Tasuta

Le neveu de Rameau

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Kuhu peaksime rakenduse lingi saatma?
Ärge sulgege akent, kuni olete sisestanud mobiilseadmesse saadetud koodi
Proovi uuestiLink saadetud

Autoriõiguse omaniku taotlusel ei saa seda raamatut failina alla laadida.

Sellegipoolest saate seda raamatut lugeda meie mobiilirakendusest (isegi ilma internetiühenduseta) ja LitResi veebielehel.

Märgi loetuks
Šrift:Väiksem АаSuurem Aa

MOI. – Je ne demanderais pas mieux que de vous en croire, si je n'étais arrêté par un petit inconvénient.

LUI. – Et cet inconvénient?

MOI. – C'est que, si cette musique est sublime, il faut que celle du divin Lulli, de Campra, de Destouches, de Mouret, et même soit dit entre nous, celle du cher oncle soit un peu plate.

LUI, s'approchant de mon oreille, me répondit: – Je ne voudrais pas être entendu; car il y a ici beaucoup de gens qui me connaissent; c'est qu'elle l'est aussi. Ce n'est pas que je me soucie du cher oncle, puisque cher il y a. C'est une pierre. Il me verrait tirer la langue d'un pied, qu'il ne me donnerait pas un verre d'eau; mais il a beau faire à l'octave, à la septième, hon, hon; hin, hin; tu, tu, tu; turelututu, avec un charivari du diable; ceux qui commencent à s'y connaître, et qui ne prennent plus du tintamarre pour de la musique, ne s'accommoderont jamais de cela. On devait défendre par une ordonnance de police, à quelque personne, de quelque qualité ou condition qu'elle fût, de faire chanter le Stabat du Pergolèse. Ce Stabat, il fallait le faire brûler par la main du bourreau. Ma foi, ces maudits bouffons, avec leur Servante Maîtresse, leur Tracollo, nous en ont donné rudement dans le cul. Autrefois, un Trancrède, un Issé, une Europe galante, les Indes, et Castor, les Talents lyriques, allaient à quatre, cinq, six mois. On ne voyait point la fin des représentations d'une Armide. A présent tout cela vous tombe les uns sur les autres, comme des capucins de cartes. Aussi Rebel et Francoeur jettent-ils feu et flamme. Ils disent que tout est perdu, qu'ils sont ruinés; et que si l'on tolère plus longtemps cette canaille chantante de la Foire, la musique nationale est au diable; et que l'Académie royale du cul-de-sac n'a qu'à fermer boutique. Il y a bien quelque chose de vrai, là-dedans. Les vieilles perruques qui viennent là depuis trente à quarante ans tous les vendredis, au lieu de s'amuser comme ils ont fait par le passé, s'ennuient et bâillent, sans trop savoir pourquoi. Ils se le demandent et ne sauraient se répondre. Que ne s'adressent-ils à moi? La prédiction de Duni s'accomplira; et du train que cela prend, je veux mourir si, dans quatre à cinq ans à dater du peintre amoureux de son modèle, il y a un chat à fesser dans la célèbre Impasse. Les bonnes gens, ils ont renoncé à leurs symphonies, pour jouer des symphonies italiennes. Ils ont cru qu'ils feraient leurs oreilles à celles-ci, sans conséquence pour leur musique vocale, comme si la symphonie n'était pas au chant, à un peu de libertinage près inspiré par l'étendue de l'instrument et la mobilité des doigts? ce que le chant est à la déclamation réelle. Comme si le violon n'était pas le singe du chanteur, qui deviendra un jour, lorsque le difficile prendra la place du beau, le singe du violon. Le premier qui joua Locatelli, fut l'apôtre de la nouvelle musique. A d'autres, à d'autres. On nous accoutumera à l'imitation des accents de la passion ou des phénomènes de la nature, par le chant et la voix, par l'instrument, car voilà toute l'étendue de l'objet de la musique, et nous conserverons notre goût pour les vols, les lances, les gloires, les triomphes, les victoires? Va-t'en voir s'ils viennent, Jean. Ils ont imaginé qu'ils pleureraient ou riraient à des scènes de tragédie ou de comédie, musiquées; qu'on porterait à leurs oreilles, les accents de la fureur, de la haine, de la jalousie, les vraies plaintes de l'amour, les ironies, les plaisanteries du théâtre italien ou français; et qu'ils resteraient admirateurs de Ragonde et de Platée. Je t'en réponds: tarare, pon pon; qu'ils éprouveraient sans cesse, avec quelle facilité, quelle flexibilité, quelle mollesse, l'harmonie, la prosodie, les ellipses, les inversions de la langue italienne se prêtaient à l'art, au mouvement, à l'expression, aux tours du chant, et à la valeur mesurée des sons, et qu'ils continueraient d'ignorer combien la leur est raide, sourde, lourde, pesante, pédantesque et monotone. Eh oui, oui. Ils se sont persuadé qu'après avoir mêlé leurs larmes aux pleurs d'une mère qui se désole sur la mort de son fils; après avoir frémi de l'ordre d'un tyran qui ordonne un meurtre; ils ne s'ennuieraient pas de leur féerie, de leur insipide mythologie, de leurs petits madrigaux doucereux qui ne marquent pas moins le mauvais goût du poète, que la misère de l'art qui s'en accommode. Les bonnes gens! cela n'est pas et ne peut être. Le vrai, le bon, le beau ont leurs droits. On les conteste, mais on finit par admirer. Ce qui n'est pas marqué à ce coin, on l'admire un temps; mais on finit par bâiller. Bâillez donc, messieurs; bâillez à votre aise. Ne vous gênez pas. L'empire de la nature et de ma trinité, contre laquelle les portes de l'enfer ne prévaudront jamais; le vrai qui est le père, et qui engendre le bon qui est le fils; d'où procède le beau qui est le Saint-Esprit, s'établit tout doucement. Le dieu étranger se place humblement sur l'autel à côté de l'idole du pays; peu à peu, il s'y affermit; un beau jour, il pousse du coude son camarade; et patatras, voilà l'idole en bas. C'est comme cela qu'on dit que les Jésuites ont planté le christianisme à la Chine et aux Indes. Et ces Jansénistes ont beau dire, cette méthode politique qui marche à son but, sans bruit, sans effusion de sang, sans martyr, sans un toupet de cheveux arraché, me semble la meilleure.

