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Le neveu de Rameau

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MOI. – Au digne emploi que vous feriez de la richesse, je vois combien c'est grand dommage que vous soyez gueux. Vous vivriez là d'une manière bien honorable pour l'espèce humaine, bien utile à vos concitoyens; bien glorieuse pour vous.

LUI. – Mais je crois que vous vous moquez de moi; monsieur le philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision! Le vôtre suppose un certain tour d'esprit romanesque que nous n'avons pas; une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu; vous l'appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont- elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui peut. Imaginez l'univers sage et philosophe; convenez qu'il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie; vive la sagesse de Salomon: Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes; se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n'est que vanité.

MOI. – Quoi, défendre sa patrie?

LUI. – Vanité. Il n'y a plus de patrie. Je ne vois d'un pôle à l'autre que des tyrans et des esclaves.

MOI. – Servir ses amis?

LUI. – Vanité. Est-ce qu'on a des amis? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats? Regardez-y bien, et vous verrez que c'est presque toujours là ce qu'on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau; et tout fardeau est fait pour être secoué.

MOI. – Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs?

LUI. – Vanité. Qu'importe qu'on ait un état, ou non; pourvu qu'on soit riche; puisqu'on ne prend un état que pour le devenir. Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il? A la jalousie, au trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu'on s'avance? Faire sa cour, morbleu; faire sa cour; voir les grands; étudier leurs goûts; se prêter à leurs fantaisies; servir leurs vices; approuver leurs injustices. Voilà le secret.

MOI. – Veiller à l'éducation de ses enfants?

LUI. – Vanité. C'est l'affaire d'un précepteur.

MOI. – Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige ses devoirs; qui est-ce qui en sera châtié?

LUI. – Ma foi, ce ne sera pas moi; mais peut-être un jour, le mari de ma fille, ou la femme de mon fils.

MOI. – Mais si l'un et l'autre se précipitent dans la débauche et les vices.

LUI. – Cela est de leur état.

MOI. – S'ils se déshonorent.

LUI. – Quoi qu'on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est riche.

MOI. – S'ils se ruinent.

LUI. – Tant pis pour eux.

MOI. – Je vois que, si vous vous dispensez de veiller à la conduite de votre femme, de vos enfants, de vos domestiques, vous pourriez aisément négliger vos affaires.

LUI. – Pardonnez-moi; il est quelquefois difficile de trouver de l'argent; et il est prudent de s'y prendre de loin.

MOI. – Vous donnerez peu de soins à votre femme.

LUI. – Aucun, s'il vous plaît. Le meilleur procédé, je crois, qu'on puisse avoir avec sa chère moitié, c'est de faire ce qui lui convient. A votre avis, la société ne serait-elle pas fort amusante, si chacun y était à sa chose?

MOI. – Pourquoi pas? La soirée n'est jamais plus belle pour moi que quand je suis content de ma matinée.

LUI. – Et pour moi aussi.

MOI. – Ce qui rend les gens du monde si délicats sur leurs amusements, c'est leur profonde oisiveté.

LUI. – Ne croyez pas cela. Ils s'agitent beaucoup.

MOI. – Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se délassent jamais.

LUI. – Ne croyez pas cela. Ils sont sans cesse excédés.

MOI. – Le plaisir est toujours une affaire pour eux, et jamais un besoin.

LUI. – Tant mieux, le besoin est toujours une peine

MOI. – Ils usent tout. Leur âme s'hébète. L'ennui s'en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance accablante, les servirait. C'est qu'ils ne connaissent du bonheur que la partie qui s'émousse le plus vite. le ne méprise pas les plaisirs des sens. l'ai un palais aussi, et il est flatté d'un mets délicat, ou d'un vin délicieux. l'ai un coeur et des yeux; et j'aime à voir une jolie femme. J'aime à sentir sous ma main la fermeté et là rondeur de sa gorge; à presser ses lèvres des miennes; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m'est infiniment plus doux encore d'avoir secouru le malheureux, d'avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon coeur; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état; dit à celle que j'aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C'est un sublime ouvrage que Mahomet; j'aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance s'était réfugié à Carthagène. C'était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu'ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin, il leur envoie des secours; il se hâte d'arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans leur domicile. Il marie ses soeurs. Ah, mon cher Rameau; cet homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie. C'est les larmes aux yeux qu'il m'en parlait: et moi, je sens en vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole.

