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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2

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Ils dirent: – Lorsque Camar arriva ici, elle était en guenilles; jusque-là son métier avait été de conquérir des cœurs à force de regards languissants; elle marchait dans la boue des chemins, elle errait de ville en ville; elle est de basse extraction; sa place n’est pas parmi les nobles, et son seul mérite, c’est de savoir écrire des lettres et des vers. – Ah! s’ils n’étaient pas des rustres, ils parleraient autrement de l’étrangère! Quels hommes, mon Dieu, que ceux qui méprisent la véritable, la seule noblesse, celle que donne le talent! Qui me délivrera des ignorants et des stupides? Ah! l’ignorance est la chose la plus honteuse qui soit au monde, et s’il fallait qu’une femme fût ignare pour entrer dans le paradis, j’aimerais bien mieux que le créateur m’envoyât aux enfers.

En général, elle ne semble pas avoir fait grand cas des Arabes d’Espagne. Accoutumée à l’exquise courtoisie qui régnait à Bagdad, elle se trouvait déplacée dans un pays qui avait conservé beaucoup de traces de la rudesse des vieux temps. Le prince seul trouvait grâce à ses yeux, et ce fut à sa louange qu’elle composa ces vers:

Dans tout l’Ouest il n’y a point d’homme vraiment généreux, excepté Ibrâhîm qui est la générosité même. Rien de plus agréable que de vivre auprès de lui, et quand on a connu ce bonheur, ce serait un supplice que de devoir vivre dans un autre pays369.

Quand elle vantait ainsi la générosité d’Ibrâhîm, elle n’exagérait rien. A cet égard tout le monde était de son avis; aussi les poètes de Cordoue, que l’avare sultan laissait presque mourir de faim, accouraient-ils en foule à sa cour, le poète lauréat, Ibn-Abd-rabbihi, en tête. Ibrahim les récompensait toujours avec une munificence vraiment royale. Une fois seulement, il ne donna rien: ce fut lorsque Calfât, un satirique fort mordant, lui eut récité un poème rempli d’amers sarcasmes contre les ministres et les courtisans de Cordoue. Quoiqu’il eût peut-être des griefs contre quelques-uns de ces personnages, Ibn-Haddjâdj n’avait donné aucun signe d’approbation, et quand le poète eut fini: «Tu t’es trompé, lui dit-il froidement, si tu as cru qu’un homme tel que moi puisse trouver plaisir à entendre de si ignobles injures.» Calfât retourna à Cordoue les mains vides. Désappointé et furieux, il se mit aussitôt à vomir son fiel.

Ne me blâme pas, disait-il, ne me blâme pas, ô ma femme, si je verse toujours des pleurs après le voyage que j’ai fait. Ce voyage m’a causé une douleur dont je ne pourrai jamais me consoler. J’espérais trouver là-bas un homme généreux, et je n’y ai trouvé qu’un stupide hibou!

Ibn-Haddjâdj n’était pas homme à endurer de telles grossièretés. Dès qu’il eut appris la manière dont le poète se vengeait, il lui fit dire ces paroles: «Si tu ne cesses pas de me diffamer, je jure par tout ce qu’il y a de plus sacré que je te ferai couper la tête sur ton lit à Cordoue!» Dès lors Calfât ne fit plus de satires contre le seigneur de Séville370.

XVII

La réconciliation du sultan avec Ibn-Haddjâdj fut le commencement d’une ère nouvelle, celle du rétablissement du pouvoir royal. Séville avait été le point d’appui pour la rébellion dans tout l’Ouest; ce point d’appui étant venu à manquer, tous les autres districts, depuis Algéziras jusqu’à Niébla, rentrèrent forcément dans la sujétion371. Pendant les neuf dernières années du règne d’Abdallâh, ils payèrent le tribut avec une régularité si parfaite, qu’il n’était plus nécessaire d’envoyer des troupes de ce côté-là. Le sultan pouvait donc tourner toutes ses forces contre le Midi. C’est aux sages conseils de Badr qu’il devait cet heureux résultat; aussi lui en sut-il gré et lui donna-t-il les preuves les plus éclatantes de sa reconnaissance. Il lui conféra le titre de vizir, l’admit dans son intimité, et lui accorda une confiance si grande, que Badr, bien qu’il ne portât pas le titre de premier ministre, l’était cependant de fait372.

