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La religieuse

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On accourt à ses cris, on l'emporte; et je ne saurais vous dire comment cette aventure fut travestie; on en fit l'histoire la plus criminelle: on dit que le démon de l'impureté s'était emparé de moi; on me supposa des desseins, des actions que je n'ose nommer, et des désirs bizarres auxquels on attribua le désordre évident dans lequel la jeune religieuse s'était trouvée. En vérité, je ne suis pas un homme, et je ne sais ce qu'on peut imaginer d'une femme et d'une autre femme, et moins encore d'une femme seule; cependant comme mon lit était sans rideaux, et qu'on entrait dans ma chambre à toute heure, que vous dirai-je, monsieur? Il faut qu'avec toute leur retenue extérieure, la modestie de leurs regards, la chasteté de leur expression, ces femmes aient le cœur bien corrompu: elles savent du moins qu'on commet seule des actions déshonnêtes, et moi je ne le sais pas; aussi n'ai-je jamais bien compris ce dont elles m'accusaient: et elles s'exprimaient en des termes si obscurs, que je n'ai jamais su ce qu'il y avait à leur répondre.

Je ne finirais point, si je voulais suivre ce détail de persécutions. Ah! monsieur, si vous avez des enfants, apprenez par mon sort celui que vous leur préparez, si vous souffrez qu'ils entrent en religion sans les marques de la vocation la plus forte et la plus décidée. Qu'on est injuste dans le monde! On permet à un enfant de disposer de sa liberté à un âge où il ne lui est pas permis de disposer d'un écu. Tuez plutôt votre fille que de l'emprisonner dans un cloître malgré elle; oui, tuez-la. Combien j'ai désiré de fois d'avoir été étouffée par ma mère en naissant! elle eût été moins cruelle. Croiriez-vous bien qu'on m'ôta mon bréviaire, et qu'on me défendit de prier Dieu? Vous pensez bien que je n'obéis pas. Hélas! c'était mon unique consolation; j'élevais mes mains vers le ciel, je poussais des cris, et j'osais espérer qu'ils étaient entendus du seul être qui voyait toute ma misère. On écoutait à ma porte; et un jour que je m'adressais à lui dans l'accablement de mon cœur, et que je l'appelais à mon aide, on me dit:

«Vous appelez Dieu en vain, il n'y a plus de Dieu pour vous; mourez désespérée, et soyez damnée…»

D'autres ajoutèrent: «Amen sur l'apostate! Amen sur elle!»

Mais voici un trait qui vous paraîtra bien plus étrange qu'aucun autre. Je ne sais si c'est méchanceté ou illusion; c'est que, quoique je ne fisse rien qui marquât un esprit dérangé, à plus forte raison un esprit obsédé de l'esprit infernal, elles délibérèrent entre elles s'il ne fallait pas m'exorciser; et il fut conclu, à la pluralité des voix, que j'avais renoncé à mon chrême et à mon baptême; que le démon résidait en moi, et qu'il m'éloignait des offices divins. Une autre ajouta qu'à certaines prières je grinçais des dents et que je frémissais dans l'église; qu'à l'élévation du Saint-Sacrement je me tordais les bras. Une autre, que je foulais le Christ aux pieds et que je ne portais plus mon rosaire (qu'on m'avait volé); que je proférais des blasphèmes que je n'ose vous répéter. Toutes, qu'il se passait en moi quelque chose qui n'était pas naturel, et qu'il fallait en donner avis au grand vicaire; ce qui fut fait.

Ce grand vicaire était un M. Hébert, homme d'âge et d'expérience, brusque, mais juste, mais éclairé. On lui fit le détail du désordre de la maison; et il est sûr qu'il était grand, et que, si j'en étais la cause, c'était une cause bien innocente. Vous vous doutez, sans doute, qu'on n'omit pas dans le mémoire qui lui fut envoyé, mes courses de nuit, mes absences du chœur, le tumulte qui se passait chez moi, ce que l'une avait vu, ce qu'une autre avait entendu, mon aversion pour les choses saintes, mes blasphèmes, les actions obscènes qu'on m'imputait; pour l'aventure de la jeune religieuse, on en fit tout ce qu'on voulut. Les accusations étaient si fortes et si multipliées, qu'avec tout son bon sens, M. Hébert ne put s'empêcher d'y donner en partie, et de croire qu'il y avait beaucoup de vrai. La chose lui parut assez importante, pour s'en instruire par lui-même; fit annoncer sa visite, et vint en effet accompagné de deux jeunes ecclésiastiques, qu'on avait attachés à sa personne, et qui le soulageaient dans ses pénibles fonctions.

