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Jacques le fataliste et son maître

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Le jour suivant, le marquis fit mettre ses chevaux à sa chaise, et disparut pendant quinze jours, sans qu'on sût ce qu'il était devenu. Cependant, avant de s'éloigner, il avait pourvu à tout ce qui était nécessaire à la mère et à la fille, avec ordre d'obéir à madame comme à lui-même.

Pendant cet intervalle, ces deux femmes restèrent l'une en présence de l'autre, sans presque se parler, la fille sanglotant, poussant quelquefois des cris, s'arrachant les cheveux, se tordant les bras, sans que sa mère osât s'approcher d'elle et la consoler. L'une montrait la figure du désespoir, l'autre la figure de l'endurcissement. La fille vingt fois dit à sa mère: «Maman, sortons d'ici; sauvons-nous.» Autant de fois la mère s'y opposa, et lui répondit: «Non, ma fille, il faut rester; il faut voir ce que cela deviendra: cet homme ne nous tuera pas…» «Eh! plût à Dieu, lui répondait sa fille, qu'il l'eût déjà fait!..» Sa mère lui répliquait: «Vous feriez mieux de vous taire, que de parler comme une sotte.»

À son retour, le marquis s'enferma dans son cabinet, et écrivit deux lettres, l'une à sa femme, l'autre à sa belle-mère. Celle-ci partit dans la même journée, et se rendit au couvent des Carmélites de la ville prochaine, où elle est morte il y a quelques jours. Sa fille s'habilla, et se traîna dans l'appartement de son mari où il lui avait apparemment enjoint de venir. Dès la porte, elle se jeta à genoux. «Levez-vous,» lui dit le marquis…

Au lieu de se lever, elle s'avança vers lui sur ses genoux; elle tremblait de tous ses membres: elle était échevelée; elle avait le corps un peu penché, les bras portés de son côté, la tête relevée, le regard attaché sur ses yeux, et le visage inondé de pleurs. «Il me semble,» lui dit-elle, un sanglot séparant chacun de ses mots, «que votre cœur justement irrité s'est radouci, et que peut-être avec le temps j'obtiendrai miséricorde. Monsieur, de grâce, ne vous hâtez pas de me pardonner. Tant de filles honnêtes sont devenues de malhonnêtes femmes, que peut-être serai-je un exemple contraire. Je ne suis pas encore digne que vous vous rapprochiez de moi; attendez, laissez-moi seulement l'espoir du pardon. Tenez-moi loin de vous; vous verrez ma conduite; vous la jugerez: trop heureuse mille fois, trop heureuse si vous daignez quelquefois m'appeler! Marquez-moi le recoin obscur de votre maison où vous permettez que j'habite; j'y resterai sans murmure. Ah! si je pouvais m'arracher le nom et le titre qu'on m'a fait usurper, et mourir après, à l'instant vous seriez satisfait! Je me suis laissée conduire par faiblesse, par séduction, par autorité, par menaces, à une action infâme; mais ne croyez pas, monsieur, que je sois méchante: je ne le suis pas, puisque je n'ai pas balancé à paraître devant vous quand vous m'avez appelée, et que j'ose à présent lever les yeux sur vous et vous parler. Ah! si vous pouviez lire au fond de mon cœur, et voir combien mes fautes passées sont loin de moi; combien les mœurs de mes pareilles me sont étrangères! La corruption s'est posée sur moi; mais elle ne s'y est point attachée. Je me connais, et une justice que je me rends, c'est que par mes goûts, par mes sentiments, par mon caractère, j'étais née digne de l'honneur de vous appartenir. Ah! s'il m'eût été libre de vous voir, il n'y avait qu'un mot à dire, et je crois que j'en aurais eu le courage. Monsieur, disposez de moi comme il vous plaira; faites entrer vos gens; qu'ils me dépouillent, qu'ils me jettent la nuit dans la rue: je souscris à tout. Quel que soit le sort que vous me préparez, je m'y soumets: le fond d'une campagne, l'obscurité d'un cloître peut me dérober pour jamais à vos yeux: parlez, et j'y vais. Votre bonheur n'est point perdu sans ressource, et vous pouvez m'oublier…

