallèle des Anciens et des Modernes de Perrault, CharlesPerrault11, la Disgression sur les Anciens et les Modernes de Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle12 et le Nouveau Mercure galant de février 1715. Hardouin Le Fèvre de Fontenay y présente à ses lecteurs un compte rendu critique des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier précédé par un résumé de la Querelle des Anciens et des Modernes depuis 1687. L’auteur anonyme de cette contribution paraphrase pratiquement le poème discuté précédemment :

[La Motte] crut sentir que le père des Poëtes n’avoit donné qu’une ébauche grossiere de son art. il [sic] reconnut à la verité dans ce Poëme tant celebré, tout ce qu’on peut éxiger d’un genie rare & d’une imagination riche, à qui le secours des regles & des exemples à manqué ; mais il y sentit bien des défauts qu’une plus grande connoissance de l’art a fait éviter à VirgileVirgile13.

Le rapprochement de ces deux textes ne signifie certainement pas qu’ils ont été rédigés par le même auteur. Cette hypothèse est possible, mais pas vérifiable. En revanche, il devient évident que le périodique constitue un « forum14 » facilitant l’échange d’idées.

À la catégorie des textes enjoués appartient également une contribution de l’abbé de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons. Ce Moderne, qui est principalement connu pour ses lettres publiées régulièrement dans le périodique, a inséré un poème dans la livraison de septembre 1715. Il y constate :

Mais au moindre examen funeste,

Le masque tombe, Homere reste,

Et le Divin s’évanoüit15.

Parmi d’autres points, il attaque les répétions de l’Iliade et soutient qu’elles le choquent autant que les injures ou les éléments invraisemblables16.

Moins précis que de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons est un contributeur anonyme qui a rédigé un poème composé de quatre quatrains d’octosyllabes et qui fut publié dans la même livraison du Nouveau Mercure galant. Il l’a rédigé pour répondre à une question posée par le responsable du périodique17 : « Lequel a plus de raison, ou Madame Dacier, de nous avoir donné la Traduction d’Homère comme celle d’un Original parfait, ou de M. de la Motte d’avoir choisi ce même Homere pour en faire une imitation18[ ?] » Le verdict du poète anonyme est sévère. Il préfère nettement l’Iliade en douze chants à la version en prose, car la traduction-imitation d’Houdar de La Motte est plus divertissante. Dans l’Iliade homérique, « lorsqu’on vient au fait/ on dort [déjà] d’un sommeil Poetique19 ». Elle est donc beaucoup plus monotone et répétitive que la version de La Motte qui a « fait un bien meilleur Ouvrage20 ».

Moins allusif et bien plus savant est un compte rendu d’août 1715. Il s’agit de la critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, un livre en faveur d’Homère de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin. Bien que ce texte ait déjà souvent été au centre de notre analyse, il faut y revenir car il contient de nombreux arguments à l’encontre de la version originale de l’épopée grecque. Hardouin Le Fèvre de Fontenay, l’auteur de cette contribution, affirme par exemple qu’Homère ne sait pas bien structurer son épopée qui manque de ligne conductrice : « [Il] faut que le dessein d’Homere soit bien obscur21. » Tout de suite après, le responsable du périodique semble se contredire lui-même en balayant ce reproche ; il excuse cette prétendue faiblesse d’Homère en lui faisant un compliment empoisonné : « Homere en recompense a le talent de racheter cette obscurité par la clarté des évenemens en les annonҫant prudemment long tems avant qu’ils arrivent22. » L’ironie de la remarque est évidente et Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne s’arrête pas là. Il continue l’attaque et, cette fois, il évite toute ambiguïté : Homère prive ses lecteurs « des charmes de la surprise en [leur] […] revellant sans art le denoüment de chaque aventure23 ». À en croire le responsable du Nouveau Mercure galant, il n’y a pas de vrai suspense dans la version originale de l’Iliade car son auteur a l’habitude d’annoncer la suite de l’intrigue.

Cette façon de raconter les événements amène avec elle un deuxième inconvénient. Toujours selon Le Fèvre de Fontenay, elle débouche sur un style répétitif qui peut décourager tout lecteur :

Quand JupiterJupiter au milieu de l’Iliade fait à JunonJunon un abregé exact du reste de l’action, n’est on pas tenté necessairement de s’en tenir là sans vouloir passer plus avant ; pourquoy, dira-t-on, revoir deux & 3. fois la même chose. Enfin [on continue] […] & a la patience de revoir paroître les mêmes figures ; de bonne foy que sent-il pour lors, est-ce surprise enchantement, ravissement, comme le prétend M. B. point du tout, [on] […] baille, [on] […] s’étend, s’endort24.