MOI. – Il y a de la raison, à peu près, dans tout ce que vous venez de dire.

LUI. – De la raison! tant mieux. le veux que le diable m'emporte, si j'y tâche. Cela va, comme je te pousse. le suis comme les musiciens de l'Impasse, quand mon oncle parut; si j'adresse à la bonne heure, c'est qu'un garçon charbonnier parlera toujours mieux de son métier que toute une académie, et que tous les Duhamel du monde.

Et puis le voilà qui se met à se promener, en murmurant dans son gosier, quelques-uns des airs de l'Île des Fous, du Peintre amoureux de son Modèle, du Maréchal-ferrant, de la Plaideuse, et de temps en temps, il s'écriait, en levant les mains et les yeux au ciel: Si cela est beau, mordieu! Si cela est beau! Comment peut-on porter à sa tête une paire d'oreilles et faire une pareille question. Il commençait à entrer en passion, et à chanter tout bas. Il élevait le ton, à mesure qu'il se passionnait davantage; vinrent ensuite, les gestes, les grimaces du visage et les contorsions du corps; et je dis, bon; voilà la tête qui se perd, et quelque scène nouvelle qui se prépare; en effet, il part d'un éclat de voix, «Je suis un pauvre misérable… Monseigneur, Monseigneur, laissez-moi partir… O terre, reçois mon or; conserve bien mon trésor… Mon âme, mon âme, ma vie, O terre!.. Le voilà le petit ami, le voilà le petit ami! Aspettare e non venire… A Zerbina penserete… Sempre in contrasti con te si sta…» Il entassait et brouillait ensemble trente airs italiens, français, tragiques, comiques, de toutes sortes de caractères. Tantôt avec une voix de basse-taille, il descendait jusqu'aux enfers; tantôt s'égosillant et contrefaisant le fausset, il déchirait le haut des airs, imitant de la démarche, du maintien, du geste, les différents personnages chantants; successivement furieux, radouci, impérieux, ricaneur. Ici, c'est une jeune fille qui pleure, et il en rend toute la minauderie; là il est prêtre, il est roi, il est tyran, il menace, il commande, il s'emporte, il est esclave, il obéit. Il s'apaise, il se désole, il se plaint, il rit jamais hors de ton, de mesure, du sens des paroles et du caractère de l'air. Tous les pousse-bois avaient quitté leurs échiquiers et s'étaient rassemblés autour de lui. Les fenêtres du café étaient occupées, en dehors, par les passants qui s'étaient arrêtés au bruit. On faisait des éclats de rire à entrouvrir le plafond. Lui n'apercevait rien; il continuait, saisi d'une aliénation d'esprit, d'un enthousiasme si voisin de la folie qu'il est incertain qu'il en revienne; s'il ne faudra pas le jeter dans un fiacre et le mener droit aux Petites-Maisons. En chantant un lambeau des Lamentations de Jomelli, il répétait avec une précision, une vérité et une chaleur incroyable les plus beaux endroits de chaque morceau; ce beau récitatif obligé où le prophète peint la désolation de Jérusalem, il l'arrosa d'un torrent de larmes qui en arrachèrent de tous les yeux. Tout y était, et la délicatesse du chant, et la force de l'expression, et la douleur. Il insistait sur les endroits où le musicien s'était particulièrement montré un grand maître. S'il quittait la partie du chant, c'était pour prendre celle des instruments qu'il laissait subitement pour revenir à la voix, entrelaçant l'une à l'autre de manière à conserver les liaisons et l'unité du tout; s'emparant de nos âmes et les tenant suspendues dans la situation la plus singulière que j'aie jamais éprouvée… Admirais-je? Oui, j'admirais! Étais-je touché de pitié? J'étais touché de pitié; mais une teinte de ridicule était fondue dans ces sentiments et les dénaturait.

