Tasuta

Jacques le fataliste et son maître

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

Cependant, que faisait le maître de Jacques? Il s'était assoupi au bord du grand chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, et l'animal paissait l'herbe autour du dormeur, autant que la longueur de la bride le lui permettait.

Aussitôt que le lieutenant général aperçut Jacques, il s'écria: «Eh! c'est toi, mon pauvre Jacques! Qu'est-ce qui te ramène seul ici?

– La montre de mon maître: il l'avait laissée pendue au coin de la cheminée, et je l'ai retrouvée dans la balle de cet homme; notre bourse, que j'ai oubliée sous mon chevet, et qui se retrouvera si vous l'ordonnez.

– Et que cela soit écrit là-haut…» ajouta le magistrat.

À l'instant il fit appeler ses gens: à l'instant le porteballe montrant un grand drôle de mauvaise mine, et nouvellement installé dans la maison, dit: «Voilà celui qui m'a vendu la montre.»

Le magistrat, prenant un air sévère, dit au porteballe et à son valet: «Vous mériteriez tous deux les galères, toi pour avoir vendu la montre, toi pour l'avoir achetée…» À son valet: «Rends à cet homme son argent, et mets bas ton habit sur-le-champ…» Au porteballe: «Dépêche-toi de vider le pays, si tu ne veux pas y rester accroché pour toujours. Vous faites tous deux un métier qui porte malheur… Jacques, à présent il s'agit de ta bourse.» Celle qui se l'était appropriée comparut sans se faire appeler; c'était une grande fille faite au tour. «C'est moi, monsieur, qui ai la bourse, dit-elle à son maître; mais je ne l'ai point volée: c'est lui qui me l'a donnée.

– Je vous ai donné ma bourse?

– Oui.

– Cela se peut, mais que le diable m'emporte si je m'en souviens…»

Le magistrat dit à Jacques: «Allons, Jacques, n'éclaircissons pas cela davantage.

– Monsieur…

– Elle est jolie et complaisante à ce que je vois.

– Monsieur, je vous jure…

– Combien y avait-il dans la bourse?

– Environ neuf cent dix-sept livres.

– Ah! Javotte! neuf cent dix-sept livres pour une nuit, c'est beaucoup trop pour vous et pour lui. Donnez-moi la bourse…»

La grande fille donna la bourse à son maître qui en tira un écu de six francs: «Tenez, lui dit-il, en lui jetant l'écu, voilà le prix de vos services; vous valez mieux, mais pour un autre que Jacques. Je vous en souhaite deux fois autant tous les jours, mais hors de chez moi, entendez-vous? Et toi, Jacques, dépêche-toi de remonter sur ton cheval, et de retourner à ton maître.»

Jacques salua le magistrat et s'éloigna sans répondre, mais il disait en lui-même: «L'effrontée! la coquine! il était donc écrit là-haut qu'un autre coucherait avec elle, et que Jacques payerait!.. Allons, Jacques, console-toi; n'es-tu pas trop heureux d'avoir rattrapé ta bourse et la montre de ton maître, et qu'il t'en ait si peu coûté?»

Jacques remonte sur son cheval et fend la presse qui s'était faite à l'entrée de la maison du magistrat; mais comme il souffrait avec peine que tant de gens le prissent pour un fripon, il affecta de tirer la montre de sa poche et de regarder l'heure qu'il était; puis il piqua des deux son cheval, qui n'y était pas fait, et qui n'en partit qu'avec plus de célérité. Son usage était de le laisser aller à sa fantaisie; car il trouvait autant d'inconvénient à l'arrêter quand il galopait, qu'à le presser quand il marchait lentement. Nous croyons conduire le destin; mais c'est toujours lui qui nous mène: et le destin, pour Jacques, était tout ce qui le touchait ou l'approchait, son cheval, son maître, un moine, un chien, une femme, un mulet, une corneille. Son cheval le conduisait donc à toutes jambes vers son maître, qui s'était assoupi sur le bord du chemin, la bride de son cheval passée dans son bras, comme je vous l'ai dit. Alors le cheval tenait à la bride; mais lorsque Jacques arriva, la bride était restée à sa place, et le cheval n'y tenait plus20. Un fripon s'était apparemment approché du dormeur, avait doucement coupé la bride et emmené l'animal. Au bruit du cheval de Jacques, son maître se réveilla, et son premier mot fut: «Arrive, arrive, maroufle! je te vais…» Là, il se mit à bâiller d'une aune.

