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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2

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Quand les renégats de Séville eurent appris la noire trahison dont leur allié avait été la victime, toute leur fureur se tourna contre le sultan. Ils tinrent conseil sur ce qu’il convenait de faire. Quelques-uns proposèrent de venger le meurtre d’Ibn-Ghâlib sur Omaiya, le frère de Djad et l’un des plus vaillants guerriers de l’époque, qui était alors gouverneur de Séville. Cette proposition fut adoptée; mais comme on ne pouvait rien faire à moins qu’on ne fut maître de la ville, Ibn-Angelino prit sur lui d’aller parler au prince et de faire en sorte que celui-ci en confiât la défense aux renégats. Puis les patriciens résolurent de dépêcher des exprès à leurs alliés, les Arabes maäddites de la province de Séville et les Berbers-Botr de Moron, pour les prier de venir leur prêter main-forte.

Pendant que ces exprès étaient déjà en route, Ibn-Angelino, accompagné de quelques-uns de ses amis, alla trouver le prince Mohammed. «Seigneur, lui dit-il, il se peut que nous ayons été calomniés à la cour et accusés d’un crime dont nous sommes innocents; il se peut qu’un projet funeste ait été formé contre nous dans le conseil du sultan; il se peut enfin, que Djad, ce traître infâme, nous attaque à l’improviste avec des forces si nombreuses qu’il nous soit impossible de lui résister. Si vous voulez donc nous sauver du péril qui nous menace et nous attacher à vous par les liens de la gratitude, il faut nous confier les clefs de la ville et le soin de veiller à sa défense, jusqu’au moment où les choses se seront éclaircies. Ce n’est pas que nous nous méfions de vous; mais vous savez vous-même que, quand les troupes seront entrées dans la ville, vous ne serez pas en état de nous protéger.»

Bon gré mal gré, Mohammed, déjà brouillé avec les Arabes et ne pouvant disposer que d’une chétive garnison, fut forcé d’accorder aux renégats ce qu’ils lui demandaient.

Maîtres de la ville, les renégats attendirent la venue des Maäddites et des Berbers-Botr. Ceux-ci arrivèrent dans la matinée du mardi 9 septembre de l’année 889301. Alors une foule compacte se rua sur le palais d’Omaiya. L’insurrection fut si soudaine que le gouverneur n’eut pas même le temps de mettre ses bottes. Il se jeta sur un cheval et galopa, ventre à terre, vers le palais du prince. Désappointés, les insurgés pillèrent son palais; puis ils se rendirent vers celui du prince, qu’ils entourèrent en poussant des cris féroces. De minute en minute, la foule se grossissait de boutiquiers, d’artisans, d’ouvriers. Ne sachant que faire, le prince envoya en toute hâte des messagers à Ibn-Angelino, à Ibn-Saharico et à d’autres patriciens, pour les conjurer de venir concerter avec lui les moyens propres à faire cesser le tumulte.

Ces patriciens, qui jusque-là s’étaient tenus à l’écart, délibérèrent entre eux sur ce qu’ils feraient. Leur embarras était grand. Ils craignaient de tomber dans un piége, s’ils se rendaient à l’invitation du prince; mais ils savaient aussi que s’ils refusaient de le faire, ils seraient accusés de connivence avec les émeutiers, et c’est ce qu’ils ne voulaient pas non plus. Tout bien considéré, ils résolurent de se rendre auprès du prince; mais ils prirent leurs précautions; ils revêtirent des cuirasses sous leurs habits, et avant d’entrer dans le palais, ils placèrent des Sévillans bien armés et des soldats de Moron près de la porte. «Si nous ne sommes pas de retour au moment où le muëzzin annoncera la prière de midi, leur dirent-ils, vous assaillirez le palais et vous viendrez nous délivrer.» Cela dit, ils allèrent trouver le prince, qui les accueillit de la manière la plus gracieuse. Mais tandis qu’ils s’entretenaient encore avec lui, les hommes postés à la porte perdirent patience, prirent du soupçon, et se mirent à enfoncer la porte. Se précipitant d’abord dans les écuries, ils se rendirent maîtres des chevaux et des mulets; puis ils coururent vers la porte du facîl (avant-mur), qui se trouvait à l’autre bout de la cour, vis-à-vis de la porte d’entrée; mais là ils trouvèrent une résistance à laquelle ils ne s’attendaient nullement. Omaiya était là.

