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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1

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Le messager exécuta adroitement l'ordre qu'il avait reçu. Le billet fut ramassé et porté à Çomail, qui se le fit lire et qui se hâta de raviver le courage de ses soldats en leur communiquant la bonne et importante nouvelle qu'il venait de recevoir. Tout se termina sans coup férir: le bruit de l'approche des Maäddites suffit pour faire lever le siége, les assiégeants ne voulant pas s'exposer à se trouver entre deux feux, et les Caisites étant entrés dans la ville avec leurs alliés, Çomail les récompensa généreusement du service qu'ils lui avaient rendu.

Parmi les auxiliaires il y avait trente clients de la famille d'Omaiya, qui appartenaient à la division de Damas, établie dans la province d'Elvira. Les Omaiyades – suivant la coutume arabe, on donnait ce nom tant aux membres de la famille qu'à ses clients – les Omaiyades s'étaient distingués depuis longtemps par leur attachement à la cause des Maäddites; à la bataille de Secunda, ils avaient bravement combattu dans les rangs de Yousof et de Çomail, et ces deux chefs faisaient grand cas d'eux; mais si en cette circonstance ces trente cavaliers avaient accompagné les Caisites pour marcher au secours de Çomail, ç'avait été moins parce qu'ils le considéraient comme leur allié, que parce qu'ils avaient à l'entretenir d'affaires et d'intérêts de la plus haute importance. Pour faire comprendre ce dont il s'agissait, il faut que nous nous reportions cinq années en arrière.

XIII 333

Lorsque, dans l'année 750, Merwân II, le dernier calife de la maison d'Omaiya, eut trouvé la mort en Egypte, où il était allé chercher un refuge, une cruelle persécution commença contre sa nombreuse famille, que les Abbâsides, usurpateurs du trône, voulaient exterminer. Un petit-fils du calife Hichâm eut un pied et une main coupés; ainsi mutilé, il fut promené sur un âne par les villes et les villages de la Syrie, accompagné d'un héraut qui le montrait comme une bête sauvage en criant: «Voici Abân, fils de Moâwia, celui qu'on nommait le chevalier le plus accompli des Omaiyades!» Ce supplice dura jusqu'à ce que la mort vînt y mettre un terme. La princesse Abda, fille de Hichâm, ayant refusé de dire où elle avait caché ses trésors, fut poignardée à l'instant même.

Mais la persécution fut si violente, qu'elle faillit manquer son effet. Plusieurs Omaiyades réussirent à se dérober aux poursuites et à se cacher parmi des tribus bédouines. Voyant leurs victimes leur échapper et comprenant qu'ils ne pourraient accomplir leur œuvre sanguinaire que par la ruse et la trahison, les Abbâsides répandirent une proclamation de leur calife Abou-'l-Abbâs, dans laquelle celui-ci, en avouant être allé trop loin, promettait l'amnistie à tous les Omaiyades qui vivaient encore. Plus de soixante et dix d'entre eux tombèrent dans le piége, et furent assommés à coups de barre.

Deux frères, Yahyâ et Abdérame, petits-fils du calife Hichâm, avaient échappé à cet horrible massacre. Quand la proclamation du calife abbâside eut été publiée, Yahyâ avait dit à son frère: «Attendons encore; si tout va bien, nous pourrons toujours rejoindre à temps l'armée des Abbâsides, puisqu'elle se trouve dans notre voisinage; mais en ce moment, je n'ai pas encore grande confiance en cette amnistie qu'on nous offre. J'enverrai dans le camp quelqu'un qui viendra nous dire comment on aura traité nos parents.»

Après le massacre, la personne que Yahyâ avait envoyée au camp, revint en toute hâte lui apporter la nouvelle fatale. Mais cet homme était poursuivi de près par des soldats qui avaient reçu l'ordre de tuer Yahyâ et Abdérame, et avant que Yahyâ, frappé de stupeur, eût pu aviser aux moyens de fuir, il fut arrêté et égorgé. Abdérame était alors à la chasse, et c'est ce qui le sauva. Instruit par des serviteurs fidèles du triste sort de son frère, il profita de l'obscurité de la nuit pour retourner à sa demeure, annonça à ses deux sœurs qu'il allait se mettre en sûreté dans une maison qu'il possédait dans un village non loin de l'Euphrate, et leur recommanda de venir l'y rejoindre au plus tôt avec son frère et son fils.