Voilà le reproche du sommeil qui semble coller à l’Iliade homérique. Si ces critiques sont convaincantes, le responsable du Nouveau Mercure galant ne parvient cependant plus à dénoncer les répétions de l’Iliade homérique alors que Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin commence à les justifier à l’aide d’arguments historiques, comme par exemple, en utilisant une comparaison avec le style biblique de l’Ancien Testament. Nous avons déjà vu que Le Fèvre de Fontenay cesse, au cours de sa contribution, de discuter les idées de l’Ancien et qu’il est sans aucun doute dépassé par les arguments du savant. En revanche, il est improbable que Boivin, Jean [M. B.]Boivin ait persuadé beaucoup de lecteurs du Nouveau Mercure galant – rappelons-nous les explications de Chantal Grell, de Julie Boch ou de Noémi Hepp : d’un côté, ce concept est arrivé trop tôt et de l’autre, il a également ses défauts25.

En revanche, il faut revenir pour l’instant aux questions du bon goût au sens propre du terme et donc aux caractéristiques stylistiques. Si l’Iliade homérique déplaît aux Modernes qui ne la trouvent point « ingénieuse26 », ce n’est pas seulement à cause des répétitions qui endorment les lecteurs. Les comparaisons d’Homère ne les convainquent pas non plus. Avec un ton ironique, mais sans vraie force argumentative, Hardouin Le Fèvre de Fontenay rappelle ce reproche dans son compte rendu de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille :

[Il] y a plus de deux cens comparaisons dans l’Iliade, elles ont neanmoins toutes leurs prix sans aucune abondance vicieuse ; celles entre-autres qu’attaque M. de la M. sont les plus estimées […] La comparaison d’AjaxAjax à un âne que des enfans chassent d’un bled, & non d’un pré, à coups de bâtons, fait un fond de Tableau charmant27.

Certes, la résistance continue d’AjaxAjax aux troupes de Troie est louable et digne d’un héros puisqu’elle permet aux soldats grecs de se retirer sans subir trop de pertes28, mais la comparaison d’un prince de sang royal – d’après la légende son père est le roi de Salamine – à un animal d’élevage et économiquement utile dégoûte les contemporains de La Motte. Ce n’est donc pas une surprise si Le Fèvre de Fontenay n’est pas le seul à critiquer cette mise en parallèle29.

 

Thémiseul de Saint-Hyacinthe, Thémiseul deSaint-Hyacinthe30 la dénonce également dans une lettre publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715. Tout en commentant la Querelle d’Homère d’une façon très nuancée, il ne peut approuver le rapprochement entre un « Heros combattant & donnant l’exemple & de l’émulation à son parti31 » et « un si sale animal32 ». Selon lui, le problème réside dans le fait que « Madame Dacier [est] toujours complaisante pour le bon Homere, & accoûtumée à des comparaisons extraordinairement naïves dont il use quelquefois33 ».

Ainsi, il est devenu évident que les Modernes disposent de nombreuses raisons pour rejeter l’Iliade en prose qui suit de très près la version originale – du moins selon les propos de la traductrice. Ils lui reprochent, par exemple, des répétitions qui enlèvent tout le suspense ou des comparaisons ne respectant pas le bon goût. Dans une dernière étape, il nous faut encore étudier l’accueil que les Modernes réservent à la traduction-imitation d’Houdar de La Motte.

Accueil réservé à l’œuvre de La Motte

Comme les Anciens, les Modernes ont eux aussi deux axes d’argumentations. D’un côté, ils attaquent les défauts de l’Iliade homérique ; de l’autre, ils défendent leur champion : Houdar de La Motte et, encore plus précisément, son Iliade en douze chants. Après avoir analysé tous les reproches qu’ils formulent à l’encontre de la traduction d’Anne Dacier, il est donc temps de se pencher sur le deuxième volet de leur discours qui est composé de trois niveaux : les ouvrages de La Motte, les qualités personnelles de l’Académicien moderne et son rang au sein de la communauté des Modernes. De plus et afin d’éviter des redites, les contributions dont les auteurs ont confondu la critique de l’Iliade en prose et l’éloge de la traduction-imitation d’Houdar de La Motte, tel que le poète anonyme du « Conte à M. Houdart de la Motte, Auteur de la nouvelle Iliade » d’octobre 1715, ne réapparaîtront plus dans ce sous-chapitre puisqu’elles sont déjà intégrées dans nos analyses.

