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Jacques le fataliste et son maître

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LE MARQUIS

Surtout aux dévots.

MADAME DE LA POMMERAYE

Puisque le plus léger prétexte suffit pour les en dispenser. Si l'on savait que j'y prends intérêt, bientôt on dirait: Mme de La Pommeraye les protége: elles n'ont besoin de rien… Et voilà les charités supprimées.

LE MARQUIS

Les charités!

MADAME DE LA POMMERAYE

Oui, monsieur, les charités!

LE MARQUIS

Vous les connaissez, et elles en sont aux charités?

MADAME DE LA POMMERAYE

Encore une fois, marquis, je vois bien que vous ne m'aimez plus, et qu'une partie de votre estime s'en est allée avec votre tendresse. Et qui est-ce qui vous a dit que, si ces femmes étaient dans le besoin des aumônes de la paroisse, c'était de ma faute?

LE MARQUIS

Pardon, madame, mille pardons, j'ai tort. Mais quelle raison de se refuser à la bienveillance d'une amie?

MADAME DE LA POMMERAYE

Ah! marquis, nous sommes bien loin, nous autres gens du monde, de connaître les délicatesses scrupuleuses des âmes timorées. Elles ne croient pas pouvoir accepter les secours de toute personne indistinctement.

LE MARQUIS

C'est nous ôter le meilleur moyen d'expier nos folles dissipations.

MADAME DE LA POMMERAYE

Point du tout. Je suppose, par exemple, que monsieur le marquis des Arcis fût touché de compassion pour elles; que ne fait-il passer ces secours par des mains plus dignes?

LE MARQUIS

Et moins sûres.

MADAME DE LA POMMERAYE

Cela se peut.

LE MARQUIS

Dites-moi, si je leur envoyais une vingtaine de louis, croyez-vous qu'elles les refuseraient?

MADAME DE LA POMMERAYE

J'en suis sûre; et ce refus vous semblerait déplacé dans une mère qui a un enfant charmant?

LE MARQUIS

Savez-vous que j'ai été tenté de les aller voir?

MADAME DE LA POMMERAYE

Je le crois. Marquis, marquis, prenez garde à vous; voilà un mouvement de compassion bien subit et bien suspect.

LE MARQUIS

Quoi qu'il en soit, m'auraient-elles reçu?

MADAME DE LA POMMERAYE

Non certes! Avec l'éclat de votre voiture, de vos habits, de vos gens et les charmes de la jeune personne, il n'en fallait pas davantage pour apprêter au caquet des voisins, des voisines et les perdre.

LE MARQUIS

Vous me chagrinez; car, certes, ce n'était pas mon dessein. Il faut donc renoncer à les secourir et à les voir?

MADAME DE LA POMMERAYE

Je le crois.

LE MARQUIS

Mais si je leur faisais passer mes secours par votre moyen?

MADAME DE LA POMMERAYE

Je ne crois pas ces secours-là assez purs pour m'en charger.

LE MARQUIS

Voilà qui est cruel!

MADAME DE LA POMMERAYE

Oui, cruel: c'est le mot.

LE MARQUIS

Quelle vision! marquise, vous vous moquez. Une jeune fille que je n'ai jamais vue qu'une fois…

MADAME DE LA POMMERAYE

Mais du petit nombre de celles qu'on n'oublie pas quand on les a vues.

LE MARQUIS

Il est vrai que ces figures-là vous suivent.

MADAME DE LA POMMERAYE

Marquis, prenez garde à vous; vous vous préparez des chagrins; et j'aime mieux avoir à vous en garantir que d'avoir à vous en consoler. N'allez pas confondre celle-ci avec celles que vous avez connues: cela ne se ressemble pas; on ne les tente pas, on ne les séduit pas, on n'en approche pas, elles n'écoutent pas, on n'en vient pas à bout.»

Après cette conversation, le marquis se rappela tout à coup qu'il avait une affaire pressée; il se leva brusquement et sortit soucieux.

Pendant un assez long intervalle de temps, le marquis ne passa presque pas un jour sans voir Mme de La Pommeraye; mais il arrivait, il s'asseyait, il gardait le silence; Mme de La Pommeraye parlait seule; le marquis, au bout d'un quart d'heure, se levait et s'en allait.

Il fit ensuite une éclipse de près d'un mois, après laquelle il reparut; mais triste, mais mélancolique, mais défait. La marquise, en le voyant, lui dit: «Comme vous voilà fait! d'où sortez-vous? Est-ce que vous avez passé tout ce temps en petite maison?