– Levez-vous, lui dit doucement le marquis; je vous ai pardonné: au moment même de l'injure j'ai respecté ma femme en vous; il n'est pas sorti de ma bouche une parole qui l'ait humiliée, ou du moins je m'en repens, et je proteste qu'elle n'en entendra plus aucune qui l'humilie, si elle se souvient qu'on ne peut rendre son époux malheureux sans le devenir. Soyez honnête, soyez heureuse, et faites que je le sois. Levez-vous, je vous en prie, ma femme, levez-vous et embrassez-moi; madame la marquise, levez-vous, vous n'êtes pas à votre place; madame des Arcis, levez-vous…»

Pendant qu'il parlait ainsi, elle était restée le visage caché dans ses mains, et la tête appuyée sur les genoux du marquis; mais au mot de ma femme, au mot de madame des Arcis, elle se leva brusquement, et se précipita sur le marquis, elle le tenait embrassé, à moitié suffoquée par la douleur et par la joie; puis elle se séparait de lui, se jetait à terre, et lui baisait les pieds.

«Ah! lui disait le marquis, je vous ai pardonné; je vous l'ai dit; et je vois que vous n'en croyez rien.

– Il faut, lui répondait-elle, que cela soit, et que je ne le croie jamais.»

Le marquis ajoutait: «En vérité je crois que je ne me repens de rien; et que cette Pommeraye, au lieu de se venger, m'aura rendu un grand service. Ma femme, allez vous habiller, tandis qu'on s'occupera à faire vos malles. Nous partons pour ma terre, où nous resterons jusqu'à ce que nous puissions reparaître ici sans conséquence pour vous et pour moi…»

Ils passèrent presque trois ans de suite absents de la capitale.

JACQUES

Et je gagerais bien que ces trois ans s'écoulèrent comme un jour, et que le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu'il y eût au monde.

LE MAÎTRE

Je serais de moitié; mais en vérité je ne sais pourquoi, car je n'ai point été satisfait de cette fille pendant tout le cours des menées de la dame de La Pommeraye et de sa mère. Pas un instant de crainte, pas le moindre signe d'incertitude, pas un remords; je l'ai vue se prêter, sans aucune répugnance, à cette longue horreur. Tout ce qu'on a voulu d'elle, elle n'a jamais hésité de le faire; elle va à confesse; elle communie; elle joue la religion et ses ministres. Elle m'a semblé aussi fausse, aussi méprisable, aussi méchante que les deux autres… Notre hôtesse, vous narrez assez bien; mais vous n'êtes pas encore profonde dans l'art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât, il fallait lui donner de la franchise, et nous la montrer victime innocente et forcée de sa mère et de La Pommeraye, il fallait que les traitements les plus cruels l'entraînassent, malgré qu'elle en eût, à concourir à une suite de forfaits continus pendant une année; il fallait préparer ainsi le raccommodement de cette femme avec son mari. Quand on introduit un personnage sur la scène, il faut que son rôle soit un: or je vous demanderai, notre charmante hôtesse, si la fille qui complote avec deux scélérates est bien la femme suppliante que nous avons vue aux pieds de son mari? Vous avez péché contre les règles d'Aristote, d'Horace, de Vida et de Le Bossu42.

L'HÔTESSE

Je ne connais ni bossu ni droit: je vous ai dit la chose comme elle s'est passée, sans en rien omettre, sans y rien ajouter. Et qui sait ce qui se passait au fond du cœur de cette jeune fille, et si, dans les moments où elle nous paraissait agir le plus lestement, elle n'était pas secrètement dévorée de chagrin?

JACQUES

Notre hôtesse, pour cette fois, il faut que je sois de l'avis de mon maître qui me le pardonnera, car cela m'arrive si rarement; de son Bossu, que je ne connais point; et de ces autres messieurs qu'il a cités, et que je ne connais pas davantage. Si Mlle Duquênoi, ci-devant la d'Aisnon, avait été une jolie enfant, il y aurait paru.

L'HÔTESSE

Jolie enfant ou non, tant y a que c'est une excellente femme; que son mari est avec elle content comme un roi, et qu'il ne la troquerait pas contre une autre.

LE MAÎTRE

Je l'en félicite: il a été plus heureux que sage.

L'HÔTESSE

Et moi, je vous souhaite une bonne nuit. Il est tard, et il faut que je sois la dernière couchée et la première levée. Quel maudit métier! Bonsoir, messieurs, bonsoir. Je vous avais promis, je ne sais plus à propos de quoi, l'histoire d'un mariage saugrenu: et je crois vous avoir tenu parole. Monsieur Jacques, je crois que vous n'aurez pas de peine à vous endormir; car vos yeux sont plus d'à demi fermés. Bonsoir, monsieur Jacques.