Dans le Midi les armes du sultan furent désormais presque constamment heureuses. En 903 son armée prit Jaën; en 905 elle gagna la bataille du Guadalbollon sur Ibn-Hafçoun et Ibn-Mastana; en 906 elle enleva Cañete aux Beni-al-Khalî; en 907 elle força Archidona à payer tribut; en 909 elle arracha Luque à Ibn-Mastana; en 910 elle prit Baëza, et l’année suivante, les habitants d’Iznajar se révoltèrent contre leur seigneur, Fadhl ibn-Salama, le gendre d’Ibn-Mastana, le tuèrent et envoyèrent sa tête au sultan373. Même dans le Nord il y avait une amélioration notable. Un instant – c’était dans l’année 898 – on avait craint que le plus puissant Espagnol du Nord et le plus puissant Espagnol du Midi ne s’alliassent l’un avec l’autre. Mohammed ibn-Lope, de la famille des Beni-Casî, avait promis de se rendre dans la province de Jaën afin d’y conférer avec Ibn-Hafçoun. La guerre qu’il avait à soutenir contre al-Ancar, le gouverneur de Saragosse, l’empêcha de venir en personne; mais à sa place il envoya son fils Lope. Celui-ci était déjà arrivé dans la province de Jaën et il y attendait l’arrivée d’Ibn-Hafçoun, lorsqu’il reçut la nouvelle que son père, qui assiégeait Saragosse, avait été tué (octobre 898), et alors il retourna dans sa patrie, sans attendre l’arrivée d’Ibn-Hafçoun. Dans la suite il ne fut plus question de ce projet d’alliance qui avait inspiré à la cour des alarmes fort sérieuses374, et Lope, loin de se montrer hostile au sultan, brigua sa faveur; aussi le sultan le nomma-t-il gouverneur de Tudèle et de Tirazona. Lope usa ses forces dans des guerres continuelles contre ses voisins, tels que le seigneur d’Huesca, le roi de Léon, le comte de Barcelone, celui de Pallars et le roi de Navarre, jusqu’à ce qu’il fût tué dans un combat qu’il livra à ce dernier (907)375. Son frère Abdallâh, qui lui succéda, tourna aussi ses armes, non pas contre le sultan, mais contre le roi de Navarre376. Les Beni-Casî avaient donc cessé d’être redoutables pour les Omaiyades.

Evidemment les choses prenaient partout un aspect plus rassurant. A Cordoue on envisageait déjà l’avenir avec plus de confiance. Les poètes faisaient entendre des chants de victoire qu’on n’avait pas entendus depuis bien des années377. Toutefois le pouvoir royal n’avait fait encore que des progrès fort lents, et rien de décisif ne s’était accompli, lorsqu’Abdallâh mourut le 15 octobre 912, à l’âge de soixante-huit ans, dont vingt-quatre de règne.

L’héritier présomptif du trône s’appelait Abdérame. C’était le fils du fils aîné d’Abdallâh, de l’infortuné Mohammed qui avait été assassiné par son frère Motarrif sur l’ordre de leur père378. Orphelin dès sa plus tendre enfance, il avait été élevé par son aïeul, qui, agité sans relâche par les remords de sa conscience, semble avoir concentré sur cet enfant toute l’affection dont il était capable, et qui depuis longtemps l’avait désigné pour son successeur379. Mais Abdérame ne comptait pas encore vingt-deux ans380, et l’on pouvait craindre que ses oncles ou ses grands-oncles ne lui disputassent la couronne, car il n’y avait point de loi sur la succession; quand le trône était vacant, c’était d’ordinaire l’aîné ou bien le plus capable de la famille royale qui y montait. Contre toute attente, personne ne s’opposa à l’élévation d’Abdérame; qui plus est, tous les princes et tous les courtisans saluèrent cet événement avec joie, tous y virent le gage d’un avenir de prospérité et de gloire. C’est que le jeune prince avait déjà su se faire aimer, et qu’il avait inspiré à tous ceux qui le connaissaient une haute idée de ses talents381.