Quelques jours auparavant, la nuit, j'entendis entrer doucement dans ma chambre. Je ne dis rien, j'attendis qu'on me parlât; et l'on m'appelait d'une voix basse et tremblante:

«Sœur Sainte-Suzanne, dormez-vous?

– Non, je ne dors pas. Qui est-ce?

– C'est moi.

– Qui, vous?

– Votre amie, qui se meurt de peur, et qui s'expose à se perdre, pour vous donner un conseil, peut-être inutile. Écoutez: Il y a, demain, ou après, visite du grand vicaire: vous serez accusée; préparez-vous à vous défendre. Adieu; ayez du courage, et que le Seigneur soit avec vous.»

Cela dit, elle s'éloigna avec la légèreté d'une ombre.

Vous le voyez, il y a partout, même dans les maisons religieuses, quelques âmes compatissantes que rien n'endurcit.

Cependant, mon procès se suivait avec chaleur: une foule de personnes de tout état, de tout sexe, de toutes conditions, que je ne connaissais pas, s'intéressèrent à mon sort et sollicitèrent pour moi. Vous fûtes de ce nombre, et peut-être l'histoire de mon procès vous est-elle mieux connue qu'à moi; car, sur la fin, je ne pouvais plus conférer avec M. Manouri. On lui dit que j'étais malade; il se douta qu'on le trompait; il trembla qu'on ne m'eût jetée dans le cachot. Il s'adressa à l'archevêché, où l'on ne daigna pas l'écouter; on y était prévenu que j'étais folle, ou peut-être quelque chose de pis. Il se retourna du côté des juges; il insista sur l'exécution de l'ordre signifié à la supérieure de me représenter, morte ou vive, quand elle en serait sommée. Les juges séculiers entreprirent les juges ecclésiastiques; ceux-ci sentirent les conséquences que cet incident pouvait avoir, si on n'allait au-devant; et ce fut là ce qui accéléra apparemment la visite du grand vicaire; car ces messieurs, fatigués des tracasseries éternelles de couvent, ne se pressent pas communément de s'en mêler: ils savent, par expérience, que leur autorité est toujours éludée et compromise.

Je profitai de l'avis de mon amie, pour invoquer le secours de Dieu, rassurer mon âme et préparer ma défense. Je ne demandai au ciel que le bonheur d'être interrogée et entendue sans partialité; je l'obtins, mais vous allez apprendre à quel prix. S'il était de mon intérêt de paraître devant mon juge innocente et sage, il n'importait pas moins à ma supérieure qu'on me vît méchante, obsédée du démon, coupable et folle. Aussi, tandis que je redoublais de ferveur et de prières, on redoubla de méchancetés: on ne me donna d'aliments que ce qu'il en fallait pour m'empêcher de mourir de faim; on m'excéda de mortifications; on multiplia autour de moi les épouvantes; on m'ôta tout à fait le repos de la nuit; tout ce qui peut abattre la santé et troubler l'esprit, on le mit en œuvre; ce fut un raffinement de cruauté dont vous n'avez pas d'idée. Jugez du reste par ce trait:

