Tasuta

Jacques le fataliste et son maître

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

– Mais si l'on ne me rappelle pas?

– On te rappellera, te dis-je. Lorsque j'arrive, je ne parle pas plus de toi que si tu n'existais pas. On me tourne, je me laisse tourner; enfin on me demande si je t'ai vu; je réponds indifféremment, tantôt oui, tantôt non; puis on parle d'autre chose; mais on ne tarde pas de revenir à ton éclipse. Le premier mot vient, ou du père, ou de la mère, ou de la tante, ou d'Agathe, et l'on dit: Après tous les égards que nous avons eus pour lui! l'intérêt que nous avons tous pris à sa dernière affaire! les amitiés que ma nièce lui a faites! les politesses dont je l'ai comblé! tant de protestations d'attachement que nous en avons reçues! et puis fiez-vous aux hommes!.. Après cela, ouvrez votre maison à ceux qui se présentent!.. Croyez aux amis!

– Et Agathe?

– La consternation y est, c'est moi qui t'en assure.

– Et Agathe?

– Agathe me tire à l'écart, et dit: Chevalier, concevez-vous quelque chose à votre ami? Vous m'avez assurée tant de fois que j'en étais aimée; vous le croyiez, sans doute, et pourquoi ne l'auriez-vous pas cru? Je le croyais bien, moi… Et puis elle s'interrompt, sa voix s'altère, ses yeux se mouillent… Eh bien! ne voilà-t-il pas que tu en fais autant! Je ne te dirai plus rien, cela est décidé. Je vois ce que tu désires, mais il n'en sera rien, absolument rien. Puisque tu as fait la sottise de te retirer sans rime ni raison, je ne veux pas que tu la doubles en allant te jeter à leur tête. Il faut tirer parti de cet incident pour avancer tes affaires avec Mlle Agathe; il faut qu'elle voie qu'elle ne te tient pas si bien qu'elle ne puisse te perdre, à moins qu'elle ne s'y prenne mieux pour te garder. Après ce que tu as fait, en être encore à lui baiser la main! Mais là, chevalier, la main sur la conscience, nous sommes amis; et tu peux, sans indiscrétion, t'expliquer avec moi; vrai, tu n'en as jamais rien obtenu?

– Non.

– Tu mens, tu fais le délicat.

– Je le ferais peut-être, si j'en avais raison; mais je te jure que je n'ai pas le bonheur de mentir.

– Cela est inconcevable, car enfin tu n'es pas maladroit. Quoi! on n'a pas eu le moindre petit moment de faiblesse?

– Non.

– C'est qu'il sera venu, que tu ne l'auras pas aperçu, et que tu l'auras manqué. J'ai peur que tu n'aies été un peu benêt; les gens honnêtes, délicats et tendres comme toi, y sont sujets.

– Mais vous, chevalier, lui dis-je, que faites-vous là?

– Rien.

– Vous n'avez point eu de prétentions?

– Pardonnez-moi, s'il vous plaît, elles ont même duré assez longtemps; mais tu es venu, tu as vu et tu as vaincu. Je me suis aperçu qu'on te regardait beaucoup, et qu'on ne me regardait plus guère; je me le suis tenu pour dit. Nous sommes restés bons amis; on me confie ses petites pensées, on suit quelquefois mes conseils; et faute de mieux, j'ai accepté le rôle de subalterne auquel tu m'as réduit.»

JACQUES

Monsieur, deux choses: l'une, c'est que je n'ai jamais pu suivre mon histoire sans qu'un diable ou un autre ne m'interrompît, et que la vôtre va tout de suite. Voilà le train de la vie; l'un court à travers les ronces sans se piquer; l'autre a beau regarder où il met le pied, il trouve des ronces dans le plus beau chemin, et arrive au gîte écorché tout vif.

LE MAÎTRE

Est-ce que tu as oublié ton refrain; et le grand rouleau, et l'écriture d'en haut?

JACQUES

L'autre chose, c'est que je persiste dans l'idée que votre chevalier de Saint-Ouin est un grand fripon; et qu'après avoir partagé votre argent avec les usuriers Le Brun, Merval, Mathieu de Fourgeot ou Fourgeot de Mathieu, la Bridoie, il cherche à vous embâter de sa maîtresse, en tout bien et tout honneur s'entend, par-devant notaire et curé, afin de partager encore avec vous votre femme… Ahi! la gorge!..

