Tasuta

Ceci n'est pas un conte

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Grâce à l'extrême finesse de l'une et à la confiance sans bornes de l'autre.

– Oh! il est vrai qu'il était impossible à l'ombre d'un soupçon d'entrer dans une âme aussi pure que celle de Tanié. La seule chose dont je me sois quelquefois aperçu, c'est que Mme Reymer avait bientôt oublié sa première indigence; qu'elle était tourmentée de l'amour du faste et de la richesse; qu'elle était humiliée qu'une aussi belle femme allât à pied.

– Que n'allait-elle en carrosse?

– Et que l'éclat du vice lui en dérobait la bassesse. Vous riez?.. Ce fut alors que M. de Maurepas1 forma le projet d'établir au nord une maison de commerce. Le succès de cette entreprise demandait un homme actif et intelligent. Il jeta les yeux sur Tanié, à qui il avait confié la conduite de plusieurs affaires importantes pendant son séjour au Cap, et qui s'en était toujours acquitté à la satisfaction du ministre. Tanié fut désolé de cette marque de distinction. Il était si content, si heureux à côté de sa belle amie! Il aimait; il était ou il se croyait aimé.

– C'est bien dit.

– Qu'est-ce que l'or pouvait ajouter à son bonheur? Rien. Cependant le ministre insistait. Il fallait se déterminer, il fallait s'ouvrir à Mme Reymer. J'arrivai chez lui précisément sur la fin de cette scène fâcheuse. Le pauvre Tanié fondait en larmes. «Qu'avez-vous donc, lui dis-je, mon ami?» Il me dit en sanglotant: «C'est cette femme!» Mme Reymer travaillait tranquillement à un métier de tapisserie. Tanié se leva brusquement et sortit. Je restai seul avec son amie, qui ne me laissa pas ignorer ce qu'elle qualifiait de la déraison de Tanié. Elle m'exagéra la modicité de son état; elle mit à son plaidoyer tout l'art dont un esprit délié sait pallier les sophismes de l'ambition. «De quoi s'agit-il? D'une absence de deux ou trois ans au plus. – C'est bien du temps pour un homme que vous aimez et qui vous aime autant que lui. – Lui, il m'aime? S'il m'aimait, balancerait-il à me satisfaire? – Mais, madame, que ne le suivez-vous? – Moi! je ne vais point là; et tout extravagant qu'il est, il ne s'est point avisé de me le proposer. Doute-t-il de moi? – Je n'en crois rien. – Après l'avoir attendu pendant douze ans, il peut bien s'en reposer deux ou trois sur ma bonne foi. Monsieur, c'est que c'est une de ces occasions singulières qui ne se présentent qu'une fois dans la vie; et je ne veux pas qu'il ait un jour à se repentir et à me reprocher peut-être de l'avoir manquée. – Tanié ne regrettera rien, tant qu'il aura le bonheur de vous plaire. – Cela est fort honnête; mais soyez sûr qu'il sera très-content d'être riche quand je serai vieille. Le travers des femmes est de ne jamais penser à l'avenir; ce n'est pas le mien…» Le ministre était à Paris. De la rue Sainte-Marguerite à son hôtel, il n'y avait qu'un pas. Tanié y était allé, et s'était engagé. Il rentra l'œil sec, mais l'âme serrée. «Madame, lui dit-il, j'ai vu M. de Maurepas; il a ma parole. Je m'en irai, je m'en irai; et vous serez satisfaite. – Ah! mon ami!..» Mme Reymer écarte son métier, s'élance vers Tanié, jette ses bras autour de son cou, l'accable de caresses et de propos doux. «Ah! c'est pour cette fois que je vois que je vous suis chère.» Tanié lui répondait froidement: «Vous voulez être riche.»

– Elle l'était, la coquine, dix fois plus qu'elle ne méritait…

« – Et vous le serez. Puisque c'est l'or que vous aimez, il faut aller vous chercher de l'or.» C'était le mardi; et le ministre avait fixé son départ au vendredi, sans délai. J'allai lui faire mes adieux au moment où il luttait avec lui-même, où il tâchait de s'arracher des bras de la belle, indigne et cruelle Reymer. C'était un désordre d'idées, un désespoir, une agonie, dont je n'ai jamais vu un second exemple. Ce n'était pas de la plainte; c'était un long cri. Mme Reymer était encore au lit. Il tenait une de ses mains. Il ne cessait de dire et de répéter: «Cruelle femme! femme cruelle! que te faut-il de plus que l'aisance dont tu jouis, et un ami, un amant tel que moi? J'ai été lui chercher la fortune dans les contrées brûlantes de l'Amérique; elle veut que j'aille la lui chercher encore au milieu des glaces du Nord. Mon ami, je sens que cette femme est folle; je sens que je suis un insensé; mais il m'est moins affreux de mourir que de la contrister. Tu veux que je te quitte; je vais te quitter.» Il était à genoux au bord de son lit, la bouche collée sur sa main et le visage caché dans les couvertures, qui, en étouffant son murmure, ne le rendaient que plus triste et plus effrayant. La porte de la chambre s'ouvrit; il releva brusquement la tête; il vit le postillon qui venait lui annoncer que les chevaux étaient à la chaise. Il fit un cri, et recacha son visage sur les couvertures. Après un moment de silence, il se leva; il dit à son amie: «Embrassez-moi, madame; embrasse-moi encore une fois, car tu ne me verras plus.» Son pressentiment n'était que trop vrai. Il partit. Il arriva à Pétersbourg, et, trois jours après, il fut attaqué d'une fièvre dont il mourut le quatrième.