Dès que ce vaillant guerrier eut entendu les cris des insurgés dans les écuries, il avait fait arrêter Ibn-Angelino et ses compagnons; puis il avait posté ses propres serviteurs et ceux du prince sur la plate-forme de la porte du facîl; il y avait fait apporter un amas de projectiles, et quand les renégats et leurs alliés s’approchèrent de cette porte, ils furent assaillis d’une grêle de traits, de pierres, de meubles. Quoiqu’ils eussent l’avantage du nombre, leurs adversaires avaient celui de la position. Excités par Omaiya, qui, la tête et la poitrine ensanglantées par de nombreuses blessures, les animait par son geste, son regard, son exemple, les défenseurs du palais étaient résolus à vendre chèrement leur vie, et le désespoir semblait leur prêter des forces surhumaines.

Le combat dura depuis midi jusqu’au coucher du soleil. La nuit venue, les assaillants bivouaquèrent dans la cour, et le lendemain matin ils recommencèrent l’attaque.

Que faisaient, pendant ce temps, les royalistes et tous ces amis de l’ordre, qui auraient dû voler, ce semble, au secours du gouverneur? Fidèles à leur devise: chacun pour soi, et subissant l’inévitable ascendant qu’exerce sur la faiblesse une résolution vigoureuse, ils attendaient, et, s’étant barricadés dans leurs hôtels, ils laissaient le gouverneur se tirer d’affaire comme il le pourrait. Ils lui voulaient du bien sans doute, tous leurs vœux étaient pour lui, mais risquer leur vie pour le sauver, leur dévoûment n’allait pas jusque-là.

Ils avaient fait quelque chose pourtant. Aussitôt que le tumulte avait commencé, ils avaient envoyé un courrier à Djad pour le prévenir du péril où se trouvaient son frère et le prince. Il est vrai que cela ne leur coûtait pas beaucoup, et il s’agissait de savoir, d’abord si Djad arriverait à temps, ensuite, s’il réussirait à dompter l’insurrection.

A peine informé de ce qui se passait à Séville, Djad s’était mis en route avec autant de cavaliers qu’il avait pu en rassembler à la hâte. Dans la matinée du 10 septembre, le combat ayant recommencé dans la cour du palais, il arrive du côté du midi. Un poste de renégats veut lui barrer le passage: il lui passe sur le corps. Il pénètre dans le faubourg où demeurait le Coraichite Abdallâh ibn-Achath. Ce royaliste lui apprend en peu de mots où les choses en sont. «Au galop et ventre à terre!» crie le général. L’épée au poing, il fond sur la multitude. Les Sévillans soutiennent fermement le choc. Le cheval de Djad s’abat frappé à mort; ses cavaliers reculent. Il tâche de les ramener à la charge, appelle chacun par son nom, les conjure de tenir ferme. Les plus vaillants se rallient, reviennent à la charge, et s’attaquent de préférence aux chefs. Le général lui-même se précipite sur un des plus braves Sévillans et le tue. Le désordre se met dans la multitude. On recule, on se heurte, on se presse. Les cavaliers redoublent de vigueur, et bientôt les Sévillans fuient de tous côtés.

Au comble de la joie, Djad s’élance dans le palais, serre son frère sur son cœur, et baise respectueusement la main du prince. «Dieu soit loué, s’écrie-t-il, j’ai pu vous sauver encore. – Il en était temps, lui répond son frère, une demi-heure plus tard et nous étions perdus. – Oui, ajoute le prince, tous nous n’attendions que la mort. Mais ne songeons à présent qu’à la vengeance! Que l’on punisse ces rebelles en mettant leurs maisons à sac; que l’on tire Ibn-Angelino et ses complices de la prison, que le bourreau leur coupe la tête, et que leurs biens soient confisqués!»

Pendant que ces infortunés marchaient à l’échafaud, Séville présentait un horrible spectacle. Altérés de la soif du carnage et avides de butin, les cavaliers de Djad massacraient les fuyards et pillaient leurs demeures. Heureusement pour les renégats, il existait entre eux et les clients omaiyades de Séville ce qu’on appelait une alliance de voisinage. En considération de cette alliance, ces clients demandèrent et obtinrent la grâce de leurs concitoyens, et peu de temps après, le sultan lui-même accorda une amnistie générale. Ce n’était qu’un répit; les renégats touchaient au moment de leur ruine entière.

Quand le prince Mohammed fut retourné à Cordoue avec Djad et ses troupes, des messagers d’Ibn-Hafçoun (qui était alors en paix avec le sultan) y arrivèrent pour demander la tête de Djad, puisque ce général avait fait périr Ibn-Ghâlib, l’allié de leur maître.