– Bâillez, bâillez, monsieur, tout à votre aise, lui dit Jacques, mais où est votre cheval?

– Mon cheval?

– Oui, votre cheval…»

Le maître s'apercevant aussitôt qu'on lui avait volé son cheval, se disposait à tomber sur Jacques à grands coups de bride, lorsque Jacques lui dit: «Tout doux, monsieur, je ne suis pas d'humeur aujourd'hui à me laisser assommer; je recevrai le premier coup, mais je jure qu'au second je pique des deux et vous laisse là…»

Cette menace de Jacques fit tomber subitement la fureur de son maître, qui lui dit d'un ton radouci: «Et ma montre?

– La voilà.

– Et ta bourse?

– La voilà.

– Tu as été bien longtemps.

– Pas trop pour tout ce que j'ai fait. Écoutez bien. Je suis allé, je me suis battu, j'ai ameuté tous les paysans de la campagne, j'ai ameuté tous les habitants de la ville, j'ai été pris pour voleur de grand chemin, j'ai été conduit chez le juge, j'ai subi deux interrogatoires, j'ai presque fait pendre deux hommes; j'ai fait mettre à la porte un valet, j'ai fait chasser une servante, j'ai été convaincu d'avoir couché avec une créature que je n'ai jamais vue et que j'ai pourtant payée; et je suis revenu.

– Et moi, en t'attendant…

– En m'attendant il était écrit là-haut que vous vous endormiriez, et qu'on vous volerait votre cheval. Eh bien! monsieur, n'y pensons plus! c'est un cheval perdu, et peut-être est-il écrit là-haut qu'il se retrouvera.

– Mon cheval! mon pauvre cheval!

– Quand vous continueriez vos lamentations jusqu'à demain, il n'en sera ni plus ni moins.

– Qu'allons-nous faire?

– Je vais vous prendre en croupe, ou, si vous l'aimez mieux, nous quitterons nos bottes, nous les attacherons sur la selle de mon cheval, et nous poursuivrons notre route à pied.

– Mon cheval! mon pauvre cheval!»

Ils prirent le parti d'aller à pied, le maître s'écriant de temps en temps, mon cheval! mon pauvre cheval! et Jacques paraphrasant l'abrégé de ses aventures. Lorsqu'il en fut à l'accusation de la fille, son maître lui dit:

Vrai, Jacques, tu n'avais pas couché avec cette fille?

JACQUES

Non, monsieur.

LE MAÎTRE

Et tu l'as payée?

JACQUES

Assurément!

LE MAÎTRE

Je fus une fois en ma vie plus malheureux que toi.

JACQUES

Vous payâtes après avoir couché?

LE MAÎTRE

Tu l'as dit.

JACQUES

Est-ce que vous ne me raconterez pas cela?

LE MAÎTRE

Avant que d'entrer dans l'histoire de mes amours, il faut être sorti de l'histoire des tiennes. Eh bien! Jacques, et tes amours, que je prendrai pour les premières et les seules de ta vie, nonobstant l'aventure de la servante du lieutenant général de Conches; car, quand tu aurais couché avec elle, tu n'en aurais pas été l'amoureux pour cela. Tous les jours on couche avec des femmes qu'on n'aime pas, et l'on ne couche pas avec des femmes qu'on aime. Mais…

JACQUES

Eh bien! mais!.. qu'est-ce?

LE MAÎTRE

Mon cheval!.. Jacques, mon ami, ne te fâche pas; mets-toi à la place de mon cheval, suppose que je t'aie perdu, et dis-moi si tu ne m'en estimerais pas davantage si tu m'entendais m'écrier: Mon Jacques! mon pauvre Jacques!

Jacques sourit, et dit: J'en étais, je crois, au discours de mon hôte avec sa femme pendant la nuit qui suivit mon premier pansement. Je reposai un peu. Mon hôte et sa femme se levèrent plus tard que de coutume.

LE MAÎTRE

Je le crois.