LE MAÎTRE

Eh bien, notre hôtesse, il n'y a donc pas moyen de savoir vos aventures?

L'HÔTESSE

Non.

JACQUES

Vous avez un furieux goût pour les contes!

LE MAÎTRE

Il est vrai; ils m'instruisent et m'amusent. Un bon conteur est un homme rare.

JACQUES

Et voilà tout juste pourquoi je n'aime pas les contes, à moins que je ne les fasse.

LE MAÎTRE

Tu aimes mieux parler mal que te taire.

JACQUES

Il est vrai.

LE MAÎTRE

Et moi, j'aime mieux entendre mal parler que de ne rien entendre.

JACQUES

Cela nous met tous deux fort à notre aise.

Je ne sais où l'hôtesse, Jacques et son maître avaient mis leur esprit, pour n'avoir pas trouvé une seule des choses qu'il y avait à dire en faveur de Mlle Duquênoi. Est-ce que cette fille comprit rien aux artifices de la dame de La Pommeraye, avant le dénoûment? Est-ce qu'elle n'aurait pas mieux aimé accepter les offres que la main du marquis, et l'avoir pour amant que pour époux? Est-ce qu'elle n'était pas continuellement sous les menaces et le despotisme de la marquise? Peut-on la blâmer de son horrible aversion pour un état infâme? et si l'on prend le parti de l'en estimer davantage, peut-on exiger d'elle bien de la délicatesse, bien du scrupule dans le choix des moyens de s'en tirer?

 

Et vous croyez, lecteur, que l'apologie de Mme de La Pommeraye est plus difficile à faire? Il vous aurait été peut-être plus agréable d'entendre là-dessus Jacques et son maître; mais ils avaient à parler de tant d'autres choses plus intéressantes, qu'ils auraient vraisemblablement négligé celle-ci. Permettez donc que je m'en occupe un moment.

Vous entrez en fureur au nom de Mme de La Pommeraye, et vous vous écriez: «Ah! la femme horrible! ah! l'hypocrite! ah! la scélérate!..» Point d'exclamation, point de courroux, point de partialité: raisonnons. Il se fait tous les jours des actions plus noires, sans aucun génie. Vous pouvez haïr; vous pouvez redouter Mme de La Pommeraye: mais vous ne la mépriserez pas. Sa vengeance est atroce; mais elle n'est souillée d'aucun motif d'intérêt. On ne vous a pas dit qu'elle avait jeté au nez du marquis le beau diamant dont il lui avait fait présent; mais elle le fit: je le sais par les voies les plus sûres. Il ne s'agit ni d'augmenter sa fortune, ni d'acquérir quelques titres d'honneur. Quoi! si cette femme en avait fait autant, pour obtenir à un mari la récompense de ses services; si elle s'était prostituée à un ministre ou même à un premier commis, pour un cordon ou pour une colonelle; au dépositaire de la feuille des Bénéfices, pour une riche abbaye, cela vous paraîtrait tout simple, l'usage serait pour vous: et lorsqu'elle se venge d'une perfidie, vous vous révoltez contre elle au lieu de voir que son ressentiment ne vous indigne que parce que vous êtes incapable d'en éprouver un aussi profond, ou que vous ne faites presque aucun cas de la vertu des femmes. Avez-vous un peu réfléchi sur les sacrifices que Mme de La Pommeraye avait faits au marquis? Je ne vous dirai pas que sa bourse lui avait été ouverte en toute occasion, et que pendant plusieurs années il n'avait eu d'autre maison, d'autre table que la sienne: cela vous ferait hocher de la tête; mais elle s'était assujettie à toutes ses fantaisies, à tous ses goûts; pour lui plaire elle avait renversé le plan de sa vie. Elle jouissait de la plus haute considération dans le monde, par la pureté de ses mœurs: et elle s'était rabaissée sur la ligne commune. On dit d'elle, lorsqu'elle eut agréé l'hommage du marquis des Arcis: Enfin cette merveilleuse Mme de La Pommeraye s'est donc faite comme une d'entre nous… Elle avait remarqué autour d'elle les souris ironiques; elle avait entendu les plaisanteries, et souvent elle en avait rougi et baissé les yeux; elle avait avalé tout le calice de l'amertume préparé aux femmes dont la conduite réglée a fait trop longtemps la satire des mauvaises mœurs de celles qui les entourent; elle avait supporté tout l'éclat scandaleux par lequel on se venge des imprudentes43 bégueules qui affichent de l'honnêteté. Elle était vaine; et elle serait morte de douleur plutôt que de promener dans le monde, après la honte de la vertu abandonnée, le ridicule d'une délaissée. Elle touchait au moment où la perte d'un amant ne se répare plus. Tel était son caractère, que cet événement la condamnait à l'ennui et à la solitude. Un homme en poignarde un autre pour un geste, pour un démenti; et il ne sera pas permis à une honnête femme perdue, déshonorée, trahie, de jeter le traître entre les bras d'une courtisane? Ah! lecteur, vous êtes bien léger dans vos éloges, et bien sévère dans votre blâme. Mais, me direz-vous, c'est plus encore la manière que la chose que je reproche à la marquise. Je ne me fais pas à un ressentiment d'une si longue tenue; à un tissu de fourberies, de mensonges, qui dure près d'un an. Ni moi non plus, ni Jacques, ni son maître, ni l'hôtesse. Mais vous pardonnez tout à un premier mouvement; et je vous dirai que, si le premier mouvement des autres est court, celui de Mme de La Pommeraye et des femmes de son caractère est long. Leur âme reste quelquefois toute leur vie comme au premier moment de l'injure; et quel inconvénient, quelle injustice y a-t-il à cela? Je n'y vois que des trahisons moins communes; et j'approuverais fort une loi qui condamnerait aux courtisanes celui qui aurait séduit et abandonné une honnête femme: l'homme commun aux femmes communes.