La puissance d’Ibn-Hafçoun et la crainte qu’il inspirait au sultan étaient alors si grandes, que Djad, bien qu’il n’eût fait que ce que son souverain lui avait ordonné, craignit non sans raison d’être sacrifié au chef des renégats. Ne voyant, pour se soustraire au péril qui le menaçait, d’autre moyen qu’une prompte fuite, il quitta la capitale nuitamment et secrètement, afin d’aller chercher un refuge auprès de son frère, le gouverneur de Séville. Il était accompagné de ses deux frères, Hâchim et Abd-al-ghâfir, de quelques-uns de ses amis, parmi lesquels se trouvaient deux Coraichites, de ses pages et de ses esclaves. Longeant le Guadalquivir qu’ils avaient à gauche, ces cavaliers arrivèrent, à la pointe du jour, près du château de Siete Filla. Ils demandèrent et obtinrent la permission de s’y arrêter quelques instants pour se reposer et se rafraîchir. Malheureusement pour eux, la bande du Berber Tamâchecca rôdait alors dans les alentours, et les frères d’Ibn-Ghâlib, qui servaient dans cette bande, avaient remarqué l’arrivée des cavaliers au château. Ils avaient reconnu Djad, et, brûlant du désir de venger sur lui le meurtre de leur frère, ils avertirent leur chef et lui dirent qu’il pourrait facilement s’emparer des montures que ces cavaliers avaient laissées en dehors du château. Tamâchecca et ses brigands se mirent aussitôt en route, et ils avaient déjà mis la main sur les chevaux, lorsque Djad et ses amis, attirés par les cris de leurs esclaves, fondirent sur eux l’épée au poing. Loin de lâcher pied, les brigands se défendirent vigoureusement, et comme ils avaient la supériorité du nombre, ils tuèrent Djad, ses deux frères et un Coraichite.

 

Cet événement eut des suites funestes pour les Espagnols de Séville. C’était sur eux qu’Omaiya, dans l’impuissance où il était de punir les vrais coupables, voulait venger la mort de ses trois frères. Il les livra donc aux Khaldoun et aux Haddjâdj, qu’il avait déjà rappelés dans la ville, et auxquels il donna un plein pouvoir pour piller et exterminer les Espagnols, musulmans ou chrétiens, partout où ils les trouveraient, à Séville, à Carmona, dans les campagnes. Un horrible massacre commença alors. Dans leur aveugle fureur, les Yéménites égorgèrent les Espagnols par milliers. Les rues ruisselaient de sang. Ceux qui se jetèrent à la nage dans le Guadalquivir pour échapper au sabre, périrent presque tous dans les flots. Bien peu d’Espagnols survécurent à cette terrible catastrophe. Naguère opulents, ils étaient maintenant plongés dans la misère.

Les Yéménites gardèrent longtemps le souvenir de cette sanglante journée; chez eux, la rancune survécut à la ruine de leurs adversaires. Dans les manoirs seigneuriaux ou dans les villages de l’Axarafe et du Sened, les improvisateurs, aux veillées du soir, prenaient maintefois pour thème de leurs chants le sombre drame que nous venons de raconter, et alors les Yéménites, le regard enflammé d’une haine sombre et farouche, ne se lassaient pas de prêter l’oreille à des vers tels que ceux-ci:

Le sabre au poing, nous avons exterminé ces fils d’esclaves. Vingt mille de leurs cadavres jonchaient le sol; les grosses ondes du fleuve en emportaient d’autres.

Leur nombre était prodigieux autrefois; – nous l’avons rendu minime.

Nous, fils de Cahtân, nous comptons parmi nos ancêtres les princes qui régnaient jadis dans le Yémen: eux, ces esclaves, ils n’ont que des esclaves pour aïeux.

Ces infâmes, ces chiens! Dans leur folle audace ils osaient venir braver les lions dans leur antre!..

Nous nous sommes enrichis de leurs dépouilles, et nous les avons précipités dans les flammes éternelles, où ils sont allés rejoindre les Thémoudites302.