Le jeune prince arriva sans accident dans le village qu'il avait indiqué à ses sœurs, et bientôt il s'y vit entouré de sa famille. Il ne comptait pas y rester longtemps, il était décidé à passer en Afrique; mais croyant que ses ennemis ne découvriraient pas facilement sa retraite, il voulait attendre le moment où il pourrait entreprendre son long voyage sans s'exposer à trop de périls.

Un jour qu'Abdérame, qui souffrait alors d'une maladie des yeux, était couché dans un appartement obscur, son fils Solaimân, qui n'avait que quatre ans et qui jouait devant la porte de la maison, entra dans sa chambre, saisi de frayeur et baigné de larmes, et se jeta dans son sein. «Laisse-moi, petit, lui dit son père; tu sais que je suis indisposé. Mais qu'as-tu donc? d'où te vient cette frayeur?» L'enfant cacha de nouveau sa tête dans le sein de son père en criant et en sanglotant. «Qu'y a-t-il donc?» s'écria le prince en se levant, et, ouvrant la porte, il vit dans le lointain les drapeaux noirs… L'enfant les avait vus aussi; il se rappelait que le jour où ces drapeaux avaient été vus dans l'ancienne demeure de son père, son oncle avait été massacré… Abdérame eut à peine le temps de mettre quelques pièces d'or dans sa poche et de dire adieu à ses deux sœurs. «Je pars, leur dit-il; envoyez-moi mon affranchi Badr; il me trouvera dans tel endroit, et dites-lui qu'il m'apporte ce dont j'aurai besoin, s'il plaît à Dieu que je réussisse à me sauver.»

Pendant que les cavaliers abbâsides, après avoir cerné le village, fouillaient la maison qui servait de retraite à la famille omaiyade, et où ils ne trouvèrent que deux femmes et un enfant auxquels ils ne firent point de mal, Abdérame, accompagné de son frère, jeune homme de treize ans, alla se cacher à quelque distance du village, ce qui ne lui fut pas difficile, attendu que ce pays était bien boisé. Quand Badr fut arrivé, les deux frères se remirent en marche et arrivèrent aux bords de l'Euphrate. Le prince s'adressa à un homme qu'il connaissait, lui donna de l'argent et le pria d'aller acheter des provisions et des chevaux. L'autre partit, accompagné de Badr, après avoir promis de s'acquitter de sa commission.

Malheureusement un esclave de cet homme avait entendu tout ce qu'on venait de dire. Comptant sur une récompense considérable, ce traître était parti à toutes jambes pour aller indiquer au capitaine abbâside l'endroit où les deux fugitifs s'étaient cachés. Tout à coup ceux-ci furent effrayés par un piétinement de chevaux. A peine eurent-ils le temps de se cacher dans un jardin; mais les cavaliers les avaient aperçus; ils commençaient déjà à cerner le jardin; un moment encore, et les deux frères allaient être massacrés. Il ne leur restait qu'un parti à prendre: c'était de se jeter dans l'Euphrate et de tâcher de le traverser à la nage. Le fleuve étant fort large, l'entreprise était périlleuse; mais dans leur désespoir ils n'hésitèrent pas à la tenter et se jetèrent précipitamment dans les flots. «Retournez, leur crièrent les cavaliers qui voyaient échapper une proie qu'ils croyaient déjà tenir; retournez, on ne vous fera pas de mal!» Abdérame, qui savait ce que valait cette promesse, n'en nagea que plus vite. Arrivé au milieu du fleuve, il s'arrêta un instant et cria à son frère, qui était resté en arrière, de se hâter. Hélas! le jeune homme, moins bon nageur qu'Abdérame, avait eu peur de se noyer, et, croyant aux paroles des soldats, il retournait déjà vers la rive. «Viens vers moi, mon cher frère; je t'en conjure, ne crois pas aux promesses qu'on te fait,» criait Abdérame; mais ce fut en vain. «Cet autre nous échappe,» se dirent les soldats, et l'un d'entre eux, plus animé que les autres, voulait déjà se dépouiller de ses vêtements et se jeter dans l'Euphrate, lorsque la largeur du fleuve le fit changer d'avis. Abdérame ne fut donc pas poursuivi; mais, parvenu à l'autre bord, il eut la douleur de voir les barbares soldats couper la tête à son frère.