– Je savais tout cela.

– Vous avez peut-être été un des successeurs de Tanié?

– Vous l'avez dit; et c'est avec cette belle abominable que j'ai dérangé mes affaires.

– Ce pauvre Tanié!

– Il y a des gens dans le monde qui vous diront que c'est un sot.

– Je ne le défendrai pas; mais je souhaiterai au fond de mon cœur que leur mauvais destin les adresse à une femme aussi belle et aussi artificieuse que Mme Reymer.

– Vous êtes cruel dans vos vengeances.

– Et puis, s'il y a des femmes méchantes et des hommes très-bons, il y a aussi des femmes très-bonnes et des hommes très-méchants; et ce que je vais ajouter n'est pas plus un conte2 que ce qui précède.

– J'en suis convaincu.

– M. d'Hérouville…

– Celui qui vit encore? le lieutenant général des armées du roi? celui qui épousa cette charmante créature appelée Lolotte3?

 

– Lui-même.

– C'est un galant homme, ami des sciences.

– Et des savants. Il s'est longtemps occupé d'une histoire générale de la guerre dans tous les siècles et chez toutes les nations.

– Le projet est vaste.

– Pour le remplir, il avait appelé autour de lui quelques jeunes gens d'un mérite distingué, tels que M. de Montucla4, l'auteur de l'Histoire des Mathématiques.

– Diable! en avait-il beaucoup de cette force-là?

– Mais celui qui se nommait Gardeil, le héros de l'aventure que je vais vous raconter, ne lui cédait guère dans sa partie. Une fureur commune pour l'étude de la langue grecque commença, entre Gardeil et moi, une liaison que le temps, la réciprocité des conseils, le goût de la retraite, et surtout la facilité de se voir, conduisirent à une assez grande intimité.

– Vous demeuriez alors à l'Estrapade.

– Lui, rue Sainte-Hyacinthe, et son amie, Mlle de La Chaux, place Saint-Michel. Je la nomme de son propre nom, parce que la pauvre malheureuse n'est plus, parce que sa vie ne peut que l'honorer dans tous les esprits bien faits et lui mériter l'admiration, les regrets et les larmes de ceux que la nature aura favorisés ou punis d'une petite portion de la sensibilité de son âme.

– Mais votre voix s'entrecoupe, et je crois que vous pleurez.

– Il me semble encore que je vois ses grands yeux noirs, brillants et doux, et que le son de sa voix touchante retentisse dans mon oreille et trouble mon cœur. Créature charmante! créature unique! tu n'es plus! Il y a près de vingt ans que tu n'es plus; et mon cœur se serre encore à ton souvenir.

– Vous l'avez aimée?

– Non. Ô La Chaux! ô Gardeil! Vous fûtes l'un et l'autre deux prodiges; vous, de la tendresse de la femme; vous, de l'ingratitude de l'homme. Mlle de La Chaux était d'une famille honnête. Elle quitta ses parents pour se jeter entre les bras de Gardeil. Gardeil n'avait rien, Mlle de La Chaux jouissait de quelque bien; et ce bien fut entièrement sacrifié aux besoins et aux fantaisies de Gardeil. Elle ne regretta ni sa fortune dissipée, ni son honneur flétri. Son amant lui tenait lieu de tout.

– Ce Gardeil était donc bien séduisant, bien aimable?

– Point du tout. Un petit homme bourru, taciturne et caustique; le visage sec, le teint basané; en tout, une figure mince et chétive; laid, si un homme peut l'être avec la physionomie de l'esprit.

– Et voilà ce qui avait renversé la tête à une fille charmante?

– Et cela vous surprend?

– Toujours.

– Vous?

– Moi.

– Mais vous ne vous rappelez donc plus votre aventure avec la Deschamps et le profond désespoir où vous tombâtes lorsque cette créature vous ferma sa porte?

– Laissons cela; continuez.