Un jour que je sortais de ma cellule pour aller à l'église ou ailleurs, je vis une pincette à terre, en travers dans le corridor; je me baissai pour la ramasser, et la placer de manière que celle qui l'avait égarée la retrouvât facilement: la lumière m'empêcha de voir qu'elle était presque rouge; je la saisis; mais en la laissant retomber, elle emporta avec elle toute la peau du dedans de ma main dépouillée. On exposait, la nuit, dans les endroits où je devais passer, des obstacles ou à mes pieds, ou à la hauteur de ma tête; je me suis blessée cent fois; je ne sais comment je ne me suis pas tuée. Je n'avais pas de quoi m'éclairer, et j'étais obligée d'aller en tremblant, les mains devant moi. On semait des verres cassés sous mes pieds. J'étais bien résolue de dire tout cela, et je me tins parole à peu près. Je trouvais la porte des commodités fermée, et j'étais obligée de descendre plusieurs étages et de courir au fond du jardin quand la porte en était ouverte; quand elle ne l'était pas… Ah! monsieur, les méchantes créatures que des femmes recluses, qui sont bien sûres de seconder la haine de leur supérieure, et qui croient servir Dieu en vous désespérant! Il était temps que l'archidiacre arrivât; il était temps que mon procès finît.

Voici le moment le plus terrible de ma vie: car songez bien, monsieur, que j'ignorais absolument sous quelles couleurs on m'avait peinte aux yeux de cet ecclésiastique, et qu'il venait avec la curiosité de voir une fille possédée ou qui le contrefaisait. On crut qu'il n'y avait qu'une forte terreur qui pût me montrer dans cet état; et voici comment on s'y prit pour me la donner.

Le jour de sa visite, dès le grand matin, la supérieure entra dans ma cellule; elle était accompagnée de trois sœurs; l'une portait un bénitier, l'autre un crucifix, une troisième des cordes. La supérieure me dit, avec une voix forte et menaçante:

«Levez-vous… Mettez-vous à genoux, et recommandez votre âme à Dieu.

– Madame, lui dis-je, avant que de vous obéir, pourrais-je vous demander ce que je vais devenir, ce que vous avez décidé de moi et ce qu'il faut que je demande à Dieu?»

Une sueur froide se répandit sur tout mon corps; je tremblais, je sentais mes genoux plier; je regardais avec effroi ses trois fatales compagnes; elles étaient debout sur une même ligne, le visage sombre, les lèvres serrées et les yeux fermés. La frayeur avait séparé chaque mot de la question que j'avais faite. Je crus, au silence qu'on gardait, que je n'avais pas été entendue; je recommençai les derniers mots de cette question, car je n'eus pas la force de la répéter tout entière; je dis donc avec une voix faible et qui s'éteignait:

«Quelle grâce faut-il que je demande à Dieu?»

On me répondit:

«Demandez-lui pardon des péchés de toute votre vie; parlez-lui comme si vous étiez au moment de paraître devant lui.»

 

À ces mots, je crus qu'elles avaient tenu conseil, et qu'elles avaient résolu de se défaire de moi. J'avais bien entendu dire que cela se pratiquait quelquefois dans les couvents de certains religieux, qu'ils jugeaient, qu'ils condamnaient et qu'ils suppliciaient. Je ne croyais pas qu'on eût jamais exercé cette inhumaine juridiction dans aucun couvent de femmes; mais il y avait tant d'autres choses que je n'avais pas devinées et qui s'y passaient! À cette idée de mort prochaine, je voulus crier; mais ma bouche était ouverte, et il n'en sortait aucun son; j'avançais vers la supérieure des bras suppliants et mon corps défaillant se renversait en arrière; je tombai, mais ma chute ne fut pas dure. Dans ces moments de transe où la force abandonne, insensiblement les membres se dérobent, s'affaissent, pour ainsi dire, les uns sur les autres; et la nature, ne pouvant se soutenir, semble chercher à défaillir mollement. Je perdis la connaissance et le sentiment; j'entendis seulement bourdonner autour de moi des voix confuses et lointaines; soit qu'elles parlassent, soit que les oreilles me tintassent, je ne distinguais rien que ce tintement qui durait. Je ne sais combien je restai dans cet état, mais j'en fus tirée par une fraîcheur subite qui me causa une convulsion légère, et qui m'arracha un profond soupir. J'étais traversée d'eau; elle coulait de mes vêtements à terre; c'était celle d'un grand bénitier qu'on m'avait répandue sur le corps. J'étais couchée sur le côté, étendue dans cette eau, la tête appuyée contre le mur, la bouche entr'ouverte et les yeux à demi morts et fermés; je cherchai à les ouvrir et à regarder; mais il me sembla que j'étais enveloppée d'un air épais, à travers lequel je n'entrevoyais que des vêtements flottants, auxquels je cherchais à m'attacher sans le pouvoir. Je faisais effort du bras sur lequel je n'étais pas soutenue; je voulais le lever, mais je le trouvais trop pesant; mon extrême faiblesse diminua peu à peu; je me soulevai; je m'appuyais le dos contre le mur; j'avais les deux mains dans l'eau, la tête penchée sur la poitrine; et je poussais une plainte inarticulée, entrecoupée et pénible. Ces femmes me regardaient d'un air qui marquait la nécessité, l'inflexibilité et qui m'ôtait le courage de les implorer. La supérieure dit:

