Tasuta

Jacques le fataliste et son maître

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Oui, oui, en lieu honnête, disait le commissaire.

– Qu'ils étaient venus pour affaire importante.

– L'affaire importante qui conduit ici, nous la connaissons. Mademoiselle, parlez.

– Monsieur le commissaire, ce que ces messieurs vous assurent est la pure vérité.»

Cependant le commissaire verbalisait à son tour, et comme il n'y avait rien dans son procès-verbal que l'exposition pure et simple du fait, les deux moines furent obligés de signer. En descendant ils trouvèrent tous les locataires sur les paliers de leurs appartements, à la porte de la maison une populace nombreuse, un fiacre, des archers qui les mirent dans le fiacre, au bruit confus de l'invective et des huées. Ils s'étaient couvert le visage de leurs manteaux, ils se désolaient. Le commissaire perfide s'écriait: «Eh! pourquoi, mes Pères, fréquenter ces endroits et ces créatures-là? Cependant ce ne sera rien; j'ai ordre de la police de vous déposer entre les mains de votre supérieur, qui est un galant homme, indulgent; il ne mettra pas à cela plus d'importance que cela ne vaut. Je ne crois pas qu'on en use dans vos maisons comme chez les cruels capucins. Si vous aviez affaire à des capucins, ma foi, je vous plaindrais.»

Tandis que le commissaire leur parlait, le fiacre s'acheminait vers le couvent, la foule grossissait, l'entourait, le précédait, et le suivait à toutes jambes. On entendait ici: Qu'est-ce?.. Là: Ce sont des moines… Qu'ont-ils fait? On les a pris chez des filles… Des prémontrés chez des filles! Eh oui; ils courent sur les brisées des carmes et des cordeliers… Les voilà arrivés. Le commissaire descend, frappe à la porte, frappe encore, frappe une troisième fois; enfin elle s'ouvre. On avertit le supérieur Hudson, qui se fait attendre une demi-heure au moins, afin de donner au scandale tout son éclat. Il paraît enfin. Le commissaire lui parle à l'oreille; le commissaire a l'air d'intercéder; Hudson de rejeter rudement sa prière; enfin, celui-ci prenant un visage sévère et un ton ferme, lui dit: «Je n'ai point de religieux dissolus dans ma maison; ces gens-là sont deux étrangers qui me sont inconnus, peut-être deux coquins déguisés, dont vous pouvez faire tout ce qu'il vous plaira.»

À ces mots, la porte se ferme; le commissaire remonte dans la voiture, et dit à nos deux pauvres diables plus morts que vifs: «J'y ai fait tout ce que j'ai pu; je n'aurais jamais cru le père Hudson si dur. Aussi, pourquoi diable aller chez des filles?

– Si celle avec laquelle vous nous avez trouvés en est une, ce n'est point le libertinage qui nous a menés chez elle.

– Ah! ah! mes Pères; et c'est à un vieux commissaire que vous dites cela! Qui êtes-vous?

– Nous sommes religieux; et l'habit que nous portons est le nôtre.

– Songez que demain il faudra que votre affaire s'éclaircisse; parlez vrai; je puis peut-être vous servir.

– Nous vous avons dit vrai… Mais où allons-nous?

– Au petit Châtelet.

– Au petit Châtelet! En prison!

– J'en suis désolé.»

Ce fut en effet là que Richard et son compagnon furent déposés; mais le dessein d'Hudson n'était pas de les y laisser. Il était monté en chaise de poste, il était arrivé à Versailles; il parlait au ministre; il lui traduisait cette affaire comme il lui convenait. «Voilà, monseigneur, à quoi l'on s'expose lorsqu'on introduit la réforme dans une maison dissolue, et qu'on en chasse les hérétiques. Un moment plus tard, j'étais perdu, j'étais déshonoré. La persécution n'en restera pas là; toutes les horreurs dont il est possible de noircir un homme de bien, vous les entendrez; mais j'espère, monseigneur, que vous vous rappellerez que notre général…

– Je sais, je sais, et je vous plains. Les services que vous avez rendus à l'église et à votre ordre ne seront point oubliés. Les élus du Seigneur ont de tous les temps été exposés à des disgrâces: ils ont su les supporter; il faut savoir imiter leur courage. Comptez sur les bienfaits et la protection du roi. Les moines! les moines! je l'ai été, et j'ai connu par expérience ce dont ils sont capables.