Mais vous vous seriez échappé en éclats de rire à la manière dont il contrefaisait les différents instruments. Avec des joues renflées et bouffies, et un son rauque et sombre, il rendait les cors et les bassons; il prenait un son éclatant et nasillard pour les hautbois; précipitant sa voix avec une rapidité incroyable pour les instruments à corde dont il cherchait les sons les plus approchés; il sifflait les petites flûtes, il recoulait les traversières, criant, chantant, se démenant comme un forcené; faisant lui seul, les danseurs, les danseuses, les chanteurs, les chanteuses, tout un orchestre, tout un théâtre lyrique, et se divisant en vingt rôles divers, courant, s'arrêtant, avec l'air d'un énergumène, étincelant des yeux, écumant de la bouche. Il faisait une chaleur à périr; et la sueur qui suivait les plis de son front et la longueur de ses joues, se mêlait à la poudre de ses cheveux, ruisselait, et sillonnait le haut de son habit. Que ne lui vis-je pas faire? Il pleurait, il riait, il soupirait il regardait, ou attendri, ou tranquille, ou furieux; c'était une femme qui se pâme de douleur; c'était un malheureux livré à tout son désespoir; un temple qui s'élève; des oiseaux qui se taisent au soleil couchant; des eaux ou qui murmurent dans un lieu solitaire et frais, ou qui descendent en torrent du haut des montagnes; un orage; une tempête, la plainte de ceux qui vont périr, mêlée au sifflement des vents, au fracas du tonnerre; c'était la nuit, avec ses ténèbres; c'était l'ombre et le silence, car le silence même se peint par des sons. Sa tête était tout à fait perdue. Épuisée de fatigue, tel qu'un homme qui sort d'un profond sommeil ou d'une longue distraction; il resta immobile, stupide, étonné. Il tournait ses regards autour de lui, comme un homme égaré qui cherche à reconnaître le lieu où il se trouve. Il attendait le retour de ses forces et de ses esprits; il essuyait machinalement son visage. Semblable à celui qui verrait à son réveil, son lit environné d'un grand nombre de personnes; dans un entier oubli ou dans une profonde ignorance de ce qu'il a fait, il s'écria dans le premier moment: Eh bien, Messieurs, qu'est-ce qu'il y a? D'où viennent vos ris et votre surprise? Qu'est-ce qu'il y a? Ensuite il ajouta, voilà ce qu'on doit appeler de la musique et un musicien. Cependant, Messieurs, il ne faut pas mépriser certains morceaux de Lulli. Qu'on fasse mieux la scène «Ah! j'attendrai» sans changer les paroles; j'en défie. Il ne faut pas mépriser quelques endroits de Campra les airs de violon de mon oncle, ses gavottes; ses entrées de soldats, de prêtres, de sacrificateurs…» Pâles flambeaux, nuit plus affreuse que les ténèbres… Dieux du Tartare, Dieu de l'oubli.» Là, il enflait sa voix; il soutenait ses sons; les voisins se mettaient aux fenêtres, nous mettions nos doigts dans nos oreilles. Il ajoutait, c'est ici qu'il faut des poumons; un grand organe; un volume d'air. Mais avant peu, serviteur à l'Assomption; le Carême et les Rois sont passés. Ils ne savent pas encore ce qu'il faut mettre en musique, ni par conséquent ce qui convient au musicien. La poésie lyrique est encore à naître. Mais ils y viendront; à force d'entendre le Pergolèse, le Saxon, Terradoglias, Traetta, et les autres, à force de lire le Métastase, il faudra bien qu'ils y viennent.