LUI. – Vous êtes des êtres bien singuliers!

MOI. – Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n'imaginez pas qu'on s'est élevé au-dessus du sort, et qu'il est impossible d'être malheureux, à l'abri de deux belles actions, telles que celle-ci.

LUI. – Voilà une espèce de félicité avec laquelle j'aurai de la peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à votre compte, il faudrait donc être d'honnêtes gens?

MOI. – Pour être heureux? Assurément.

LUI. – Cependant, je vois une infinité d'honnêtes gens qui ne sont pas heureux; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes.

MOI. – Il vous semble.

LUI. – Et n'est-ce pas pour avoir eu du sens commun et de la franchise un moment, que je ne sais où aller souper ce soir?

MOI. – Hé non, c'est pour n'en avoir pas toujours eu. C'est pour n'avoir pas senti de bonne heure qu'il fallait d'abord se faire une ressource indépendante de la servitude.

LUI. – Indépendante ou non, celle que je me suis faite est au moins la plus aisée. Et de faire ce que vous ne désapprouvez pas au simple, et ce qui me répugne un peu au figuré?

MOI. – C'est mon avis.

LUI. – Indépendamment de cette métaphore qui me déplaît dans ce moment, et qui ne me déplaira pas dans un autre.

MOI. – Quelle singularité!

LUI. – Il n'y a rien de singulier à cela. Je veux bien être abject, mais je veux que ce soit sans contrainte. Je veux bien descendre de ma dignité… Vous riez?

MOI. – Oui, votre dignité me fait rire.

LUI. – Chacun a la sienne; je veux bien oublier la mienne, mais à ma discrétion, et non à l'ordre d'autrui. Faut-il qu'on puisse me dire: rampe, et que je sois obligé de ramper? C'est l'allure du ver; c'est mon allure; nous la suivons l'un et l'autre, quand on nous laisse aller; mais nous nous redressons, quand on nous marche sur la queue. On m'a marché sur la queue, et je me redresserai. Et puis vous n'avez pas d'idée de la pétaudière dont il s'agit. Imaginez un mélancolique et maussade personnage, dévoré de vapeurs, enveloppé dans deux ou trois tours de robe de chambre; qui se déplaît à lui-même, à qui tout déplaît; qu'on fait à peine sourire, en se disloquant le corps et l'esprit, en cent manières diverses; qui considère froidement les grimaces plaisantes de mon visage, et celles de mon jugement qui sont plus plaisantes encore; car entre nous, ce père Noël, ce vilain bénédictin si renommé pour les grimaces; malgré ses succès à la Cour, n'est, sans me vanter ni lui non plus, à comparaison de moi, qu'un polichinelle de bois. J'ai beau me tourmenter pour atteindre au sublime des Petites- Maisons, rien n'y fait. Rira-t-il? ne rira-t-il pas? Voilà ce que je suis forcé de me dire au milieu de mes contorsions; et vous pouvez juger combien cette incertitude nuit au talent. Mon hypocondre, la tête renfoncée dans un bonnet de nuit qui lui couvre les yeux, a l'air d'une pagode immobile à laquelle on aurait attaché un fil au menton, d'où il descendrait jusque sous son fauteuil. On attend que le fil se tire, et il ne se tire point; ou s'il arrive que la mâchoire s'entrouvre, c'est pour articuler un mot désolant, un mot qui vous apprend que vous n'avez point été aperçu, et que toutes vos singeries sont perdues; ce mot est la réponse à une question que vous lui aurez faite il y a quatre jours; ce mot dit, le ressort mastoïde se détend et la mâchoire se referme…