LE MARQUIS

Ma foi, à peu près. De désespoir, je me suis précipité dans un libertinage affreux.

MADAME DE LA POMMERAYE

Comment! de désespoir?

LE MARQUIS

Oui, de désespoir…»

Après ce mot, il se mit à se promener en long et en large sans mot dire; il allait aux fenêtres, il regardait le ciel, il s'arrêtait devant Mme de La Pommeraye; il allait à la porte, il appelait ses gens à qui il n'avait rien à dire; il les renvoyait; il rentrait; il revenait à Mme de La Pommeraye, qui travaillait sans l'apercevoir; il voulait parler, il n'osait; enfin Mme de La Pommeraye en eut pitié, et lui dit: «Qu'avez-vous? On est un mois sans vous voir; vous reparaissez avec un visage de déterré et vous rôdez comme une âme en peine.

LE MARQUIS

Je n'y puis plus tenir, il faut que je vous dise tout. J'ai été vivement frappé de la fille de votre amie; j'ai tout, mais tout fait pour l'oublier; et plus j'ai fait, plus je m'en suis souvenu. Cette créature angélique m'obsède; rendez-moi un service important.

MADAME DE LA POMMERAYE

Quel?

LE MARQUIS

Il faut absolument que je la revoie et que je vous en aie l'obligation. J'ai mis mes grisons en campagne. Toute leur venue, toute leur allée est de chez elles à l'église et de l'église chez elles. Dix fois je me suis présenté à pied sur leur chemin; elles ne m'ont seulement pas aperçu; je me suis planté sur leur porte inutilement. Elles m'ont d'abord rendu libertin comme un sapajou, puis dévot comme un ange; je n'ai pas manqué la messe une fois depuis quinze jours. Ah! mon amie, quelle figure! qu'elle est belle!..»

Mme de La Pommeraye savait tout cela. «C'est-à-dire, répondit-elle au marquis, qu'après avoir tout mis en œuvre pour guérir, vous n'avez rien omis pour devenir fou, et que c'est le dernier parti qui vous a réussi?

LE MARQUIS

Et réussi, je ne saurais vous exprimer à quel point. N'aurez-vous pas compassion de moi et ne vous devrai-je pas le bonheur de la revoir?

MADAME DE LA POMMERAYE

La chose est difficile, et je m'en occuperai, mais à une condition: c'est que vous laisserez ces infortunées en repos et que vous cesserez de les tourmenter. Je ne vous cèlerai point qu'elles m'ont écrit de votre persécution avec amertume, et voilà leur lettre…»

La lettre qu'on donnait à lire au marquis avait été concertée entre elles. C'était la d'Aisnon fille qui paraissait l'avoir écrite par ordre de sa mère: et l'on y avait mis, d'honnête, de doux, de touchant, d'élégance et d'esprit, tout ce qui pouvait renverser la tête du marquis. Aussi en accompagnait-il chaque mot d'une exclamation; pas une phrase qu'il ne relût; il pleurait de joie; il disait à Mme de La Pommeraye: «Convenez donc, madame, qu'on n'écrit pas mieux que cela.

MADAME DE LA POMMERAYE

J'en conviens.

LE MARQUIS

Et qu'à chaque ligne on se sent pénétré d'admiration et de respect pour des femmes de ce caractère!

MADAME DE LA POMMERAYE

Cela devrait être.

LE MARQUIS

Je vous tiendrai ma parole; mais songez, je vous en supplie, à ne pas manquer à la vôtre.

MADAME DE LA POMMERAYE

En vérité, marquis, je suis aussi folle que vous. Il faut que vous ayez conservé un terrible empire sur moi; cela m'effraye.

LE MARQUIS

Quand la reverrai-je?

MADAME DE LA POMMERAYE

Je n'en sais rien. Il faut s'occuper premièrement du moyen d'arranger la chose, et d'éviter tout soupçon. Elles ne peuvent ignorer vos vues; voyez la couleur que ma complaisance aurait à leurs yeux, si elles s'imaginaient que j'agis de concert avec vous… Mais, marquis; entre nous, qu'ai-je besoin de cet embarras-là? Que m'importe que vous aimiez, que vous n'aimiez pas? que vous extravaguiez? Démêlez votre fusée vous-même. Le rôle que vous me faites faire est aussi trop singulier.