LE MAÎTRE

Sais-tu ce que tu fais là? une chose très-commune et très-impertinente.

JACQUES

J'en suis bien capable.

LE MAÎTRE

Tu te plains d'avoir été interrompu, et tu interromps.

JACQUES

C'est l'effet du mauvais exemple que vous m'avez donné. Une mère veut être galante, et veut que sa fille soit sage; un père veut être dissipateur, et veut que son fils soit économe; un maître veut…

LE MAÎTRE

Interrompre son valet, l'interrompre tant qu'il lui plaît, et n'en pas être interrompu.

Lecteur, est-ce que vous ne craignez pas de voir se renouveler ici la scène de l'auberge où l'un criait: «Tu descendras»; l'autre: «Je ne descendrai pas.» À quoi tient-il que je ne vous fasse entendre: «J'interromprai; tu n'interrompras pas.» Il est certain que, pour peu que j'agace Jacques ou son maître, voilà la querelle engagée; et si je l'engage une fois, qui sait comment elle finira? Mais la vérité est que Jacques répondit modestement à son maître: Monsieur, je ne vous interromps pas; mais je cause avec vous, comme vous m'en avez donné la permission.

LE MAÎTRE

Passe; mais ce n'est pas tout.

JACQUES

Quelle autre incongruité puis-je avoir commise?

LE MAÎTRE

Tu vas anticipant sur le raconteur, et tu lui ôtes le plaisir qu'il s'est promis de ta surprise; en sorte qu'ayant, par une ostentation de sagacité très-déplacée, deviné ce qu'il avait à te dire, il ne lui reste plus qu'à se taire, et je me tais.

JACQUES

Ah! mon maître!

LE MAÎTRE

Que maudits soient les gens d'esprit!

JACQUES

D'accord; mais vous n'aurez pas la cruauté…

LE MAÎTRE

Conviens du moins que tu le mériterais.

JACQUES

D'accord; mais avec tout cela vous regarderez à votre montre l'heure qu'il est, vous prendrez votre prise de tabac, votre humeur cessera, et vous continuerez votre histoire.

LE MAÎTRE

Ce drôle-là fait de moi tout ce qu'il veut…

Quelques jours après cet entretien avec le chevalier, il reparut chez moi; il avait l'air triomphant. «Eh bien! l'ami, me dit-il, une autre fois croirez-vous à mes almanachs? Je vous l'avais bien dit, nous sommes les plus forts, et voici une lettre de la petite; oui, une lettre, une lettre d'elle…»

Cette lettre était fort douce; des reproches, des plaintes et cætera; et me voilà réinstallé dans la maison.

Lecteur, vous suspendez ici votre lecture; qu'est-ce qu'il y a? Ah! je crois vous comprendre, vous voudriez voir cette lettre. Mme Riccoboni n'aurait pas manqué de vous la montrer. Et celle que Mme de La Pommeraye dicta aux deux dévotes, je suis sûr que vous l'avez regrettée. Quoiqu'elle fût autrement difficile à faire que celle d'Agathe, et que je ne présume pas infiniment de mon talent, je crois que je m'en serais tiré, mais elle n'aurait pas été originale; ç'aurait été comme ces sublimes harangues de Tite-Live, dans son Histoire de Rome, ou du cardinal Bentivoglio dans ses Guerres de Flandre. On les lit avec plaisir, mais elles détruisent l'illusion. Un historien, qui suppose à ses personnages des discours qu'ils n'ont pas tenus, peut aussi leur supposer des actions qu'ils n'ont pas faites. Je vous supplie donc de vouloir bien vous passer de ces deux lettres, et de continuer votre lecture.

LE MAÎTRE

On me demanda raison de mon éclipse, je dis ce que je voulus; on se contenta de ce que je dis, et tout reprit son train accoutumé.

JACQUES

C'est-à-dire que vous continuâtes vos dépenses, et que vos affaires amoureuses n'en avançaient pas davantage.

LE MAÎTRE

Le chevalier m'en demandait des nouvelles, et avait l'air de s'en impatienter.

JACQUES

Et il s'en impatientait peut-être réellement.

LE MAÎTRE

Et pourquoi cela?

JACQUES

Pourquoi? parce qu'il…

LE MAÎTRE

Achève donc.