«Qu'on la mette debout.»

On me prit sous les bras, et l'on me releva. Elle ajouta:

«Puisqu'elle ne veut pas se recommander à Dieu, tant pis pour elle; vous savez ce que vous avez à faire; achevez.»

Je crus que ces cordes qu'on avait apportées étaient destinées à m'étrangler; je les regardai, mes yeux se remplirent de larmes. Je demandai le crucifix à baiser, on me le refusa. Je demandai les cordes à baiser, on me les présenta. Je me penchai, je pris le scapulaire de la supérieure, et je le baisai; je dis:

«Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, ayez pitié de moi! Chères sœurs, tâchez de ne pas me faire souffrir.»

Et je présentai mon cou.

Je ne saurais vous dire ce que je devins, ni ce qu'on me fit: il est sûr que ceux qu'on mène au supplice, et je m'y croyais, sont morts avant que d'être exécutés. Je me trouvai sur la paillasse qui me servait de lit, les bras liés derrière le dos, assise, avec un grand christ de fer sur mes genoux…

… Monsieur le marquis, je vois d'ici tout le mal que je vous cause; mais vous avez voulu savoir si je méritais un peu la compassion que j'attends de vous…

Ce fut alors que je sentis la supériorité de la religion chrétienne sur toutes les religions du monde; quelle profonde sagesse il y avait dans ce que l'aveugle philosophie appelle la folie de la croix. Dans l'état où j'étais, de quoi m'aurait servi l'image d'un législateur heureux et comblé de gloire? Je voyais l'innocent, le flanc percé, le front couronné d'épines, les mains et les pieds percés de clous, et expirant dans les souffrances; et je me disais: «Voilà mon Dieu, et j'ose me plaindre!..» Je m'attachai à cette idée, et je sentis la consolation renaître dans mon cœur; je connus la vanité de la vie, et je me trouvai trop heureuse de la perdre, avant que d'avoir eu le temps de multiplier mes fautes. Cependant je comptais mes années, je trouvais que j'avais à peine vingt ans, et je soupirais; j'étais trop affaiblie, trop abattue, pour que mon esprit pût s'élever au-dessus des terreurs de la mort; en pleine santé, je crois que j'aurais pu me résoudre avec plus de courage.

Cependant la supérieure et ses satellites revinrent; elles me trouvèrent plus de présence d'esprit qu'elles ne s'y attendaient et qu'elles ne m'en auraient voulu. Elles me levèrent debout; on m'attacha mon voile sur le visage; deux me prirent sous les bras; une troisième me poussait par derrière, et la supérieure m'ordonnait de marcher. J'allai sans voir où j'allais, mais croyant aller au supplice; et je disais: «Mon Dieu, ayez pitié de moi! Mon Dieu, soutenez-moi! Mon Dieu, ne m'abandonnez pas! Mon Dieu, pardonnez-moi, si je vous ai offensé!»

J'arrivai dans l'église. Le grand vicaire y avait célébré la messe. La communauté y était assemblée. J'oubliais de vous dire que, quand je fus à la porte, ces trois religieuses qui me conduisaient me serraient, me poussaient avec violence, semblaient se tourmenter autour de moi, et m'entraînaient, les unes par les bras, tandis que d'autres me retenaient par derrière, comme si j'avais résisté, et que j'eusse répugné à entrer dans l'église; cependant il n'en était rien. On me conduisit vers les marches de l'autel: j'avais peine à me tenir debout; et l'on me tirait à genoux, comme si je refusais de m'y mettre; on me tenait comme si j'avais eu le dessein de fuir. On chanta le Veni, Creator; on exposa le Saint-Sacrement; on donna la bénédiction. Au moment de la bénédiction, où l'on s'incline par vénération, celles qui m'avaient saisie par le bras me courbèrent comme de force, et les autres m'appuyaient les mains sur les épaules. Je sentais ces différents mouvements; mais il m'était impossible d'en deviner la fin; enfin tout s'éclaircit.