LE MARQUIS

Mon amie, si vous m'abandonnez, je suis perdu! Je ne vous parlerai point de moi, puisque je vous offenserais; mais je vous conjurerai par ces intéressantes et dignes créatures qui vous sont si chères; vous me connaissez, épargnez-leur toutes les folies dont je suis capable. J'irai chez elles; oui, j'irai, je vous en préviens; je forcerai leur porte, j'entrerai malgré elles, je m'asseyerai, je ne sais ce que je dirai, ce que je ferai; car que n'avez-vous point à craindre de l'état violent où je suis?..»

Vous remarquerez, messieurs, dit l'hôtesse, que depuis le commencement de cette aventure jusqu'à ce moment, le marquis des Arcis n'avait pas dit un mot qui ne fût un coup de poignard dirigé au cœur de Mme de La Pommeraye. Elle étouffait d'indignation et de rage; aussi répondit-elle au marquis, d'une voix tremblante et entrecoupée:

Mais vous avez raison. Ah! si j'avais été aimée comme cela, peut-être que… Passons là-dessus… Ce n'est pas pour vous que j'agirai, mais je me flatte du moins, monsieur le marquis, que vous me donnerez du temps.

LE MARQUIS

Le moins, le moins que je pourrai.

 
JACQUES

Ah! notre hôtesse, quel diable de femme! l'enfer n'est pas pire. J'en tremble: et il faut que je boive un coup pour me rassurer… Est-ce que vous me laisserez boire tout seul?

L'HÔTESSE

Moi, je n'ai pas peur… Mme de La Pommeraye disait: Je souffre, mais je ne souffre pas seule. Cruel homme! j'ignore quelle sera la durée de mon tourment; mais j'éterniserai le tien… Elle tint le marquis près d'un mois dans l'attente de l'entrevue qu'elle avait promise, c'est-à-dire qu'elle lui laissa tout le temps de pâtir, de se bien enivrer, et que sous prétexte d'adoucir la longueur du délai, elle lui permit de l'entretenir de sa passion.

LE MAÎTRE

Et de la fortifier en en parlant.

JACQUES

Quelle femme! quel diable de femme! Notre hôtesse, ma frayeur redouble.

L'HÔTESSE

Le marquis venait donc tous les jours causer avec Mme de La Pommeraye, qui achevait de l'irriter, de l'endurcir et de le perdre par les discours les plus artificieux. Il s'informait de la patrie, de la naissance, de l'éducation, de la fortune et du désastre de ces femmes; il y revenait sans cesse, et ne se croyait jamais assez instruit et touché. La marquise lui faisait remarquer le progrès de ses sentiments, et lui en familiarisait le terme, sous prétexte de lui en inspirer de l'effroi. Marquis, lui disait-elle, prenez-y garde, cela vous mènera loin; il pourrait arriver un jour que mon amitié, dont vous faites un étrange abus, ne m'excusât ni à mes yeux ni aux vôtres. Ce n'est pas que tous les jours on ne fasse de plus grandes folies. Marquis, je crains fort que vous n'obteniez cette fille qu'à des conditions qui, jusqu'à présent, n'ont pas été de votre goût.

Lorsque Mme de La Pommeraye crut le marquis bien préparé pour le succès de son dessein, elle arrangea avec les deux femmes qu'elles viendraient dîner chez elle; et avec le marquis que, pour leur donner le change, il les surprendrait en habit de campagne: ce qui fut exécuté.

On en était au second service lorsqu'on annonça le marquis. Le marquis, Mme de La Pommeraye et les deux d'Aisnon, jouèrent supérieurement l'embarras. «Madame, dit-il à Mme de La Pommeraye, j'arrive de ma terre; il est trop tard pour aller chez moi où l'on ne m'attend que ce soir, et je me suis flatté que vous ne me refuseriez pas à dîner…» Et tout en parlant, il avait pris une chaise, et s'était mis à table. On avait disposé le couvert de manière qu'il se trouvât à côté de la mère et en face de la fille. Il remercia d'un clin d'œil Mme de La Pommeraye de cette attention délicate. Après le trouble du premier instant, nos deux dévotes se rassurèrent. On causa, on fut même gai. Le marquis fut de la plus grande attention pour la mère, et de la politesse la plus réservée pour la fille. C'était un amusement secret bien plaisant pour ces trois femmes, que le scrupule du marquis à ne rien dire, à ne se rien permettre qui pût les effaroucher. Elles eurent l'inhumanité de le faire parler dévotion pendant trois heures de suite, et Mme de La Pommeraye lui disait: «Vos discours font merveilleusement l'éloge de vos parents; les premières leçons qu'on en reçoit ne s'effacent jamais. Vous entendez toutes les subtilités de l'amour divin, comme si vous n'aviez été qu'à saint François de Sales pour toute nourriture. N'auriez-vous pas été un peu quiétiste?