JACQUES

Je m'en garderai bien; il faut laisser au conteur…

LE MAÎTRE

Mes leçons te profitent, je m'en réjouis… Un jour le chevalier me proposa une promenade en tête à tête. Nous allâmes passer la journée à la campagne. Nous partîmes de bonne heure. Nous dînâmes à l'auberge; nous y soupâmes; le vin était excellent, nous en bûmes beaucoup, causant de gouvernement, de religion et de galanterie. Jamais le chevalier ne m'avait marqué tant de confiance, tant d'amitié; il m'avait raconté toutes les aventures de sa vie, avec la plus incroyable franchise, ne me célant ni le bien ni le mal. Il buvait, il m'embrassait, il pleurait de tendresse; je buvais, je l'embrassais, je pleurais à mon tour. Il n'y avait dans toute sa conduite passée qu'une seule action qu'il se reprochât; il en porterait le remords jusqu'au tombeau.

«Chevalier, confessez-vous-en à votre ami, cela vous soulagera. Eh bien! de quoi s'agit-il? de quelque peccadille dont votre délicatesse vous exagère la valeur?

– Non, non, s'écriait le chevalier en penchant sa tête sur ses deux mains, et se couvrant le visage de honte; c'est une noirceur, une noirceur impardonnable. Le croirez-vous? Moi, le chevalier de Saint-Ouin, a une fois trompé, trompé, oui, trompé son ami!

– Et comment cela s'est-il fait?

– Hélas! nous fréquentions l'un et l'autre dans la même maison, comme vous et moi. Il y avait une jeune fille comme Mlle Agathe; il en était amoureux, et moi j'en étais aimé; il se ruinait en dépenses pour elle, et c'est moi qui jouissais de ses faveurs. Je n'ai jamais eu le courage de lui en faire l'aveu; mais si nous nous retrouvons ensemble, je lui dirai tout. Cet effroyable secret que je porte au fond de mon cœur, l'accable, c'est un fardeau dont il faut absolument que je me délivre.

 

– Chevalier, vous ferez bien.

– Vous me le conseillez?

– Assurément, je vous le conseille.

– Et comment croyez-vous que mon ami prenne la chose?

– S'il est votre ami, s'il est juste, il trouvera votre excuse en lui-même; il sera touché de votre franchise et de votre repentir; il jettera ses bras autour de votre cou; il fera ce que je ferais à sa place.

– Vous le croyez?

– Je le crois.

– Et c'est ainsi que vous en useriez?

– Je n'en doute pas…»

À l'instant le chevalier se lève, s'avance vers moi, les larmes aux yeux, les deux bras ouverts, et me dit: «Mon ami, embrassez-moi donc.

– Quoi! chevalier, lui dis-je, c'est vous? c'est moi? c'est cette coquine d'Agathe?

– Oui, mon ami; je vous rends encore votre parole, vous êtes le maître d'en agir avec moi comme il vous plaira. Si vous pensez, comme moi, que mon offense soit sans excuse, ne m'excusez point; levez-vous, quittez-moi, ne me revoyez jamais qu'avec mépris, et abandonnez-moi à ma douleur et à ma honte. Ah! mon ami, si vous saviez tout l'empire que la petite scélérate avait pris sur mon cœur! Je suis né honnête; jugez combien j'ai dû souffrir du rôle indigne auquel je me suis abaissé. Combien de fois j'ai détourné mes yeux de dessus elle, pour les attacher sur vous, en gémissant de sa trahison et de la mienne. Il est inouï que vous ne vous en soyez jamais aperçu…»

Cependant j'étais immobile comme un Terme pétrifié; à peine entendais-je le discours du chevalier. Je m'écriai: «Ah! l'indigne! Ah! chevalier! vous, vous, mon ami!

– Oui, je l'étais, et je le suis encore, puisque je dispose, pour vous tirer des liens de cette créature, d'un secret qui est plus le sien que le mien. Ce qui me désespère, c'est que vous n'en ayez rien obtenu qui vous dédommage de tout ce que vous avez fait pour elle.» (Ici Jacques se met à rire et à siffler.)

Mais c'est La vérité dans le vin, de Collé72… Lecteur, vous ne savez ce que vous dites; à force de vouloir montrer de l'esprit, vous n'êtes qu'une bête. C'est si peu la vérité dans le vin, que tout au contraire, c'est la fausseté dans le vin. Je vous ai dit une grossièreté, j'en suis fâché, et je vous en demande pardon.