Arrivé en Palestine, il y fut rejoint par son fidèle serviteur Badr, et par Sâlim, affranchi d'une de ses sœurs, qui lui apportaient de l'argent et des pierreries. Ensuite il partit avec eux pour l'Afrique, où l'autorité des Abbâsides n'avait pas été reconnue et où plusieurs Omaiyades avaient déjà trouvé un asile. Il y arriva sans accident, et s'il l'avait voulu, il y aurait peut-être trouvé la tranquillité et le repos. Mais il n'était pas homme à sa résigner à une existence modeste et obscure. Des rêves ambitieux traversaient sans cesse cette tête de vingt ans. Grand, vigoureux, vaillant, ayant reçu une éducation très-soignée et possédant des talents peu communs, son instinct lui disait qu'il était appelé à des destinées brillantes, et cet esprit d'aventure et d'entreprise trouvait un aliment dans des souvenirs d'enfance, qui, depuis qu'il menait une vie errante et pauvre, se réveillèrent avec vivacité. C'était une croyance fort répandue parmi les Arabes que chacun avait sa destinée écrite dans les traits de son visage; Abdérame le croyait comme tout le monde, d'autant plus qu'une prédiction faite par son grand-oncle Maslama, qui avait la réputation d'être un physionomiste fort habile, répondait à ses désirs les plus ardents. A l'âge de dix ans, lorsqu'il avait déjà perdu son père Moâwia, on l'avait conduit un jour avec ses frères à Roçâfa. C'était une superbe villa dans le district de Kinnesrîn et la résidence habituelle du calife Hichâm. Pendant que ces enfants étaient devant la porte du palais, il arriva que Maslama survint, et qu'ayant arrêté son cheval, il demanda qui étaient ces enfants. «Ce sont les fils de Moâwia,» répondit leur gouverneur. «Pauvres orphelins!» s'écria alors Maslama, les yeux mouillés de larmes, et il se fit présenter ces enfants deux à deux. Abdérame semblait lui plaire plus que les autres. L'ayant placé sur le pommeau de sa selle, il l'accablait de caresses, lorsque Hichâm sortit de son palais. «Quel est cet enfant?» demanda-t-il à son frère. «C'est un fils de Moâwia,» lui répondit Maslama; et se penchant vers son frère, il lui dit à l'oreille, mais assez haut pour qu'Abdérame pût l'entendre: «Le grand événement approche, et cet enfant sera l'homme que vous savez. – En êtes-vous bien sûr? demanda Hichâm. – Oui, je vous le jure, reprit Maslama; dans son visage et sur son cou, j'ai reconnu les signes.»

 

Abdérame se rappelait aussi que depuis ce temps son aïeul avait eu pour lui une grande prédilection; que souvent il lui avait envoyé des cadeaux auxquels ses frères n'avaient point participé, et que chaque mois il l'avait fait venir dans son palais.

Que signifiaient les paroles mystérieuses prononcées par Maslama? C'est ce qu'Abdérame ne savait pas au juste; mais à l'époque où elles avaient été dites, plusieurs prédictions de la même nature avaient été faites. Le pouvoir des Omaiyades était déjà fortement ébranlé alors, et dans leur inquiétude, ces princes, superstitieux comme tous les Orientaux le sont plus ou moins, pressaient de questions les devins, les astrologues, les physionomistes, tous ceux en un mot qui, d'une manière ou d'une autre, prétendaient pouvoir soulever le voile qui couvre l'avenir. Ne voulant ni ôter tout espoir à ces hommes crédules qui les comblaient de dons, ni les bercer d'espérances que l'événement eût bientôt démenties, ces adeptes des sciences occultes croyaient avoir trouvé un moyen terme en disant que le trône des Omaiyades croulerait, mais qu'un rejeton de cette illustre famille le rétablirait quelque part. Maslama semble avoir été préoccupé de la même idée.