Puis il se mit à contrefaire son homme; il s'était placé dans une chaise, la tête fixe, le chapeau jusque sur ses paupières, les yeux à demi clos, les bras pendants, remuant sa mâchoire, comme un automate, et disant:

 

«Oui, vous avez raison, Mademoiselle. Il faut mettre de la finesse là.» C'est que cela décide; que cela décide toujours, et sans appel; le soir, le matin, à la toilette, à dîner, au café; au jeu, au théâtre, à souper, au lit, et Dieu me le pardonne, je crois entre les bras de sa maîtresse Je ne suis pas à portée d'entendre ces dernières décisions-ci; mais je suis diablement las des autres. Triste, obscur, et tranché, comme le destin; tel est notre patron.

Vis-à-vis, c'est une bégueule qui joue l'importance à qui l'on se résoudrait à dire qu'elle est jolie, parce qu'elle l'est encore; quoiqu'elle ait sur le visage quelques gales par-ci par-là, et qu'elle courre après le volume de Madame Bouvillon. J'aime les chairs, quand elles sont belles; mais aussi trop est trop; et le mouvement est si essentiel à la matière! Item, elle est plus méchante plus fière et plus bête qu'une oie. Item, elle veut avoir dé l'esprit. Item, il faut lui persuader qu'on lui en croit comme à personne. Item, cela ne sait rien, et cela décide aussi. Item, il faut applaudir à ces décisions, des pieds et des mains, sauter d'aise, se transir d'admiration que cela est beau, délicat, bien dit, finement vu, singulièrement senti. Où les femmes prennent- elles cela? Sans étude, par la seule force de l'instinct, par la seule lumière naturelle cela tient du prodige. Et puis qu'on vienne nous dire que l'expérience, l'étude, la réflexion, l'éducation y font quelque chose, et autres pareilles sottises; et pleurer de joie. Dix fois dans la journée, se courber, un genou fléchi en devant, l'autre jambe tirée en arrière. Les bras étendus vers la déesse, chercher son désir dans ses yeux, rester suspendu à sa lèvre, attendre son ordre et partir comme un éclair. Qui est- ce qui peut s'assujettir à un rôle pareil, si ce n'est le misérable qui trouve là, deux ou trois fois la semaine, de quoi calmer la tribulation de ses intestins? Que penser des autres, tels que le Palissot, le Fréron, les Poinsinets, le Baculard qui ont quelque chose, et dont les bassesses ne peuvent s'excuser par le borborygme d'un estomac qui souffre?

MOI. – Je ne vous aurais jamais cru si difficile.

LUI. – Je ne le suis pas. Au commencement je voyais faire les autres, et je faisais comme eux, même un peu mieux; parce que je suis plus franchement impudent, meilleur comédien, plus affamé, fourni de meilleurs poumons. le descends apparemment en droite ligne du fameux Stentor.

Et pour me donner une juste idée de la force de ce viscère, il se mit à tousser d'une violence à ébranler les vitres du café, et à suspendre l'attention des joueurs d'échecs.

MOI. – Mais à quoi bon ce talent?

LUI. – Vous ne le devinez pas?

MOI. – Non. le suis un peu borné.