Tandis que je disserte, le maître de Jacques ronfle comme s'il m'avait écouté; et Jacques, à qui les muscles des jambes refusaient le service, rôde dans la chambre, en chemise et pieds nus, culbute tout ce qu'il rencontre et réveille son maître qui lui dit d'entre ses rideaux: «Jacques, tu es ivre.

– Ou peu s'en faut.

– À quelle heure as-tu résolu de te coucher?

– Tout à l'heure, monsieur; c'est qu'il y a… c'est qu'il y a…

– Qu'est-ce qu'il y a?

– Dans cette bouteille un reste qui s'éventerait. J'ai en horreur les bouteilles en vidange; cela me reviendrait en tête, quand je serais couché; et il n'en faudrait pas davantage pour m'empêcher de fermer l'œil. Notre hôtesse est, par ma foi, une excellente femme, et son vin de Champagne un excellent vin; ce serait dommage de le laisser éventer… Le voilà bientôt à couvert… et il ne s'éventera plus…»

Et tout en balbutiant, Jacques, en chemise et pieds nus, avait sablé deux ou trois rasades sans ponctuation, comme il s'exprimait, c'est-à-dire de la bouteille au verre, du verre à la bouche. Il y a deux versions sur ce qui suivit après qu'il eut éteint les lumières. Les uns prétendent qu'il se mit à tâtonner le long des murs sans pouvoir retrouver son lit, et qu'il disait: «Ma foi, il n'y est plus, ou, s'il y est, il est écrit là-haut que je ne le retrouverai pas; dans l'un et l'autre cas, il faut s'en passer;» et qu'il prit le parti de s'étendre sur des chaises. D'autres, qu'il était écrit là-haut qu'il s'embarrasserait les pieds dans les chaises, qu'il tomberait sur le carreau et qu'il y resterait. De ces deux versions, demain, après-demain, vous choisirez, à tête reposée, celle qui vous conviendra le mieux.