– Si le bonheur de l'Église et de l'État voulait que votre Éminence me survécût, je persévérerais sans crainte.

– Je ne tarderai pas à vous tirer de là. Allez.

– Non, monseigneur, non, je ne m'éloignerai pas sans un ordre exprès qui délivre ces deux mauvais religieux…

– Je vois que l'honneur de la religion et de votre habit vous touche au point d'oublier des injures personnelles; cela est tout à fait chrétien, et j'en suis édifié sans en être surpris d'un homme tel que vous. Cette affaire n'aura point d'éclat.

– Ah! monseigneur, vous comblez mon âme de joie! dans ce moment c'est tout ce que je redoutais.

– Je vais travailler à cela.»

Dès le soir même Hudson eut l'ordre d'élargissement, et le lendemain Richard et son compagnon, dès la pointe du jour, étaient à vingt lieues de Paris, sous la conduite d'un exempt qui les remit dans la maison professe. Il était aussi porteur d'une lettre qui enjoignait au général de cesser de pareilles menées, et d'imposer la peine claustrale à nos deux religieux.

Cette aventure jeta la consternation parmi les ennemis d'Hudson; il n'y avait pas un moine dans sa maison que son regard ne fît trembler. Quelques mois après il fut pourvu d'une riche abbaye. Le général en conçut un dépit mortel. Il était vieux, et il y avait tout à craindre que l'abbé Hudson ne lui succédât. Il aimait tendrement Richard. «Mon pauvre ami, lui dit-il un jour, que deviendrais-tu si tu tombais sous l'autorité du scélérat Hudson? J'en suis effrayé. Tu n'es point engagé; si tu m'en croyais, tu quitterais l'habit…» Richard suivit ce conseil, et revint dans la maison paternelle, qui n'était pas éloignée de l'abbaye possédée par Hudson.

Hudson et Richard fréquentant les mêmes maisons, il était impossible qu'ils ne se rencontrassent pas, et en effet ils se rencontrèrent. Richard était un jour chez la dame d'un château situé entre Châlons et Saint-Dizier, mais plus près de Saint-Dizier que de Châlons, et à une portée de fusil de l'abbaye d'Hudson. La dame lui dit: «Nous avons ici votre ancien prieur: il est très-aimable, mais, au fond, quel homme est-ce?

– Le meilleur des amis et le plus dangereux des ennemis.

– Est-ce que vous ne seriez pas tenté de le voir?

– Nullement…»

À peine eut-il fait cette réponse, qu'on entendit le bruit d'un cabriolet qui entrait dans les cours, et qu'on en vit descendre Hudson avec une des plus belles femmes du canton. «Vous le verrez malgré que vous en ayez, lui dit la dame du château, car c'est lui.»

La dame du château et Richard vont au-devant de la dame du cabriolet et de l'abbé Hudson. Les dames s'embrassent: Hudson, en s'approchant de Richard, et le reconnaissant, s'écrie: «Eh! c'est vous, mon cher Richard? vous avez voulu me perdre, je vous le pardonne; pardonnez-moi votre visite au petit Châtelet, et n'y pensons plus.

– Convenez, monsieur l'abbé, que vous étiez un grand vaurien.

– Cela se peut.

– Que, si l'on vous avait rendu justice, la visite au Châtelet, ce n'est pas moi, c'est vous qui l'auriez faite.

– Cela se peut… C'est, je crois, au péril que je courus alors, que je dois mes nouvelles mœurs. Ah! mon cher Richard, combien cela m'a fait réfléchir, et que je suis changé!

– Cette femme avec laquelle vous êtes venu est charmante.

– Je n'ai plus d'yeux pour ces attraits-là.

– Quelle taille!

– Cela m'est devenu bien indifférent.

– Quel embonpoint!

– On revient tôt ou tard d'un plaisir qu'on ne prend que sur le faîte d'un toit, au péril à chaque mouvement de se rompre le cou.

– Elle a les plus belles mains du monde.

– J'ai renoncé à l'usage de ces mains-là. Une tête bien faite revient à l'esprit de son état, au seul vrai bonheur.

– Et ces yeux qu'elle tourne sur vous à la dérobée; convenez que vous, qui êtes connaisseur, vous n'en avez guère attaché de plus brillants et de plus doux. Quelle grâce, quelle légèreté et quelle noblesse dans sa démarche, dans son maintien!

– Je ne pense plus à ces vanités; je lis l'Écriture, je médite les Pères.