LUI. – Supposez la dispute engagée et la victoire incertaine: je me lève, et déployant mon tonnerre, je dis: «Cela est, comme Mademoiselle l'assure. C'est là ce qui s'appelle juger. Je le donne en cent à tous nos beaux esprits. L'expression est de génie.» Mais il ne faut pas toujours approuver de la même manière. On serait monotone. On aurait l'air faux. On deviendrait insipide. On ne se sauve de là que par du jugement, de la fécondité: il faut savoir préparer et placer ces tons majeurs et péremptoires, saisir l'occasion et le moment; lors par exemple, qu'il y a partage entre les sentiments; que la dispute s'est élevée à son dernier degré de violence; qu'on ne s'entend plus; que tous parlent à la fois; il faut être placé à l'écart, dans l'angle de l'appartement le plus éloigné du champ de bataille, avoir préparé son explosion par un long silence, et tomber subitement comme une comminge, au milieu des contendants. Personne n'a eu cet art comme moi. Mais où je suis surprenant, c'est dans l'opposé; j'ai des petits tons que j'accompagne d'un sourire; une variété infinie de mines approbatives: là, le nez, la bouche, le front, les yeux entrent en jeu; j'ai une souplesse de reins; une manière de contourner l'épine du dos, de hausser ou de baisser les épaules, d'étendre les doigts, d'incliner la tête, de fermer les yeux, et d'être stupéfait, comme si j'avais entendu descendre du ciel une voix angélique et divine. C'est là ce qui flatte. le ne sais si vous saisissez bien toute l'énergie de cette dernière attitude-là. le ne l'ai point inventée, mais personne ne m'a surpassé dans l'exécution. Voyez. Voyez.

MOI. – Il est vrai que cela est unique.

LUI. – Croyez-vous qu'il y ait cervelle de femme un peu vaine qui tienne à cela?

MOI. – Non. Il faut convenir que vous avez porté le talent de faire des fous, et de s'avilir aussi loin qu'il est possible.

LUI. – Ils auront beau faire, tous tant qu'ils sont, ils n'en viendront jamais là. Le meilleur d'entre eux, Palissot, par exemple, ne sera jamais qu'un bon écolier. Mais si ce rôle amuse d'abord, et si l'on goûte quelque plaisir à se moquer en dedans, de la bêtise de ceux qu'on enivre, à la longue cela ne pique plus; et puis après un certain nombre de découvertes, on est forcé de se répéter. L'esprit et l'art ont leurs limites. Il n'y a que Dieu ou quelques génies rares pour qui la carrière s'étend, à mesure qu'ils y avancent. Bouret en est un peut-être. Il y a de celui-ci des traits qui m'en donnent, à moi, oui à moi-même, la plus sublime idée. Le petit chien, le Livre de la Félicité les flambeaux sur la route de Versailles sont de ces choses qui me confondent et m'humilient. Ce serait capable de dégoûter du métier.

MOI. – Que voulez-vous dire avec votre petit chien?

LUI. – D'où venez-vous donc? Quoi, sérieusement vous ignorez comment cet homme rare s'y prit pour détacher de lui et attacher au garde des sceaux un petit chien qui plaisait à celui-ci?

MOI. – Je l'ignore, je le confesse.

LUI. – Tant mieux. C'est une des plus belles choses qu'on ait imaginées; toute l'Europe en a été émerveillée, et il n'y a pas un courtisan dont elle n'ait excité l'envie. Vous qui ne manquez pas de sagacité, voyons comment vous vous y seriez pris à sa place. Songez que Bouret était aimé de son chien. Songez que le vêtement bizarre du ministre effrayait le petit animal. Songez qu'il n'avait que huit jours pour vaincre les difficultés. Il faut connaître toutes les conditions du problème, pour bien sentir le mérite de la solution. Eh bien?

MOI. – Eh bien, il faut que je vous avoue que dans ce genre, les choses les plus faciles m'embarrasseraient.

LUI. – Écoutez, me dit-il, en me frappant un petit coup sur l'épaule, car il est familier; écoutez et admirez. Il se fait faire un masque qui ressemble au garde des sceaux; il emprunte d'un valet de chambre la volumineuse simarre. Il se couvre le visage du masque. Il endosse la simarre. Il appelle son chien; il le caresse. Il lui donne la gimblette. Puis tout à coup, changeant de décoration, ce n'est plus le garde des sceaux; c'est Bouret qui appelle son chien et qui le fouette. En moins de deux ou trois jours de cet exercice continué du matin au soir, le chien sait fuir Bouret le fermier général, et courir à Bouret le garde des sceaux. Mais je suis trop bon. Vous êtes un profane qui ne méritez pas d'être instruit des miracles qui s'opèrent à côté de vous.

MOI. – Malgré cela, je vous prie, le livre, les flambeaux?