XIV

Ce ne fut pas le sultan qui profita de la ruine des renégats de Séville, mais l’aristocratie arabe. Désormais les Khaldoun et les Haddjâdj étaient les maîtres de la province; le parti royaliste était trop faible et surtout trop lâche pour leur disputer le pouvoir, il ne le tenta même pas. Omaiya seul essaya encore de leur tenir tête. Il fit tout son possible pour semer la discorde entre le Berber Djonaid et Abdallâh ibn-Haddjâdj, qui avaient partagé Carmona entre eux; il tâcha de brouiller Coraib avec son propre parti et de le gagner par les promesses les plus brillantes; il prit même des mesures pour se débarrasser par un seul coup de tous ces turbulents Yéménites. Rien ne lui réussit. Il est vrai qu’il fit assassiner Abdallâh par Djonaid; mais au lieu d’y gagner, il y perdit, car après la mort d’Abdallâh, les Haddjâdj élurent pour leur chef son frère Ibrâhîm, un homme de grands talents, qui devint bien plus redoutable qu’Abdallâh ne l’avait été. Coraib, bien qu’il feignît de prêter l’oreille aux propositions qu’on lui faisait, était trop rusé pour se laisser tromper, et le grand projet qu’Omaiya avait formé pour exterminer les Yéménites échoua complétement. Il avait ordonné à cet effet d’entourer d’une muraille cette partie de la ville qui comprenait le palais et la grande mosquée, et il avait annoncé que cette enceinte serait réservée exclusivement à la garnison. Les Arabes comprirent qu’un beau jour, quand ils entreraient dans la mosquée ou qu’ils en sortiraient, ils seraient égorgés par les satellites du gouverneur. Ils firent des remontrances. Omaiya n’en tint compte. Alors ils eurent recours à la force et empêchèrent les maçons de continuer leurs travaux. Omaiya comprima les séditieux et les contraignit à lui livrer des otages qui répondraient sur leur tête de la soumission de leurs parents. Il n’en fut pas plus avancé pour cela. Les Yéménites savaient que la peur d’attirer une terrible vendetta sur lui-même et sur sa famille l’empêcherait de faire périr ses otages, et un jour, la plupart des soldats étant sortis pour chercher des vivres, ils assaillirent le palais. Omaiya monta en toute hâte sur la plate-forme avec le peu de soldats qui lui restaient, fit jeter des projectiles sur les assaillants, et fit placer les otages en évidence en menaçant de leur faire couper la tête. Les révoltés se moquèrent de lui. Ils lui dirent que, toutes les provinces ayant secoué le joug du sultan, il était tout naturel qu’ils ne voulussent pas que la leur restât en arrière. Nous sommes fort traitables au reste, ajoutèrent-ils avec une amère ironie; nous nous engageons à être des sujets modèles aussitôt qu’une seule des provinces insurgées sera rentrée dans la sujétion.» Quant à Omaiya lui-même, il ne lui restait, disaient-ils, qu’un parti à prendre, celui de s’en aller; s’il pouvait se résoudre à le faire, ils ne lui feraient point de mal.

Malgré qu’il en eût, Omaiya plia aux circonstances son caractère orgueilleux et opiniâtre. Il promit de quitter la ville, à condition que les révoltés jureraient de ne pas attenter à sa vie. Alors Coraib, Ibrahim et trois autres chefs montèrent sur la terrasse de la porte orientale de la mosquée, et là chacun d’eux jura cinquante fois de ne faire aucun mal à Omaiya et de le conduire en un endroit où il serait en sûreté. Cela fait, Omaiya, qui, de la plate-forme où il se trouvait, avait pu les voir et les entendre, leur rendit leurs otages. Mais il ne se hâta pas de partir; honteux de sa faiblesse et croyant le péril passé, il tâcha au contraire de ressaisir le pouvoir. Les Arabes ne s’en aperçurent pas plutôt qu’ils recommencèrent les hostilités. Ne voulant pas céder pour la seconde fois, Omaiya prit une résolution désespérée. Il fit mourir ses femmes, couper les jarrets à ses chevaux et brûler tout ce qu’il possédait de précieux; puis il sortit du palais, se précipita sur ses ennemis, et combattit sans reculer jusqu’à ce qu’il succombât.

Désormais tout-puissants, mais jugeant que le moment de secouer tout à fait l’autorité du souverain n’était pas encore venu, les Yéménites lui écrivirent qu’ils avaient tué Omaiya parce qu’il avait manifesté l’intention de se révolter. Ne pouvant les punir, le sultan agréa leurs singulières explications et leur envoya un autre gouverneur. Ce pauvre homme ne fut qu’un mannequin dont Coraib et Ibrâhîm tenaient les fils. Il se laissait manier comme de la cire, et néanmoins ses tyrans le tourmentaient et le vexaient de toutes les manières. Leur lésine s’exerçait sur les moindres objets de sa dépense; à peine lui donnaient-ils sa ration de pain et de viande. Croyant bien à tort qu’il y gagnerait quelque chose, le sultan remplaça ce gouverneur par un autre, et envoya en même temps son oncle Hichâm à Séville. Mais il n’y envoya pas d’armée, et le pouvoir des Yéménites resta aussi illimité qu’il l’avait été jusque-là. Le gouverneur et Hichâm ne l’éprouvèrent que trop. Ce dernier avait un fils nommé Motarrif. Ce jeune débauché avait une intrigue avec une maîtresse de Mahdî. L’ayant appris, Mahdî guetta son rival pendant la nuit et le poignarda. Quand Hichâm eut reçu cette triste nouvelle, il attendit jusqu’au lever du soleil pour se rendre à l’endroit où gisait le cadavre de son fils, tant il craignait d’être poignardé lui-même s’il sortait de son palais pendant l’obscurité. Quant à punir le meurtrier, il n’en fut pas même question. Quelque temps après, les Khaldoun interceptèrent une lettre que le gouverneur avait envoyée au sultan pour l’exciter à venger le meurtre de Motarrif et à mettre un terme à l’anarchie. Ils lui montrèrent cette lettre, l’accablèrent de reproches et de menaces, et, pour comble d’ignominie, ils le mirent aux arrêts pour quelques jours303.