JACQUES

À mon réveil, j'entr'ouvris doucement mes rideaux, et je vis mon hôte, sa femme et le chirurgien, en conférence secrète vers la porte21. Après ce que j'avais entendu pendant la nuit, il ne me fut pas difficile de deviner ce qui se traitait là. Je toussai. Le chirurgien dit au mari: «Il est éveillé; compère, descendez à la cave, nous boirons un coup, cela rend la main sûre; je lèverai ensuite mon appareil, puis nous aviserons au reste.»

La bouteille arrivée et vidée, car, en terme de l'art, boire un coup c'est vider au moins une bouteille, le chirurgien s'approcha de mon lit, et me dit: «Comment la nuit a-t-elle été?

– Pas mal.

– Votre bras… Bon, bon, le pouls n'est pas mauvais, il n'y a presque plus de fièvre. Il faut voir à ce genou… Allons, commère, dit-il à l'hôtesse qui était debout au pied de mon lit derrière le rideau, aidez-nous…» L'hôtesse appela un de ses enfants… «Ce n'est pas un enfant qu'il nous faut ici, c'est vous, un faux mouvement nous apprêterait de la besogne pour un mois. Approchez.» L'hôtesse approcha, les yeux baissés… «Prenez cette jambe, la bonne, je me charge de l'autre. Doucement, doucement… À moi, encore un peu à moi… L'ami, un petit tour de corps à droite… à droite, vous dis-je, et nous y voilà…»

Je tenais le matelas des deux mains, je grinçais les dents, la sueur me coulait le long du visage. «L'ami, cela n'est pas doux.

– Je le sens.

– Vous y voilà. Commère, lâchez la jambe, prenez l'oreiller; approchez la chaise, et mettez l'oreiller dessus… Trop près… Un peu plus loin… L'ami, donnez-moi la main, serrez-moi ferme. Commère, passez dans la ruelle, et tenez-le par-dessous le bras… À merveille… Compère, ne reste-t-il rien dans la bouteille?

 

– Non.

– Allez prendre la place de votre femme, et qu'elle en aille chercher une autre… Bon, bon, versez plein… Femme, laissez votre homme où il est, et venez à côté de moi…» L'hôtesse appela encore une fois un de ses enfants. «Eh! mort diable, je vous l'ai déjà dit, un enfant n'est pas ce qu'il nous faut. Mettez-vous à genoux, passez la main sous le mollet… Commère, vous tremblez comme si vous aviez fait un mauvais coup; allons donc, du courage… La gauche sous le bas de la cuisse, là, au-dessus du bandage… Fort bien!..» Voilà les coutures coupées, les bandes déroulées, l'appareil levé et ma blessure à découvert. Le chirurgien tâte en dessus, en dessous, par les côtés, et à chaque fois qu'il me touche, il dit: «L'ignorant! l'âne! le butor! et cela se mêle de chirurgie! Cette jambe, une jambe à couper? Elle durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en réponds.

– Je guérirai?

– J'en ai bien guéri d'autres.

– Je marcherai?

– Vous marcherez.

– Sans boiter?

– C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous y allez! N'est-ce pas assez que je vous aie sauvé votre jambe? Au demeurant, si vous boitez, ce sera peu de chose. Aimez-vous la danse?

– Beaucoup.

– Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'en danserez que mieux… Commère, le vin chaud… Non, l'autre d'abord: encore un petit verre, et votre pansement n'en ira pas plus mal.»

Il boit: on apporte le vin chaud, on m'étuve, on remet l'appareil, on m'étend dans mon lit, on m'exhorte à dormir si je puis, on ferme les rideaux, on finit la bouteille entamée, on en remonte une autre, et la conférence reprend entre le chirurgien, l'hôte et l'hôtesse.

L'HÔTE

Compère, cela sera-t-il long?

LE CHIRURGIEN

Très-long… À vous, compère.

L'HÔTE

Mais combien? Un mois?

LE CHIRURGIEN

Un mois! Mettez-en deux, trois, quatre, qui sait cela? La rotule est entamée, le fémur, le tibia… À vous, commère.

L'HÔTE

Quatre mois! miséricorde! Pourquoi le recevoir ici? Que diable faisait-elle à sa porte?