Après la bénédiction, le grand vicaire se dépouilla de sa chasuble, se revêtit seulement de son aube et de son étole, et s'avança vers les marches de l'autel où j'étais à genoux; il était entre les deux ecclésiastiques, le dos tourné à l'autel, sur lequel le Saint-Sacrement était exposé, et le visage de mon côté. Il s'approcha de moi et me dit:

«Sœur Suzanne, levez-vous.»

Les sœurs qui me tenaient me levèrent brusquement; d'autres m'entouraient et me tenaient embrassée par le milieu du corps, comme si elles eussent craint que je m'échappasse. Il ajouta:

«Qu'on la délie.»

On ne lui obéissait pas; on feignait de voir de l'inconvénient ou même du péril à me laisser libre; mais je vous ai dit que cet homme était brusque: il répéta d'une voix ferme et dure:

«Qu'on la délie.»

On obéit.

À peine eus-je les mains libres, que je poussai une plainte douloureuse et aiguë qui le fit pâlir; et les religieuses hypocrites qui m'approchaient s'écartèrent comme effrayées.

Il se remit; les sœurs revinrent comme en tremblant; je demeurais immobile, et il me dit:

«Qu'avez-vous?»

Je ne lui répondis qu'en lui montrant mes deux bras; la corde dont on me les avait garrottés m'était entrée presque entièrement dans les chairs; et ils étaient tout violets du sang qui ne circulait plus et qui s'était extravasé; il conçut que ma plainte venait de la douleur subite du sang qui reprenait son cours. Il dit:

«Qu'on lui lève son voile.»

On l'avait cousu en différents endroits, sans que je m'en aperçusse: et l'on apporta encore bien de l'embarras et de la violence à une chose qui n'en exigeait que parce qu'on y avait pourvu; il fallait que ce prêtre me vît obsédée, possédée ou folle; cependant à force de tirer, le fil manqua en quelques endroits, le voile ou mon habit se déchirèrent en d'autres, et l'on me vit.

J'ai la figure intéressante; la profonde douleur l'avait altérée, mais ne lui avait rien ôté de son caractère; j'ai un son de voix qui touche; on sent que mon expression est celle de la vérité. Ces qualités réunies firent une forte impression de pitié sur les jeunes acolytes de l'archidiacre; pour lui, il ignorait ces sentiments; juste, mais peu sensible, il était du nombre de ceux qui sont assez malheureusement nés pour pratiquer la vertu, sans en éprouver la douceur; ils font le bien par esprit d'ordre, comme ils raisonnent. Il prit la manche de son étole, et me la posant sur la tête, il me dit:

«Sœur Suzanne, croyez-vous en Dieu père, fils et Saint-Esprit?»

Je répondis:

«J'y crois.

– Croyez-vous en notre mère sainte Église?

– J'y crois.

– Renoncez-vous à Satan et à ses œuvres?»

Au lieu de répondre, je fis un mouvement subit en avant, je poussai un grand cri, et le bout de son étole se sépara de ma tête. Il se troubla; ses compagnons pâlirent; entre les sœurs, les unes s'enfuirent, et les autres qui étaient dans leurs stalles, les quittèrent avec le plus grand tumulte. Il fit signe qu'on se rapaisât; cependant il me regardait; il s'attendait à quelque chose d'extraordinaire. Je le rassurai en lui disant:

«Monsieur, ce n'est rien; c'est une de ces religieuses qui m'a piquée vivement avec quelque chose de pointu;» et levant les yeux et les mains au ciel, j'ajoutai en versant un torrent de larmes:

«C'est qu'on m'a blessée au moment où vous me demandiez si je renonçais à Satan et à ses pompes, et je vois bien pourquoi…»

Toutes protestèrent par la bouche de la supérieure qu'on ne m'avait pas touchée.