– Et de temps en temps les perfections de cette dame. Demeure-t-elle loin du Moncetz? Son époux est-il jeune?..»

Hudson, impatienté de ces questions, et bien convaincu que Richard ne le prendrait pas pour un saint, lui dit brusquement: «Mon cher Richard, vous vous f… de moi, et vous avez raison.»

Mon cher lecteur, pardonnez-moi la propriété de cette expression; et convenez qu'ici comme dans une infinité de bons contes, tels, par exemple, que celui de la conversation de Piron et de feu l'abbé Vatri, le mot honnête gâterait tout. – Qu'est-ce que c'est que cette conversation de Piron et de l'abbé Vatri? – Allez la demander à l'éditeur de ses ouvrages, qui n'a pas osé l'écrire; mais qui ne se fera pas tirer l'oreille pour vous la dire.

Nos quatre personnages se rejoignirent au château; on dîna bien, on dîna gaiement, et sur le soir on se sépara avec promesse de se revoir… Mais tandis que le marquis des Arcis causait avec le maître de Jacques, Jacques de son côté n'était pas muet avec monsieur le secrétaire Richard, qui le trouvait un franc original, ce qui arriverait plus souvent parmi les hommes, si l'éducation d'abord, ensuite le grand usage du monde, ne les usaient comme ces pièces d'argent qui, à force de circuler, perdent leur empreinte. Il était tard; la pendule avertit les maîtres et les valets qu'il était l'heure de se reposer, et ils suivirent son avis.

Jacques, en déshabillant son maître, lui dit: Monsieur, aimez-vous les tableaux?

LE MAÎTRE

Oui, mais en récit; car en couleur et sur la toile, quoique j'en juge aussi décidément qu'un amateur, je t'avouerai que je n'y entends rien du tout; que je serais bien embarrassé de distinguer une école d'une autre; qu'on me donnerait un Boucher pour un Rubens ou pour un Raphaël; que je prendrais une mauvaise copie pour un sublime original; que j'apprécierais mille écus une croûte de six francs; et six francs un morceau de mille écus; et que je ne me suis jamais pourvu qu'au pont Notre-Dame, chez un certain Tremblin, qui était de mon temps la ressource de la misère ou du libertinage, et la ruine du talent des jeunes élèves de Vanloo.

 
JACQUES

Et comment cela?

LE MAÎTRE

Qu'est-ce que cela te fait? Raconte-moi ton tableau, et sois bref, car je tombe de sommeil.

JACQUES

Placez-vous devant la fontaine des Innocents ou proche la porte Saint-Denis; ce sont deux accessoires qui enrichiront la composition.

LE MAÎTRE

M'y voilà.

JACQUES

Voyez au milieu de la rue un fiacre, la soupente cassée, et renversé sur le côté.

LE MAÎTRE

Je le vois.

JACQUES

Un moine et deux filles en sont sortis. Le moine s'enfuit à toutes jambes. Le cocher se hâte de descendre de son siége. Un caniche du fiacre s'est mis à la poursuite du moine, et l'a saisi par sa jaquette; le moine fait tous ses efforts pour se débarrasser du chien. Une des filles, débraillée, la gorge découverte, se tient les côtés à force de rire. L'autre fille, qui s'est fait une bosse au front, est appuyée contre la portière, et se presse la tête à deux mains. Cependant la populace s'est attroupée, les polissons accourent et poussent des cris, les marchands et les marchandes ont bordé le seuil de leurs boutiques, et d'autres spectateurs sont à leurs fenêtres.

LE MAÎTRE

Comment diable! Jacques, ta composition est bien ordonnée, riche, plaisante, variée et pleine de mouvement. À notre retour à Paris, porte ce sujet à Fragonard; et tu verras ce qu'il en saura faire.

JACQUES

Après ce que vous m'avez confessé de vos lumières en peinture, je puis accepter votre éloge sans baisser les yeux.

LE MAÎTRE

Je gage que c'est une des aventures de l'abbé Hudson?

JACQUES

Il est vrai.

Lecteur, tandis que ces bonnes gens dorment, j'aurais une petite question à vous proposer à discuter sur votre oreiller: c'est ce qu'aurait été l'enfant né de l'abbé Hudson et de la dame de La Pommeraye? – Peut-être un honnête homme. – Peut-être un sublime coquin. – Vous me direz cela demain matin.