– Je ne m'en souviens plus…»

Il est inutile de dire que nos dévotes mirent dans la conversation tout ce qu'elles avaient de grâces, d'esprit, de séduction et de finesse. On toucha en passant le chapitre des passions, et Mlle Duquênoi (c'était son nom de famille) prétendit qu'il n'y en avait qu'une seule de dangereuse. Le marquis fut de son avis. Entre les six et sept, les deux femmes se retirèrent, sans qu'il fût possible de les arrêter; Mme de La Pommeraye prétendant avec Mme Duquênoi qu'il fallait aller de préférence à son devoir, sans quoi il n'y aurait presque point de journée dont la douceur ne fût altérée par le remords. Les voilà parties au grand regret du marquis, et le marquis en tête-à-tête avec Mme de La Pommeraye.

MADAME DE LA POMMERAYE

Eh bien! marquis, ne faut-il pas que je sois bien bonne? Trouvez-moi à Paris une autre femme qui en fasse autant.

LE MARQUIS, en se jetant à ses genoux

J'en conviens; il n'y en a pas une qui vous ressemble. Votre bonté me confond: vous êtes la seule véritable amie qu'il y ait au monde.

MADAME DE LA POMMERAYE

Êtes-vous bien sûr de sentir toujours également le prix de mon procédé?

LE MARQUIS

Je serais un monstre d'ingratitude, si j'en rabattais.

MADAME DE LA POMMERAYE

Changeons de texte. Quel est l'état de votre cœur?

LE MARQUIS

Faut-il vous l'avouer franchement? il faut que j'aie cette fille-là, ou que j'en périsse.

MADAME DE LA POMMERAYE

Vous l'aurez sans doute, mais il faut savoir comme quoi.

LE MARQUIS

Nous verrons.

MADAME DE LA POMMERAYE

Marquis, marquis, je vous connais, je les connais: tout est vu.

Le marquis fut environ deux mois sans se montrer chez Mme de La Pommeraye; et voici ses démarches dans cet intervalle. Il fit connaissance avec le confesseur de la mère et de la fille. C'était un ami du petit abbé dont je vous ai parlé. Ce prêtre, après avoir mis toutes les difficultés hypocrites qu'on peut apporter à une intrigue malhonnête, et vendu le plus chèrement qu'il lui fut possible la sainteté de son ministère, se prêta à tout ce que le marquis voulut.

La première scélératesse de l'homme de Dieu, ce fut d'aliéner la bienveillance du curé, et de lui persuader que ces deux protégées de Mme de La Pommeraye obtenaient de la paroisse une aumône dont elles privaient des indigents plus à plaindre qu'elles. Son but était de les amener à ses vues par la misère.

Ensuite il travailla au tribunal de la confession à jeter la division entre la mère et la fille. Lorsqu'il entendait la mère se plaindre de sa fille, il aggravait les torts de celle-ci, et irritait le ressentiment de l'autre. Si c'était la fille qui se plaignît de sa mère, il lui insinuait que la puissance des pères et mères sur leurs enfants était limitée, et que, si la persécution de sa mère était poussée jusqu'à un certain point, il ne serait peut-être pas impossible de la soustraire à une autorité tyrannique. Puis il lui donnait pour pénitence de revenir à confesse.

Une autre fois il lui parlait de ses charmes, mais lestement: c'était un des plus dangereux présents que Dieu pût faire à une femme; de l'impression qu'en avait éprouvée un honnête homme qu'il ne nommait pas, mais qui n'était pas difficile à deviner. Il passait de là à la miséricorde infinie du ciel et à son indulgence pour des fautes que certaines circonstances nécessitaient; à la faiblesse de la nature, dont chacun trouve l'excuse en soi-même; à la violence et à la généralité de certains penchants, dont les hommes les plus saints n'étaient pas exempts. Il lui demandait ensuite si elle n'avait point de désirs, si le tempérament ne lui parlait pas en rêves, si la présence des hommes ne la troublait pas. Ensuite, il agitait la question si une femme devait céder ou résister à un homme passionné, et laisser mourir et damner celui pour qui le sang de Jésus-Christ a été versé: et il n'osait la décider. Puis il poussait de profonds soupirs; il levait les yeux au ciel, il priait pour la tranquillité des âmes en peine… La jeune fille le laissait aller. Sa mère et Mme de La Pommeraye, à qui elle rendait fidèlement les propos du directeur, lui suggéraient des confidences qui toutes tendaient à l'encourager.