Telle était la situation de Séville dans l’année 891, la quatrième du règne d’Abdallâh. A cette époque presque tout le reste de l’Espagne musulmane s’était affranchi de la sujétion; chaque seigneur arabe, berber ou espagnol, s’était approprié sa part de l’héritage des Omaiyades. Celle des Arabes avait été la plus petite. Ils n’étaient puissants qu’à Séville; partout ailleurs ils avaient beaucoup de peine à se maintenir contre les deux autres races. Plusieurs d’entre eux, tels qu’Ibn-Attâf, seigneur de Mentesa, Ibn-Salîm, seigneur de Medina-Beni-Salîm dans le district de Sidona, Ibn-Waddhâh, seigneur de Lorca, et al-Ancar, gouverneur de Saragosse, n’exécutaient les ordres du sultan que quand cela leur convenait; mais ils n’avaient pas rompu ouvertement avec lui; ayant la conscience de leur faiblesse, ils s’étaient ménagé la possibilité d’une réconciliation.

Les Berbers, qui étaient retournés à leur gouvernement primitif, celui des chefs de tribu, étaient plus puissants et plus intraitables. Mallâhî, un simple soldat, s’était emparé de la citadelle de Jaën. Dans le district d’Elvira les deux frères Khalîl et Saîd, qui appartenaient à une famille fort ancienne, possédaient deux châteaux. Les provinces qui portent à présent le nom d’Estramadure et d’Alentejo, étaient presque entièrement au pouvoir des Berbers. Les Beni-Ferânic régnaient sur la tribu de Nafza, établie aux environs de Truxillo304. Un autre Berber, Ibn-Tâkît, de la tribu de Maçmouda, qui s’était déjà soulevé dans l’Estramadure sous le règne de Mohammed, et qui s’était emparé de Mérida, d’où il avait chassé les Arabes et les Berbers de la tribu de Ketâma, était presque constamment en guerre contre Ibn-Merwân, le seigneur de Badajoz, auquel il ne pardonnait pas d’avoir aidé les troupes du sultan lorsqu’elles assiégeaient Mérida305. Mais la plus puissante famille parmi les Berbers était celle des Beni-Dhou-’n-noun. Mousâ en était le chef, un abominable pillard, un grand scélérat. Toujours debout et toujours à l’œuvre, il promenait partout l’épée et la torche. Ses trois fils lui ressemblaient par la vigueur physique et la brutalité des mœurs. C’étaient Yahyâ, le plus perfide et le plus cruel de sa race, Fath, le seigneur d’Uclès, et Motarrif, le seigneur d’Huete, qui était un peu moins méchant que ses frères. Chacun d’eux avait sa bande avec laquelle il pillait et massacrait partout.