Ce matin, le voilà venu, et nos voyageurs séparés; car le marquis des Arcis ne suivait plus la même route que Jacques et son maître. – Nous allons donc reprendre la suite des amours de Jacques? – Je l'espère; mais ce qu'il y a de bien certain, c'est que le maître sait l'heure qu'il est, qu'il a pris sa prise de tabac et qu'il a dit à Jacques: «Eh bien! Jacques, tes amours?»

Jacques, au lieu de répondre à cette question, disait: N'est-ce pas le diable! Du matin au soir ils disent du mal de la vie, et ils ne peuvent se résoudre à la quitter! Serait-ce que la vie présente n'est pas, à tout prendre, une si mauvaise chose, ou qu'ils en craignent une pire à venir?

LE MAÎTRE

C'est l'un et l'autre. À propos, Jacques, crois-tu à la vie à venir?

JACQUES

Je n'y crois ni décrois; je n'y pense pas. Je jouis de mon mieux de celle qui nous a été accordée en avancement d'hoirie.

LE MAÎTRE

Pour moi, je me regarde comme en chrysalide; et j'aime à me persuader que le papillon, ou mon âme, venant un jour à percer sa coque, s'envolera à la justice divine50.

JACQUES

Votre image est charmante.

LE MAÎTRE

Elle n'est pas de moi; je l'ai lue, je crois, dans un poëte italien appelé Dante, qui a fait un ouvrage intitulé: la Comédie de l'Enfer, du Purgatoire et du Paradis51.

JACQUES

Voilà un singulier sujet de comédie!

LE MAÎTRE

Il y a, pardieu, de belles choses, surtout dans son enfer. Il enferme les hérésiarques dans des tombeaux de feu, dont la flamme s'échappe et porte le ravage au loin; les ingrats, dans des niches où ils versent des larmes qui se glacent sur leurs visages; et les paresseux, dans d'autres niches; et il dit de ces derniers que le sang s'échappe de leurs veines, et qu'il est recueilli par des vers dédaigneux… Mais à quel propos ta sortie contre notre mépris d'une vie que nous craignons de perdre?

JACQUES

À propos de ce que le secrétaire du marquis des Arcis m'a raconté du mari de la jolie femme au cabriolet.

LE MAÎTRE

Elle est veuve!

JACQUES

Elle a perdu son mari dans un voyage qu'elle a fait à Paris; et le diable d'homme ne voulait pas entendre parler des sacrements. Ce fut la dame du château où Richard rencontra l'abbé Hudson qu'on chargea de le réconcilier avec le béguin?

LE MAÎTRE

Que veux-tu dire avec ton béguin?

JACQUES

Le béguin est la coiffure qu'on met aux enfants nouveau-nés!

LE MAÎTRE

Je t'entends. Et comment s'y prit-elle pour l'embéguiner?

JACQUES

On fit cercle autour du feu. Le médecin, après avoir tâté le pouls du malade, qu'il trouva bien bas, vint s'asseoir à côté des autres. La dame dont il s'agit s'approcha de son lit, et lui fit plusieurs questions; mais sans élever la voix plus qu'il ne le fallait pour que cet homme ne perdît pas un mot de ce qu'on avait à lui faire entendre; après quoi la conversation s'engagea entre la dame, le docteur et quelques-uns des autres assistants, comme je vais vous la rendre.

LA DAME

Eh bien! docteur, nous direz-vous des nouvelles de Mme de Parme?

LE DOCTEUR

Je sors d'une maison où l'on m'a assuré qu'elle était si mal qu'on n'en espérait plus rien.

LA DAME

Cette princesse a toujours donné des marques de piété. Aussitôt qu'elle s'est sentie en danger, elle a demandé à se confesser et à recevoir ses sacrements.

LE DOCTEUR

Le curé de Saint-Roch lui porte aujourd'hui une relique à Versailles; mais elle arrivera trop tard.

LA DAME

Madame Infante n'est pas la seule qui donne de ces exemples. M. le duc de Chevreuse, qui a été bien malade, n'a pas attendu qu'on lui proposât les sacrements, il les a appelés de lui-même: ce qui a fait grand plaisir à sa famille.

LE DOCTEUR

Il est beaucoup mieux.

UN DES ASSISTANTS

Il est certain que cela ne fait pas mourir; au contraire.

LA DAME

En vérité, dès qu'il y a du danger on devrait satisfaire à ces devoirs-là. Les malades ne conçoivent pas apparemment combien il est dur pour ceux qui les entourent, et combien cependant il est indispensable de leur en faire la proposition!