 

MOI. – Quoi donc, est-ce que Quinault, La Motte, Fontenelle n'y ont rien entendu.

LUI. – Non pour le nouveau style. Il n'y a pas six vers de suite dans tous leurs charmants poèmes qu'on puisse musiquer. Ce sont des sentences ingénieuses; des madrigaux légers, tendres et délicats; mais pour savoir combien cela est vide de ressource pour notre art, le plus violent de tous, sans en excepter celui de Démosthène faites-vous réciter ces morceaux, combien ils vous paraîtront, froids, languissants, monotones. C'est qu'il n'y a rien là qui puisse servir de modèle au chant. J'aimerais autant avoir à musiquer les Maximes de La Rochefoucauld, ou les Pensées de Pascal. C'est au cri animal de la passion, à dicter la ligne qui nous convient. Il faut que ces expressions soient pressées les unes sur les autres; il faut que la phrase soit courte; que le sens en soit coupé, suspendu; que le musicien puisse disposer du tout et de chacune de ses parties; en omettre un mot, ou le répéter; y en ajouter un qui lui manque; la tourner et retourner, comme un polype, sans la détruire; ce qui rend la poésie lyrique française beaucoup plus difficile que dans les langues à inversions qui présentent d'elles-mêmes tous ces avantages…

«Barbare cruel, plonge ton poignard dans mon sein. Me voilà prête à recevoir le coup fatal. Frappe. Ose… Ah; je languis, je meurs… Un feu secret s'allume dans mes sens… Cruel amour, que veux-tu de moi… Laisse-moi la douce paix dont j'ai joui… Rends-moi la raison…» Il faut que les passions soient fortes; la tendresse du musicien et du poète lyrique doit être extrême. L'air est presque toujours la péroraison de la scène. Il nous faut des exclamations, des interjections, des suspensions, des interruptions, des affirmations, des négations; nous appelons, nous invoquons, nous crions, nous gémissons, nous pleurons, nous rions franchement. Point d'esprit, point d'épigrammes; point de ces jolies pensées. Cela est trop loin de la simple nature. Or n'allez pas croire que le jeu des acteurs de théâtre et leur déclamation puissent nous servir de modèles. Fi donc. Il nous le faut plus énergique, moins maniéré, plus vrai. Les discours simples, les voix communes de la passion, nous sont d'autant plus nécessaires que la langue sera plus monotone, aura moins d'accent. Le cri animal ou de l'homme passionné leur en donne.