LE CHIRURGIEN

À moi; car j'ai bien travaillé.

L'HÔTESSE

Mon ami, voilà que tu recommences. Ce n'est pas là ce que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu y reviendras.

L'HÔTE

Mais, dis-moi, que faire de cet homme? Encore si l'année n'était pas si mauvaise!..

L'HÔTESSE

Si tu voulais, j'irais chez le curé.

L'HÔTE

Si tu y mets le pied, je te roue de coups.

LE CHIRURGIEN

Pourquoi donc, compère? la mienne y va bien.

L'HÔTE

C'est votre affaire.

LE CHIRURGIEN

À ma filleule; comment se porte-t-elle?

L'HÔTESSE

Fort bien.

LE CHIRURGIEN

Allons, compère, à votre femme et à la mienne; ce sont deux bonnes femmes.

L'HÔTE

La vôtre est plus avisée; elle n'aurait pas fait la sottise…

L'HÔTESSE

Mais, compère, il y a les sœurs grises.

LE CHIRURGIEN

Ah! commère! un homme, un homme chez les sœurs! Et puis il y a une petite difficulté un peu plus grande que le doigt… Buvons aux sœurs, ce sont de bonnes filles.

L'HÔTESSE

Et quelle difficulté?

LE CHIRURGIEN

Votre homme ne veut pas que vous alliez chez le curé, et ma femme ne veut pas que j'aille chez les sœurs… Mais, compère, encore un coup, cela nous avisera peut-être. Avez-vous questionné cet homme? Il n'est peut-être pas sans ressource.

L'HÔTE

Un soldat!

LE CHIRURGIEN

Un soldat a père, mère, frères, sœurs, des parents, des amis, quelqu'un sous le ciel… Buvons encore un coup, éloignez-vous, et laissez-moi faire.

Telle fut à la lettre la conversation du chirurgien, de l'hôte et de l'hôtesse: mais quelle autre couleur n'aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d'être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. – Pourquoi pas tué? – Tué, non. J'aurais bien su appeler quelqu'un à son secours; ce quelqu'un-là aurait été un soldat de sa compagnie: mais cela aurait pué le Cléveland22 à infecter. La vérité, la vérité! – La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu'y a-t-il d'intéressant? Rien. – D'accord. – S'il faut être vrai, c'est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine; la vérité a ses côtés piquants, qu'on saisit quand on a du génie. – Oui, quand on a du génie; mais quand on en manque? – Quand on en manque, il ne faut pas écrire. – Et si par malheur on ressemblait à un certain poëte que j'envoyai à Pondichéry? – Qu'est-ce que ce poëte? – Ce poëte… Mais si vous m'interrompez, lecteur, et si je m'interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques? Croyez-moi, laissons là le poëte… L'hôte et l'hôtesse s'éloignèrent… – Non, non, l'histoire du poëte de Pondichéry. – Le chirurgien s'approcha du lit de Jacques… – L'histoire du poëte de Pondichéry, l'histoire du poëte de Pondichéry. – Un jour il me vint un jeune poëte, comme il m'en vient tous les jours… Mais, lecteur, quel rapport cela a-t-il avec le voyage de Jacques le Fataliste et de son maître?.. – L'histoire du poëte de Pondichéry. – Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance, et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'on me les répète, et peut-être de bonne foi, le jeune poëte tire un papier de sa poche: ce sont des vers, me dit-il. – Des vers! – Oui, monsieur, et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. – Aimez-vous la vérité? – Oui, monsieur; et je vous la demande. – Vous allez la savoir. – Quoi! vous êtes assez bête pour croire qu'un poëte vient chercher la vérité chez vous? – Oui. – Et pour la lui dire? – Assurément! – Sans ménagement? – Sans doute: le ménagement le mieux apprêté ne serait qu'une offense grossière; fidèlement interprété, il signifierait, vous êtes un mauvais poëte; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n'êtes encore qu'un plat homme. – Et la franchise vous a toujours réussi? – Presque toujours… Je lis les vers de mon jeune poëte, et je lui dis: Non-seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est démontré que vous n'en ferez jamais de bons. – Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car je ne saurais m'empêcher d'en faire. – Voilà une terrible malédiction! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ont pardonné la médiocrité aux poëtes: c'est Horace qui l'a dit23. – Je le sais. – Êtes-vous riche? – Non. – Êtes-vous pauvre? – Très-pauvre. – Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poëte; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poëte; ah! monsieur, quel rôle! – Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi… (Ici Jacques aurait dit: Mais cela est écrit là-haut.) – Avez-vous des parents? – J'en ai. – Quel est leur état? – Ils sont joailliers. – Feraient-ils quelque chose pour vous? – Peut-être. – Eh bien! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry; vous ferez de mauvais vers sur la route; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne… Il y avait environ douze ans que j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je suis revenu; je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous apporte… Ils sont toujours mauvais? – Toujours; mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez à faire de mauvais vers. – C'est bien mon projet…