LUI. – Non, non. Adressez-vous aux pavés qui vous diront ces choses-là; et profitez de la circonstance qui nous a rapprochés, pour apprendre des choses que personne ne sait que moi.

MOI. – Vous avez raison.

LUI. – Emprunter la robe et la perruque, j'avais oublié la perruque, du garde des sceaux! Se faire un masque qui lui ressemble! Le masque surtout me tourne la tête. Aussi cet homme jouit-il de la plus haute considération. Aussi possède-t-il des millions. Il y a des croix de Saint-Louis qui n'ont pas de pain; aussi pourquoi courir après la croix, au hasard de se faire échiner, et ne pas se tourner vers un état sans péril qui ne manque jamais sa récompense? Voilà ce qui s'appelle aller au grand. Ce' modèles-là sont décourageants. On a pitié de soi; et l'on s'ennuie. Le masque! le masque! Je donnerais un de mes doigts, pour avoir trouvé le masque.

MOI. – Mais avec cet enthousiasme pour les belles choses, et cette fertilité de génie que vous possédez, est-ce que vous n'avez rien inventé?

LUI. – Pardonnez-moi; par exemple, l'attitude admirative du dos dont je vous ai parlé; je la regarde comme mienne, quoiqu'elle puisse peut-être m'être contestée par des envieux. Je crois bien qu'on l'a employée auparavant; mais qui est-ce qui a senti combien elle était commode pour rire en dessous de l'impertinent qu'on admirait? J'ai plus de cent façons d'entamer la séduction d'une jeune fille, à côté de sa mère, sans que celle-ci s'en aperçoive, et même de la rendre complice. A peine entrais-je dans la carrière que je dédaignai toutes les manières vulgaires de glisser un billet doux. J'ai dix moyens de me le faire arracher, et parmi ces moyens, j'ose me flatter qu'il y en a de nouveaux. Je possède surtout le talent d'encourager un jeune homme timide, j'en ai fait réussir qui n'avaient ni esprit ni figure. Si cela était écrit je crois qu'on m'accorderait quelque génie.

MOI. – Vous ferait un honneur singulier?

LUI. – Je n'en doute pas.

MOI. – A votre place, je jetterais ces choses-là sur le papier.

Ce serait dommage qu'elles se perdissent.

LUI. – Il est vrai; mais vous ne soupçonnez pas combien je fais peu de cas de la méthode et des préceptes. Celui qui a besoin d'un protocole n'ira jamais loin. Les génies lisent peu, pratiquent beaucoup, et se font d'eux-mêmes. Voyez César, Turenne, Vauban, la marquise de Tencin, son frère le cardinal, et le secrétaire de celui-ci l'abbé Trublet. Et Bouret? qui est-ce qui a donné des leçons à Bouret? personne. C'est la nature qui forme ces hommes rares-là. Croyez-vous que l'histoire du chien et du masque soit écrite quelque part?

MOI. – Mais à vos heures perdues; lorsque l'angoisse de votre estomac vide ou la fatigue de votre estomac surchargé éloigne le sommeil…

LUI. – J'y penserai; il vaut mieux écrire de grandes choses que d'en exécuter de petites. Alors l'âme s'élève; l'imagination s'échauffe, s'enflamme et s'étend; au lieu qu'elle se rétrécit à s'étonner auprès de la petite Hus des applaudissements que ce sot public s'obstine à prodiguer à cette minaudière de Dangeville, qui joue si platement, qui marche presque courbée en deux sur la scène, qui a l'affectation de regarder sans cesse dans les yeux de celui à qui elle parle, et de jouer en dessous, et qui prend elle- même ses grimaces pour de la finesse, son petit trotter pour de la grâce; à cette emphatique Clairon qui est plus maigre, plus apprêtée, plus étudiée, plus empesée qu'on ne saurait dire. Cet imbécile parterre les claque à tout rompre, et ne s'aperçoit pas que nous sommes un peloton d'agréments; il est vrai que le peloton grossit un peu; mais qu'importe? que nous avons la plus belle peau; les plus beaux yeux, le plus joli bec; peu d'entrailles à la vérité; une démarche qui n'est pas légère, mais qui n'est pas non plus aussi gauche qu'on le dit. Pour le sentiment, en revanche, il n'y en a aucune à qui nous ne damions le pion.