– Je vous disais: «Elle est donc bien belle?» Et vous me répondiez tristement: «Non. – Elle a donc bien de l'esprit? – C'est une sotte. – Ce sont donc ses talents qui vous entraînent? – Elle n'en a qu'un. – Et ce rare, ce sublime, ce merveilleux talent? – C'est de me rendre plus heureux entre ses bras que je ne le fus jamais entre les bras d'aucune autre femme.» Mais Mlle de La Chaux, l'honnête, la sensible Mlle de La Chaux se promettait secrètement, d'instinct, à son insu, le bonheur que vous connaissiez, et qui vous faisait dire de la Deschamps: «Si cette malheureuse, si cette infâme s'obstine à me chasser de chez elle, je prends un pistolet, et je me brise la cervelle dans son antichambre.» L'avez-vous dit, ou non?

1En 1749, M. de Maurepas, encore ministre de la marine, remit à Louis XV un mémoire dans lequel il développait les moyens d'ouvrir, par l'intérieur du Canada, un commerce avec les colonies anglaises. Ce projet fut adopté par la suite, et Maurepas le vit exécuté avant sa mort. (Br.)
2Ce mot seul suffirait pour ôter au lecteur toute confiance dans le récit qui va suivre; et cependant il est littéralement vrai. Diderot n'ajoute rien ni aux événements, ni au caractère des personnages qu'il met en scène. La passion de Mlle de La Chaux pour Gardeil, l'ingratitude monstrueuse de son amant, les détails de son entrevue avec lui, de leur conversation en présence de Diderot, qui l'avait accompagnée chez cette bête féroce; le désespoir touchant de cette femme trahie, délaissée par celui à qui elle avait sacrifié son repos, sa fortune, sa réputation, sa santé, et jusqu'aux charmes mêmes par lesquels elle l'avait séduit: tout cela est de la plus grande exactitude. Comme Diderot avait particulièrement connu les acteurs de ce drame, et que les faits dont il avait été témoin, ou que l'amitié lui avait confiés, étaient encore récents lorsqu'il résolut de les écrire, son imagination n'avait pas eu le temps de les altérer, en ajoutant ou en retranchant quelque circonstance pour produire un plus grand effet: et c'est encore ici un de ces cas assez rares dans l'histoire de sa vie, où il n'a dit que ce qu'il avait vu, et où il n'a vu que ce qui était. Aux particularités curieuses qu'il avait recueillies sur Mlle de La Chaux, et qu'il a consignées dans cet écrit, je n'ajouterai qu'un fait, qu'il a omis par oubli et qui mérite d'être conservé; c'est que cette femme si tendre, si passionnée, si intéressante par son extrême sensibilité et par ses malheurs, si digne surtout d'un meilleur sort, avait eu aussi pour amis D'Alembert et l'abbé de Condillac. Elle était en état d'entendre et de juger les ouvrages de ces deux philosophes; elle avait même donné au dernier, dont elle avait lu l'Essai sur l'origine des connaissances humaines, le conseil très-sage de revenir sur ses premières pensées, et, pour me servir de son expression, de commencer par le commencement; c'est-à-dire de rejeter avec Hobbes l'hypothèse absurde de la distinction des deux substances dans l'homme. J'ose dire que cette vue très-philosophique, cette seule idée de Mlle de La Chaux suppose plus d'étendue, de justesse et de profondeur dans l'esprit, que toute la métaphysique de Condillac, dans laquelle il y a en effet un vice radical et destructeur qui influe sur tout le système, et qui en rend les résultats plus ou moins vagues et incertains. On voit que Mlle de La Chaux l'avait senti; et l'on regrette que Condillac, plus docile aux conseils judicieux de cette femme éclairée et d'une pénétration peu commune, n'ait pas suivi la route qu'elle lui indiquait. Il n'aurait pas semé de tant d'erreurs celle qu'il s'est tracée, et sur laquelle on ne peut que s'égarer avec lui, comme cela arrive tous les jours à ceux qui le prennent pour guide. Voyez, sur ce philosophe, les réflexions préliminaires qui servent d'introduction à son article, dans l'Encyclopédie méthodique, Dictionnaire de la Philosophie ancienne et moderne, t. II, et ce que j'en ai dit encore dans mes Mémoires historiques et philosophiques sur la vie et les ouvrages de Diderot. (N.)
3Antoine de Ricouart, comte d'Hérouville, né à Paris en 1713, est auteur du Traité des Légions, qui porte le nom du maréchal de Saxe8. Dans les trois premières éditions seulement. L'ouvrage avait été imprimé d'abord sur une copie communiquée au maréchal, et trouvée dans ses papiers.. Paris, 1757. Il a fourni des Mémoires curieux aux rédacteurs de l'Encyclopédie. On voulut le porter au ministère sous Louis XV, mais un mariage inégal l'en fit exclure. Il mourut en 1782. (Br.)
8Dans les trois premières éditions seulement. L'ouvrage avait été imprimé d'abord sur une copie communiquée au maréchal, et trouvée dans ses papiers.
4Montucla n'avait que trente ans lorsqu'il publia son Histoire des Mathématiques. Paris, 1758. Elle a été revue et achevée par Lalande. Paris, 1799-1802. (Br.)