Nos deux voyageurs, qui s'étaient couchés tard et la tête un peu chaude de vin, dormirent la grasse matinée; Jacques à terre ou sur des chaises, selon la version que vous aurez préférée; son maître plus à son aise dans son lit. L'hôtesse monta et leur annonça que la journée ne serait pas belle; mais que, quand le temps leur permettrait de continuer leur route, ils risqueraient leur vie ou seraient arrêtés par le gonflement des eaux du ruisseau qu'ils auraient à traverser; et que plusieurs hommes de cheval, qui n'avaient pas voulu l'en croire, avaient été forcés de rebrousser chemin. Le maître dit à Jacques: «Jacques, que ferons-nous?» Jacques répondit: «Nous déjeunerons d'abord avec notre hôtesse: ce qui nous avisera.» L'hôtesse jura que c'était sagement pensé. On servit à déjeuner. L'hôtesse ne demandait pas mieux que d'être gaie; le maître de Jacques s'y serait prêté; mais Jacques commençait à souffrir; il mangea de mauvaise grâce, il but peu, il se tut. Ce dernier symptôme était surtout fâcheux: c'était la suite de la mauvaise nuit qu'il avait passée et du mauvais lit qu'il avait eu. Il se plaignait de douleurs dans les membres; sa voix rauque annonçait un mal de gorge. Son maître lui conseilla de se coucher: il n'en voulut rien faire. L'hôtesse lui proposait une soupe à l'oignon. Il demanda qu'on fît du feu dans la chambre, car il ressentait du frisson; qu'on lui préparât de la tisane et qu'on lui apportât une bouteille de vin blanc: ce qui fut exécuté sur-le-champ. Voilà l'hôtesse partie et Jacques en tête-à-tête avec son maître. Celui-ci allait à la fenêtre, disait: «Quel diable de temps!» regardait à sa montre (car c'était la seule en qui il eût confiance) quelle heure il était, prenait sa prise de tabac, recommençait la même chose d'heure en heure, s'écriant à chaque fois: «Quel diable de temps!» se tournant vers Jacques et ajoutant: «La belle occasion pour reprendre et achever l'histoire de tes amours! mais on parle mal d'amour et d'autre chose quand on souffre. Vois, tâte-toi, si tu peux continuer, continue; sinon, bois ta tisane et dors.»

Jacques prétendit que le silence lui était malsain; qu'il était un animal jaseur; et que le principal avantage de sa condition, celui qui le touchait le plus, c'était la liberté de se dédommager des douze années de bâillon qu'il avait passées chez son grand-père, à qui Dieu fasse miséricorde.

LE MAÎTRE

Parle donc, puisque cela nous fait plaisir à tous deux. Tu en étais à je ne sais quelle proposition malhonnête de la femme du chirurgien; il s'agissait, je crois, d'expulser celui qui servait au château et d'y installer son mari.

JACQUES

M'y voilà; mais un moment, s'il vous plaît. Humectons.

Jacques remplit un grand gobelet de tisane, y versa un peu de vin blanc et l'avala. C'était une recette qu'il tenait de son capitaine et que M. Tissot, qui la tenait de Jacques, recommande dans son traité des maladies populaires44. Le vin blanc, disaient Jacques et M. Tissot, fait pisser, est diurétique, corrige la fadeur de la tisane et soutient le ton de l'estomac et des intestins. Son verre de tisane bu, Jacques continua:

Me voilà sorti de la maison du chirurgien, monté dans la voiture, arrivé au château et entouré de tous ceux qui l'habitaient.

LE MAÎTRE

Est-ce que tu y étais connu?

JACQUES

Assurément! Vous rappelleriez-vous une certaine femme à la cruche d'huile?

LE MAÎTRE

Fort bien!

JACQUES

Cette femme était la commissionnaire de l'intendant et des domestiques. Jeanne avait prôné dans le château l'acte de commisération que j'avais exercé envers elle; ma bonne œuvre était parvenue aux oreilles du maître: on ne lui avait pas laissé ignorer les coups de pied et de poing dont elle avait été récompensée la nuit sur le grand chemin. Il avait ordonné qu'on me découvrît et qu'on me transportât chez lui. M'y voilà. On me regarde; on m'interroge, on m'admire. Jeanne m'embrassait et me remerciait. «Qu'on le loge commodément, disait le maître à ses gens, et qu'on ne le laisse manquer de rien;» au chirurgien de la maison: «Vous le visiterez assidûment…» Tout fut exécuté de point en point. Eh bien! mon maître, qui sait ce qui est écrit là-haut? Qu'on dise à présent que c'est bien ou mal fait de donner son argent; que c'est un malheur d'être assommé… Sans ces deux événements, M. Desglands n'aurait jamais entendu parler de Jacques.

LE MAÎTRE

M. Desglands, seigneur de Miremont! C'est au château de Miremont que tu es? chez mon vieil ami, le père de M. Desforges, l'intendant de la province?

JACQUES

Tout juste. Et la jeune brune à la taille légère, aux yeux noirs…

LE MAÎTRE

Est Denise, la fille de Jeanne?

JACQUES

Elle-même.

LE MAÎTRE

Tu as raison, c'est une des plus belles et des plus honnêtes créatures qu'il y ait à vingt lieues à la ronde. Moi et la plupart de ceux qui fréquentaient le château de Desglands avaient tout mis en œuvre inutilement pour la séduire; et il n'y en avait pas un de nous qui n'eût fait de grandes sottises pour elle, à condition d'en faire une petite pour lui.