Abdérame se croyait donc destiné à s'asseoir sur un trône; mais dans quel pays régnerait-il? L'Orient était perdu; de ce côté-là il n'y avait plus rien à espérer. Restait l'Afrique et l'Espagne, et dans chacun de ces deux pays une dynastie fihrite cherchait à s'affermir.

En Afrique, ou plutôt dans la partie de cette province qui était encore sous la domination arabe, car l'ouest l'avait secouée, régnait un homme que nous avons déjà rencontré en Espagne, où il avait tâché, mais sans succès, de se faire déclarer émir. C'était le Fihrite Abdérame ibn-Habîb, parent de Yousof, le gouverneur de l'Espagne. N'ayant pas reconnu les Abbâsides, Ibn-Habîb espérait transmettre l'Afrique à ses enfants comme principauté indépendante, et consultait les devins sur l'avenir de sa race avec une curiosité inquiète. Quelque temps avant que le jeune Abdérame arrivât à sa cour, un juif, initié dans les secrets des sciences occultes par le prince Maslama, à la cour duquel il avait vécu, lui avait prédit qu'un descendant d'une famille royale, qui se nommerait Abdérame et qui porterait une boucle de cheveux sur chaque côté du front, deviendrait le fondateur d'une dynastie qui régnerait sur l'Afrique334. Ibn-Habîb lui avait répondu que, dans ce cas, lui, qui s'appelait Abdérame et qui était maître de l'Afrique, n'avait qu'à laisser croître une boucle de cheveux sur chaque côté du front, pour qu'il pût s'appliquer cette prédiction. «Non, lui avait répondu le juif; vous n'êtes pas la personne désignée, car, n'étant pas issu d'une famille royale, vous n'avez pas toutes les conditions demandées.» Dans la suite, quand Ibn-Habîb vit le jeune Abdérame, il remarqua que ce prince portait les cheveux de la manière indiquée, et, ayant fait venir le juif, il lui dit: «Eh bien, c'est donc celui-là que le destin appelle à devenir le maître de l'Afrique, puisqu'il a toutes les qualités requises. N'importe; il ne m'enlèvera pas ma province, car je le ferai assassiner.» Le juif, sincèrement attaché aux Omaiyades, ses anciens maîtres, frémit à l'idée que sa prédiction deviendrait le motif du meurtre d'un jeune homme auquel il s'intéressait; cependant, sans perdre sa présence d'esprit: «Je l'avoue, seigneur, répliqua-t-il, ce jeune homme a toutes les conditions exigées. Mais puisque vous croyez à ce que je vous ai prédit, il faut de deux choses l'une: ou bien cet Abdérame n'est pas la personne désignée, et dans ce cas vous pourrez le tuer, mais vous commettrez un crime inutile; ou bien, il est destiné à régner sur l'Afrique; dans ce cas, quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas lui ôter la vie, car il faut qu'il accomplisse ses destinées.»

Sentant la justesse de ce raisonnement, Ibn-Habîb n'attenta pas pour le moment à la vie d'Abdérame; toutefois, se défiant non-seulement de lui, mais encore de tous les autres Omaiyades qui étaient venus chercher un asile dans ses Etats, et dans lesquels il voyait des prétendants qui pourraient lui devenir dangereux un jour, il épiait leurs démarches avec une anxiété toujours croissante. Parmi ces princes se trouvaient deux fils du calife Walîd II. Dignes fils d'un père qui ne vivait que pour le plaisir, qui envoyait ses courtisanes présider à sa place à la prière publique, et qui, en tirant de l'arc, se servait du Coran en guise d'une cible, ils menaient joyeuse vie sur la terre de l'exil, et une nuit qu'ils buvaient et devisaient ensemble, l'un d'eux s'écria: «Quelle folie! Cet Ibn-Habîb ne s'imagine-t-il pas qu'il restera l'émir de ce pays, et que nous, fils d'un calife, nous nous résignerons à le laisser régner tranquillement?» Ibn-Habîb, qui écoutait à la porte, avait entendu ces paroles. Résolu à se débarrasser, mais en secret, de ses hôtes dangereux, il attendit cependant pour les faire périr une occasion favorable, afin que l'on attribuât leur mort au hasard ou à une vengeance particulière. Il ne changea donc pas de conduite à leur égard, et quand ils venaient lui rendre visite, il leur montrait la même bienveillance qu'auparavant. Toutefois il n'avait pas caché à ses confidents qu'il avait observé les fils de Walîd et les avait entendus prononcer des paroles imprudentes. Parmi ces confidents se trouvait un partisan secret des Omaiyades, qui alla conseiller aux deux princes de se soustraire par la fuite au ressentiment du gouverneur. C'est ce qu'ils firent aussitôt; mais Ibn-Habîb, informé de leur départ précipité, dont il ignorait la cause, et craignant qu'ils ne fussent allés soulever contre lui quelque tribu berbère ou arabe, les fit poursuivre par des cavaliers, qui les atteignirent et les ramenèrent. Puis, jugeant que leur fuite et les propos qu'il avait entendus étaient des preuves suffisantes de leurs projets criminels, il les fit décapiter335. Dès lors il ne songea qu'à se débarrasser également des autres Omaiyades, qui, avertis par leurs partisans, s'empressèrent d'aller chercher un refuge parmi les tribus berbères indépendantes.