LE MAÎTRE

Ma colère tomba peu à peu. J'embrassai le chevalier; il se remit sur sa chaise, les coudes appuyés sur la table, les poings fermés sur les yeux; il n'osait me regarder.

JACQUES

Il était si affligé! et vous eûtes la bonté de le consoler?.. (Et Jacques de siffler encore.)

LE MAÎTRE

Le parti qui me parut le meilleur, ce fut de tourner la chose en plaisanterie. À chaque propos gai, le chevalier confondu me disait: «Il n'y a point d'homme comme vous; vous êtes unique; vous valez cent fois mieux que moi. Je doute que j'eusse eu la générosité ou la force de vous pardonner une pareille injure, et vous en plaisantez; cela est sans exemple. Mon ami, que ferai-je jamais qui puisse réparer?.. Ah! non, non, cela ne se répare pas. Jamais, jamais je n'oublierai ni mon crime ni votre indulgence; ce sont deux traits profondément gravés là. Je me rappellerai l'un pour me détester, l'autre pour vous admirer, pour redoubler d'attachement pour vous.

– Allons, chevalier, vous n'y pensez pas, vous vous surfaites votre action et la mienne. Buvons à votre santé. Chevalier, à la mienne donc, puisque vous ne voulez pas que ce soit à la vôtre…» Le chevalier peu à peu reprit courage. Il me raconta tous les détails de sa trahison, s'accablant lui-même des épithètes les plus dures; il mit en pièces, et la fille, et la mère, et le père, et les tantes, et toute la famille qu'il me montra comme un ramas de canailles indignes de moi, mais bien dignes de lui; ce sont ses propres mots.

JACQUES

Et voilà pourquoi je conseille aux femmes de ne jamais coucher avec des gens qui s'enivrent. Je ne méprise guère moins votre chevalier pour son indiscrétion en amour que pour sa perfidie en amitié. Que diable! il n'avait qu'à… être un honnête homme, et vous parler d'abord… Mais tenez, monsieur, je persiste, c'est un gueux, c'est un fieffé gueux. Je ne sais plus comment ceci finira; j'ai peur qu'il ne vous trompe encore en vous détrompant. Tirez-moi, tirez-vous bien vite vous-même de cette auberge et de la compagnie de cet homme-là…

[Ici Jacques reprit sa gourde, oubliant qu'il n'y avait ni tisane ni vin. Son maître se mit à rire. Jacques toussa un demi-quart d'heure de suite. Son maître tira sa montre et sa tabatière, et continua son histoire que j'interromprai, si cela vous convient; ne fût-ce que pour faire enrager Jacques, en lui prouvant qu'il n'était pas écrit là-haut, comme il le croyait, qu'il serait toujours interrompu et que son maître ne le serait jamais73.]

LE MAÎTRE, au chevalier

«Après ce que vous m'en dites là, j'espère que vous ne les reverrez plus.

– Moi, les revoir!.. Mais ce qui est désespérant c'est de s'en aller sans se venger. On aura trahi, joué, bafoué, dépouillé un galant homme; on aura abusé de la passion et de la faiblesse d'un autre galant homme, car j'ose encore me regarder comme tel, pour l'engager dans une suite d'horreurs; on aura exposé deux amis à se haïr et peut-être à s'entr'égorger, car enfin, mon cher, convenez que, si vous eussiez découvert mon indigne menée, vous êtes brave, vous en eussiez peut-être conçu un tel ressentiment…

– Non, cela n'aurait pas été jusque-là. Et pourquoi donc? et pour qui? pour une faute que personne ne saurait se répondre de ne pas commettre? Est-ce ma femme? Et quand elle le serait? Est-ce ma fille? Non, c'est une petite gueuse; et vous croyez que pour une petite gueuse… Allons, mon ami, laissons cela et buvons. Agathe est jeune, vive, blanche, grasse, potelée; ce sont les chairs les plus fermes, n'est-ce pas? et la peau la plus douce? La jouissance en doit être délicieuse, et j'imagine que vous étiez assez heureux entre ses bras pour ne guère penser à vos amis.

– Il est certain que si les charmes de la personne et le plaisir pouvaient atténuer la faute, personne sous le ciel ne serait moins coupable que moi.

– Ah çà, chevalier, je reviens sur mes pas; je retire mon indulgence, et je veux mettre une condition à l'oubli de votre trahison.