L'archidiacre me remit le bas de son étole sur la tête; les religieuses allaient se rapprocher; mais il leur fit signe de s'éloigner, et il me redemanda si je renonçais à Satan et à ses œuvres; et je lui répondis fermement:

«J'y renonce, j'y renonce.»

Il se fit apporter un christ et me le présenta à baiser; et je le baisai sur les pieds, sur les mains et sur la plaie du côté.

Il m'ordonna de l'adorer à voix haute; je le posai à terre, et je dis à genoux:

«Mon Dieu, mon sauveur, vous qui êtes mort sur la croix pour mes péchés et pour tous ceux du genre humain, je vous adore, appliquez-moi le mérite des tourments que vous avez soufferts; faites couler sur moi une goutte du sang que vous avez répandu, et que je sois purifiée. Pardonnez-moi, mon Dieu, comme je pardonne à tous mes ennemis…»

Il me dit ensuite:

«Faites un acte de foi…» et je le fis.

«Faites un acte d'amour…» et je le fis.

«Faites un acte d'espérance…» et je le fis.

«Faites un acte de charité…» et je le fis.

Je ne me souviens point en quels termes ils étaient conçus; mais je pense qu'apparemment ils étaient pathétiques; car j'arrachai des sanglots de quelques religieuses, les deux jeunes ecclésiastiques en versèrent des larmes, et l'archidiacre étonné me demanda d'où j'avais tiré les prières que je venais de réciter.

Je lui dis:

«Du fond de mon cœur; ce sont mes pensées et mes sentiments; j'en atteste Dieu qui nous écoute partout, et qui est présent sur cet autel. Je suis chrétienne, je suis innocente; si j'ai fait quelques fautes, Dieu seul les connaît; et il n'y a que lui qui soit en droit de m'en demander compte et de les punir…»

À ces mots, il jeta un regard terrible sur la supérieure.

Le reste de cette cérémonie, où la majesté de Dieu venait d'être insultée, les choses les plus saintes profanées, et le ministre de l'Église bafoué, s'acheva; et les religieuses se retirèrent, excepté la supérieure, moi et les jeunes ecclésiastiques. L'archidiacre s'assit, et tirant le mémoire qu'on lui avait présenté contre moi, il le lut à haute voix, et m'interrogea sur les articles qu'il contenait.

«Pourquoi, me dit-il, ne vous confessez-vous point?

– C'est qu'on m'en empêche.

– Pourquoi n'approchez-vous point des sacrements?

– C'est qu'on m'en empêche.

– Pourquoi n'assistez-vous ni à la messe, ni aux offices divins?

«C'est qu'on m'en empêche.»

La supérieure voulut prendre la parole; il lui dit avec son ton:

«Madame, taisez-vous… Pourquoi sortez-vous la nuit de votre cellule?

– C'est qu'on m'a privée d'eau, de pot à l'eau et de tous les vaisseaux nécessaires aux besoins de la nature.

– Pourquoi entend-on du bruit la nuit dans votre dortoir et dans votre cellule?

– C'est qu'on s'occupe à m'ôter le repos.»

La supérieure voulut encore parler; il lui dit pour la seconde fois:

«Madame, je vous ai déjà dit de vous taire; vous répondrez quand je vous interrogerai… Qu'est-ce qu'une religieuse qu'on a arrachée de vos mains, et qu'on a trouvée renversée à terre dans le corridor?

– C'est la suite de l'horreur qu'on lui avait inspirée de moi.

– Est-elle votre amie?

 

– Non, monsieur.

– N'êtes-vous jamais entrée dans sa cellule?

– Jamais.

– Ne lui avez-vous jamais fait rien d'indécent, soit à elle, soit à d'autres?

– Jamais.

– Pourquoi vous a-t-on liée?

– Je l'ignore.

– Pourquoi votre cellule ne ferme-t-elle pas?

– C'est que j'en ai brisé la serrure.

– Pourquoi l'avez-vous brisée?

– Pour ouvrir la porte et assister à l'office le jour de l'Ascension.

– Vous vous êtes donc montrée à l'église ce jour-là?