La réception de la Querelle d’Homère dans le Nouveau Mercure galant commence en février 1715. L’occasion en est la publication des Causes de la corruption du goût d’Anne Dacier et le contributeur qui critique ce pamphlet ne laisse planer aucun doute sur le fait qu’il est partie prenante dans la dispute qui oppose les deux traducteurs d’Homère : il est un soutien sans faille aux Modernes et, en tant que tel, il met en avant l’accueil très positif qu’a connu l’Iliade de La Motte :

[La Motte] composa l’Iliade franҫoise, Poëme distribué en douze Livres : A mesure que cet Ouvrage croissoit, l’auteur le recitoit aux Assemblées publiques de l’Accademie, & l’on ne doit pas craindre d’être démanti, en disant qu’il fut toûjours reҫû avec accueil avec acclamation1.

À en croire l’auteur moderne, les confrères d’Houdar de La Motte ne sont pas les seuls à se prononcer d’une façon positive sur la nouvelle Iliade. « Les Journalistes de Paris, ceux de Trevoux, & ceux d’Hollande2 » ainsi que tous les « homme[s] d’honneur […] libre de prévention & de vil interêt3 » ont confirmé le jugement des membres de l’Académie française. Ainsi, tous les groupes sociaux et professionnels qui comptent aux yeux d’un Moderne du siècle de Louis XIVLouis XIV sont du même avis4. Sans surprise, il ne cite pas les milieux érudits et universitaires. Toujours selon le contributeur anonyme, le succès de l’Iliade en douze chants doit être attribué au génie littéraire d’Houdar de La Motte :

Il sembla donc à M. de la Motte qu’on pouvait faire de l’Iliade d’Homere un poëme agreable dans nôtre langue, non pas en traduisant servilement […], mais en corrigeant le tissu de l’Histoire, en supprimant certains traits qui revoltent nos mœurs ou qui blessent la vraisemblance5.

Si l’auteur de la critique des Causes de la corruption du goût reste le seul à louer explicitement l’Iliade de La Motte, les lecteurs du Nouveau Mercure galant apprennent également que la première partie des Réflexions sur la critique de l’Académicien moderne est un bon livre. C’est en tout cas l’opinion d’une contributrice anonyme dont une lettre à Le Fèvre de Fontenay a été introduite dans la livraison de juillet 1715 du périodique. Tout comme le responsable du Nouveau Mercure galant deux mois auparavant6, elle salue La Motte et, plus particulièrement, son ouvrage théorique qui contient de nombreux « raisonnements si solidement agréables, qu’ils pourront servir à jamais de modele à ceux qui auront à soutenir des disputes de Littérature7 ». De plus, elle estime que les Réflexions de la critique sont également bien écrites : grâce à « la politesse et la moderation [de La Motte] qui conviennent aux honnêtes gens8 », elle éprouve un vrai « plaisir9 » à les lire.

Deuxièmement, il ne faut pas oublier que beaucoup de contributions au Nouveau Mercure galant font l’éloge d’Houdar de La Motte en tant que personnalité. Contrairement à Anne Dacier qui est présentée d’une manière extrêmement négative, l’auteur de l’Iliade en douze chants est presque érigé en symbole de l’homme de lettres parfait. Cette opposition est très claire dans la « Comparaison des discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homere » d’avril 1715. Malgré sa position équilibrée, son auteur loue non seulement la « moderation10 » et la « politesse11 » de La Motte, mais également son savoir-faire littéraire : « [Il] agit avec plus d’art12. »

L’auteur anonyme est rejoint par l’abbé de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui, dans ses nombreuses contributions au Nouveau Mercure galant, défend régulièrement Houdar de La Motte. En mars 1715, par exemple, il écrit que le membre de l’Académie française peut « sauver [le monde savant] d’insulte [parce que, chez La Motte,] la passion ne s’empare jamais des droits du goût & de la raison13 ». Deux mois plus tard, il défend La Motte contre les critiques de François Gacon, FranҫoisGacon, l’auteur du Homère vengé. Le Moderne ne partage pas les reproches de Gacon, FranҫoisGacon, qui caractérise La Motte de « petit-homme14 », et souligne que, au contraire, Houdar de La Motte « n’est rien moins qu’un petit homme, il est de l’aveu de tout le monde litteraire un des premiers hommes de son siecle […] [qui a] sçû allier aux talens les plus éminents, la plus modeste opinion de luy-même15 ». Et en septembre 1715, Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons précise à nouveau la raison pour laquelle l’auteur de l’Iliade moderne connaît un tel succès : « Chez luy [La Motte] la raison épurée/ Marche dans la route assurée16. »

Force est donc de constater que les éloges d’Houdar de La Motte reposent sur deux qualités centrales pour les Modernes : ses bonnes mœurs et l’application de la méthode géométrique. Elles font de lui un personnage respectable et le placent parmi les grands hommes de lettres de son époque – idée approfondie davantage dans la dernière partie de ce sous-chapitre.