Le chirurgien s'étant approché du lit de Jacques, celui-ci ne lui laissa pas le temps de parler. J'ai tout entendu, lui dit-il… Puis, s'adressant à son maître, il ajouta… Il allait ajouter, lorsque son maître l'arrêta. Il était las de marcher; il s'assit sur le bord du chemin, la tête tournée vers un voyageur qui s'avançait de leur côté, à pied, la bride de son cheval, qui le suivait, passée dans son bras.

Vous allez croire, lecteur, que ce cheval est celui qu'on a volé au maître de Jacques: et vous vous tromperez. C'est ainsi que cela arriverait dans un roman, un peu plus tôt ou un peu plus tard, de cette manière ou autrement; mais ceci n'est point un roman, je vous l'ai déjà dit, je crois, et je vous le répète encore. Le maître dit à Jacques:

Vois-tu cet homme qui vient à nous?

JACQUES

Je le vois.

LE MAÎTRE

Son cheval me paraît bon.

JACQUES

J'ai servi dans l'infanterie, et je ne m'y connais pas.

LE MAÎTRE

Moi, j'ai commandé dans la cavalerie, et je m'y connais.

JACQUES

Après?

LE MAÎTRE

Après. Je voudrais que tu allasses proposer à cet homme de nous le céder, en payant s'entend.

JACQUES

Cela est bien fou, mais j'y vais. Combien y voulez-vous mettre?

LE MAÎTRE

Jusqu'à cent écus…

Jacques, après avoir recommandé à son maître de ne pas s'endormir, va à la rencontre du voyageur, lui propose l'achat de son cheval, le paye et l'emmène. Eh bien! Jacques, lui dit son maître, si vous avez vos pressentiments, vous voyez que j'ai aussi les miens. Ce cheval est beau; le marchand t'aura juré qu'il est sans défaut; mais en fait de chevaux tous les hommes sont maquignons.

JACQUES

Et en quoi ne le sont-ils pas?

LE MAÎTRE

Tu le monteras et tu me céderas le tien.

JACQUES

D'accord.

Les voilà tous les deux à cheval, et Jacques ajoutant:

Lorsque je quittai la maison, mon père, ma mère, mon parrain, m'avaient tous donné quelque chose, chacun selon ses petits moyens; et j'avais en réserve cinq louis, dont Jean, mon aîné, m'avait fait présent lorsqu'il partit pour son malheureux voyage de Lisbonne… (Ici Jacques se mit à pleurer, et son maître à lui représenter que cela était écrit là-haut.) Il est vrai, monsieur, je me le suis dit cent fois; et avec tout cela je ne saurais m'empêcher de pleurer…

Puis voilà Jacques qui sanglote et qui pleure de plus belle; et son maître qui prend sa prise de tabac, et qui regarde à sa montre l'heure qu'il est. Après avoir mis la bride de son cheval entre ses dents et essuyé ses yeux avec ses deux mains, Jacques continua:

Des cinq louis de Jean, de mon engagement, et des présents de mes parents et amis, j'avais fait une bourse dont je n'avais pas encore soustrait une obole. Je retrouvai ce magot bien à point; qu'en dites-vous, mon maître?

LE MAÎTRE

Il était impossible que tu restasses plus longtemps dans la chaumière.

JACQUES

Même en payant.

LE MAÎTRE

Mais qu'est-ce que ton frère Jean était allé chercher à Lisbonne?