Tandis qu'il me parlait ainsi, la foule qui nous environnait, ou n'entendait rien ou prenant peu d'intérêt à ce qu'il disait, parce qu'en général l'enfant comme l'homme, et l'homme comme l'enfant, aime mieux s'amuser que s'instruire, s'était retirée; chacun était à son jeu; et nous étions restés seuls dans notre coin. Assis sur une banquette, la tête appuyée contre le mur, les bras pendants, les yeux à demi-fermés, il me dit: Je ne sais ce que j'ai, quand je suis venu ici, j'étais frais et dispos; et me voilà roué, brisé, comme si j'avais fait dix lieues. Cela m'a pris subitement.

MOI. – Voulez-vous vous rafraîchir?

LUI. – Volontiers. Je me sens enroué. Les forces me manquent; et Je souffre un peu de la poitrine. Cela m'arrive presque tous les jours, comme cela; sans que je sache pourquoi.

MOI. – Que voulez-vous?

LUI. – Ce qui vous plaira. Je ne suis pas difficile. L'indigence m'a appris à m'accommoder de tout.

On nous sert de la bière, de la limonade. Il en remplit un grand verre qu'il vide deux ou trois fois de suite. Puis comme un homme ranimé; il tousse fortement, il se démène, il reprend:

Mais à votre avis, Seigneur philosophe, n'est-ce pas une bizarrerie bien étrange, qu'un étranger, un Italien, un Duni vienne nous apprendre à donner de l'accent à notre musique, à assujettir notre chant à tous les mouvements à toutes les mesures, à tous les intervalles, à toutes les déclamations, sans blesser la prosodie. Ce n'était pourtant pas la mer à boire. Quiconque avait écouté un gueux lui demander l'aumône dans la rue, un homme dans le transport de la colère, une femme jalouse et furieuse, un amant désespéré, un flatteur, oui un flatteur radoucissant son ton, traînant ses syllabes, d'une voix mielleuse, en un mot une passion, n'importe laquelle, pourvu que par son énergie, elle méritât de servir de modèle au musicien, aurait dû s'apercevoir de deux choses: l'une que les syllabes, longues ou brèves, n'ont aucune durée fixe, pas même de rapport déterminé entre leurs durées; que la passion dispose de la prosodie, presque comme il lui plaît; qu'elle exécute les plus grands intervalles, et que celui qui s'écrie dans le fort de sa douleur: «Ah, malheureux que Je suis», monte la syllabe d'exclamation au ton le plus élevé et le plus aigu, et descend les autres aux tons les plus graves et les plus bas, faisant l'octave ou même un plus grand intervalle, et donnant à chaque son la quantité qui convient au tour de la mélodie, sans que l'oreille soit offensée, sans que ni la syllabe longue, ni la syllabe brève aient conservé la longueur ou la brièveté du discours tranquille. Quel chemin nous avons fait depuis le temps où nous citions la parenthèse d'Armide, Le vainqueur de Renaud, si quelqu'un le peut être, l'Obéissons sans balancer, des Indes galantes, comme des prodiges de déclamation musicale! A présent, ces prodiges-là me font hausser les épaules de pitié. Du train dont l'art s'avance, je ne sais où il aboutira. En attendant, buvons un coup.

Il en boit deux, trois, sans savoir ce qu'il faisait. Il allait se noyer, comme s'il s'était épuisé, sans s'en apercevoir, si je n'avais déplacé la bouteille qu'il cherchait de distraction. Alors je lui dis:

MOI. – Comment se fait-il qu'avec un tact aussi fin, une si grande sensibilité pour les beautés de l'art musical; vous soyez aussi aveugle sur les belles choses en morale, aussi insensible aux charmes de la vertu?

LUI. – C'est apparemment qu'il y a pour les unes un sens que je n'ai pas; une fibre qui ne m'a point été donnée, une fibre lâche qu'on a beau pincer et qui ne vibre pas; ou peut-être c'est que j'ai toujours vécu avec de bons musiciens et de méchantes gens; d'où il est arrivé que mon oreille est devenue très fine, et que mon coeur est devenu sourd. Et puis c'est qu'il y avait quelque chose de race. Le sang de mon père et le sang de mon oncle est le même sang. Mon sang est le même que celui de mon père. La molécule paternelle était dure et obtuse; et cette maudite molécule première s'est assimilé tout le reste.