MOI. – Comment dites-vous tout cela? Est-ce ironie, ou vérité?

LUI. – Le mal est que ce diable de sentiment est tout en dedans, et qu'il n'en transpire pas une lueur au-dehors. Mais moi qui vous parle, je sais et je sais bien qu'elle en a. Si ce n'est pas cela précisément, c'est quelque chose comme cela. Il faut voir, quand l'humeur nous prend, comme nous traitons les valets, comme les femmes de chambres sont souffletées, comme nous menons à grands coups de pied les Parties Casuelles, pour peu qu'elles s'écartent du respect qui nous est dû. C'est un petit diable, vous dis-je, tout plein de sentiment et de dignité… Ho, ça; vous ne savez où vous en êtes, n'est-ce pas?

MOI. – J'avoue que je ne saurais démêler si c'est de bonne foi ou méchamment que vous parlez. Je suis un bon homme; ayez la bonté d'en user avec moi plus rondement; et de laisser là votre art.

LUI. – Cela, c'est ce que nous débitons à la petite Hus, de la Dangeville et de la Clairon, mêlé par-ci par-là de quelques mots qui vous donnassent l'éveil. Je consens que vous me preniez pour un vaurien; mais non pour un sot; et il n'y aurait qu'un sot ou un homme perdu d'amour qui pût dire sérieusement tant d'impertinences.

MOI. – Mais comment se résout-on à les dire?

LUI. – Cela ne se fait pas tout d'un coup; mais petit à petit, on y vient. Ingenii largitor venter.

MOI. – Il faut être pressé d'une cruelle faim.

LUI. – Cela se peut. Cependant, quelques fortes qu'elles vous paraissent, croyez que ceux à qui elles s'adressent sont plutôt accoutumés à les entendre que nous à les hasarder.

MOI. – Est-ce qu'il y a là quelqu'un qui ait le courage d'être de votre avis?

 

LUI. – Qu'appelez-vous quelqu'un? C'est le sentiment et le langage de toute la société.

MOI. – Ceux d'entre vous qui ne sont pas de grands vauriens, doivent être de grands sots.

LUI. – Des sots là? Je vous jure qu'il n'y en a qu'un; c'est celui qui nous fête, pour lui en imposer.

MOI. – Mais comment s'en laisse-t-on si grossièrement imposer? car enfin la supériorité des talents de la Dangeville et de la Clairon est décidée.

LUI. – On avale à pleine gorgée le mensonge qui nous flatte; et l'on boit goutte à goutte une vérité qui nous est amère. Et puis nous avons l'air si pénétré, si vrai!

MOI. – Il faut cependant que vous ayez péché une fois contre les principes de l'art et qu'il vous soit échappé par mégarde quelques-unes de ces vérités amères qui blessent; car en dépit du rôle misérable, abject, vil, abominable que vous faites, je crois qu'au fond, vous avez l'âme délicate.

LUI. – Moi, point du tout. Que le diable m'emporte si je sais au fond ce que je suis. En général, j'ai l'esprit rond comme une boule, et le caractère franc comme l'osier; jamais faux, pour peu que j'aie intérêt d'être vrai; jamais vrai pour peu que j'aie intérêt d'être faux. Je dis les choses comme elles me viennent, sensées, tant mieux; impertinentes, on n'y prend pas garde. J'use en plein de mon franc-parler. Je n'ai pensé de ma vie ni avant que de dire, ni en disant, ni après avoir dit. Aussi je n'offense personne.

MOI. – Cela vous est pourtant arrivé avec les honnêtes gens chez qui vous viviez, et qui avaient pour vous tant de bontés.