– Oui, monsieur…»

La supérieure dit:

«Monsieur, cela n'est pas vrai; toute la communauté…»

Je l'interrompis.

«Assurera que la porte du chœur était fermée; qu'elles m'ont trouvée prosternée à cette porte, et que vous leur avez ordonné de marcher sur moi, ce que quelques-unes ont fait; mais je leur pardonne et à vous, madame, de l'avoir ordonné; je ne suis pas venue pour accuser personne, mais pour me défendre.

– Pourquoi n'avez-vous ni rosaire, ni crucifix?

– C'est qu'on me les a ôtés.

– Où est votre bréviaire?

– On me l'a ôté.

– Comment priez-vous donc?

– Je fais ma prière de cœur et d'esprit, quoiqu'on m'ait défendu de prier.

– Qui est-ce qui vous a fait cette défense?

– Madame…»

La supérieure allait encore parler.

«Madame, lui dit-il, est-il vrai ou faux que vous lui ayez défendu de prier? Dites oui ou non.

– Je croyais, et j'avais raison de croire…

– Il ne s'agit pas de cela; lui avez-vous défendu de prier, oui ou non?

– Je lui ai défendu, mais…»

Elle allait continuer.

«Mais, reprit l'archidiacre, mais… Sœur Suzanne, pourquoi êtes-vous pieds nus?

– C'est qu'on ne me fournit ni bas, ni souliers.

– Pourquoi votre linge et vos vêtements sont-ils dans cet état de vétusté et de malpropreté?

– C'est qu'il y a plus de trois mois qu'on me refuse du linge, et que je suis forcée de coucher avec mes vêtements.

– Pourquoi couchez-vous avec vos vêtements?

– C'est que je n'ai ni rideaux, ni matelas, ni couvertures, ni draps, ni linge de nuit.

– Pourquoi n'en avez-vous point?

– C'est qu'on me les a ôtés.

– Êtes-vous nourrie?

– Je demande à l'être.

– Vous ne l'êtes donc pas?»

Je me tus; et il ajouta:

«Il est incroyable qu'on en ait usé avec vous si sévèrement, sans que vous ayez commis quelque faute qui l'ait mérité.

– Ma faute est de n'être point appelée à l'état religieux, et de revenir contre des vœux que je n'ai pas faits librement.

– C'est aux lois à décider cette affaire; et de quelque manière qu'elles prononcent, il faut, en attendant, que vous remplissiez les devoirs de la vie religieuse.

– Personne, monsieur, n'y est plus exact que moi.

– Il faut que vous jouissiez du sort de toutes vos compagnes.

– C'est tout ce que je demande.

– N'avez-vous à vous plaindre de personne?

– Non, monsieur, je vous l'ai dit; je ne suis point venue pour accuser, mais pour me défendre.

– Allez.

– Monsieur, où faut-il que j'aille?

– Dans votre cellule.»

Je fis quelques pas, puis je revins, et je me prosternai aux pieds de la supérieure et de l'archidiacre.

«Eh bien, me dit-il, qu'est-ce qu'il y a?»

Je lui dis, en lui montrant ma tête meurtrie en plusieurs endroits, mes pieds ensanglantés, mes bras livides et sans chair, mon vêtement sale et déchiré:

«Vous voyez!»

