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Supplément au Voyage de Bougainville

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CHAPITRE III – L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU

B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. Lorsqu'il fut sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit :

– Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien; si tu dors seul, tu dormiras mal; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes filles: choisis celle qui te convient; mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants.

La mère ajouta: – Hélas! je n'ai pas à m'en plaindre; la pauvre Thia! ce n'est pas sa faute.

L'aumônier répondit: Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres.

Orou répliqua: – Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous; de donner l'existence à un de tes semblables; de rendre un service que le père, la mère et les enfants te demandent; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de plus. Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état; mais ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. Je ne te propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou; mais Orou, ton hôte et ton ami, te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les vôtres? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né atelle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir? en ce cas tes moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peutelle nourrir plus qu'elle n'en a? nos moeurs sont meilleures que les tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends; j'avoue que j'ai tort; et je t'en demande pardon. Je n'exige pas que tu nuises à ta santé; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes; mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le souci que tu as répandu sur tous ces visages: elles craignent que tu n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne action, ne te suffiraitil pas? Sois généreux !

L'AUMÔNIER. Ce n'est pas cela: elles sont toutes quatre également belles; mais ma religion! mais mon état !

OROU. Elles m'appartiennent, et je te les offre. Elles sont à elles, et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les accepter sans scrupule. Je n'abuse point de mon autorité; et sois sûr que je connais et que je respecte les droits des personnes.

Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune; il s'agitait, il se tourmentait; il détournait ses regards des aimables suppliantes; il les ramenait sur elles; il levait ses yeux et ses mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui disait: Étranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne m'afflige pas! Honoremoi dans la cabane et parmi les miens; élèvemoi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Astô l'aînée a déjà trois enfants; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a point! Étranger, honnête étranger, ne me rebute pas! rendsmoi mère; faismoi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à côté de moi, dans Tahiti; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon sein; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque je passerai de la cabane de mon père dans une autre. Je serai peutêtre plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus; je te bénirai toute ma vie; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils; nous le prononcerons sans cesse avec joie; et lorsque tu quitteras ce rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu sois arrivé dans ton pays.

Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants; qu'elle pleurait; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent; qu'il resta seul avec elle, et qu'en disant: Mais ma religion, mais mon état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils déjeunèrent tous ensemble; ensuite Orou, demeuré seul avec l'aumônier, lui dit: Je vois que ma fille est contente de toi; et je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ?

L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit :

Qui estce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ?

OROU. C'est moi.

L'AUMONIER. Eh bien! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme est l'ouvrage d'un ouvrier.

OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?

L'AUMONIER. Non.

OROU. Où fait-il sa demeure ?

L'AUMÔNIER. Partout.

OROU. Ici même !

L'AUMÔNIER. Ici.

OROU. Nous ne l'avons jamais vu.

L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.

OROU. Voilà un père bien indifférent! Il doit être vieux; car il a du moins l'âge de son ouvrage.

L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point; il a parlé à nos ancêtres; il leur a donné des lois; il leur a prescrit la manière dont il voulait être honoré; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes; il leur en a défendu d'autres, comme mauvaises.

OROU. J'entends; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille? Pourquoi donc atil fait deux sexes ?

L'AUMONIER. Pour s'unir; mais à certaines conditions requises, après certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle; une femme appartient à un homme, et n'appartient qu'à lui.

OROU. Pour toute leur vie ?

L'AUMONIER. Pour toute leur vie.

OROU. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme… mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui déplaît, il sait les en empêcher.

L'AUMONIER. Non; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la loi du pays; et ils commettent un crime.

OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours; mais si tu le permettais, je te dirais mon avis.

L'AUMONIER. Parle.

OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part; qui dure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus; qui commande et qui n'est pas obéi; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit seraitil fondé? Ne voistu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point; qui a liberté, volonté, désir; qui peut se donner ou se refuser pour un moment; se donner ou se refuser pour toujours; qui se plaint et qui souffre; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractère, et qu'on fasse violence à la nature? Contraires à la loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraîtil plus insensé qu'un précepte qui proscrit le changement qui est en nous; qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine; au bas d'une roche qui tombe en poudre; au pied d'un arbre qui se gerce; sur une pierre qui s'ébranle? Croismoi, vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier: mais je me réjouis qu'il n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à nos enfants; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, et ils feraient peutêtre celle de les croire. Hier, en soupant, tu nous as entretenus de magistrats et de prêtres; je ne sais quels sont ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité règle votre conduite; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du mal? Peuventils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce qui est injuste soit juste? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles? Tu ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, ni beau ni laid; du moins, que ce qu'il plairait à ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel; et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois maîtres: tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer; un autre jour: vole; et tu serais tenu de voler; ou: ne mange pas de ce fruit; et tu n'oserais en manger; je te défends ce légume ou cet animal; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on ne pût t'interdire; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et où en seraistu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux, s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même chose, comme je pense qu'il arrive souvent? Alors, pour plaire au prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand ouvrier; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces à la nature. Et saistu ce qui en arrivera? c'est que tu les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux; que tu ne seras rien; que tu seras mal avec toutes les sortes d'autorité; mal avec toi-même; méchant, tourmenté par ton coeur; persécuté par tes maîtres insensés; et malheureux, comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et que tu t'écriais: Mais ma religion! mais mon état! Veuxtu savoir, en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais? Attachetoi à la nature des choses et des actions; à tes rapports avec ton semblable; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et par les remords; tu dépraveras les consciences; tu corrompras les esprits; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu de vue l'étoile polaire, leur chemin. Réponds-moi sincèrement; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un jeune homme; dans ton pays, ne couche-t-il jamais, sans leur permission, avec une jeune fille ?

 

L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais.

OROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se donnetelle point à un autre ?

L'AUMONIER. Rien n'est plus commun.

OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, ce sont des bêtes féroces qui battent la nature; s'ils ne sévissent pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par une défense inutile.

L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont châtiés par le blâme général.

OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens commun de toute la nation; et que c'est la folie de l'opinion qui supplée aux lois.

L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari.

OROU. Déshonorée! et pourquoi ?

L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée.

OROU. Méprisée! et pourquoi ?

L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur.

OROU. Un lâche! un séducteur! et pourquoi ?

L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage est un libertin; l'époux trahi partage la honte de sa femme.

OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là! et encore tu ne me dis pas tout: car aussitôt qu'on s'est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété; d'ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses; d'unir aux actions ou d'en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment; les filles en imposent à leurs parents; les maris à leurs femmes; les femmes à leurs maris; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles étoufferont leurs enfants; des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs; des mères s'en sépareront et les abandonneront à la merci du sort; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être; et la société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un amas ou d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois; ou d'infortunés, qui sont euxmêmes les instruments de leur supplice, en s'y soumettant; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature; ou d'êtres mal organisés, en qui la nature ne réclame pas ses droits.

L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?

OROU. Nous nous marions.

L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ?

OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouvons bien.

L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ?

OROU. Nous nous séparons.

L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ?

OROU. O étranger! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. Sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un homme; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et publique: c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation: ce sont des bras et des mains de plus dans Tahiti; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants qu'elle avait apportés en dot: on partage ceux qui sont nés pendant la cohabitation commune; et l'on compense, autant qu'il est possible, les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près un nombre égal de filles et de garçons.

L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de rendre service.

OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays; ce tribut les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est nombreuse, plus elle est riche.