Errant de tribu en tribu et de ville en ville, Abdérame parcourut, d'un bout à l'autre, le nord de l'Afrique. Quelque temps il se tint caché à Barca; puis il chercha un asile à la cour des Beni-Rostem, rois de Tâhort; puis encore il alla implorer la protection de la tribu berbère de Micnésa. Cinq années se passèrent ainsi, et rien n'indique que, pendant cette longue période, Abdérame ait songé à tenter fortune en Espagne. C'était l'Afrique que convoitait ce prétendant ambitieux, qui n'avait ni argent ni amis; intriguant sans cesse, tâchant à tout prix de gagner des partisans, il se vit chassé par les Micnésa, et arriva auprès de la tribu berbère de Nafza, à laquelle appartenait sa mère et qui demeurait dans le voisinage de Ceuta336.

Convaincu enfin qu'en Afrique ses projets ne réussiraient pas, il porta ses yeux de l'autre côté de la mer. Il possédait sur l'Espagne quelques renseignements qu'il devait à Sâlim, l'un des deux affranchis qui avaient traversé avec lui les vicissitudes de sa vie errante. Sâlim avait été en Espagne du temps de Mousâ ou un peu plus tard, et dans les circonstances données, il y aurait pu rendre au prince des services fort utiles; mais il était déjà retourné en Syrie. Dégoûté depuis longtemps de la vie vagabonde qu'il menait à la suite d'un aventurier, il était décidé à saisir, pour le quitter, la première occasion où il pourrait le faire convenablement, lorsqu'Abdérame la lui avait fournie. Un jour qu'il dormait, il n'avait pas entendu son maître qui l'appelait; alors ce dernier avait jeté un vase d'eau sur sa figure, et Sâlim avait dit dans sa colère: «Puisque vous me traitez comme un vil esclave, je vous quitte pour toujours. Je ne vous dois rien, car vous n'êtes pas mon patron; votre sœur seule a des droits sur moi, et je m'en retourne auprès d'elle.»

Restait l'autre affranchi, le fidèle Badr. Ce fut lui qu'Abdérame chargea de passer en Espagne afin qu'il s'y concertât avec les clients omaiyades, qui, au nombre de quatre ou cinq cents, faisaient partie des deux divisions de Damas et de Kinnesrîn, établies sur le territoire d'Elvira et de Jaën. Badr devait leur remettre une lettre de son patron, dans laquelle celui-ci racontait comment, depuis cinq années, il parcourait l'Afrique en fugitif, afin d'échapper aux poursuites d'Ibn-Habîb, qui attentait à la vie de tous les membres de la famille d'Omaiya. «C'est au milieu de vous, clients de ma famille, continuait le prince, que je voudrais venir demeurer, car je me tiens convaincu que vous serez pour moi des amis fidèles. Mais, hélas! je n'ose venir en Espagne; l'émir de ce pays me tendrait des piéges comme l'a fait celui de l'Afrique; il me considérerait comme un ennemi, comme un prétendant. Et, en vérité, n'ai-je pas le droit de prétendre à l'émirat, moi, le petit-fils du calife Hichâm? Eh bien donc, puisque je ne puis venir en Espagne comme simple particulier, je n'y viendrai qu'en qualité de prétendant; – je n'y viendrai qu'après avoir reçu de vous l'assurance qu'il y a pour moi dans ce pays quelque chance de succès, que vous m'appuyerez de tout votre pouvoir, et que vous considérerez ma cause comme la vôtre.» Il terminait en promettant de donner à ses clients les postes les plus considérables au cas où ils voudraient le seconder.