MOI. – Aimez-vous votre enfant?

LUI. – Si je l'aime, le petit sauvage. J'en suis fou.

MOI. – Est-ce que vous ne vous occuperez pas sérieusement d'arrêter en lui l'effet de la maudite molécule paternelle.

LUI. – J'y travaillerais, je crois, bien inutilement. S'il est destiné à devenir un homme de bien, je n'y nuirai pas. Mais si la molécule voulait qu'il fût un vaurien comme son père, les peines que j'aurais prises pour en faire un homme honnête lui seraient très nuisibles; l'éducation croisant sans cesse la pente de la molécule, il serait tiré comme par deux forces contraires, et marcherait tout de guingois, dans le chemin de la vie, comme j'en vois une infinité, également gauches dans le bien et dans le mal; c'est ce que nous appelons des espèces, de toutes les épithètes la plus redoutable, parce qu'elle marque la médiocrité, et le dernier degré du mépris. Un grand vaurien est un grand vaurien, mais n'est point une espèce. Avant que la molécule paternelle n'eût repris le dessus et ne l'eût amené à la parfaite abjection où j'en suis, il lui faudrait un temps infini: il perdrait ses plus belles années. Je n'y fais rien à présent. Je le laisse venir. Je l'examine. Il est déjà gourmand, patelin, filou, paresseux, menteur. Je crains bien qu'il ne chasse de race.

MOI. – Et vous en ferez un musicien, afin qu'il ne manque rien à la ressemblance?

LUI. – Un musicien! un musicien! quelquefois je le regarde, en grinçant les dents; et je dis, si tu devais jamais savoir une note, je crois que je te tordrais le col.

MOI. – Et pourquoi cela, s'il vous plaît?

LUI. – Cela ne mène à rien.

MOI. – Cela mène à tout.

LUI. – Oui, quand on excelle; mais qui est-ce qui peut se promettre de son enfant qu'il excellera? Il y a dix mille à parier contre un qu'il ne serait qu'un misérable racleur de cordes, comme moi. Savez-vous qu'il serait peut-être plus aisé de trouver un enfant propre à gouverner un royaume, à faire un grand roi qu'un grand violon.

MOI. – Il me semble que les talents agréables, même médiocres, chez un peuple sans moeurs, perdu de débauche et de luxe, avancent rapidement un homme dans le chemin de la fortune. Moi qui vous parle, j'ai entendu la conversation qui suit, entre une espèce de protecteur et une espèce de protégé. Celui-ci avait été adressé au premier, comme à un homme obligeant qui pourrait le servir. – Monsieur, que savez-vous? – Je sais passablement les mathématiques. – Hé bien, montrez les mathématiques; après vous être crotté dix à douze ans sur le pavé de Paris, vous aurez droit à quatre cents livres de rente. – J'ai étudié les lois, et je suis versé dans le droit. – Si Puffendorf et Grotius revenaient au monde, ils mourraient de faim, contre une borne. – Je sais très bien l'histoire et la géographie. – S'il y avait des parents qui eussent à coeur la bonne éducation de leurs enfants, votre fortune serait faite; mais il n'y en a point. – Je suis assez bon musicien. – Et que ne disiez-vous cela d'abord! Et pour vous faire voir le parti qu'on peut tirer de ce dernier talent, j'ai une fille. Venez tous les jours depuis sept heures et demie du soir, jusqu'à neuf; vous lui donnerez leçon, et je vous donnerai vingt-cinq louis par an. Vous déjeunerez, dînerez, goûterez, souperez avec nous. Le reste de votre journée vous appartiendra. Vous en disposerez à votre profit.

LUI. – Et cet homme qu'est-il devenu.

MOI. – S'il eût été sage, il eût fait fortune, la seule chose qu'il paraît que vous ayez en vue.