LE DOCTEUR

Je sors de chez un malade qui me dit, il y a deux jours: «Docteur, comment me trouvez-vous?

– Monsieur, la fièvre est forte, et les redoublements fréquents.

– Mais croyez-vous qu'il en survienne un bientôt?

– Non, je le crains seulement pour ce soir.

– Cela étant, je vais faire avertir un certain homme avec lequel j'ai une petite affaire particulière, afin de la terminer pendant que j'ai encore toute ma tête…» Il se confessa, il reçut tous ses sacrements. Je revins le soir, point de redoublement. Hier il était mieux; aujourd'hui il est hors d'affaire. J'ai vu beaucoup de fois dans le courant de ma pratique cet effet-là des sacrements.

LE MALADE, à son domestique

Apportez-moi mon poulet.

JACQUES

On le lui sert, il veut le couper et n'en a pas la force; on lui en dépèce l'aile en petits morceaux; il demande du pain, se jette dessus, fait des efforts pour en mâcher une bouchée, qu'il ne saurait avaler, et qu'il rend dans sa serviette; il demande du vin pur; il y mouille les bords de ses lèvres, et dit: «Je me porte bien…» Oui, mais une demi-heure après il n'était plus.

LE MAÎTRE

Cette dame s'y était pourtant bien prise… et tes amours?

JACQUES

Et la condition que vous avez acceptée?

LE MAÎTRE

J'entends… Tu es installé au château de Desglands, et la vieille commissionnaire Jeanne a ordonné à sa jeune fille Denise de te visiter quatre fois le jour, et de te soigner. Mais avant que d'aller en avant, dis-moi, Denise avait-elle son pucelage?

JACQUES, en toussant

Je le crois.

LE MAÎTRE

Et toi?

JACQUES

Le mien, il y avait beaux jours qu'il courait les champs.

LE MAÎTRE

Tu n'en étais donc pas à tes premières amours?

JACQUES

Pourquoi donc?

LE MAÎTRE

C'est qu'on aime celle à qui on le donne, comme on est aimé de celle à qui on le ravit.

JACQUES

Quelquefois oui, quelquefois non.

LE MAÎTRE

Et comment le perdis-tu?

JACQUES

Je ne le perdis pas; je le troquai bel et bien.

LE MAÎTRE

Dis-moi un mot de ce troc-là.

JACQUES

Ce sera le premier chapitre de saint Luc52, une kyrielle de genuit à ne point finir, depuis la première jusqu'à Denise la dernière.

LE MAÎTRE

Qui crut l'avoir et qui ne l'eut point.

JACQUES

Et avant Denise, les deux voisines de notre chaumière.

LE MAÎTRE

Qui crurent l'avoir et qui ne l'eurent point.

JACQUES

Non.

LE MAÎTRE

Manquer un pucelage à deux, cela n'est pas trop adroit.

JACQUES

Tenez, mon maître, je devine, au coin de votre lèvre droite qui se relève, et à votre narine gauche qui se crispe, qu'il vaut autant que je fasse la chose de bonne grâce, que d'en être prié; d'autant que je sens augmenter mon mal de gorge, que la suite de mes amours sera longue, et que je n'ai guère de courage que pour un ou deux petits contes.

LE MAÎTRE

Si Jacques voulait me faire un grand plaisir…

JACQUES

Comment s'y prendrait-il?

LE MAÎTRE

Il débuterait par la perte de son pucelage. Veux-tu que je te le dise? J'ai toujours été friand du récit de ce grand événement.

JACQUES

Et pourquoi, s'il vous plaît?

LE MAÎTRE

C'est que de tous ceux du même genre, c'est le seul qui soit piquant; les autres n'en sont que d'insipides et communes répétitions. De tous les péchés d'une jolie pénitente, je suis sûr que le confesseur n'est attentif qu'à celui-là.

JACQUES

Mon maître, mon maître, je vois que vous avez la tête corrompue, et qu'à votre agonie le diable pourrait bien se montrer à vous sous la même forme de parenthèse qu'à Ferragus53.

 
LE MAÎTRE

Cela se peut. Mais tu fus déniaisé, je gage, par quelque vieille impudique de ton village?

JACQUES

Ne gagez pas, vous perdriez.

LE MAÎTRE

Ce fut par la servante de ton curé?

JACQUES

Ne gagez pas, vous perdriez encore.

LE MAÎTRE

Ce fut donc par sa nièce?