Jacques cessant ici de parler, son maître lui dit: À quoi penses-tu? Que fais-tu?

JACQUES

Je fais ma prière.

 
LE MAÎTRE

Est-ce que tu pries?

JACQUES

Quelquefois.

LE MAÎTRE

Et que dis-tu?

JACQUES

Je dis: «Toi qui as fait le grand rouleau, quel que tu sois, et dont le doigt a tracé toute l'écriture qui est là-haut, tu as su de tous les temps ce qu'il me fallait; que ta volonté soit faite. Amen

LE MAÎTRE

Est-ce que tu ne ferais pas aussi bien de te taire?

JACQUES

Peut-être que oui, peut-être que non. Je prie à tout hasard; et quoi qu'il m'advînt, je ne m'en réjouirais ni m'en plaindrais, si je me possédais; mais c'est que je suis inconséquent et violent, que j'oublie mes principes ou les leçons de mon capitaine et que je ris et pleure comme un sot.

LE MAÎTRE

Est-ce que ton capitaine ne pleurait point, ne riait jamais?

JACQUES

Rarement… Jeanne m'amena sa fille un matin; et s'adressant d'abord à moi, elle me dit: «Monsieur, vous voilà dans un beau château, où vous serez un peu mieux que chez votre chirurgien. Dans les commencements surtout, oh! vous serez soigné à ravir; mais je connais les domestiques, il y a assez longtemps que je le suis; peu à peu leur beau zèle se ralentira. Les maîtres ne penseront plus à vous; et si votre maladie dure, vous serez oublié, mais si parfaitement oublié, que s'il vous prenait fantaisie de mourir de faim, cela vous réussirait…» Puis se tournant vers sa fille: «Écoute, Denise, lui dit-elle, je veux que tu visites cet honnête homme-là quatre fois par jour: le matin, à l'heure du dîner, sur les cinq heures et à l'heure du souper. Je veux que tu lui obéisses comme à moi. Voilà qui est dit, et n'y manque pas.»

LE MAÎTRE

Sais-tu ce qui lui est arrivé à ce pauvre Desglands?

JACQUES

Non, monsieur; mais si les souhaits que j'ai faits pour sa prospérité n'ont pas été remplis, ce n'est pas faute d'avoir été sincères. C'est lui qui me donna au commandeur de La Boulaye, qui périt en passant à Malte; c'est le commandeur de La Boulaye qui me donna à son frère aîné le capitaine, qui est peut-être mort à présent de la fistule; c'est ce capitaine qui me donna à son frère le plus jeune, l'avocat général de Toulouse, qui devint fou, et que la famille fit enfermer. C'est M. Pascal, avocat général de Toulouse, qui me donna au comte de Tourville, qui aima mieux laisser croître sa barbe sous un habit de capucin que d'exposer sa vie; c'est le comte de Tourville qui me donna à la marquise du Belloy, qui s'est sauvée à Londres avec un étranger; c'est la marquise du Belloy qui me donna à un de ses cousins, qui s'est ruiné avec les femmes et qui a passé aux îles; c'est ce cousin-là qui me recommanda à un M. Hérissant, usurier de profession, qui faisait valoir l'argent de M. de Rusai, docteur de Sorbonne, qui me fit entrer chez Mlle Isselin, que vous entreteniez, et qui me plaça chez vous, à qui je devrai un morceau de pain sur mes vieux jours, car vous me l'avez promis si je vous restais attaché: et il n'y a pas d'apparence que nous nous séparions. Jacques a été fait pour vous, et vous fûtes fait pour Jacques.

LE MAÎTRE

Mais, Jacques, tu as parcouru bien des maisons en assez peu de temps.

JACQUES

Il est vrai; on m'a renvoyé quelquefois.

LE MAÎTRE

Pourquoi?

JACQUES

C'est que je suis né bavard, et que tous ces gens-là voulaient qu'on se tût. Ce n'était pas comme vous, qui me remercieriez demain si je me taisais. J'avais tout juste le vice qui vous convenait. Mais qu'est-ce donc qui est arrivé à M. Desglands? dites-moi cela, tandis que je m'apprêterai un coup de tisane.

LE MAÎTRE

Tu as demeuré dans son château et tu n'as jamais entendu parler de son emplâtre?

JACQUES

Non.