– Parlez, mon ami, ordonnez, dites; faut-il me jeter par la fenêtre, me pendre, me noyer, m'enfoncer ce couteau dans la poitrine?..»

Et à l'instant le chevalier saisit un couteau qui était sur la table, détache son col, écarte sa chemise, et, les yeux égarés, se place la pointe du couteau de la main droite à la fossette de la clavicule gauche, et semble n'attendre que mon ordre pour s'expédier à l'antique.

«Il ne s'agit pas de cela, chevalier, laissez là ce mauvais couteau.

– Je ne le quitte pas, c'est ce que je mérite; faites signe.

– Laissez là ce mauvais couteau, vous dis-je, je ne mets pas votre expiation à si haut prix…» Cependant la pointe du couteau était toujours suspendue sur la fossette de la clavicule gauche; je lui saisis la main, je lui arrachai son couteau que je jetai loin de moi, puis approchant la bouteille de son verre, et versant plein, je lui dis: «Buvons d'abord; et vous saurez ensuite à quelle terrible condition j'attache votre pardon. Agathe est donc bien succulente, bien voluptueuse?

– Ah! mon ami, que ne le savez-vous comme moi!

– Mais attends, il faut qu'on nous apporte une bouteille de champagne, et puis tu me feras l'histoire d'une de tes nuits. Traître charmant, ton absolution est à la fin de cette histoire. Allons, commence: est-ce que tu ne m'entends pas?

– Je vous entends.

– Ma sentence te paraît-elle trop dure?

– Non.

– Tu rêves?

– Je rêve!

– Que t'ai-je demandé?

– Le récit d'une de mes nuits avec Agathe.

– C'est cela.»

Cependant le chevalier me mesurait de la tête aux pieds, et se disait à lui-même: «C'est la même taille, à peu près le même âge; et quand il y aurait quelque différence, point de lumière, l'imagination prévenue que c'est moi, elle ne soupçonnera rien…

– Mais, chevalier, à quoi penses-tu donc? ton verre reste plein, et tu ne commences pas!

– Je pense, mon ami, j'y ai pensé, tout est dit: embrassez-moi, nous serons vengés, oui, nous le serons. C'est une scélératesse de ma part; si elle est indigne de moi, elle ne l'est pas de la petite coquine. Vous me demandez l'histoire d'une de mes nuits?

– Oui: est-ce trop exiger?

– Non; mais si, au lieu de l'histoire, je vous procurais la nuit?

– Cela vaudrait un peu mieux.» (Jacques se met à siffler.)

Aussitôt le chevalier tire deux clefs de sa poche, l'une petite et l'autre grande. «La petite, me dit-il, est le passe-partout de la rue, la grande est celle de l'antichambre d'Agathe; les voilà, elles sont toutes deux à votre service. Voici ma marche de tous les jours, depuis environ six mois; vous y conformerez la vôtre. Ses fenêtres sont sur le devant, comme vous le savez. Je me promène dans la rue tant que je les vois éclairées. Un pot de basilic mis en dehors est le signal convenu; alors je m'approche de la porte d'entrée, je l'ouvre, j'entre, je la referme, je monte le plus doucement que je peux, je tourne par le petit corridor qui est à droite; la première porte à gauche dans ce corridor est la sienne, comme vous savez. J'ouvre cette porte avec cette grande clef, je passe dans la petite garde-robe qui est à droite, là je trouve une petite bougie de nuit, à la lueur de laquelle je me déshabille à mon aise. Agathe laisse la porte de sa chambre entr'ouverte; je passe, et je vais la trouver dans son lit. Comprenez-vous cela?

– Fort bien!

– Comme nous sommes entourés, nous nous taisons.

– Et puis je crois que vous avez mieux à faire que de jaser.

– En cas d'accident, je puis sauter de son lit et me renfermer dans la garde-robe, cela n'est pourtant jamais arrivé. Notre usage ordinaire est de nous séparer sur les quatre heures du matin. Lorsque le plaisir ou le repos nous mène plus loin, nous sortons du lit ensemble; elle descend, moi je reste dans la garde-robe, je m'habille, je lis, je me repose, j'attends qu'il soit heure de paraître. Je descends, je salue, j'embrasse comme si je ne faisais que d'arriver.

– Cette nuit-ci, vous attend-on?