Plus puissants encore que les Berbers, les renégats étaient aussi plus humains; plusieurs de leurs chefs étaient amis de l’ordre et de la civilisation; mais le caractère de cette civilisation était entièrement arabe; tout en combattant contre les conquérants, on reconnaissait cependant leur supériorité intellectuelle. Dans la province d’Ocsonoba (qu’on nomme aujourd’hui Algarve et qui est la plus méridionale du royaume de Portugal) régnait Becr, l’arrière-petit-fils d’un chrétien qui s’appelait Zadulpho. Son père Yahyâ s’était déclaré indépendant vers la fin du règne de Mohammed. D’abord il s’était rendu maître de Santa-Maria, ensuite de toute la province. Becr lui-même, qui résidait à Silves, déployait une pompe toute royale. Il avait un conseil, une chancellerie, des troupes nombreuses, bien armées et accoutumées à la discipline. On admirait les savantes fortifications de Santa-Maria, ses magnifiques portes de fer et sa superbe église306, qui ne le cédait en réputation qu’à celle dite du Corbeau, un fameux pèlerinage307. Loin de considérer les voyageurs et les marchands comme sa proie, Becr avait au contraire prescrit à ses sujets de les protéger et de leur donner l’hospitalité. Ses ordres avaient été exécutés: dans la province d’Ocsonoba, disait-on, le voyageur trouve partout des amis, des parents. Fort des alliances qu’il avait contractées avec Ibn-Hafçoun, avec Ibn-Merwân de Badajoz et avec d’autres chefs de sa race, Becr était cependant pacifique. Le sultan lui ayant offert de le reconnaître comme gouverneur de la province, il avait accepté cette offre, qui au fond ne l’engageait à rien. Son voisin et son allié au nord était Abdalmélie ibn-abî-’l-Djawâd, qui comptait Béja et Mertola parmi ses villes principales. Plus à l’est, dans les montagnes de Priégo, régnait le vaillant Ibn-Mastana, l’allié le plus actif d’Ibn-Hafçoun. Ses nombreux châteaux, parmi lesquels se trouvait Carcaboulia (aujourd’hui Carabuey), passaient pour imprenables. Les seigneurs de la province de Jaën étaient tous alliés ou vassaux d’Ibn-Hafçoun. C’étaient Khair ibn-Châkir, le seigneur de Jodar, qui, peu de temps avant l’époque dont nous parlons, avait combattu Sauwâr, le chef des Arabes d’Elvira, et lui avait enlevé un grand nombre de châteaux; Saîd ibn-Hodhail, le seigneur de Monteléon; les Beni-Hâbil, quatre frères qui possédaient plusieurs forteresses telles que la Marguérite et San Estevan, et Ibn-Châlia, qui possédait entre autres châteaux, celui d’Ibn-Omar et celui de Cazlona. Ce dernier, qui avait amassé des richesses immenses, récompensait généreusement les poètes et vivait somptueusement. «Les palais de notre prince, disait le poète Obaidîs, son secrétaire, qui avait quitté la cour du sultan pour aller se mettre au service de ce seigneur308, les palais de notre prince sont bâtis sur le modèle de ceux du paradis céleste et l’on y goûte toutes les délices. On y voit des salles qui ne reposent pas sur des piliers, des salles dont le marbre est bordé d’or.» Un autre chef, Daisani ibn-Ishâc, seigneur de Murcie, de Lorca et de presque toute la province de Todmir, aimait aussi la poésie, et il disposait d’une armée dans laquelle on comptait cinq mille cavaliers309. Par sa générosité et sa douceur il s’était concilié l’amour de tous ses sujets310.

 

Mais l’adversaire le plus redoutable du sultan était toujours Ibn-Hafçoun, et dans les deux dernières années il avait obtenu de grands avantages. Le sultan, il est vrai, s’était mis en marche, dans le printemps de 889, pour aller l’attaquer dans Bobastro. Chemin faisant il avait pris quelques bicoques et ravagé quelques champs de blé; mais cette promenade militaire, qui avait duré quarante jours, était demeurée sans résultat sérieux, et le sultan à peine de retour à Cordoue, Ibn-Hafçoun prit Estepa et Ossuna, et alors les habitants d’Ecija se hâtèrent de le reconnaître pour leur souverain en le priant de venir dans leur ville avec ses troupes. «Ecija est une ville maudite où règnent l’iniquité et l’infamie, disait-on à Cordoue; les bons l’ont quittée et les méchants seuls y sont restés311.» Effrayé des rapides succès de son adversaire, le sultan avait déjà fait marcher contre lui toutes les troupes dont il pouvait disposer, lorsqu’Ibn-Hafçoun, content des avantages qu’il avait remportés et croyant qu’il était bon de temporiser encore, lui proposa un accommodement. Il lui promit de le laisser en paix à la condition qu’il lui conférerait de nouveau le gouvernement du pays qu’il possédait. Trop heureux d’en être quitte à si bon marché, le sultan consentit à cette demande312.

Mais Ibn-Hafçoun entendait la paix à sa manière. Peu de temps après l’avoir conclue, il attaqua le Berber-Bornos Abou-Harb, un des plus fidèles serviteurs du sultan, qui résidait dans une forteresse de la province d’Algéziras. Abou-Harb ayant été tué dans un combat, ses soldats capitulèrent et livrèrent leur forteresse au renégat.