 

Abdérame III, en poursuivant l’œuvre commencée par son aïeul, s’y prit d’une tout autre façon. A la politique circonspecte et tortueuse d’Abdallâh, il substitua une politique franche, hardie, audacieuse. Dédaignant les moyens termes, il annonça fièrement aux insurgés espagnols, arabes et berbers, que ce qu’il voulait d’eux, ce n’était pas un tribut, mais leurs châteaux, leurs villes. A ceux qui se soumettraient il promettait un pardon plein et entier, il menaçait les autres d’un châtiment exemplaire.

Il semble au premier abord que de telles prétentions devaient réunir contre lui toute l’Espagne. Il n’en fut point ainsi. Sa fermeté n’indisposait pas, elle maîtrisait, et la ligne de conduite qu’il suivait, loin d’être insensée, était clairement indiquée par l’état des faits et des esprits.

C’est que peu à peu tout avait changé. L’aristocratie arabe n’était plus ce qu’elle était au commencement du règne d’Abdallâh. Elle avait perdu ses chefs les plus illustres; Saîd ibn-Djoudî et Coraib ibn-Khaldoun n’étaient plus, Ibrâhîm ibn-Haddjâdj venait aussi de mourir382, et personne n’avait assez de talent ou de considération pour prendre la place que la mort de ces hommes supérieurs avait laissée vide. Restait le parti espagnol. Il avait encore la plupart de ses chefs, et il ne semblait pas avoir perdu beaucoup de sa puissance. Mais ces chefs se faisaient vieux, et le parti lui-même n’était plus ce qu’il était trente ans auparavant, alors que, rempli d’ardeur et d’enthousiasme, on s’était insurgé d’un commun élan, à la voix d’Ibn-Hafçoun, pour secouer le joug de la domination étrangère. Cette première ferveur s’était calmée et refroidie. A l’ardente et vigoureuse génération de 884 avait succédé une génération nouvelle, qui n’avait ni les griefs, ni la fierté, ni les passions, ni l’énergie de celle qui l’avait précédée. N’ayant pas été opprimée par le pouvoir royal, elle n’avait pas de raison pour le haïr. Elle se plaignait, il est vrai, elle se sentait profondément malheureuse, mais les maux qu’elle déplorait n’étaient pas ceux du despotisme, c’étaient ceux de l’anarchie et de la guerre civile. Chaque jour elle voyait les troupes du sultan ou des insurgés ravager des champs qui promettaient une abondante récolte, couper des oliviers en fleurs et des orangers chargés de fruits, incendier des hameaux et des villages; mais ce qu’elle ne voyait pas, mais ce qu’elle attendait toujours en vain, c’était le triomphe de la cause nationale. Certes, le trône du sultan chancelait parfois, mais l’instant d’après il était de nouveau ferme comme le rocher. C’était peu encourageant. Peut-être ne formulait-on pas sa pensée intime, mais on sentait instinctivement, à n’en point douter, qu’une grande insurrection nationale, quand elle n’arrive pas au but du premier élan, n’y arrive jamais. Telle avait été l’impression générale au temps où les succès alternaient encore pour les deux partis; ce fut bien pis lorsque les insurgés ne rencontraient plus que des revers, et qu’au lieu d’avancer, ils se voyaient ramenés en arrière. On commença alors à se demander à quoi avait servi la ruine ou la mort de tant de braves gens, et si c’était bien la peine de se laisser dépouiller ou tuer pour une cause que le ciel ne semblait plus favoriser. Les populations des grandes villes, c’est-à-dire celles qui étaient le plus amoureuses du repos et du bien-être, avaient été les premières à se poser cette question, et n’y trouvant pas une réponse satisfaisante, elles s’étaient dit que, tout bien considéré, la paix à tout prix valait mieux, avec l’industrie et l’espoir de s’enrichir, que la guerre patriotique avec le désordre et l’anarchie. Elvira s’était donc soumise spontanément, Jaën s’était laissé prendre, et Archidona avait consenti à payer tribut. Dans la Serrania, ce berceau de l’insurrection, l’enthousiasme avait été moins prompt à se refroidir; mais là aussi des symptômes de lassitude et de découragement avaient déjà commencé à se manifester. Les montagnards ne s’empressaient plus de s’enrôler sous le drapeau national, de sorte qu’Ibn-Hafçoun s’était vu forcé de suivre l’exemple du sultan et de prendre à sa solde des mercenaires de Tanger383. Dès lors la guerre avait beaucoup perdu de son caractère primitif. Elle était devenue encore plus ruineuse, car le but qu’on se proposait des deux côtés, c’était de mettre l’ennemi hors d’état de payer ses troupes africaines; mais elle n’avait plus la sauvage énergie d’autrefois, elle n’était plus sanglante. Les Berbers de Tanger, toujours prêts à passer sous le drapeau opposé pour la moindre augmentation de solde384, ne considéraient la guerre que comme un jeu lucratif; ils ménageaient leurs adversaires, car ces adversaires avaient été la veille leurs camarades et le seraient peut-être le lendemain. Dans maint combat il n’y eut que deux ou trois hommes de tués; il arrivait même qu’on ne tuait personne. Quand on avait blessé quelques hommes et coupé les jarrets à quelques chevaux, on croyait en avoir fait assez385. Vouloir conquérir l’indépendance avec de tels soldats, quand la levée en masse d’une population enthousiaste et irritée n’avait pas suffi pour l’obtenir, c’était, on ne le sentait que trop, un projet chimérique. Ibn-Hafçoun lui-même semble en avoir été convaincu, car dans l’année 909, il avait reconnu pour son souverain Obaidallâh le Chiite, qui venait d’enlever le nord de l’Afrique aux Aghlabides386. Cette bizarre alliance ne porta aucun fruit, mais elle prouve qu’Ibn-Hafçoun n’osait plus compter sur ses compatriotes.