Arrivé en Espagne, Badr remit cette lettre à Obaidallâh et à Ibn-Khâlid, les chefs des clients de la division de Damas. Après avoir pris connaissance du contenu de cet écrit, ces deux chefs fixèrent le jour où ils délibéreraient de l'affaire avec les autres clients, et firent prier Yousof ibn-Bokht, le chef des clients omaiyades de la division de Kinnesrîn, d'assister à cette réunion. Au jour fixé, ils consultèrent leurs contribules sur le parti à prendre. Quelque difficile que parût l'entreprise, on fut bientôt d'accord qu'il fallait la tenter. En prenant cette décision, les clients remplirent un véritable devoir, au point de vue arabe; car la clientèle impose un lien indissoluble et sacré, une parenté de convention, et les descendants d'un affranchi sont tenus de seconder en toute circonstance les héritiers de celui qui a donné la liberté au fondateur de leur famille. Mais en outre, cette décision leur fut dictée aussi par leur intérêt. Le régime des dynasties arabes était celui d'une famille; les parents et les clients du prince remplissaient, presque à l'exclusion de toute autre personne, les hautes dignités de l'Etat. En travaillant à la fortune d'Abdérame, les clients travailleraient donc aussi à leur propre grandeur. Mais la difficulté fut de se mettre d'accord sur les moyens d'exécution, et l'on résolut de consulter Çomail (qui était alors assiégé dans Saragosse) avant de rien entreprendre. On le savait irrité contre Yousof, parce que celui-ci ne venait pas le secourir, et on lui supposait un reste d'affection pour les Omaiyades, les anciens bienfaiteurs de sa famille; en tout cas, on croyait pouvoir compter sur sa discrétion, car on le savait trop galant homme pour trahir une confidence qu'il aurait reçue sous le sceau du secret. Ce fut donc surtout pour avoir une conférence avec Çomail, qu'une trentaine d'Omaiyades, accompagnés de Badr, s'étaient réunis aux Caisites qui allaient secourir Çomail.

 

On a déjà vu que l'expédition des Caisites fut couronnée d'un plein succès; nous pouvons donc reprendre le fil de notre récit, que nous avons dû interrompre au moment où les chefs des clients omaiyades demandèrent à Çomail un entretien secret.

Le Caisite leur ayant accordé leur demande, ils commencèrent par le prier de tenir secrètes les nouvelles importantes qu'ils avaient à lui communiquer, et quand il le leur eut promis, Obaidallâh lui apprit l'arrivée de Badr, et lui lut la lettre d'Abdérame; puis il ajouta d'un ton humble et soumis: «Ordonnez-nous ce que nous devons faire; nous nous conformerons à vos ordres; ce que vous approuverez, nous le ferons; ce que vous désapprouverez, nous ne le ferons pas.» Tout pensif, Çomail lui répondit: «L'affaire est grave; n'exigez donc pas de moi une réponse immédiate. Je réfléchirai à ce que vous venez de me dire et plus tard je vous communiquerai mon opinion.»

Badr ayant été introduit à son tour, Çomail, sans lui rien promettre, lui fit donner des cadeaux, de même qu'il en avait fait donner aux autres qui étaient venus le secourir. Puis il partit pour Cordoue. En y arrivant, il trouva Yousof occupé à rassembler des troupes destinées à aller châtier les rebelles du district de Saragosse.

Dans le mois de mai de l'année 755, Yousof, à la veille de se mettre en marche, fit venir les deux chefs des clients omaiyades, qu'il considérait comme ses propres clients depuis que leurs patrons avaient perdu le trône337, et quand ils furent arrivés, il leur dit:

– Allez auprès de nos clients et dites-leur qu'ils viennent nous accompagner.