JACQUES

Votre Mme de La Pommeraye est une méchante femme.

LE MAÎTRE

Jacques, c'est bientôt dit. Sa méchanceté, d'où lui vient-elle? Du marquis des Arcis. Rends celui-ci tel qu'il avait juré et qu'il devait être, et trouve-moi quelque défaut dans Mme de La Pommeraye. Quand nous serons en route, tu l'accuseras, et je me chargerai de la défendre. Pour ce prêtre, vil et séducteur, je te l'abandonne.

JACQUES

C'est un si méchant homme, que je crois que de cette affaire-ci je n'irai plus à confesse. Et vous, notre hôtesse?

L'HÔTESSE

Pour moi je continuerai mes visites à mon vieux curé, qui n'est pas curieux, et qui n'entend que ce qu'on lui dit.

JACQUES

Si nous buvions à la santé de votre curé41?

L'HÔTESSE

Pour cette fois-ci je vous ferai raison; car c'est un bon homme qui, les dimanches et jours de fêtes, laisse danser les filles et les garçons, et qui permet aux hommes et aux femmes de venir chez moi, pourvu qu'ils n'en sortent pas ivres. À mon curé!

JACQUES

À votre curé!

L'HÔTESSE

Nos femmes ne doutaient pas qu'incessamment l'homme de Dieu ne hasardât de remettre une lettre à sa pénitente: ce qui fut fait; mais avec quel ménagement! Il ne savait de qui elle était; il ne doutait point que ce ne fût de quelque âme bienfaisante et charitable qui avait découvert leur misère, et qui leur proposait des secours; il en remettait assez souvent de pareilles. Au demeurant vous êtes sage, madame votre mère est prudente, et j'exige que vous ne l'ouvriez qu'en sa présence. Mlle Duquênoi accepta la lettre et la remit à sa mère, qui la fit passer sur-le-champ à Mme de La Pommeraye. Celle-ci, munie de ce papier, fit venir le prêtre, l'accabla des reproches qu'il méritait, et le menaça de le déférer à ses supérieurs, si elle entendait encore parler de lui.

Dans cette lettre, le marquis s'épuisait en éloges de sa propre personne, en éloges de Mlle Duquênoi; peignait sa passion aussi violente qu'elle l'était, et proposait des conditions fortes, même un enlèvement.

Après avoir fait la leçon au prêtre, Mme de La Pommeraye appela le marquis chez elle; lui représenta combien sa conduite était peu digne d'un galant homme; jusqu'où elle pouvait être compromise; lui montra sa lettre, et protesta que, malgré la tendre amitié qui les unissait, elle ne pouvait se dispenser de la produire au tribunal des lois, ou de la remettre à Mme Duquênoi, s'il arrivait quelque aventure éclatante à sa fille. «Ah! marquis, lui dit-elle, l'amour vous corrompt; vous êtes mal né, puisque le faiseur de grandes choses ne vous en inspire que d'avilissantes. Et que vous ont fait ces pauvres femmes, pour ajouter l'ignominie à la misère? Faut-il que, parce que cette fille est belle, et veut rester vertueuse, vous en deveniez le persécuteur? Est-ce à vous à lui faire détester un des plus beaux présents du ciel? Par où ai-je mérité, moi, d'être votre complice? Allons, marquis, jetez-vous à mes pieds, demandez-moi pardon, et faites serment de laisser mes tristes amies en repos.» Le marquis lui promit de ne plus rien entreprendre sans son aveu; mais qu'il fallait qu'il eût cette fille à quelque prix que ce fût.

Le marquis ne fut point du tout fidèle à sa parole. La mère était instruite; il ne balança pas à s'adresser à elle. Il avoua le crime de son projet; il offrit une somme considérable, des espérances que le temps pourrait amener; et sa lettre fut accompagnée d'un écrin de riches pierreries.