Ajoutez à ces causes de l’affaiblissement général des convictions et des courages la profonde démoralisation des châtelains, surtout dans les provinces de Jaën et d’Elvira. Ces seigneurs avaient entièrement oublié qu’ils avaient pris les armes pour un motif patriotique. Dans leurs donjons élancés au milieu des nues, ils étaient devenus des brigands sans foi ni loi, qui, du haut de leurs tours crénelées, guettaient les voyageurs et fondaient sur eux avec la vitesse d’oiseaux de proie, sans distinguer entre l’ami et l’ennemi. Dans tous les hameaux et dans toutes les villes on maudissait ces tyrans, et celui qui éventrerait leurs tours colossales et jetterait à terre les murailles de leurs manoirs détestés, pourrait être sûr de la reconnaissance de la population d’alentour. Qui le ferait, si le sultan ne le faisait pas, et n’était-il pas naturel que les espérances du pauvre peuple se tournassent vers lui?

Ce qu’il faut remarquer en outre, c’est que la lutte avait perdu le caractère national et pour ainsi dire universel qu’elle avait eu dans l’origine, pour devenir entièrement religieuse. Auparavant Ibn-Hafçoun n’avait pas fait de distinction entre les musulmans et les chrétiens; il ne demandait pas quelle religion on professait, il lui suffisait qu’on fût Espagnol, qu’on voulût combattre pour la bonne cause, et qu’on sût tenir une épée. Mais depuis que lui et Ibn-Mastana387, son plus puissant allié, avaient ouvertement embrassé le christianisme; depuis que, rendant à la religion sa pompe antique, ils avaient fait bâtir partout de superbes églises, il n’en était plus de même. Maintenant Ibn-Hafçoun, ou Samuel comme il se faisait appeler, n’accordait sa confiance qu’aux chrétiens; les postes lucratifs et les hautes dignités n’étaient plus que pour eux. Bobastro était devenu le foyer d’un fanatisme aussi austère et aussi sombre que celui qui, soixante ans auparavant, avait animé les moines de Cordoue. La propre fille d’Ibn-Hafçoun, l’enthousiaste et courageuse Argentea, en donnait l’exemple. Résistant aux instances de son père, qui, lorsqu’il eut perdu sa femme Colomba, avait voulu la charger des soins domestiques, elle avait fondé dans le palais même une espèce de cloître, et, désespérant comme tant d’autres du triomphe des Andalous, elle se laissait dévorer par la soif du martyre, un moine lui ayant prédit qu’elle était destinée à mourir pour le Christ388. Or, ce zèle pour la religion chrétienne et ce dédain des musulmans ne convenaient point du tout à une grande partie de ceux qui jusque-là avaient combattu pour l’indépendance du pays. Plusieurs d’entre eux, malgré la haine qu’ils avaient pour les Arabes, étaient sincèrement et fervemment attachés à la religion qu’ils leur avaient enseignée, car l’Espagnol, on ne l’ignore pas, est presque toujours un croyant exalté, quelle que soit la religion qu’il a adoptée. D’autres, les ci-devant serfs ou les descendants des serfs, voulaient empêcher à tout prix que le christianisme ne devînt de nouveau la religion dominante, car s’il le devenait, on ne manquerait pas de ressusciter de vieilles prétentions dont ils seraient les victimes. La religion était donc devenue un tison de discorde. Partout les Espagnols musulmans et les Espagnols chrétiens s’observaient d’un œil jaloux et méfiant; dans quelques districts ils se faisaient même une guerre meurtrière. Dans la province de Jaën, le renégat Ibn-as-Châlia, lorsqu’il eut repris Cazlona, forteresse que les chrétiens lui avaient enlevée, passa toute la garnison au fil de l’épée (898)389.