– C'est impossible, seigneur, lui répondit Obaidallâh. Par suite de tant d'années de disette, ces malheureux n'ont plus la force de marcher. Tous ceux qui pouvaient encore le faire sont allés secourir Çomail, et cette longue marche pendant l'hiver les a excessivement fatigués.

– Voici de quoi rétablir leurs forces, reprit Yousof; remettez-leur ces mille pièces d'or, et qu'ils s'en servent pour acheter du blé.

– Mille pièces d'or pour cinq cents guerriers inscrits sur le registre? C'est bien peu, surtout dans un temps aussi cher que celui-ci.

– Faites comme vous voudrez; je ne vous donnerai pas davantage.

– Eh bien, gardez votre argent; nous ne vous accompagnerons pas.

Cependant, quand ils eurent quitté l'émir, Obaidallâh et son compagnon se ravisèrent. «Il vaut mieux pourtant, se dirent-ils, que nous acceptions cet argent qui pourra nous être utile. Il va sans dire que nos contribules n'accompagneront pas Yousof; ils resteront dans leurs demeures, afin d'être préparés à tout événement; mais nous trouverons bien quelque prétexte pour expliquer leur absence de l'armée; acceptons en tout cas l'argent que Yousof nous offre; nous en donnerons une partie à nos contribules qui, grâce à ce secours, pourront acheter du blé, et nous employerons le reste à faciliter l'exécution de nos projets.» Ils retournèrent donc auprès du gouverneur, et lui dirent qu'ils acceptaient les mille pièces d'or qu'il leur avait offertes. Quand ils les eurent reçues, ils se rendirent dans le district d'Elvira auprès de leurs contribules, et donnèrent à chacun d'eux dix pièces d'argent de la part de Yousof, en disant que cette petite somme était destinée à acheter du blé. Que Yousof leur avait donné beaucoup plus, qu'il avait voulu que les clients l'accompagnassent et que les mille pièces d'or leur servissent de solde, c'est ce qu'ils ne dirent pas. La pièce d'or contenant vingt pièces d'argent, il restait aux deux chefs environ les trois quarts de la somme que Yousof leur avait remise.

Sur ces entrefaites, Yousof était parti de Cordoue avec quelques troupes, et, ayant pris le chemin de Tolède, il avait établi son camp dans le district de Jaën, à l'endroit qui portait alors le nom de Gué de Fath, au nord de Mengibar, où l'on passait le Guadalquivir quand on voulait traverser les défilés de la Sierra Morena, et où se trouve maintenant un bac qui, par les événements qui précédèrent la bataille de Baylen en 1808, a acquis une célébrité européenne. Yousof y attendait les troupes qui marchaient à lui de toutes parts et leur distribuait la solde, lorsque les deux chefs des clients omaiyades, sachant que, pressé d'arriver en face des rebelles de Saragosse, il ne s'arrêterait pas longtemps au Gué de Fath, se présentèrent à lui. «Eh bien, leur dit Yousof, pourquoi nos clients n'arrivent-ils pas? – Rassurez-vous, émir, et que Dieu vous bénisse, lui répondit Obaidallâh; vos clients ne ressemblent pas à certaines personnes que nous connaissons, vous et moi. Pour rien au monde ils ne voudraient que vous combattiez vos ennemis sans eux. C'est ce qu'ils me disaient encore l'autre jour; mais ils me chargeaient en même temps de vous prier de leur accorder un délai. La récolte du printemps promettant d'être bonne, comme vous savez, ils voudraient auparavant prendre soin de leur moisson; mais ils comptent vous rejoindre à Tolède.» N'ayant aucune raison pour soupçonner qu'Obaidallâh le trompait, Yousof crut à ses paroles et lui dit: «Eh bien, retournez donc auprès de vos contribules et faites en sorte qu'ils se mettent en marche le plus tôt possible.»

Bientôt après, Yousof continua sa marche. Obaidallâh et son compagnon firent avec lui une partie de la route; puis ils lui dirent adieu en promettant de le rejoindre bientôt avec les autres clients, et retournèrent vers le Gué de Fath.