JACQUES

Il me semble que vous prenez à tâche de me fourvoyer. Avec vos questions, nous aurons fait le tour du monde avant que d'avoir atteint la fin de mes amours.

 
LE MAÎTRE

Qu'importe, pourvu que tu parles et que j'écoute? ne sont-ce pas là les deux points importants? Tu me grondes, lorsque tu devrais me remercier.

JACQUES

Mon frère était allé chercher le repos à Lisbonne. Jean, mon frère, était un garçon d'esprit: c'est ce qui lui a porté malheur; il eût été mieux pour lui qu'il eût été un sot comme moi; mais cela était écrit là-haut. Il était écrit que le frère quêteur des Carmes qui venait dans notre village demander des œufs, de la laine, du chanvre, des fruits, du vin à chaque saison, logerait chez mon père, qu'il débaucherait Jean, mon frère, et que Jean, mon frère, prendrait l'habit de moine.

LE MAÎTRE

Jean, ton frère, a été Carme?

JACQUES

Oui, monsieur, et Carme déchaux. Il était actif, intelligent, chicaneur; c'était l'avocat consultant du village. Il savait lire et écrire, et, dès sa jeunesse, il s'occupait à déchiffrer et à copier de vieux parchemins. Il passa par toutes les fonctions de l'ordre, successivement portier, sommelier, jardinier, sacristain, adjoint à procure et banquier; du train dont il y allait, il aurait fait notre fortune à tous. Il a marié et bien marié deux de nos sœurs et quelques autres filles du village. Il ne passait pas dans les rues, que les pères, les mères et les enfants n'allassent à lui, et ne lui criassent: «Bonjour, frère Jean; comment vous portez-vous, frère Jean?» Il est sûr que quand il entrait dans une maison, la bénédiction du ciel y entrait avec lui; et que s'il y avait une fille, deux mois après sa visite elle était mariée. Le pauvre frère Jean! l'ambition le perdit. Le procureur de la maison, auquel on l'avait donné pour adjoint, était vieux. Les moines ont dit qu'il avait formé le projet de lui succéder après sa mort, que pour cet effet il bouleversa tout le chartrier, qu'il brûla les anciens registres, et qu'il en fit de nouveaux, en sorte qu'à la mort du vieux procureur, le diable n'aurait vu goutte dans les titres de la communauté. Avait-on besoin d'un papier, il fallait perdre un mois à le chercher; encore souvent ne le trouvait-on pas. Les Pères démêlèrent la ruse du frère Jean et son objet: ils prirent la chose au grave, et frère Jean, au lieu d'être procureur comme il s'en était flatté, fut réduit au pain et à l'eau, et bien discipliné jusqu'à ce qu'il eût communiqué à un autre la clef de ses registres. Les moines sont implacables. Quand on eut tiré de frère Jean tous les éclaircissements dont on avait besoin, on le fit porteur de charbon dans le laboratoire où l'on distille l'eau des Carmes. Frère Jean, ci-devant banquier de l'ordre et adjoint à procure, maintenant charbonnier! Frère Jean avait du cœur, il ne put supporter ce déchet d'importance et de splendeur, et n'attendit qu'une occasion de se soustraire à cette humiliation.

Ce fut alors qu'il arriva dans la même maison un jeune Père qui passait pour la merveille de l'ordre au tribunal et dans la chaire; il s'appelait le Père Ange. Il avait de beaux yeux, un beau visage, un bras et des mains à modeler. Le voilà qui prêche, qui prêche, qui confesse, qui confesse; voilà les vieux directeurs quittés par leurs dévotes; voilà ces dévotes attachées au jeune Père Ange; voilà que les veilles de dimanches et de grandes fêtes, la boutique du Père Ange est environnée de pénitents et de pénitentes, et que les vieux Pères attendaient inutilement pratique dans leurs boutiques désertes: ce qui les chagrinait beaucoup… Mais, monsieur, si je laissais là l'histoire de frère Jean et que je reprisse celle de mes amours, cela serait peut-être plus gai.

LE MAÎTRE

Non, non; prenons une prise de tabac, voyons l'heure qu'il est et poursuis.