JACQUES

Sa nièce crevait d'humeur et de dévotion, deux qualités qui vont fort bien ensemble, mais qui ne me vont pas.

LE MAÎTRE

Pour cette fois, je crois que j'y suis.

JACQUES

Moi, je n'en crois rien.

LE MAÎTRE

Un jour de foire ou de marché…

JACQUES

Ce n'était ni un jour de foire, ni un jour de marché.

LE MAÎTRE

Tu allas à la ville.

JACQUES

Je n'allai point à la ville.

LE MAÎTRE

Et il était écrit là-haut que tu rencontrerais dans une taverne quelqu'une de ces créatures obligeantes; que tu t'enivrerais…

JACQUES

J'étais à jeun; et ce qui était écrit là-haut, c'est qu'à l'heure qu'il est vous vous épuiseriez en fausses conjectures; et que vous gagneriez un défaut dont vous m'avez corrigé, la fureur de deviner, et toujours de travers. Tel que vous me voyez, monsieur, j'ai été une fois baptisé.

LE MAÎTRE

Si tu te proposes d'entamer la perte de ton pucelage au sortir des fonts baptismaux, nous n'y serons pas si tôt.

JACQUES

J'eus donc un parrain et une marraine. Maître Bigre, le plus fameux charron du village, avait un fils. Bigre le père fut mon parrain, et Bigre le fils était mon ami. À l'âge de dix-huit à dix-neuf ans nous nous amourachâmes tous les deux à la fois d'une petite couturière appelée Justine. Elle ne passait pas pour autrement cruelle; mais elle jugea à propos de se signaler par un premier dédain, et son choix tomba sur moi.

LE MAÎTRE

Voilà une de ces bizarreries des femmes, auxquelles on ne comprend rien.

JACQUES

Tout le logement du charron maître Bigre, mon parrain, consistait en une boutique et une soupente. Son lit était au fond de la boutique. Bigre le fils, mon ami, couchait sur la soupente, à laquelle on grimpait par une petite échelle, placée à peu près à égale distance du lit de son père et de la porte de la boutique.

Lorsque Bigre mon parrain était bien endormi, Bigre mon ami ouvrait doucement la porte, et Justine montait à la soupente par la petite échelle. Le lendemain, dès la pointe du jour, avant que Bigre le père fût éveillé, Bigre le fils descendait de la soupente, rouvrait la porte, et Justine s'évadait comme elle était entrée.

LE MAÎTRE

Pour aller ensuite visiter quelque soupente, la sienne ou une autre.

JACQUES

Pourquoi non? Le commerce de Bigre et de Justine était assez doux; mais il fallait qu'il fût troublé: cela était écrit là-haut; il le fut donc.

LE MAÎTRE

Par le père?

JACQUES

Non.

LE MAÎTRE

Par la mère?

JACQUES

Non, elle était morte.

LE MAÎTRE

Par un rival?

JACQUES

Eh! non, non, de par tous les diables! non. Mon maître, il est écrit là-haut que vous en avez pour le reste de vos jours; tant que vous vivrez vous devinerez, je vous le répète, et vous devinerez de travers.

Un matin, que mon ami Bigre, plus fatigué qu'à l'ordinaire ou du travail de la veille, ou du plaisir de la nuit, reposait doucement entre les bras de Justine, voilà une voix formidable qui se fait entendre au pied du petit escalier: «Bigre! Bigre! maudit paresseux! l'Angelus est sonné, il est près de cinq heures et demie, et te voilà encore dans ta soupente! As-tu résolu d'y rester jusqu'à midi? Faut-il que j'y monte et que je t'en fasse descendre plus vite que tu ne voudrais? Bigre! Bigre!

– Mon père?

– Et cet essieu après lequel ce vieux bourru de fermier attend; veux-tu qu'il revienne encore ici recommencer son tapage?

– Son essieu est prêt, et avant qu'il soit un quart d'heure il l'aura…»

Je vous laisse à juger des transes de Justine et de mon pauvre ami Bigre le fils.

LE MAÎTRE

Je suis sûr que Justine se promit bien de ne plus se retrouver sur la soupente, et qu'elle y était le soir même. Mais comment en sortira-t-elle ce matin?