Enfin, le troisième volet des défenses déployées par les Modernes est la mise en avant du rang prestigieux qu’Houdar de La Motte occupe au sein de son propre parti. Il est présenté comme un des penseurs et écrivains les plus importants de tous les temps. Ainsi, en mars 1715, le traducteur de l’Iliade est comparé à René Descartes par l’abbé de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui, de cette façon, inscrit la Querelle d’Homère dans un long processus qui aboutira aux Lumières :

Ne voyez vous pas, Monsieur dans l’histoire du long regne d’AristoteAristote, l’image de celuy d’Homere ? La chûte de celuy-là ne vous fait elle pas pressentir la chûte prochaine de celui ci ? La cause de M. de la Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de Descartes, RenéDescartes : le prejugé ne parle pas plus haut en faveur de l’un qu’il ne parla autrefois en faveur de l’autre17.

Si cette comparaison frôle un mélange de genres ou, plus précisément, de disciplines universitaires – un problème qui sera élucidé dans la troisième grande partie de ce livre –, il souligne clairement le prestige dont bénéficie La Motte au début du XVIIIe siècle : il est, du moins pour les Modernes, à l’instar de Descartes, RenéDescartes, un des pères fondateurs d’un nouveau monde basé sur la pensée critique et la mise en doute des certitudes traditionnelles.

De plus, Houdar de La Motte semble constituer l’autorité par excellence aux yeux des contributeurs du Nouveau Mercure galant. Ainsi, le critique anonyme qui résume la Dissertation critique sur l’Iliade de Jean Terrasson, JeanTerrasson – un helléniste, latiniste et professeur au Collège royal, mais, malgré cet arrière-plan de savant, un Moderne – met en question la pertinence de son ouvrage : « On trouvera peu de nouveaux chefs d’accusation qui soient échappez à M. de la Motte, premier dénonciateur18. » Et à en croire l’auteur du résumé, « la ressemblance qui se trouve entr’eux [les livres de La Motte et de Terrasson, JeanTerrasson]19 » a amené plusieurs lecteurs à penser que la Dissertation critique sur l’Iliade n’est qu’une simple copie des œuvres théoriques d’Houdar de La Motte. Mais, bien que le contributeur du Nouveau Mercure galant ne semble pas être de cet avis et qu’il explique que ces ressemblances viennent du fait que l’Iliade homérique est si fautive que tout lecteur critique y trouve les mêmes erreurs20, il est indéniable qu’il ne recommande pas le livre de Jean Terrasson, JeanTerrasson aux lecteurs du périodique. Apparemment, il n’accorde que peu de crédibilité à un savant dont l’éducation et la formation rappellent plutôt un partisan des Anciens qu’un détracteur d’Homère. Ce petit texte du Nouveau Mercure galant de juillet 1715 révèle donc encore une fois les malheurs des érudits et les soupçons qui pèsent sur eux tout en soulignant la popularité de La Motte. Celle-ci est également renforcée par les critiques des ouvrages de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin et d’Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont par Hardouin Le Fèvre de Fontenay : les analyses du responsable du Nouveau Mercure galant s’appuient exclusivement sur les œuvres d’Houdar de La Motte. Et sans élucider la question de savoir si cette approche est convaincante, il est pourtant essentiel de constater que, pour Le Fèvre de Fontenay, le traducteur de l’Iliade en douze chants reste le grand spécialiste de l’Iliade et de la Querelle d’Homère, au détriment de Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle – qui, d’ailleurs, n’est cité expressément que par une lectrice anonyme dans le Nouveau Mercure galant de juillet 171521 – ou encore de Terrasson, JeanTerrasson.