LE MAÎTRE

Cette aventure-là sera pour la route; l'autre est courte. Il avait fait sa fortune au jeu. Il s'attacha à une femme que tu auras pu voir dans son château, femme d'esprit, mais sérieuse, taciturne, originale et dure. Cette femme lui dit un jour: «Ou vous m'aimez mieux que le jeu, et en ce cas donnez-moi votre parole d'honneur que vous ne jouerez jamais; ou vous aimez mieux le jeu que moi, et en ce cas ne me parlez plus de votre passion, et jouez tant qu'il vous plaira…» Desglands donna sa parole d'honneur qu'il ne jouerait plus. – Ni gros ni petit jeu? – Ni gros ni petit jeu. Il y avait environ dix ans qu'ils vivaient ensemble dans le château que tu connais, lorsque Desglands, appelé à la ville par une affaire d'intérêt, eut le malheur de rencontrer chez son notaire une de ses anciennes connaissances de brelan, qui l'entraîna à dîner dans un tripot, où il perdit en une seule séance tout ce qu'il possédait. Sa maîtresse fut inflexible; elle était riche; elle fit à Desglands une pension modique et se sépara de lui pour toujours.

JACQUES

J'en suis fâché, c'était un galant homme.

LE MAÎTRE

[Comment va la gorge?

JACQUES

Mal.

LE MAÎTRE

C'est que tu parles trop, et que tu ne bois pas assez.

JACQUES

C'est que je n'aime pas la tisane, et que j'aime à parler45.]

LE MAÎTRE

Eh bien! Jacques, te voilà chez Desglands, près de Denise, et Denise autorisée par sa mère à te faire au moins quatre visites par jour. La coquine! préférer un Jacques!

JACQUES

Un Jacques! un Jacques, monsieur, est un homme comme un autre.

LE MAÎTRE

Jacques, tu te trompes, un Jacques n'est point un homme comme un autre.

JACQUES

C'est quelquefois mieux qu'un autre.

LE MAÎTRE

Jacques, vous vous oubliez. Reprenez l'histoire de vos amours, et souvenez-vous que vous n'êtes et que vous ne serez jamais qu'un Jacques.

JACQUES

Si, dans la chaumière où nous trouvâmes les coquins, Jacques n'avait pas valu un peu mieux que son maître…

LE MAÎTRE

Jacques, vous êtes un insolent: vous abusez de ma bonté. Si j'ai fait la sottise de vous tirer de votre place, je saurai bien vous y remettre. Jacques, prenez votre bouteille et votre coquemar, et descendez là-bas.

JACQUES

Cela vous plaît à dire, monsieur; je me trouve bien ici, et je ne descendrai pas là-bas.

LE MAÎTRE

Je te dis que tu descendras.

JACQUES

Je suis sûr que vous ne dites pas vrai. Comment, monsieur, après m'avoir accoutumé pendant dix ans à vivre de pair à compagnon…

LE MAÎTRE

Il me plaît que cela cesse.

JACQUES

Après avoir souffert toutes mes impertinences…

LE MAÎTRE

Je n'en veux plus souffrir.

JACQUES

Après m'avoir fait asseoir à table à côté de vous, m'avoir appelé votre ami…

LE MAÎTRE

Vous ne savez pas ce que c'est que le nom d'ami donné par un supérieur à son subalterne.

JACQUES

Quand on sait que tous vos ordres ne sont que des clous à soufflet, s'ils n'ont été ratifiés par Jacques; après avoir si bien accolé votre nom au mien, que l'un ne va jamais sans l'autre, et que tout le monde dit Jacques et son maître; tout à coup il vous plaira de les séparer! Non, monsieur, cela ne sera pas. Il est écrit là-haut que tant que Jacques vivra, que tant que son maître vivra, et même après qu'ils seront morts tous deux, on dira Jacques et son maître.

LE MAÎTRE

Et je dis, Jacques, que vous descendrez, et que vous descendrez sur-le-champ, parce que je vous l'ordonne.

JACQUES

Monsieur, commandez-moi toute autre chose, si vous voulez que je vous obéisse.

Ici le maître de Jacques se leva, le prit à la boutonnière, et lui dit gravement:

«Descendez.»

Jacques lui répondit froidement:

«Je ne descends pas.»

Le maître le secouant fortement, lui dit:

«Descendez, maroufle! obéissez-moi.»