JACQUES

Si vous vous mettez en devoir de le deviner, je me tais… Cependant Bigre le fils s'était précipité du lit, jambes nues, sa culotte à la main, et sa veste sur son bras. Tandis qu'il s'habille, Bigre le père grommelle entre ses dents: «Depuis qu'il s'est entêté de cette petite coureuse, tout va de travers. Cela finira; cela ne saurait durer; cela commence à me lasser. Encore si c'était une fille qui en valût la peine; mais une créature! Dieu sait quelle créature! Ah! si la pauvre défunte, qui avait de l'honneur jusqu'au bout des ongles, voyait cela, il y a longtemps qu'elle eût bâtonné l'un, et arraché les yeux à l'autre au sortir de la grand'messe sous le porche, devant tout le monde; car rien ne l'arrêtait: mais si j'ai été trop bon jusqu'à présent, et qu'ils s'imaginent que je continuerai, ils se trompent.»

LE MAÎTRE

Et ces propos, Justine les entendait de la soupente?

JACQUES

Je n'en doute pas. Cependant Bigre le fils s'en était allé chez le fermier, avec son essieu sur l'épaule, et Bigre le père s'était mis à l'ouvrage. Après quelques coups de doloire, son nez lui demande une prise de tabac; il cherche sa tabatière dans ses poches, au chevet de son lit; il ne la trouve point. «C'est ce coquin, dit-il, qui s'en est saisi comme de coutume; voyons s'il ne l'aura point laissée là-haut…» Et le voilà qui monte à la soupente. Un moment après il s'aperçoit que sa pipe et son couteau lui manquent; et il remonte à la soupente.

LE MAÎTRE

Et Justine?

JACQUES

Elle avait ramassé ses vêtements à la hâte, et s'était glissée sous le lit, où elle était étendue à plat ventre, plus morte que vive.

LE MAÎTRE

Et ton ami Bigre le fils?

JACQUES

Son essieu rendu, mis en place et payé, il était accouru chez moi, et m'avait exposé le terrible embarras où il se trouvait. Après m'en être un peu amusé, «écoute, lui dis-je, Bigre, va te promener par le village, où tu voudras, je te tirerai d'affaire. Je ne te demande qu'une chose, c'est de m'en laisser le temps…» Vous souriez, monsieur, qu'est-ce qu'il y a?

LE MAÎTRE

Rien.

JACQUES

Mon ami Bigre sort. Je m'habille, car je n'étais pas encore levé. Je vais chez son père, qui ne m'eut pas plus tôt aperçu, que poussant un cri de surprise et de joie, il me dit: «Eh! filleul, te voilà! d'où sors-tu, et que viens-tu faire ici de si grand matin?..» Mon parrain Bigre avait vraiment de l'amitié pour moi; aussi lui répondis-je avec franchise: «Il ne s'agit pas de savoir d'où je sors, mais comment je rentrerai chez nous.

– Ah! filleul, tu deviens libertin; j'ai bien peur que Bigre et toi ne fassiez la paire. Tu as passé la nuit dehors.

– Et mon père n'entend pas raison sur ce point.

– Ton père a raison, filleul, de ne pas entendre raison là-dessus. Mais commençons par déjeuner, la bouteille nous avisera.»

LE MAÎTRE

Jacques, cet homme était dans les bons principes.

JACQUES

Je lui répondis que je n'avais ni besoin ni envie de boire ou de manger, et que je tombais de lassitude et de sommeil. Le vieux Bigre, qui de son temps n'en cédait pas à son camarade, ajouta en ricanant: «Filleul, elle était jolie, et tu t'en es donné. Écoute: Bigre est sorti; monte à la soupente, et jette-toi sur son lit… Mais un mot avant qu'il revienne. C'est ton ami; lorsque vous vous trouverez tête à tête, dis-lui que je suis mécontent, très-mécontent. C'est une petite Justine que tu dois connaître (car quel est le garçon du village qui ne la connaisse pas?) qui me l'a débauché; tu me rendrais un vrai service, si tu le détachais de cette créature. Auparavant c'était ce qu'on appelle un joli garçon; mais depuis qu'il a fait cette malheureuse connaissance… Tu ne m'écoutes pas; tes yeux se ferment; monte, et va te reposer.»