Les trois femmes tinrent conseil. La mère et la fille inclinaient à accepter; mais ce n'était pas là le compte de Mme de La Pommeraye. Elle revint sur la parole qu'on lui avait donnée; elle menaça de tout révéler; et au grand regret de nos deux dévotes, dont la jeune détacha de ses oreilles des girandoles qui lui allaient si bien, l'écrin et la lettre furent renvoyés avec une réponse pleine de fierté et d'indignation.

Mme de La Pommeraye se plaignit au marquis du peu de fond qu'il y avait à faire sur ses promesses. Le marquis s'excusa sur l'impossibilité de lui proposer une commission si indécente. «Marquis, marquis, lui dit Mme de La Pommeraye, je vous ai déjà prévenu, et je vous le répète: vous n'en êtes pas où vous voudriez; mais il n'est plus temps de vous prêcher, ce seraient paroles perdues: il n'y a plus de ressources.»

Le marquis avoua qu'il le pensait comme elle, et lui demanda la permission de faire une dernière tentative; c'était d'assurer des rentes considérables sur les deux têtes, de partager sa fortune avec les deux femmes, et de les rendre propriétaires à vie d'une de ses maisons à la ville, et d'une autre à la campagne. «Faites, lui dit la marquise; je n'interdis que la violence; mais croyez, mon ami, que l'honneur et la vertu, quand elle est vraie, n'ont point de prix aux yeux de ceux qui ont le bonheur de les posséder. Vos nouvelles offres ne réussiront pas mieux que les précédentes: je connais ces femmes et j'en ferais la gageure.»

 

Les nouvelles propositions sont faites. Autre conciliabule des trois femmes. La mère et la fille attendaient en silence la décision de Mme de La Pommeraye. Celle-ci se promena un moment sans parler. «Non, non, dit-elle, cela ne suffit pas à mon cœur ulcéré.» Et aussitôt elle prononça le refus; et aussitôt ces deux femmes fondirent en larmes, se jetèrent à ses pieds, et lui représentèrent combien il était affreux pour elles de repousser une fortune immense, qu'elles pouvaient accepter sans aucune fâcheuse conséquence. Mme de La Pommeraye leur répondit sèchement: «Est-ce que vous imaginez que ce que je fais, je le fais pour vous? Qui êtes-vous? Que vous dois-je? À quoi tient-il que je ne vous renvoie l'une et l'autre à votre tripot? Si ce que l'on vous offre est trop pour vous, c'est trop peu pour moi. Écrivez, madame, la réponse que je vais vous dicter, et qu'elle parte sous mes yeux.» Ces femmes s'en retournèrent encore plus effrayées qu'affligées.

JACQUES

Cette femme a le diable au corps, et que veut-elle donc? Quoi! un refroidissement d'amour n'est pas assez puni par le sacrifice de la moitié d'une grande fortune?

LE MAÎTRE

Jacques, vous n'avez jamais été femme, encore moins honnête femme, et vous jugez d'après votre caractère qui n'est pas celui de Mme de La Pommeraye! Veux-tu que je te dise? J'ai bien peur que le mariage du marquis des Arcis et d'une catin ne soit écrit là-haut.

JACQUES

S'il est écrit là-haut, il se fera.

L'HÔTESSE

Le marquis ne tarda pas à reparaître chez Mme de La Pommeraye. «Eh bien, lui dit-elle, vos nouvelles offres?

LE MARQUIS

Faites et rejetées. J'en suis désespéré. Je voudrais arracher cette malheureuse passion de mon cœur; je voudrais m'arracher le cœur, et je ne saurais. Marquise, regardez-moi; ne trouvez-vous pas qu'il y a entre cette jeune fille et moi quelques traits de ressemblance?

MADAME DE LA POMMERAYE

Je ne vous en avais rien dit; mais je m'en étais aperçue. Il ne s'agit pas de cela: que résolvez-vous?

LE MARQUIS

Je ne puis me résoudre à rien. Il me prend des envies de me jeter dans une chaise de poste, et de courir tant que terre me portera; un moment après la force m'abandonne; je suis comme anéanti, ma tête s'embarrasse: je deviens stupide, et ne sais que devenir.

MADAME DE LA POMMERAYE

Je ne vous conseille pas de voyager; ce n'est pas la peine d'aller jusqu'à Villejuif pour revenir.»

Le lendemain, le marquis écrivit à la marquise qu'il partait pour sa campagne; qu'il y resterait tant qu'il pourrait, et qu'il la suppliait de le servir auprès de ses amies, si l'occasion s'en présentait; son absence fut courte: il revint avec la résolution d'épouser.