LUI. – Que voulez-vous? C'est un malheur; un mauvais moment, comme il y en a dans la vie. Point de félicité continue; j'étais trop bien. Cela ne pouvait durer. Nous avons, comme vous savez, la compagnie la plus nombreuse et la mieux choisie. C'est une école d'humanité, le renouvellement de l'antique hospitalité. Tous les poètes qui tombent, nous les ramassons. Nous eûmes Palissot après sa Zara; Bret, après le Faux généreux; tous les musiciens décriés; tous les auteurs qu'on ne lit point; toutes les actrices sifflées; tous les acteurs hués; un tas de pauvres honteux, plats parasites à la tête desquels j'ai l'honneur d'être, brave chef d'une troupe timide. C'est moi qui les exhorte à manger la première fois qu'ils viennent; c'est moi qui demande à boire pour eux. Ils tiennent si peu de place! quelques jeunes gens déguenillés qui ne savent où donner de la tête, mais qui ont de la figure, d'autres scélérats qui cajolent le patron et qui l'endorment, afin de glaner après lui sur la patronne. Nous paraissons gais; mais au fond nous avons tous de l'humeur et grand appétit. Des loups ne sont pas plus affamés; des tigres ne sont pas plus cruels. Nous dévorons comme des loups, lorsque la terre a été longtemps couverte de neige; nous déchirons comme des tigres, tout ce qui réussit. Quelquefois, les cohues Bertin, Montsauge et Villemorien se réunissent; c'est alors qu'il se fait un beau bruit dans la ménagerie. Jamais on ne vit ensemble tant de bêtes tristes, acariâtres, malfaisantes et courroucées. On n'entend que les noms de Buffon, de Duclos, de Montesquieu, de Rousseau, de Voltaire, de D'Alembert, de Diderot, et Dieu sait de quelles épithètes ils sont accompagnés. Nul n'aura de l'esprit, s'il n'est aussi sot que nous. C'est là que le plan de la comédie des Philosophes a été conçu; la scène du colporteur, c'est moi qui l'ai fournie, d'après la Théologie en Quenouille, Vous n'êtes pas épargné là plus qu'un autre.

MOI. – Tant mieux. Peut-être me fait-on plus d'honneur que je n'en mérite. Je serais humilié, si ceux qui disent du mal de tant d'habiles et honnêtes gens, s'avisaient de dire du bien de moi.

LUI. – Nous sommes beaucoup, et il faut que chacun paye son écot.

Après le sacrifice des grands animaux, nous immolons les autres.

MOI. – Insulter la science et la vertu pour vivre, voilà du pain bien cher.

LUI. – Je vous l'ai déjà dit, nous sommes sans conséquence. Nous injurions tout le monde et nous n'affligeons personne. Nous avons quelquefois le pesant abbé d'Olivet, le gros abbé Le Blanc, l'hypocrite Batteux. Le gros abbé n'est méchant qu'avant dîner. Son café pris il se jette dans un fauteuil, les pieds appuyés contre là tablette de la cheminée, et s'endort comme un vieux perroquet sur son bâton. Si le vacarme devient violent, il bâille; il étend ses bras; il frotte ses yeux, et dit: Eh bien, qu'est-ce? Qu'est-ce? – il s'agit de savoir si Piron à plus d'esprit que de Voltaire. – Entendons-nous. C'est de l'esprit que vous dites? il ne s'agit pas de goût, car du goût, votre Piron ne s'en doute pas. – Ne s'en doute pas? – Non. – Et puis nous voilà embarqués dans une dissertation sur le goût. Alors le patron fait signe de la main qu'on l'écoute; car c'est surtout de goût qu'il se pique.» Le goût, dit-il… le goût est une chose…» ma foi, je ne sais quelle chose il disait que c'était; ni lui, non plus.

Nous avons quelquefois l'ami Robbé. Il nous régale de ses contes cyniques, des miracles des convulsionnaires dont il a été le témoin oculaire; et de quelques chants de son poème sur un sujet qu'il connaît à fond. Je hais ses vers; mais j'aime à l'entendre réciter. Il a l'air d'un énergumène. Tous s'écrient autour de lui: «voilà ce qu'on appelle un poète». Entre nous, cette poésie-là n'est qu'un charivari de toutes sortes de bruits confus, le ramage barbare des habitants de la tour de Babel.