Finalement, l’analyse des réactions à l’imitation-traduction et aux œuvres théoriques d’Houdar de La Motte montre bien le rôle central que le Nouveau Mercure galant attribue au Moderne : il est le personnage-clé de la Querelle d’Homère. Cette mise en avant n’est certainement pas fausse, mais elle est tout de même réductrice et rappelle la place marginale du périodique de Le Fèvre de Fontenay dans le paysage littéraire de son époque : le Nouveau Mercure galant simplifie un débat très complexe et le rend accessible à des cercles plus vastes et moins érudits.

Afin de conclure ce sous-chapitre, force est de constater – malgré la place accordée aux Anciens – que les Modernes dominent largement le périodique et que leurs contributions prolongent la Querelle d’Homère au-delà de l’été 171522. Néanmoins, au niveau du contenu, ils ne proposent guère de nouveaux arguments concernant la critique du goût : selon eux, Homère, qu’ils connaissent grâce à la traduction de Dacier, ne respecte ni la bienséance, ni la vraisemblance. De plus, ils dénoncent son style peu agréable et lui préfèrent Houdar de La Motte qui sait, entre autres, appliquer la méthode géométrique.

Mais si l’on fait abstraction du débat et des positions défendues, cette analyse des arguments pour ou contre les deux traductions de l’Iliade a également souligné les points forts et les points faibles du Nouveau Mercure galant lui-même. Nous profitons de la fin de ce chapitre pour faire cette petite digression : tout d’abord, il faut mettre en avant la rapidité avec laquelle le responsable du Nouveau Mercure galant sort ses quatre comptes rendus de livres publiés par des Anciens et des Modernes : l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, l’Homère vengé de François Gacon, FranҫoisGacon, la Dissertation critique sur l’Iliade de Jean Terrasson, JeanTerrasson ainsi que de l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont. L’œuvre de Boivin, Jean [M. B.]Boivin, par exemple, sort fin avril 171523 et déjà en août 1715, Hardouin Le Fèvre de Fontenay peut proposer son « Chapitre d’érudition de la façon de l’Auteur, au sujet d’un Livre nouveau qui a pour titre : Apologie d’Homere, ou Bouclier d’Achille24 ». Cela signifie que le directeur du Nouveau Mercure galant a écrit sa critique en un temps record de trois mois. Ainsi, son périodique est le premier à parler de la publication de Boivin, Jean [M. B.]Boivin : la critique du Journal des sҫavans paraît en décembre 171525 et celle des Mémoires de Trévoux en mai 171626. De plus, il est le seul à évoquer l’Homère vengé dans son périodique – ni le Journal des sҫavans, ni les Mémoires de Trévoux n’en parlent – et le premier à annoncer la parution de la Dissertation critique de Terrasson, JeanTerrasson qui a été publiée en juillet 1715 et dont Le Fèvre de Fontenay intègre un bref commentaire dans le Nouveau Mercure galant du même mois. Les lecteurs du Journal des sҫavans et des Mémoires de Trévoux ont dû attendre respectivement six mois ou une année entière avant de pouvoir apprendre la publication du livre de Terrasson, JeanTerrasson27. Fin décembre 1715, le responsable du Nouveau Mercure galant réagit à nouveau avec une grande rapidité. Seulement quelques semaines après la parution de l’Examen pacifique, il parvient à publier un compte rendu en tant que supplément de son périodique28. Le Journal des sҫavans, en revanche, n’en parle que trois mois plus tard29 et les Mémoires de Trévoux n’y consacrent pas de compte rendu, mais uniquement une petite notice30.

 

Enfin, il ne faut pas oublier les Nouvelles littéraires qui, à l’instar du Nouveau Mercure galant, réagissent rapidement à la parution d’un nouveau livre, voire les annoncent même avant leur publication. Toutefois, il ne s’agit souvent que de simples notices de quelques lignes et non pas de véritables critiques. Ainsi, Henri Du Sauzet, HenriDu Sauzet ressemble surtout à un chroniqueur qui évoque – nous citons toujours la première mention dans son périodique – le livre de Boivin, Jean [M. B.]Boivin en août 171531, celui de Gacon, FranҫoisGacon en mars 171532, c’est-à-dire même avant sa publication, celui de Terrasson, JeanTerrasson dès le 5 janvier 171533 et celui Fourmont, ÉtienneFourmont – comme Le Fèvre de Fontenay – en décembre 171534.