JACQUES

Ce pauvre marquis me fait pitié.

LE MAÎTRE

Pas trop à moi.

L'HÔTESSE

Il descendit à la porte de Mme de La Pommeraye. Elle était sortie. En rentrant elle trouva le marquis étendu dans un fauteuil, les yeux fermés, et absorbé dans la plus profonde rêverie. Ah! marquis, vous voilà? la campagne n'a pas eu de longs charmes pour vous.

– Non, lui répondit-il, je ne suis bien nulle part, et j'arrive déterminé à la plus haute sottise qu'un homme de mon état, de mon âge et de mon caractère puisse faire. Mais il vaut mieux épouser que de souffrir. J'épouse.

MADAME DE LA POMMERAYE

Marquis, l'affaire est grave, et demande de la réflexion.

LE MARQUIS

Je n'en ai fait qu'une, mais elle est solide: c'est que je ne puis jamais être plus malheureux que je le suis.

MADAME DE LA POMMERAYE

Vous pourriez vous tromper.

JACQUES

La traîtresse!

LE MARQUIS

Voici donc enfin, mon amie, une négociation dont je puis, ce me semble, vous charger honnêtement. Voyez la mère et la fille; interrogez la mère, sondez le cœur de la fille, et dites-leur mon dessein.

MADAME DE LA POMMERAYE

Tout doucement, marquis. J'ai cru les connaître assez pour ce que j'en avais à faire; mais à présent qu'il s'agit du bonheur de mon ami, il me permettra d'y regarder de plus près. Je m'informerai dans leur province, et je vous promets de les suivre pas à pas pendant toute la durée de leur séjour à Paris.

LE MARQUIS

Ces précautions me semblent assez superflues. Des femmes dans la misère, qui résistent aux appâts que je leur ai tendus, ne peuvent être que les créatures les plus rares. Avec mes offres, je serais venu à bout d'une duchesse. D'ailleurs, ne m'avez-vous pas dit vous-même…

MADAME DE LA POMMERAYE

Oui, j'ai dit tout ce qu'il vous plaira; mais avec tout cela permettez que je me satisfasse.

JACQUES

La chienne! la coquine! l'enragée! et pourquoi aussi s'attacher à une pareille femme?

LE MAÎTRE

Et pourquoi aussi la séduire et s'en détacher?

L'HÔTESSE

Pourquoi cesser de l'aimer sans rime ni raison?

JACQUES, montrant le ciel du doigt

Ah! mon maître!

LE MARQUIS

Pourquoi, marquise, ne vous mariez-vous pas aussi?

MADAME DE LA POMMERAYE

À qui, s'il vous plaît?

LE MARQUIS

Au petit comte; il a de l'esprit, de la naissance, de la fortune.

MADAME DE LA POMMERAYE

Et qui est-ce qui me répondra de sa fidélité? C'est vous peut-être!

LE MARQUIS

Non; mais il me semble qu'on se passe aisément de la fidélité d'un mari.

MADAME DE LA POMMERAYE

D'accord; mais je serais peut-être assez bizarre pour m'en offenser; et je suis vindicative.

LE MARQUIS

Eh bien! vous vous vengeriez, cela s'en va sans dire. C'est que nous prendrions un hôtel commun, et que nous formerions tous quatre la plus agréable société.

MADAME DE LA POMMERAYE

Tout cela est fort beau; mais je ne me marie pas. Le seul homme que j'aurais peut-être été tentée d'épouser…

LE MARQUIS

C'est moi?

MADAME DE LA POMMERAYE

Je puis vous l'avouer à présent sans conséquence.

LE MARQUIS

Et pourquoi ne me l'avoir pas dit?

MADAME DE LA POMMERAYE

Par l'événement, j'ai bien fait. Celle que vous allez avoir vous convient de tout point mieux que moi.

L'HÔTESSE

Mme de La Pommeraye mit à ses informations toute l'exactitude et la célérité qu'elle voulut. Elle produisit au marquis les attestations les plus flatteuses; il y en avait de Paris, il y en avait de la province. Elle exigea du marquis encore une quinzaine, afin qu'il s'examinât derechef. Cette quinzaine lui parut éternelle; enfin la marquise fut obligée de céder à son impatience et à ses prières. La première entrevue se fait chez ses amies; on y convient de tout, les bans se publient; le contrat se passe; le marquis fait présent à Mme de La Pommeraye d'un superbe diamant, et le mariage est consommé.