– On m'attend toutes les nuits.

– Et vous me céderiez votre place?

– De tout mon cœur. Que vous préfériez la nuit au récit, je n'en suis pas en peine; mais ce que je désirerais, c'est que…

– Achevez; il y a peu de chose que je ne me sente le courage d'entreprendre pour vous obliger.

– C'est que vous restassiez entre ses bras jusqu'au jour; j'arriverais, je vous surprendrais.

– Oh! non, chevalier, cela serait trop méchant.

– Trop méchant? Je ne le suis pas tant que vous pensez. Auparavant je me déshabillerais dans la garde-robe.

– Allons, chevalier, vous avez le diable au corps. Et puis cela ne se peut: si vous me donnez les clefs, vous ne les aurez plus.

– Ah! mon ami, que tu es bête!

– Mais, pas trop, ce me semble.

– Et pourquoi n'entrerions-nous pas tous les deux ensemble? Vous iriez trouver Agathe; moi je resterais dans la garde-robe jusqu'à ce que vous fissiez un signal dont nous conviendrions.

– Ma foi, cela est si plaisant, si fou, que peu s'en faut que je n'y consente. Mais, chevalier, tout bien considéré, j'aimerais mieux réserver cette facétie pour quelqu'une des nuits suivantes.

– Ah! j'entends, votre projet est de nous venger plus d'une fois.

– Si vous l'agréez?

– Tout à fait.»

JACQUES

Votre chevalier bouleverse toutes mes idées. J'imaginais…

LE MAÎTRE

Tu imaginais?

JACQUES

Non, monsieur, vous pouvez continuer.

 
LE MAÎTRE

Nous bûmes, nous dîmes cent folies, et sur la nuit qui s'approchait, et sur les suivantes, et sur celle où Agathe se trouverait entre le chevalier et moi. Le chevalier était redevenu d'une gaieté charmante, et le texte de notre conversation n'était pas triste. Il me prescrivait des préceptes de conduite nocturne qui n'étaient pas tous également faciles à suivre; mais après une longue suite de nuits bien employées, je pouvais soutenir l'honneur du chevalier à ma première, quelque merveilleux qu'il se prétendît, et ce furent des détails qui ne finissaient point sur les talents, perfections, commodités d'Agathe. Le chevalier ajoutait avec un art incroyable l'ivresse de la passion à celle du vin. Le moment de l'aventure ou de la vengeance nous paraissait arriver lentement; cependant nous sortîmes de table. Le chevalier paya; c'est la première fois que cela lui arrivait. Nous montâmes dans notre voiture; nous étions ivres; notre cocher et nos valets l'étaient encore plus que nous.

Lecteur, qui m'empêcherait de jeter ici le cocher, les chevaux, la voiture, les maîtres et les valets dans une fondrière? Si la fondrière vous fait peur, qui m'empêcherait de les amener sains et saufs dans la ville où j'accrocherais leur voiture à une autre, dans laquelle je renfermerais d'autres jeunes gens ivres? Il y aurait des mots offensants de dits, une querelle, des épées tirées, une bagarre dans toutes les règles. Qui m'empêcherait, si vous n'aimez pas les bagarres, de substituer à ces jeunes gens Mlle Agathe, avec une de ses tantes? Mais il n'y eut rien de tout cela. Le chevalier et le maître de Jacques arrivèrent à Paris. Celui-ci prit les vêtements du chevalier. Il est minuit, ils sont sous les fenêtres d'Agathe; la lumière s'éteint; le pot de basilic est à sa place. Ils font encore un tour d'un bout à l'autre de la rue, le chevalier recordant à son ami sa leçon. Ils approchent de la porte, le chevalier l'ouvre, introduit le maître de Jacques, garde le passe-partout de la rue, lui donne la clef du corridor, referme la porte d'entrée, s'éloigne, et après ce petit détail fait avec laconisme, le maître de Jacques reprit la parole et dit:

«Le local m'était connu. Je monte sur la pointe des pieds, j'ouvre la porte du corridor, je la referme, j'entre dans la garde-robe, où je trouvai la petite lampe de nuit; je me déshabille; la porte de la chambre était entr'ouverte, je passe; je vais à l'alcôve, où Agathe ne dormait pas. J'ouvre les rideaux; et à l'instant je sens deux bras nus se jeter autour de moi et m'attirer; je me laisse aller, je me couche, je suis accablé de caresses, je les rends. Me voilà le mortel le plus heureux qu'il y ait au monde; je le suis encore lorsque…»

Lorsque le maître de Jacques s'aperçut que Jacques dormait ou faisait semblant de dormir: «Tu dors, lui dit-il, tu dors, maroufle, au moment le plus intéressant de mon histoire!..» et c'est à ce moment même que Jacques attendait son maître. «Te réveilleras-tu?