En revanche, nous constatons que la vitesse du Nouveau Mercure galant a un prix fort : la qualité. Prenons l’exemple du « Chapitre d’érudition de la façon de l’Auteur, au sujet d’un Livre nouveau qui a pour titre : Apologie d’Homere, ou Bouclier d’Achille ». Hardouin Le Fèvre de Fontenay se sert du Discours sur l’Iliade de La Motte pour juger l’œuvre de Boivin, Jean [M. B.]Boivin qui, lui-même, a réagi au livre critique de l’Académicien moderne. Après une petite introduction, le responsable du Nouveau Mercure galant tente de réfuter thèse par thèse les idées du professeur de grec au Collège royal en lui opposant explicitement les positions d’Houdar de La Motte : « Y pensez-vous serieusement M. B. lisez humblement la seconde partie des reflexions de M. de la M. il vous apostrophera ainsi35. » Un autre exemple se situe dans le passage consacré au héros de l’Iliade homérique. Après avoir établi une liste des reproches formulés par l’Académicien moderne, Hardouin Le Fèvre de Fontenay déclare brièvement : « M. B. traite ces reproches de calomnie36. » Ainsi, il paraît évident qu’Hardouin le Fèvre de Fontenay n’introduit guère de nouveaux arguments dans les débats de la Querelle d’Homère. Au contraire, il suit presque aveuglément Houdar de La Motte.

De plus, il est devenu clair que le Nouveau Mercure galant s’inspire d’une tradition littéraire à laquelle appartiennent également les Divertissements de Sceaux édités et analysés par Iona Marasescu-Galleron37. Tout comme les textes enjoués et badins des Divertissements, les contributions au Nouveau Mercure galant visent à dépasser des frontières – en l’occurrence, les limites géographiques et ainsi sociales des salons parisiens. Le périodique instruit ses lecteurs qui se situent partout en France sur les dernières évolutions, publications et tendances à Paris, le centre incontestable du champ littéraire naissant. En outre, le divertissement est une mission centrale du Nouveau Mercure galant. La Querelle d’Homère donne naissance non seulement à des comptes rendus de livres plus ou moins savants, tel que l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, mais également à des poèmes satyriques, des jeux question-réponse ou des lettres des lecteurs. Ainsi, le comique joue un rôle fédérateur d’une communauté d’esprit qui embrasse tout le royaume de France.

La deuxième tradition qu’il faut évoquer ici est celle du périodique lui-même : Rotraud von Kulessa a souligné le rôle important du Mercure galant – c’est-à-dire du précurseur de la revue d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay – dans la Querelle de La Princesse de Clèves. Au début du XVIIIe siècle, tout comme au début des années 1680, c’est le périodique qui fait vivre un débat, d’abord parisien, dans tout le pays et qui constitue ainsi un « forum38 » d’échange et de discussion. Et d’une querelle à l’autre, ni l’orientation ni les moyens de la revue n’ont changé : le périodique reste fidèle aux Modernes et il propose toujours à ses lecteurs un mélange de contributions savantes et de jeux littéraires39.

Sans aucun doute possible, le Nouveau Mercure galant peut donc être considéré comme un moyen de vulgarisation et de transfert des savoirs. À l’instar du Journal des sҫavans et des Mémoires de Trévoux, il ignore certains titres et ne couvre pas l’intégralité des publications savantes qui forment la Querelle d’Homère. Le Nouveau Mercure galant a, par exemple, omis de signaler la publication des Conjectures académiques ou Dissertations sur l’Iliade de François d’Aubignac, Franҫois Hedelin d’Aubignac ou l’Homère en arbitrage de Claude Buffier, ClaudeBuffier. De plus, en 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne s’intéresse plus à la Querelle d’Homère dont il n’évoque ni la fin en avril 1716, ni la dimension anglaise. Certains détails ne sont pas non plus mentionnés. Bien que les contributeurs du Nouveau Mercure galant s’inspirent largement d’Houdar de La Motte, ils ne discutent guère ses réflexions sur la nature du poème épique40 ou sur la relation entre l’historiographie et la littérature41.

Il serait cependant injuste et réducteur de s’arrêter après cette première étape de l’analyse de la dimension esthétique. Après avoir dressé de façon descriptive la liste des arguments révélant les qualités et les défauts des deux traductions en français de l’Iliade, il nous faudra élargir les recherches et prendre également en compte les textes de la querelle dans un sens plus général ; à savoir toutes les contributions au Nouveau Mercure galant d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans lesquelles des questions du bon goût sont discutées. Cette focalisation sur les concepts permettra d’ailleurs de mettre en relation les textes de querelle de premier ordre et de deuxième ordre, tout en essayant de passer au-delà du corps-à-corps parfois pénible et souvent mesquin décrit précédemment.

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