JACQUES

Quelle trame et quelle vengeance!

LE MAÎTRE

Elle est incompréhensible.

JACQUES

Délivrez-moi du souci de la première nuit des noces, et jusqu'à présent je n'y vois pas un grand mal.

LE MAÎTRE

Tais-toi, nigaud.

L'HÔTESSE

La nuit des noces se passa fort bien.

JACQUES

Je croyais…

L'HÔTESSE

Croyez à ce que votre maître vient de vous dire… Et en parlant ainsi elle souriait, et en souriant, elle passait sa main sur le visage de Jacques, et lui serrait le nez… Mais ce fut le lendemain…

JACQUES

Le lendemain, ne fut-ce pas comme la veille?

L'HÔTESSE

Pas tout à fait. Le lendemain, Mme de La Pommeraye écrivit au marquis un billet qui l'invitait à se rendre chez elle au plus tôt, pour affaire importante. Le marquis ne se fit pas attendre.

On le reçut avec un visage où l'indignation se peignait dans toute sa force; le discours qu'on lui tint ne fut pas long; le voici: «Marquis, lui dit-elle, apprenez à me connaître. Si les autres femmes s'estimaient assez pour éprouver mon ressentiment, vos semblables seraient moins communs. Vous aviez acquis une honnête femme que vous n'avez pas su conserver; cette femme, c'est moi; elle s'est vengée en vous en faisant épouser une digne de vous. Sortez de chez moi, et allez-vous-en rue Traversière, à l'hôtel de Hambourg, où l'on vous apprendra le sale métier que votre femme et votre belle-mère ont exercé pendant dix ans, sous le nom de d'Aisnon.»

La surprise et la consternation de ce pauvre marquis ne peuvent se rendre. Il ne savait qu'en penser; mais son incertitude ne dura que le temps d'aller d'un bout de la ville à l'autre. Il ne rentra point chez lui de tout le jour; il erra dans les rues. Sa belle-mère et sa femme eurent quelque soupçon de ce qui s'était passé. Au premier coup de marteau, la belle-mère se sauva dans son appartement, et s'y enferma à la clef; sa femme l'attendit seule. À l'approche de son époux elle lut sur son visage la fureur qui le possédait. Elle se jeta à ses pieds, la face collée contre le parquet, sans mot dire. «Retirez-vous, lui dit-il, infâme! loin de moi…» Elle voulut se relever; mais elle retomba sur son visage, les bras étendus à terre entre les pieds du marquis. «Monsieur, lui dit-elle, foulez-moi aux pieds, écrasez-moi, car je l'ai mérité; faites de moi tout ce qu'il vous plaira; mais épargnez ma mère…

– Retirez-vous, reprit le marquis; retirez-vous! c'est assez de l'infamie dont vous m'avez couvert; épargnez-moi un crime…»

La pauvre créature resta dans l'attitude où elle était, et ne lui répondit rien. Le marquis était assis dans un fauteuil, la tête enveloppée de ses bras, et le corps à demi penché sur les pieds de son lit, hurlant par intervalles, sans la regarder: «Retirez-vous!..» Le silence et l'immobilité de la malheureuse le surprirent; il lui répéta d'une voix plus forte encore: «Qu'on se retire; est-ce que vous ne m'entendez pas?..» Ensuite il se baissa, la poussa durement, et reconnaissant qu'elle était sans sentiment et presque sans vie, il la prit par le milieu du corps, l'étendit sur un canapé, attacha un moment sur elle des regards où se peignaient alternativement la commisération et le courroux. Il sonna: des valets entrèrent; on appela ses femmes, à qui il dit: «Prenez votre maîtresse qui se trouve mal; portez-la dans son appartement, et secourez-la…» Peu d'instants après il envoya secrètement savoir de ses nouvelles. On lui dit qu'elle était revenue de son premier évanouissement; mais que, les défaillances se succédant rapidement, elles étaient si fréquentes et si longues qu'on ne pouvait lui répondre de rien. Une ou deux heures après il renvoya secrètement savoir son état. On lui dit qu'elle suffoquait, et qu'il lui était survenu une espèce de hoquet qui se faisait entendre jusque dans les cours. À la troisième fois, c'était sur le matin, on lui rapporta qu'elle avait beaucoup pleuré, que le hoquet s'était calmé, et qu'elle paraissait s'assoupir.

41Variante: «De votre vieux curé.»