 

Ainsi ce parti était beaucoup moins puissant qu’il ne le paraissait. Il n’avait plus le feu sacré qui seul peut faire accomplir des actions héroïques et grandes; il était désuni; il ne subsistait qu’en payant des mercenaires africains; il était las du désordre; il comptait dans son sein une foule de personnes qui ne répugnaient nullement à l’idée d’une réconciliation avec le sultan, le défenseur naturel de l’orthodoxie, pourvu toutefois que ce sultan ne fût pas Abdallâh. Se réconcilier avec ce tyran misanthrope et hypocrite, qui avait empoisonné deux de ses frères, qui en avait fait exécuter un troisième, qui avait fait tuer deux de ses fils sur de simples soupçons et sans qu’un jugement eût été rendu390, – se réconcilier avec un tel monstre, c’était impossible. Mais il avait enfin cessé de vivre, et son successeur ne lui ressemblait en rien. Ce prince avait tout ce qu’il fallait pour attirer les sympathies et la confiance du peuple, tout ce qui plaît, éblouit ou subjugue. Il avait cet extérieur qui n’est pas donné en vain aux représentants du pouvoir; à la grâce qui séduit il joignait l’éclat qui impose391. Tous ceux qui l’approchaient vantaient ses talents, sa clémence, et la bonté dont il avait déjà fait preuve en ordonnant la réduction des impôts392. Il intéressait d’ailleurs les âmes sensibles par le triste sort de son père assassiné à la fleur de l’âge, et l’on n’avait pas oublié qu’un jour ce père avait cherché un asile dans Bobastro et qu’il s’était rangé alors sous le drapeau national.

Le jeune monarque montait donc sur le trône sous des auspices très-favorables. Les grandes villes ne demandaient pas mieux que de lui ouvrir leurs portes. Ecija leur donna l’exemple. Deux mois et demi après la mort d’Abdallâh (31 décembre 912), elle se rendit à Badr qui l’assiégeait, et qui venait de recevoir le titre de hâdjib (premier ministre)393. Mais Abdérame voulait cueillir lui-même des lauriers sur le champ de bataille. Dès le retour de la belle saison, en avril 913, il prit le commandement de son armée pour aller réduire les châtelains de Jaën. Pendant bien des années les troupes n’avaient pas vu un sultan à leur tête; depuis sa campagne de Carabuey, en 892, Abdallâh ne s’était plus montré dans le camp394, et l’absence du souverain avait eu sans doute une influence fâcheuse sur le moral des soldats. Maintenant ils saluèrent avec enthousiasme le jeune et brillant monarque qui voulait partager, non-seulement leur gloire, mais encore leurs fatigues et leurs périls.

Arrivé dans la province de Jaën, Abdérame apprit qu’Ibn-Hafçoun avait noué des intelligences avec le parti révolutionnaire à Archidona395 et qu’il espérait se rendre maître de cette ville. Il détacha aussitôt une brigade et ordonna au général qui la commandait d’aller se jeter dans Archidona avec la plus grande vitesse. Ce général fit si bien qu’Ibn-Hafçoun fut frustré dans son espoir.