Le sultan n’avait donc pas trop à se louer des dispositions pacifiques qu’affichait Ibn-Hafçoun; mais d’un autre côté, les plus fougueux parmi les partisans de ce dernier se plaignaient de ce qu’ils appelaient sa faiblesse et son inaction. Ils n’y trouvaient pas leur compte; pour pouvoir subsister il leur fallait absolument des razzias et du butin. Aussi l’un d’entre eux, Ibn-Mastana, plutôt que de rester oisif, aima mieux encore conclure une alliance avec les Arabes de son voisinage, qui venaient de se fortifier dans Cala-Yahcib (Alcala la Real), et prendre part aux expéditions qu’ils faisaient pour piller les honnêtes gens qui ne s’étaient pas révoltés. Ceux-ci implorèrent le secours du sultan. Fort embarrassé, car il ne pouvait abandonner ses fidèles sujets à leur sort et cependant il n’avait pas assez de soldats à leur envoyer, Abdallâh prit le parti d’écrire à Ibn-Hafçoun pour le prier de vouloir bien se joindre avec ses troupes à celles qu’il enverrait contre Ibn-Mastana et ses alliés arabes. Ibn-Hafçoun, qui avait son plan, à lui, et qui était un peu inquiet de l’alliance qu’Ibn-Mastana venait de conclure avec les ennemis de sa race, accéda à la demande du sultan avec beaucoup plus d’empressement que celui-ci n’avait osé l’espérer; mais quand il se fut réuni au corps du général omaiyade Ibrâhîm ibn-Khamîr, il fit parvenir secrètement à Ibn-Mastana une lettre dans laquelle il lui reprochait son alliance avec les Arabes. «Toutefois, ajoutait-il, je compte sur vous comme sur un fidèle champion de la cause nationale. Pour le moment vous n’avez rien d’autre chose à faire que de persévérer dans la rébellion. Ne craignez rien; l’armée dans laquelle je me trouve ne vous fera point de mal.» En s’attribuant ainsi une puissance illimitée sur l’armée, Ibn-Hafçoun n’exagérait rien. Il avait si bien éclipsé le général omaiyade, qu’il traitait les soldats du sultan comme il l’entendait; il les mettait aux arrêts sous différents prétextes; il leur ôtait leurs chevaux pour les donner à ses propres soldats, et quand Ibrâhîm ibn-Khamîr lui faisait des objections, il savait toujours les réfuter de la manière la plus plausible. Sa marche à travers le pays ennemi ne fut donc qu’une promenade militaire, comme il l’avait promis à Ibn-Mastana; mais il profita de l’occasion pour nouer des intelligences avec tous les Espagnols qui se trouvaient sur son passage, et pour aller secourir les habitants d’Elvira, qui venaient de perdre contre Sauwâr la bataille dite de la ville. Ainsi que nous l’avons déjà dit précédemment, il fut moins heureux qu’à l’ordinaire dans cette expédition; mais le léger échec qu’il venait de subir ne le découragea nullement. Fortifié par les alliances qu’il venait de conclure et s’étant aperçu peut-être que ses partisans s’impatientaient de ses temporisations et de sa conduite ambiguë, il crut que le moment de quitter le masque était venu, et, après avoir fait jeter en prison Ibrahim ibn-Khamîr et plusieurs autres officiers de l’armée omaiyade, il déclara au sultan qu’il avait rompu avec lui313.