Jacques lui répliqua froidement encore:

«Maroufle, tant qu'il vous plaira; mais le maroufle ne descendra pas. Tenez, monsieur, ce que j'ai à la tête, comme on dit, je ne l'ai pas au talon. Vous vous échauffez inutilement, Jacques restera où il est, et ne descendra pas.»

Et puis Jacques et son maître, après s'être modérés jusqu'à ce moment, s'échappent tous les deux à la fois, et se mettent à crier à tue-tête:

«Tu descendras.

– Je ne descendrai pas.

– Tu descendras.

– Je ne descendrai pas.»

À ce bruit, l'hôtesse monta, et s'informa de ce que c'était; mais ce ne fut pas dans le premier instant qu'on lui répondit; on continua à crier: «Tu descendras. Je ne descendrai pas.» Ensuite le maître, le cœur gros, se promenant dans la chambre, disait en grommelant: «A-t-on jamais rien vu de pareil?» L'hôtesse ébahie et debout: «Eh bien! messieurs, de quoi s'agit-il?»

Jacques, sans s'émouvoir, à l'hôtesse: C'est mon maître à qui la tête tourne; il est fou.

LE MAÎTRE

C'est bête que tu veux dire.

JACQUES

Tout comme il vous plaira.

LE MAÎTRE, à l'hôtesse

L'avez-vous entendu?

L'HÔTESSE

Il a tort; mais la paix, la paix; parlez l'un ou l'autre, et que je sache ce dont il s'agit.

LE MAÎTRE, à Jacques

Parle, maroufle.

JACQUES, à son maître

Parlez vous-même.

L'HÔTESSE, à Jacques

Allons, monsieur Jacques, parlez, votre maître vous l'ordonne; après tout, un maître est un maître…

Jacques expliqua la chose à l'hôtesse. L'hôtesse, après avoir entendu, leur dit: Messieurs, voulez-vous m'accepter pour arbitre?

JACQUES ET SON MAÎTRE, tous les deux à la fois

Très-volontiers, très-volontiers, notre hôtesse.

L'HÔTESSE

Et vous vous engagez d'honneur à exécuter ma sentence?

JACQUES ET SON MAÎTRE

D'honneur, d'honneur…

Alors l'hôtesse s'asseyant sur la table, et prenant le ton et le maintien d'un grave magistrat, dit:

«Ouï la déclaration de monsieur Jacques, et d'après des faits tendant à prouver que son maître est un bon, un très-bon, un trop bon maître; et que Jacques n'est point un mauvais serviteur, quoiqu'un peu sujet à confondre la possession absolue et inamovible avec la concession passagère et gratuite, j'annule l'égalité qui s'est établie entre eux par laps de temps, et la recrée sur-le-champ. Jacques descendra, et quand il aura descendu, il remontera: il rentrera dans toutes les prérogatives dont il a joui jusqu'à ce jour. Son maître lui tendra la main, et lui dira d'amitié: «Bonjour, Jacques, je suis bien aise de vous revoir…» Jacques lui répondra: «Et moi, monsieur, je suis enchanté de vous retrouver…» Et je défends qu'il soit jamais question entre eux de cette affaire, et que la prérogative de maître et de serviteur soit agitée à l'avenir. Voulons que l'un ordonne et que l'autre obéisse, chacun de son mieux; et qu'il soit laissé, entre ce que l'un peut et ce que l'autre doit, la même obscurité que ci-devant.»

42Le Bossu, auteur d'un Traité du Poëme épique, tient ici le rang auquel un goût éclairé a élevé Boileau. Les quatre poétiques sont d'Aristote, Horace, Vida et Despréaux; l'abbé Batteux en a donné en 1771 une édition en 2 vol. in-8º. (Br.)
43L'édition Brière met impudentes, en faisant remarquer qu'on lit imprudentes dans toutes les éditions. La copie que nous avons suivie porte bien imprudentes. Et il nous semble très-naturel de lire ainsi. Le monde n'a pas à se venger des bégueules, impudentes ou non, mais de celles qui sont assez imprudentes pour donner prise à la revanche.
44Tissot, médecin suisse, né en 1727, mourut à Lausanne le 15 juin 1797. Le livre auquel Diderot fait allusion est l'Avis au peuple sur sa santé (1761), qui a eu de nombreuses éditions.
45Le passage renfermé entre deux crochets ne se trouve pas dans l'édition originale. (Br.) – Il manque en effet à la copie et il nous paraît d'ailleurs assez peu motivé.