– Je ne le crois pas.

– Et pourquoi?

– C'est que si je me réveille, mon mal de gorge pourra bien se réveiller aussi, et que je pense qu'il vaut mieux que nous reposions tous deux…»

Et voilà Jacques qui laisse tomber sa tête en devant.

«Tu vas te rompre le cou.

– Sûrement, si cela est écrit là-haut. N'êtes-vous pas entre les bras de Mlle Agathe?

– Oui.

– Ne vous y trouvez-vous pas bien?

– Fort bien.

– Restez-y.

– Que j'y reste, cela te plaît à dire.

– Du moins jusqu'à ce que je sache l'histoire de l'emplâtre de Desglands.

LE MAÎTRE

Tu te venges, traître.

JACQUES

Et quand cela serait, mon maître, après avoir coupé l'histoire de mes amours par mille questions, par autant de fantaisies, sans le moindre murmure de ma part, ne pourrais-je pas vous supplier d'interrompre la vôtre, pour m'apprendre l'histoire de l'emplâtre de ce bon Desglands, à qui j'ai tant d'obligations, qui m'a tiré de chez le chirurgien au moment où, manquant d'argent, je ne savais plus que devenir, et chez qui j'ai fait connaissance avec Denise, Denise sans laquelle je ne vous aurais pas dit un mot de tout ce voyage? Mon maître, mon cher maître, l'histoire de l'emplâtre de Desglands; vous serez si court qu'il vous plaira, et cependant l'assoupissement qui me tient, et dont je ne suis pas maître, se dissipera, et vous pourrez compter sur toute mon attention.

LE MAÎTRE dit en haussant les épaules

Il y avait dans le voisinage de Desglands une veuve charmante, qui avait plusieurs qualités communes avec une célèbre courtisane74 du siècle passé. Sage par raison, libertine par tempérament, se désolant le lendemain de la sottise de la veille, elle a passé toute sa vie en allant du plaisir au remords et du remords au plaisir, sans que l'habitude du plaisir ait étouffé le remords, sans que l'habitude du remords ait étouffé le goût du plaisir. Je l'ai connue dans ses derniers instants; elle disait qu'enfin elle échappait à deux grands ennemis. Son mari, indulgent pour le seul défaut qu'il eût à lui reprocher, la plaignit pendant qu'elle vécut, et la regretta longtemps après sa mort. Il prétendait qu'il eût été aussi ridicule à lui d'empêcher sa femme d'aimer, que de l'empêcher de boire. Il lui pardonnait la multitude de ses conquêtes en faveur du choix délicat qu'elle y mettait. Elle n'accepta jamais l'hommage d'un sot ou d'un méchant: ses faveurs furent toujours la récompense du talent ou de la probité. Dire d'un homme qu'il était ou qu'il avait été son amant, c'était assurer qu'il était homme de mérite. Comme elle connaissait sa légèreté, elle ne s'engageait point à être fidèle. «Je n'ai fait, disait-elle, qu'un faux serment en ma vie, c'est le premier.» Soit qu'on perdît le sentiment qu'on avait pris pour elle, soit qu'elle perdît celui qu'on lui avait inspiré, on restait son ami. Jamais il n'y eut d'exemple plus frappant de la différence de la probité et des mœurs. On ne pouvait pas dire qu'elle eût des mœurs; et l'on avouait qu'il était difficile de trouver une plus honnête créature. Son curé la voyait rarement au pied des autels; mais en tout temps il trouvait sa bourse ouverte pour les pauvres. Elle disait plaisamment, de la religion et des lois, que c'était une paire de béquilles qu'il ne fallait pas ôter à ceux qui avaient les jambes faibles. Les femmes qui redoutaient son commerce pour leurs maris le désiraient pour leurs enfants.

JACQUES, après avoir dit entre ses dents: Tu me le payeras ce maudit portrait, ajouta:

Vous avez été fou de cette femme-là?