LUI. – Sans doute. De l'or, de l'or. L'or est tout; et le reste, sans or, n'est rien. Aussi au lieu de lui farcir la tête de belles maximes qu'il faudrait qu'il oubliât, sous peine de n'être qu'un gueux; lorsque je possède un louis, ce qui ne m'arrive pas souvent, je me plante devant lui. Je tire le louis de ma poche. Je le lui montre avec admiration. J'élève les yeux au ciel. Je baise le louis devant lui. Et pour lui faire entendre mieux encore l'importance de la pièce sacrée, je lui bégaye de la voix; je lui désigne du doigt tout ce qu'on en peut acquérir, un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans ma poche. Je me promène avec fierté; je relève la basque de ma veste; je frappe de la main sur mon gousset; et c'est ainsi que je lui fais concevoir que c'est du louis qui est là, que naît l'assurance qu'il me voit.

 

MOI. – On ne peut rien de mieux. Mais s'il arrivait que, profondément pénétré de la valeur du louis, un jour…

LUI. – Je vous entends. Il faut fermer les yeux là-dessus. Il n'y a point de principe de morale qui n'ait son inconvénient. Au pis aller, c'est un mauvais quart d'heure, et tout est fini.

MOI. – Même d'après des vues si courageuses et si sages, je persiste à croire qu'il serait bon d'en faire un musicien. Je ne connais pas de moyen d'approcher plus rapidement des grands, de servir leurs vices, et de mettre à profit les siens.

LUI. – Il est vrai; mais j'ai des projets d'un succès plus prompt et plus sûr. Ah! si c'était aussi bien une fille!

Mais comme on ne fait pas ce qu'on veut, il faut prendre ce qui vient; en tirer le meilleur parti; et pour cela, ne pas donner bêtement, comme la plupart des pères qui ne feraient rien de pis, quand ils auraient médité le malheur de leurs enfants, l'éducation de Lacédémone, à un enfant destiné à vivre à Paris. Si elle est mauvaise, c'est la faute des moeurs de ma nation, et non la mienne. En répondra qui pourra. Je veux que mon fils soit heureux; ou ce qui revient au même honoré, riche et puissant. Je connais un peu les voies les plus faciles d'arriver à ce but; et je les lui enseignerai de bonne heure. Si vous me blâmez, vous autres sages, la multitude et le succès m'absoudront. Il aura de l'or; c'est moi qui vous le dis. S'il en a beaucoup, rien ne lui manquera, pas même votre estime et votre respect.

MOI. – Vous pourriez vous tromper.

LUI. – Ou il s'en passera, comme bien d'autres.

Il y avait dans tout cela beaucoup de ces choses qu'on pense, d'après lesquelles on se conduit; mais qu'on ne dit pas. Voilà, en vérité, la différence la plus marquée entre mon homme et la plupart de nos entours. Il avouait les vices qu'il avait, que les autres ont; mais il n'était pas hypocrite. Il n'était ni plus ni moins abominable qu'eux; il était seulement plus franc, et plus conséquent; et quelquefois profond dans sa dépravation. Je tremblais de ce que son enfant deviendrait sous un pareil maître. Il est certain que d'après des idées d'institution aussi strictement calquées sur nos moeurs, il devait aller loin, à moins qu'il ne fût prématurément arrêté en chemin.

LUI. – Ho ne craignez rien, me dit-il. Le point important; le point difficile auquel un bon père doit surtout s'attacher; ce n'est pas de donner à son enfant des vices qui l'enrichissent, des ridicules qui le rendent précieux aux grands; tout le monde le fait, sinon de système comme moi, mais au moins d'exemple et de leçon, mais de lui marquer la juste mesure, l'art d'esquiver à la honte, au déshonneur et aux lois; ce sont des dissonances dans l'harmonie sociale qu'il faut savoir placer, préparer et sauver. Rien de si plat qu'une suite d'accords parfaits. Il faut quelque chose qui pique, qui sépare le faisceau, et qui en éparpille les rayons.

MOI. – Fort bien. Par cette comparaison, vous me ramenez des moeurs, à la musique dont je m'étais écarté malgré moi; et je vous en remercie; car, à ne vous rien celer, je vous aime mieux musicien que moraliste.

LUI. – Je suis pourtant bien subalterne en musique, et bien supérieur en morale.

MOI. – J'en doute; mais quand cela serait, je suis un bon homme, et vos principes ne sont pas les miens.

LUI. – Tant pis pour vous. Ah si j'avais vos talents.