Je monte, je me déshabille, je lève la couverture et les draps, je tâte partout, point de Justine. Cependant Bigre, mon parrain, disait: «Les enfants! les maudits enfants! n'en voilà-t-il pas encore un qui désole son père?» Justine n'étant pas dans le lit, je me doutai qu'elle était dessous. Le bouge était tout à fait obscur. Je me baisse, je promène mes mains, je rencontre un de ses bras, je la saisis, je la tire à moi; elle sort de dessous la couchette en tremblant. Je l'embrasse, je la rassure, je lui fais signe de se coucher. Elle joint ses deux mains, elle se jette à mes pieds, elle serre mes genoux. Je n'aurais peut-être pas résisté à cette scène muette, si le jour l'eût éclairée; mais lorsque les ténèbres ne rendent pas timide, elles rendent entreprenant. D'ailleurs j'avais ses anciens mépris sur le cœur. Pour toute réponse je la poussai vers l'escalier qui conduisait à la boutique. Elle en poussa un cri de frayeur. Bigre qui l'entendit, dit: «Il rêve…» Justine s'évanouit; ses genoux se dérobent sous elle; dans son délire elle disait d'une voix étouffée: «Il va venir… il vient… je l'entends qui monte… je suis perdue!.. Non, non, lui répondis-je d'une voix étouffée, remettez-vous, taisez-vous, et couchez-vous…» Elle persiste dans son refus; je tiens ferme: elle se résigne: et nous voilà l'un à côté de l'autre.

LE MAÎTRE

Traître! scélérat! sais-tu quel crime tu vas commettre? Tu vas violer cette fille, sinon par la force, du moins par la terreur. Poursuivi au tribunal des lois, tu en éprouverais toute la rigueur réservée aux ravisseurs.

JACQUES

Je ne sais si je la violai, mais je sais bien que je ne lui fis pas de mal, et qu'elle ne m'en fit point. D'abord en détournant sa bouche de mes baisers, elle l'approcha de mon oreille et me dit tout bas: «Non, non, Jacques, non…» À ce mot, je fais semblant de sortir du lit, et de m'avancer vers l'escalier. Elle me retint, et me dit encore à l'oreille: «Je ne vous aurais jamais cru si méchant; je vois qu'il ne faut attendre de vous aucune pitié; mais du moins, promettez-moi, jurez-moi…

– Quoi?

– Que Bigre n'en saura rien.»

LE MAÎTRE

Tu promis, tu juras, et tout alla fort bien.

JACQUES

Et puis très-bien encore.

LE MAÎTRE

Et puis encore très-bien?

JACQUES

C'est précisément comme si vous y aviez été. Cependant, Bigre mon ami, impatient, soucieux et las de rôder autour de la maison sans me rencontrer, rentre chez son père, qui lui dit avec humeur: «Tu as été bien longtemps pour rien…» Bigre lui répondit avec plus d'humeur encore: «Est-ce qu'il n'a pas fallu allégir par les deux bouts ce diable d'essieu qui s'est trouvé trop gros.

– Je t'en avais averti; mais tu n'en veux jamais faire qu'à ta tête.

– C'est qu'il est plus aisé d'en ôter que d'en remettre.

– Prends cette jante, et va la finir à la porte.

– Pourquoi à la porte?

– C'est que le bruit de l'outil réveillerait Jacques ton ami.

– Jacques!..

– Oui, Jacques, il est là-haut sur la soupente, qui repose. Ah! que les pères sont à plaindre; si ce n'est d'une chose, c'est d'une autre! Eh bien! te remueras-tu? Tandis que tu restes là comme un imbécile, la tête baissée, la bouche béante, et les bras pendants, la besogne ne se fait pas…» Bigre mon ami, furieux, s'élance vers l'escalier; Bigre mon parrain le retient en lui disant: «Où vas-tu? laisse dormir ce pauvre diable, qui est excédé de fatigue. À sa place, serais-tu bien aise qu'on troublât ton repos?»

50Sterne a dit dans ses Mémoires: «Consulte une chenille, et le papillon résoudra ta question.» (Br.)
51«Non v'acorgete voi che noi siam vermiNati a formar l'angelica farfallaChe vola alla giustizia senza schermi?»Dante Alighieri, Purgatorio, canto X, v. 123. (Br.)
52Les quarante genuit sont de saint Matthieu, chap. 1er.
53L'auteur ne veut point ici parler du Ferragus de l'Arioste dans l'Orlando furioso, mais de celui que Forti-Guerra a introduit dans son Ricciardetto. Ce papelard devenu ermite y est indignement mutilé par la main de Renaud: Le traître avec un couteau de boucher M'a fait eunuque.... dit Ferragus avec douleur. À son agonie, le diable, qui le trouve de bonne prise, vient lui représenter l'instrument dont la jalousie avait armé la main de son ancien compagnon d'armes. (Br.)