LE MAÎTRE

Je le serais certainement devenu, si Desglands ne m'eût gagné de vitesse. Desglands en devint amoureux…

JACQUES

Monsieur, est-ce que l'histoire de son emplâtre et celle de ses amours sont tellement liées l'une à l'autre qu'on ne saurait les séparer?

LE MAÎTRE

On peut les séparer; l'emplâtre est un incident, l'histoire est le récit de tout ce qui s'est passé pendant qu'ils s'aimaient.

JACQUES

Et s'est-il passé beaucoup de choses?

LE MAÎTRE

Beaucoup.

JACQUES

En ce cas, si vous donnez à chacune la même étendue qu'au portrait de l'héroïne, nous n'en sortirons pas d'ici à la Pentecôte, et c'est fait de vos amours et des miennes.

LE MAÎTRE

Aussi, Jacques, pourquoi m'avez-vous dérouté?.. N'as-tu pas vu chez Desglands un petit enfant?

JACQUES

Méchant, têtu, insolent et valétudinaire? Oui, je l'ai vu.

LE MAÎTRE

C'est un fils naturel de Desglands et de la belle veuve.

JACQUES

Cet enfant-là lui donnera bien du chagrin. C'est un enfant unique, bonne raison pour n'être qu'un vaurien; il sait qu'il sera riche, autre bonne raison pour n'être qu'un vaurien.

LE MAÎTRE

Et comme il est valétudinaire, on ne lui apprend rien; on ne le gêne, on ne le contredit sur rien, troisième bonne raison pour n'être qu'un vaurien.

JACQUES

Une nuit le petit fou se mit à pousser des cris inhumains. Voilà toute la maison en alarmes; on accourt. Il veut que son papa se lève.

«Votre papa dort.

– N'importe, je veux qu'il se lève, je le veux, je le veux…

– Il est malade.

– N'importe, il faut qu'il se lève, je le veux, je le veux…»

On réveille Desglands; il jette sa robe de chambre sur ses épaules, il arrive.

«Eh bien! mon petit, me voilà, que veux-tu?

– Je veux qu'on les fasse venir.

– Qui?

– Tous ceux qui sont dans le château.»

On les fait venir; maîtres, valets, étrangers, commensaux; Jeanne, Denise, moi avec mon genou malade, tous, excepté une vieille concierge impotente, à laquelle on avait accordé une retraite dans une chaumière à près d'un quart de lieue du château. Il veut qu'on l'aille chercher.

«Mais, mon enfant, il est minuit.

– Je le veux, je le veux.

– Vous savez qu'elle demeure bien loin.

– Je le veux, je le veux.

– Qu'elle est âgée et qu'elle ne saurait marcher.

– Je le veux, je le veux.»

Il faut que la pauvre concierge vienne; on l'apporte, car pour venir elle aurait plutôt mangé le chemin. Quand nous sommes tous rassemblés, il veut qu'on le lève et qu'on l'habille. Le voilà levé et habillé. Il veut que nous passions tous dans le grand salon et qu'on le place au milieu dans le grand fauteuil de son papa. Voilà qui est fait. Il veut que nous nous prenions tous par la main. Il veut que nous dansions tous en rond, et nous nous mettons tous à danser en rond. Mais c'est le reste qui est incroyable…

LE MAÎTRE

J'espère que tu me feras grâce du reste?

JACQUES

Non, non, monsieur, vous entendrez le reste… Il croit qu'il m'aura fait impunément un portrait de la mère, long de quatre aunes…

LE MAÎTRE

Jacques, je vous gâte.

JACQUES

Tant pis pour vous.

LE MAÎTRE

Vous avez sur le cœur le long et ennuyeux portrait de la veuve; mais vous m'avez, je crois, bien rendu cet ennui par la longue et ennuyeuse histoire de la fantaisie de son enfant.

JACQUES

Si c'est votre avis, reprenez l'histoire du père; mais plus de portraits, mon maître; je hais les portraits à la mort.

72La Vérité dans le vin, ou les Désagréments de la galanterie, charmante comédie de Collé, qui offre, comme ses autres productions en ce genre, une peinture aussi agréable que vraie des mœurs de son temps. (Br.)
73Le passage renfermé entre deux crochets ne se trouve pas dans l'édition originale. (Br.) – Il manque en effet à notre copie.
74Ninon de Lenclos. (Br.)