Il nous vient aussi un certain niais qui a l'air plat et bête, mais qui a de l'esprit comme un démon et qui est plus malin qu'un vieux singe; c'est une de ces figures qui appellent la plaisanterie et les nasardes, et que Dieu fit pour la correction des gens qui jugent à la mine, et à qui leur miroir aurait dû apprendre qu'il est aussi aisé d'être un homme d'esprit et d'avoir l'air d'un sot que de cacher un sot sous une physionomie spirituelle. C'est une lâcheté bien commune que celle d'immoler un bon homme à l'amusement des autres. On ne manque jamais de s'adresser à celui-ci. C'est un piège que nous tendons aux nouveaux venus, et je n'en ai presque pas vu un seul qui n'y donnât.

J'étais quelquefois surpris de la justesse des observations de ce fou, sur les hommes et sur les caractères; et je le lui témoignai.

C'est, me répondit-il, qu'on tire parti de la mauvaise compagnie, comme du libertinage. On est dédommagé de la perte de son innocence, par celle de ses préjugés. Dans la société des méchants, où le vice se montre à masque levé, on apprend à les connaître. Et puis j'ai un peu lu.

MOI. – Qu'avez-vous lu?

LUI. – J'ai lu et je lis et relis sans cesse Théophraste, La

Bruyère et Molière.

MOI. – Ce sont d'excellents livres.

LUI. – Ils sont bien meilleurs qu'on ne pense; mais qui est-ce qui sait les lire?

MOI. – Tout le monde, selon la mesure de son esprit.

LUI. – Presque personne. Pourriez-vous me dire ce qu'on y cherche?

MOI. – L'amusement et l'instruction.

LUI. – Mais quelle instruction; car c'est là le point?

MOI. – La connaissance de ses devoirs; l'amour de la vertu, la haine du vice.

LUI. – Moi, j'y recueille tout ce qu'il faut faire, et tout ce qu'il ne faut pas dire. Ainsi quand je lis l'Avare; je me dis: sois avare, si tu veux; mais garde-toi de parler comme l'avare. Quand je lis le Tartuffe, je me dis: sois hypocrite, si tu veux; mais ne parle pas comme l'hypocrite. Garde des vices qui te sont utiles; mais n'en aie ni le ton ni les apparences qui te rendraient ridicule. Pour se garantir de ce ton, de ces apparences, il faut les connaître. Or, ces auteurs en ont fait des peintures excellentes. le suis moi et je reste ce que je suis; mais j'agis et je parle comme il convient. Je ne suis pas de ces gens qui méprisent les moralistes. Il y a beaucoup à profiter, surtout en ceux qui ont mis la morale en action. Le vice ne blesse les hommes que par intervalle. Les caractères apparents du vice les blessent du matin au soir. Peut-être vaudrait-il mieux être un insolent que d'en avoir la physionomie; l'insolent de caractère n'insulte que de temps en temps; l'insolent de physionomie insulte toujours. Au reste n'allez pas imaginer que je sois le seul lecteur de mon espèce. Je n'ai d'autre mérite ici, que d'avoir fait par système, par justesse d'esprit, par une vue raisonnable et vraie, ce que la plupart des autres font par instinct. De là vient que leurs lectures ne les rendent pas meilleurs que moi; mais qu'ils restent ridicules, en dépit d'eux, au lieu que je ne le suis que quand je veux, et que je les laisse alors loin derrière moi; car le même art qui m'apprend à me sauver du ridicule en certaines occasions, m'apprend aussi dans d'autres à l'attraper supérieurement. Je me rappelle alors tout ce que les autres ont dit, tout ce que j'ai lu, et j'y ajoute tout ce qui sort de mon fonds qui est en ce genre d'une fécondité surprenante.