A peine eut-il fait cette déclaration qu’il trouva des alliés fort utiles dans les chrétiens de Cordoue. Ceux-ci n’étaient plus au temps où ils ne trouvaient, pour témoigner leur haine des conquérants et leur zèle religieux, d’autre moyen que celui de se livrer au martyre. Au milieu du bouleversement général, ils croyaient pouvoir contribuer, les armes à la main, à l’affranchissement de leur patrie. Ceux-là même qui, quelque temps auparavant, avaient été les instruments des Omaiyades, étaient à présent leurs ennemis les plus acharnés. De ce nombre était le comte Servando. Fils d’un serf de l’Eglise, il ne reculait auparavant devant aucune bassesse pour se rendre agréable au monarque. Sachant que pour arriver à ce but le meilleur moyen était de remplir le fisc, il écrasait d’impôts ses coreligionnaires, et les forçait ainsi à abjurer leur foi. Non content de tuer les vivants, dit un contemporain, il ne respectait pas même les morts, car afin d’augmenter la haine que les musulmans portaient aux chrétiens, il faisait exhumer les corps des martyrs de dessous les autels et les montrait aux ministres du sultan, en se plaignant de l’audace des fanatiques qui avaient osé donner une sépulture aussi honorable à des victimes de la justice musulmane. Dans ce temps-là les chrétiens le détestaient plus que qui que ce fût. Les prêtres épuisaient le vocabulaire pour y trouver des termes injurieux et les lui appliquer. Ils le nommaient insensé, insolent, orgueilleux, arrogant, avare, rapace, cruel, opiniâtre, présomptueux; ils disaient qu’il avait l’audace de s’opposer à la volonté de l’Eternel et qu’il était un fils du démon. Ils avaient d’excellentes raisons pour le haïr comme ils le faisaient. Servando ayant imposé toutes les églises de la capitale, celles-ci ne pouvaient plus salarier elles-mêmes leurs prêtres; elles devaient accepter comme tels les hommes peureux et rampants qu’il plaisait à Servando de leur donner et qui étaient payés par l’Etat. En outre, il était l’ennemi mortel des soi-disant martyrs et de leurs protecteurs, auxquels il tendait des piéges avec une adresse et une ruse vraiment diaboliques. Une fois il avait accusé l’abbé Samson et l’évêque de Cordoue, Valentius, d’avoir excité un de leurs disciples à blasphémer Mahomet, et à cette occasion il avait dit au sultan: «Que votre altesse fasse venir Valentius et Samson, et qu’on leur demande s’ils pensent que ce blasphémateur a dit la vérité. S’ils répondent que oui, ils devront être punis eux-mêmes comme blasphémateurs; si au contraire la crainte leur fait dire qu’il a menti, qu’alors votre altesse leur fasse donner des poignards et qu’elle leur ordonne de tuer cet homme. S’ils refusent de le faire, vous aurez obtenu la preuve que cet homme a été leur instrument. Qu’à mon tour on me donne alors une épée, et je les tuerai tous les trois314.» Mais une vingtaine d’années s’étaient écoulées depuis qu’il avait parlé de cette manière. Les temps étaient bien changés depuis lors, et les hommes de la trempe de Servando changent avec eux. Doué d’une grande prévoyance, il s’était pris tout à coup d’une haine violente pour le sultan, qui tombait du trône, et d’une vive sympathie pour le chef du parti national, qui croyait y monter. Alors il se mit à caresser ses coreligionnaires qu’il avait persécutés autrefois, complota avec eux et fit tout son possible pour exciter une sédition. La cour découvrit quelque chose de ses projets et fit arrêter son frère; mais averti à temps, lui-même put encore se sauver avec ses autres complices. Une fois hors de la capitale, il était en sûreté, car le pouvoir du sultan ne s’étendait pas au delà. N’ayant donc plus rien à craindre, il forma le projet d’occuper l’importante forteresse de Polei (aujourd’hui Aguilar), à une journée au sud de Cordoue315. Comme elle n’était pas mieux gardée que les autres forteresses du sultan, il réussit dans son entreprise. Puis, s’étant installé dans Polei, il fit proposer une alliance à Ibn-Hafçoun. Celui-ci accepta joyeusement son offre, lui envoya quelques escadrons et lui recommanda de faire sans cesse des razzias dans la campagne de Cordoue. Nul n’aurait pu les diriger mieux que Servando, qui connaissait à merveille toute cette contrée, et qui, les auteurs arabes en conviennent, était un chevalier intrépide. La nuit venue il sortait du château; à la pointe du jour il y rentrait, et alors des moissons détruites, des villages incendiés, des cadavres qui gisaient sur le sol, indiquaient la route qu’il avait prise. Lui-même fut tué dans une rencontre; mais ses compagnons poursuivirent l’œuvre sanglante qu’il avait commencée316.

301Voyez Ibn-Haiyân, fol. 63 r. La date qui se trouve fol. 55 v. est inexacte.
302C’était un peuple impie, qui ne voulait pas croire à un prophète que Dieu lui avait envoyé.
303Ibn-Haiyân, fol. 56 v. -59 v.
304Voyez Ibn-Haiyân, fol. 17 r. et v., 99 r., 100 r.
305Ibn-Khaldoun, fol. 10 r. et v.
306Voyez sur cette église, Cazwînî, t. II, p. 364.
307L’église du Corbeau se trouvait sur le promontoire qui porte aujourd’hui le nom de cap Saint-Vincent. Voyez Edrisi, t. II, p. 22, et comparez Esp. sagr., t. VIII, p. 187 et suiv.
308Voyez Ibn-Haiyân, fol. 33 v.
309Ibn-al-Coutîa, fol. 45 r.
310Ibn-Haiyân, fol. 7 r. -23 v.
311Tarîkh Ibn-Halîb, p. 158.
312Ibn-Haiyân, fol. 39 v. -40 v.
313Ibn-Haiyân, fol. 68 r. -69 v.
314Samson, Apologet., c. 5, 9.
315Voyez mes Recherches, t. I, p. 316.
316Ibn-Haiyân, fol. 70 r., 77 v.