JACQUES

J'y consens, puisque vous le voulez…

Mais le cheval de Jacques fut d'un autre avis; le voilà qui prend tout à coup le mors aux dents et qui se précipite dans une fondrière. Jacques a beau le serrer des genoux et lui tenir la bride courte, du plus bas de la fondrière, l'animal têtu s'élance et se met à grimper à toutes jambes un monticule où il s'arrête tout court et où Jacques, tournant ses regards autour de lui, se voit entre des fourches patibulaires.

Un autre que moi, lecteur, ne manquerait pas de garnir ces fourches de leur gibier et de ménager à Jacques une triste reconnaissance. Si je vous le disais, vous le croiriez peut-être, car il y a des hasards plus singuliers, mais la chose n'en serait pas plus vraie: ces fourches étaient vacantes.

Jacques laissa reprendre haleine à son cheval, qui de lui-même redescendit la montagne, remonta la fondrière et replaça Jacques à côté de son maître, qui lui dit: Ah! mon ami, quelle frayeur tu m'as causée! je t'ai tenu pour mort… mais tu rêves; à quoi rêves-tu?

JACQUES

À ce que j'ai trouvé là-haut.

LE MAÎTRE

Et qu'y as-tu donc trouvé?

JACQUES

Des fourches patibulaires, un gibet.

LE MAÎTRE

Diable! cela est de fâcheux augure; mais rappelle-toi ta doctrine. Si cela est écrit là-haut, tu auras beau faire, tu seras pendu, cher ami; et si cela n'est pas écrit là-haut, le cheval en aura menti. Si cet animal n'est pas inspiré, il est sujet à des lubies; il faut y prendre garde…

Après un moment de silence, Jacques se frotta le front et secoua ses oreilles, comme on fait lorsqu'on cherche à écarter de soi une idée fâcheuse, et reprit brusquement:

Ces vieux moines tinrent conseil entre eux et résolurent, à quelque prix et par quelque voie que ce fût, de se défaire d'une jeune barbe qui les humiliait. Savez-vous ce qu'ils firent?.. Mon maître, vous ne m'écoutez pas.

LE MAÎTRE

Je t'écoute, je t'écoute: continue.

JACQUES

Ils gagnèrent le portier, qui était un vieux coquin comme eux. Ce vieux coquin accusa le jeune Père d'avoir pris des libertés avec une de ses dévotes dans le parloir, et assura, par serment, qu'il l'avait vu. Peut-être cela était-il vrai, peut-être cela était-il faux: que sait-on? Ce qu'il y a de plaisant, c'est que le lendemain de cette accusation, le prieur de la maison fut assigné au nom d'un chirurgien pour être satisfait des remèdes qu'il avait administrés et des soins qu'il avait donnés à ce scélérat de portier dans le cours d'une maladie galante… Mon maître, vous ne m'écoutez pas, et je sais ce qui vous distrait, je gage que ce sont ces fourches patibulaires.

LE MAÎTRE

Je ne saurais en disconvenir.

JACQUES

Je surprends vos yeux attachés sur mon visage; est-ce que vous me trouvez l'air sinistre?

LE MAÎTRE

Non, non.

JACQUES

C'est-à-dire, oui, oui. Eh bien! si je vous fais peur, nous n'avons qu'à nous séparer.

LE MAÎTRE

Allons donc, Jacques, vous perdez l'esprit; est-ce que vous n'êtes pas sûr de vous?

JACQUES

Non, monsieur; et qui est-ce qui est sûr de soi?

LE MAÎTRE

Tout homme de bien. Est-ce que Jacques, l'honnête Jacques, ne se sent pas là de l'horreur pour le crime?.. Allons, Jacques, finissons cette dispute et reprenez votre récit.