MOI. – Laissons mes talents; et revenons aux vôtres.

LUI. – Si je savais m'énoncer comme vous. Mais j'ai un diable de ramage saugrenu, moitié des gens du monde et des lettres, moitié de la Halle.

MOI. – Je parle mal. Je ne sais que dire la vérité; et cela ne prend pas toujours, comme vous savez.

LUI. – Mais ce n'est pas pour dire la vérité; au contraire, c'est pour bien dire le mensonge que j'ambitionne votre talent. Si je savais écrire; fagoter un livre, tourner une épître dédicatoire, bien enivrer un sot de son mérite; m'insinuer auprès des femmes.

MOI. – Et tout cela, vous le savez mille fois mieux que moi. Je ne serais pas même digne d'être votre écolier.

LUI. – Combien de grandes qualités perdues, et dont vous ignorez le prix!

MOI. – Je recueille tout celui que j'y mets.

LUI. – Si cela était, vous n'auriez pas cet habit grossier, cette veste d'étamine, ces bas de laine, ces souliers épais, et cette antique perruque.

MOI. – D'accord. Il faut être bien maladroit, quand on n'est pas riche, et que l'on se permet tout pour le devenir. Mais c'est qu'il y a des gens comme moi qui ne regardent pas la richesse, comme la chose du monde la plus précieuse; gens bizarres.

LUI. – Très bizarres. On ne naît pas avec cette tournure-là. On se la donne; car elle n'est pas dans la nature.

MOI. – De l'homme?

LUI. – De l'homme. Tout ce qui vit, sans l'en excepter, cherche son bien-être aux dépens de qui il appartiendra; et je suis sûr que, si je laissais venir le petit sauvage, sans lui parler de rien: il voudrait être richement vêtu, splendidement nourri, chéri des hommes, aimé des femmes, et rassembler sur lui tous les bonheurs de la vie.

MOI. – Si le petit sauvage était abandonné à lui-même; qu'il conservât toute son imbécillité et qu'il réunit au peu de raison de l'enfant au berceau, la violence des passions de l'homme de trente ans, il tordrait le col à son père, et coucherait avec sa mère.

LUI. – Cela prouve la nécessité d'une bonne éducation; et qui est-ce qui la conteste? et qu'est-ce qu'une bonne éducation, sinon celle qui conduit à toutes sortes de jouissances, sans péril, et sans inconvénient.

MOI. – Peu s'en faut que je ne sois de votre avis; mais gardons- nous de nous expliquer.

LUI. – Pourquoi?

MOI. – C'est que je crains que nous ne soyons d'accord qu'en apparence; et que, si nous entrons une fois, dans la discussion des périls et des inconvénients à éviter, nous ne nous entendions plus.

LUI. – Et qu'est-ce que cela fait?

MOI. – Laissons cela, vous dis-je. Ce que je sais là-dessus, je ne vous l'apprendrais pas; et vous m'instruirez plus aisément de ce que j'ignore et que vous savez en musique. Cher Rameau, parlons musique, et dites-moi comment il est arrivé qu'avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands maîtres; avec l'enthousiasme qu'ils vous inspirent et que vous transmettez aux autres, vous n'avez rien fait qui vaille.

Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant le doigt au ciel, il ajouta, et l'astre! l'astre! Quand la nature fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu'on aura appelé pendant une dizaine d'années le grand Rameau et dont bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore; et en disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage; c'était le mépris, le dédain, l'ironie; et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes ridicules qu'il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui, et il dit: C'est ainsi qu'elle me fit et qu'elle me jeta, à côté d'autres pagodes, les unes à gros ventres ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête, apoplectiques; d'autres à cols obliques; il y en avait de sèches, à l'oeil vif, au nez crochu: toutes se mirent à crever de rire, en me voyant; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à crever de rire, en les voyant; car les sots et les fous s'amusent les uns des autres; ils se cherchent, ils s'attirent. Si, en arrivant là, je n'avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit que l'argent des sots est le patrimoine des gens d'esprit, on me le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la bourse des pagodes: et j'inventai mille moyens de m'en ressaisir.