Je vous entends, vous, monsieur le marquis, et la plupart de ceux qui liront ces mémoires: «Des horreurs si multipliées, si variées, si continues! Une suite d'atrocités si recherchées dans les âmes religieuses! Cela n'est pas vraisemblable,» diront-ils, dites-vous. Et j'en conviens, mais cela est vrai, et puisse le ciel que j'atteste, me juger dans toute sa rigueur et me condamner aux feux éternels, si j'ai permis à la calomnie de ternir une de mes lignes de son ombre la plus légère! Quoique j'aie longtemps éprouvé combien l'aversion d'une supérieure était un violent aiguillon à la perversité naturelle, surtout lorsque celle-ci pouvait se faire un mérite, s'applaudir et se vanter de ses forfaits, le ressentiment ne m'empêchera point d'être juste. Plus j'y réfléchis, plus je me persuade que ce qui m'arrive n'était point encore arrivé, et n'arrivera peut-être jamais. Une fois (et plût à Dieu que ce soit la première et la dernière!) il plut à la Providence, dont les voies nous sont inconnues, de rassembler sur une seule infortunée toute la masse de cruautés réparties, dans ses impénétrables décrets, sur la multitude infinie de malheureuses qui l'avaient précédée dans un cloître, et qui devaient lui succéder. J'ai souffert, j'ai beaucoup souffert; mais le sort de mes persécutrices me paraît et m'a toujours paru plus à plaindre que le mien. J'aimerais mieux, j'aurais mieux aimé mourir que de quitter mon rôle, à la condition de prendre le leur. Mes peines finiront, je l'espère de vos bontés; la mémoire, la honte et le remords du crime leur resteront jusqu'à l'heure dernière. Elles s'accusent déjà, n'en doutez pas; elles s'accuseront toute leur vie; et la terreur descendra sous la tombe avec elles. Cependant, monsieur le marquis, ma situation présente est déplorable, la vie m'est à charge; je suis une femme, j'ai l'esprit faible comme celles de mon sexe; Dieu peut m'abandonner; je ne me sens ni la force ni le courage de supporter encore longtemps ce que j'ai supporté. Monsieur le marquis, craignez qu'un fatal moment ne revienne; quand vous useriez vos yeux à pleurer sur ma destinée; quand vous seriez déchiré de remords, je ne sortirais pas pour cela de l'abîme où je serais tombée; il se fermerait à jamais sur une désespérée.

«Allez,» me dit l'archidiacre.

Un des ecclésiastiques me donna la main pour me relever; et l'archidiacre ajouta:

«Je vous ai interrogée, je vais interroger votre supérieure; et je ne sortirai point d'ici que l'ordre n'y soit rétabli.»

Je me retirai. Je trouvai le reste de la maison en alarmes; toutes les religieuses étaient sur le seuil de leurs cellules; elles se parlaient d'un côté du corridor à l'autre; aussitôt que je parus, elles se retirèrent, et il se fit un long bruit de portes qui se fermaient les unes après les autres avec violence. Je rentrai dans ma cellule; je me mis à genoux contre le mur, et je priai Dieu d'avoir égard à la modération avec laquelle j'avais parlé à l'archidiacre, et de lui faire connaître mon innocence et la vérité.

Je priais, lorsque l'archidiacre, ses deux compagnons et la supérieure parurent dans ma cellule. Je vous ai dit que j'étais sans tapisserie, sans chaise, sans prie-dieu, sans rideaux, sans matelas, sans couvertures, sans draps, sans aucun vaisseau, sans porte qui fermât, presque sans vitre entière à mes fenêtres. Je me levai; et l'archidiacre s'arrêtant tout court et tournant des yeux d'indignation sur la supérieure, lui dit:

«Eh bien! madame?»

Elle répondit:

«Je l'ignorais.

– Vous l'ignoriez? vous mentez! Avez-vous passé un jour sans entrer ici, et n'en descendiez-vous pas quand vous êtes venue?.. Sœur Suzanne, parlez: madame n'est-elle pas entrée ici d'aujourd'hui?»

Je ne répondis rien; il n'insista pas; mais les jeunes ecclésiastiques laissant tomber leurs bras, la tête baissée et les yeux comme fixés en terre, décelaient assez leur peine et leur surprise. Ils sortirent tous; et j'entendis l'archidiacre qui disait à la supérieure dans le corridor:

«Vous êtes indigne de vos fonctions; vous mériteriez d'être déposée. J'en porterai mes plaintes à monseigneur. Que tout ce désordre soit réparé avant que je sois sorti.»

Et continuant de marcher, et branlant sa tête, il ajoutait:

«Cela est horrible. Des chrétiennes! des religieuses! des créatures humaines! cela est horrible.»

Depuis ce moment je n'entendis plus parler de rien; mais j'eus du linge, d'autres vêtements, des rideaux, des draps, des couvertures, des vaisseaux, mon bréviaire, mes livres de piété, mon rosaire, mon crucifix, des vitres, en un mot, tout ce qui me rétablissait dans l'état commun des religieuses; la liberté du parloir me fut aussi rendue, mais seulement pour mes affaires.