JACQUES

En conséquence de cette calomnie ou médisance du portier, on se crut autorisé à faire mille diableries, mille méchancetés à ce pauvre Père Ange dont la tête parut se déranger. Alors on appela un médecin qu'on corrompit et qui attesta que ce religieux était fou et qu'il avait besoin de respirer l'air natal. S'il n'eût été question que d'éloigner ou d'enfermer le Père Ange, c'eût été une affaire bientôt faite; mais parmi les dévotes dont il était la coqueluche, il y avait de grandes dames à ménager. On leur parlait de leur directeur avec une commisération hypocrite: «Hélas! ce pauvre Père Ange, c'est bien dommage! c'était l'aigle de notre communauté. – Qu'est-ce qui lui est donc arrivé?» À cette question on ne répondait qu'en poussant un profond soupir et en levant les yeux au ciel; si l'on insistait, on baissait la tête et l'on se taisait. À cette singerie l'on ajoutait quelquefois: «Ô Dieu! qu'est-ce de nous!.. Il a encore des moments surprenants… des éclairs de génie… Cela reviendra peut-être, mais il y a peu d'espoir… Quelle perte pour la religion!..» Cependant les mauvais procédés redoublaient; il n'y avait rien qu'on ne tentât pour amener le Père Ange au point où on le disait; et on y aurait réussi si frère Jean ne l'eût pris en pitié. Que vous dirai-je de plus? Un soir que nous étions tous endormis, nous entendîmes frapper à notre porte: nous nous levons; nous ouvrons au Père Ange et à mon frère déguisés. Ils passèrent le jour suivant dans la maison; le lendemain, dès l'aube du jour, ils décampèrent. Ils s'en allaient les mains bien garnies; car Jean, en m'embrassant, me dit: «J'ai marié tes sœurs; si j'étais resté dans le couvent, deux ans de plus, ce que j'y étais, tu serais un des gros fermiers du canton: mais tout a changé, et voilà ce que je puis faire pour toi. Adieu, Jacques, si nous avons du bonheur, le Père et moi, tu t'en ressentiras…» puis il me lâcha dans la main les cinq louis dont je vous ai parlé, avec cinq autres pour la dernière des filles du village, qu'il avait mariée et qui venait d'accoucher d'un gros garçon qui ressemblait à frère Jean comme deux gouttes d'eau.

LE MAÎTRE, sa tabatière ouverte et sa montre replacée

Et qu'allaient-ils faire à Lisbonne?

JACQUES

Chercher un tremblement de terre, qui ne pouvait se faire sans eux; être écrasés, engloutis, brûlés; comme il était écrit là-haut.

LE MAÎTRE

Ah! les moines! les moines!

JACQUES

Le meilleur ne vaut pas grand argent.

LE MAÎTRE

Je le sais mieux que toi.

JACQUES

Est-ce que vous avez passé par leurs mains?

LE MAÎTRE

Une autre fois je te dirai cela.

JACQUES

Mais pourquoi est-ce qu'ils sont si méchants?

LE MAÎTRE

Je crois que c'est parce qu'ils sont moines… Et puis revenons à tes amours.

JACQUES

Non, monsieur, n'y revenons pas.

LE MAÎTRE

Est-ce que tu ne veux plus que je les sache?

JACQUES

Je le veux toujours; mais le destin, lui, ne le veut pas. Est-ce que vous ne voyez pas qu'aussitôt que j'en ouvre la bouche, le diable s'en mêle, et qu'il survient toujours quelque incident qui me coupe la parole? Je ne les finirai pas, vous dis-je, cela est écrit là-haut.

LE MAÎTRE

Essaye, mon ami.

JACQUES

Mais si vous commenciez l'histoire des vôtres, peut-être que cela romprait le sortilége et qu'ensuite les miennes en iraient mieux. J'ai dans la tête que cela tient à cela; tenez, monsieur, il me semble quelquefois que le destin me parle.

LE MAÎTRE

Et tu te trouves toujours bien de l'écouter?

JACQUES

Mais, oui, témoin le jour qu'il me dit que votre montre était sur le dos du porteballe…

Le maître se mit à bâiller; en bâillant il frappait de la main sur sa tabatière, et en frappant sur sa tabatière, il regardait au loin, et en regardant au loin, il dit à Jacques: Ne vois-tu pas quelque chose sur ta gauche?

20Variante: «N'y était plus.»
21Variante: «Vers la fenêtre.»
22V. Histoire de Cléveland, fils naturel de Cromwell, ou le Philosophe anglais, par l'abbé Prévost. 4 vol. in-12, 1732.
23«… Mediocribus esse poetis, Non homines, non Di, non concessere columnæ.» Horat. de Art. Poet., v. 373.