En route ils rencontrèrent Çomail et sa garde. Après avoir passé la nuit dans une de ces orgies qui lui étaient habituelles, le chef caisite dormait encore au moment où Yousof se mettait en marche, de sorte qu'il ne partit que beaucoup plus tard. Voyant arriver à lui les deux clients, il s'écria avec surprise: «Comment, vous retournez? Est-ce pour m'apporter quelque nouvelle? – Non, seigneur, lui répondirent-ils; Yousof nous a permis de partir, et nous nous sommes engagés à le joindre à Tolède avec les autres clients; mais si vous le voulez bien, nous vous accompagnerons un bout de chemin. – Je serai ravi de jouir de votre compagnie,» leur dit Çomail. Après qu'ils eurent causé quelque temps de choses indifférentes, Obaidallâh s'approcha de Çomail et lui dit à l'oreille qu'il désirait lui parler en secret. Sur un signe du chef, ses compagnons se tinrent à distance, et Obaidallâh reprit: «Il s'agit de l'affaire du fils de Moâwia, sur laquelle nous vous avons consulté. Son messager n'est pas encore parti. – Je n'ai nullement oublié cette affaire, répliqua Çomail; au contraire, j'y ai réfléchi mûrement, et, comme je vous l'avais promis, je n'en ai parlé à personne, pas même à mes amis les plus intimes. Voici maintenant ma réponse: je crois que la personne en question mérite de régner et d'être appuyée par moi. C'est ce que vous pouvez lui écrire, et qu'Allâh veuille nous prêter son secours! Quant au vieux pelé (c'est ainsi qu'il appelait Yousof), il faut qu'il me laisse faire comme je l'entendrai. Je lui dirai qu'il doit marier sa fille, Omm-Mousâ, à Abdérame, car elle est veuve maintenant338, et se résigner à ne plus être émir de l'Espagne. S'il fait ce que je lui dis, nous l'en remercierons; sinon, nous lui fendrons sa tête chauve avec nos épées, et il n'aura que ce qu'il mérite.»

Ravis d'avoir reçu une réponse aussi favorable, les deux chefs lui baisèrent la main avec reconnaissance, et, après l'avoir remercié du secours qu'il promettait à leur patron, ils le quittèrent pour retourner au Gué de Fath.

Evidemment Çomail, qui n'avait pas eu le temps de cuver son vin, s'était levé ce matin-là de fort mauvaise humeur contre Yousof; mais tout ce qu'il avait dit aux clients était provenu d'un mouvement primesautier, auquel avait manqué la réflexion. Le fait est qu'avec son indolence habituelle il n'avait pas songé sérieusement à l'affaire d'Abdérame, pour ne pas dire qu'il l'avait complétement oubliée. Ce ne fut qu'après avoir donné tant d'espoir aux deux clients, qu'il commença à considérer le pour et le contre, et alors une seule préoccupation s'empara de son esprit. «Que deviendra la liberté des tribus arabes, se disait-il, si un prince omaiyade règne en Espagne? Le pouvoir monarchique établi, que restera-t-il du pouvoir de nous autres, les chefs des tribus? Non, quelques griefs que j'aie contre Yousof, il faut que les choses restent comme elles sont;» et, ayant appelé un de ses esclaves, il lui ordonna de partir à toute bride et d'aller dire aux deux clients de l'attendre.

333L'Akhbâr madjmoua (fol. 69 r. – 72 v., 77 r., 78 r. – 80 r.) a été ma source principale pour ce récit et pour celui qui le suit immédiatement, Quelques détails m'ont été fournis par Maccarî, VIe livre.
334Les documents nomment ici l'Espagne, mais c'est sans doute une erreur, car ce n'était pas à l'Espagne, mais à l'Afrique qu'Ibn-Habîb s'intéressait. Probablement le juif avait nommé l'Afrique; mais l'événement ayant démenti sa prédiction, on aura substitué le nom de l'Espagne à celui de l'Afrique.
335Ibn-Adhârî, t. I, p. 49, 50.
336Voyez Becrî, dans les Notices et extraits, t. XII, p. 559.
337Ibn-al-Coutîa, fol. 9 v.
338Elle avait été mariée à Catan, fils de cet Abdalmélic le Fihrite qui avait été gouverneur de l'Espagne.