De son côté, le sultan alla mettre le siége devant Monteleon. Le seigneur de ce château, Saîd ibn-Hodhail, un des plus anciens alliés d’Ibn-Hafçoun, aima mieux négocier que combattre. Le dimanche il avait vu investir sa forteresse, le mardi suivant il se rendit. Ibn-as-Châlia, Ishâc ibn-Ibrâhîm, le seigneur de Mentesa et sept autres châtelains attendirent à peine que le sultan arrivât devant les portes de leurs manoirs pour se soumettre et demander l’amân. Abdérame le leur accorda, les envoya à Cordoue sous bonne escorte, avec leurs femmes et leurs enfants, et installa ses lieutenants dans les forteresses qu’ils venaient d’abandonner. Dans la province d’Elvira tout se passa de la même manière, et le sultan ne trouva de la résistance qu’en arrivant devant Fiñana. Là les partisans d’Ibn-Hafçoun avaient le dessus, et ils avaient persuadé aux autres habitants que la ville était imprenable. La résistance ne fut pas longue cependant. Ayant vu brûler les maisons qui se trouvaient sur la pente de la montagne au sommet de laquelle la ville était assise, les tièdes se mirent à négocier, et consentirent à livrer les exaltés, comme le sultan l’exigeait. Puis Abdérame s’aventura dans les sentiers presque inaccessibles de la Sierra Nevada. Là aussi tous les châtelains se rendirent sans exception aucune. Alors on apprit qu’Ibn-Hafçoun menaçait Elvira. Sans perdre un instant, le sultan envoya des troupes au secours de cette ville. Dès qu’elle eut reçu ce renfort, la milice d’Elvira, qui se piquait de montrer du zèle, se mit en marche pour aller repousser l’ennemi. Elle le rencontra près de Grenade, le mit en fuite et fit prisonnier un petit-fils d’Ibn-Hafçoun.

Sur ces entrefaites, Abdérame assiégeait Juvilès, où les chrétiens des autres châteaux avaient cherché un refuge. Le siége dura quinze jours; au bout de ce temps les Andalous musulmans implorèrent la clémence du souverain et promirent de lui livrer les chrétiens qui se trouvaient parmi eux. Ils tinrent leur promesse, et tous les chrétiens eurent la tête coupée. Puis, passant par Salobreña et prenant la route d’Elvira, le sultan attaqua et prit San Estevan et Peña Forata, deux nids de vautour qui étaient l’effroi des habitants d’Elvira et de Grenade.

Dès lors les provinces d’Elvira et de Jaën étaient purgées de brigands et pacifiées. Une campagne de trois mois avait suffi pour amener ce résultat important396.

Ce fut alors le tour de l’aristocratie sévillane.

Après la mort d’Ibrâhîm ibn-Haddjâdj, son fils aîné, Abdérame, lui avait succédé à Séville, et son second fils, Mohammed, à Carmona; mais Abdérame étant mort en 913, Mohammed (l’idole des poètes, qu’il comblait de dons comme son père l’avait fait) voulut aussi se faire proclamer seigneur à Séville. Il n’y réussit pas. Il avait déjà fait des démarches pour se rapprocher du monarque, et à Séville on voulait rester indépendant; on l’accusait d’ailleurs d’avoir fait empoisonner son frère, ce qui peut-être n’était qu’une calomnie. A son préjudice on élut donc son cousin germain, Ahmed ibn-Maslama, un brave guerrier. Mohammed en fut profondément blessé, et comme le sultan, qui n’avait pas voulu reconnaître le nouveau seigneur, avait envoyé une armée contre Séville, il vint à la cour pour offrir ses services. Le sultan les accepta.

Le siége fut poussé avec tant de vigueur qu’Ahmed ibn-Maslama se vit bientôt forcé de chercher un allié. Il s’adressa à Ibn-Hafçoun. Ce dernier vint encore une fois au secours de l’aristocratie arabe menacée. Mais la fortune lui avait tourné le dos. Etant sorti de Séville avec ses alliés pour aller attaquer les troupes du sultan, qui avaient établi leur quartier général sur la rive droite du Guadalquivir, il essuya une si terrible déroute que, laissant les Sévillans se tirer d’affaire comme ils pourraient, il retourna avec la plus grande vitesse à Bobastro.

Ahmed ibn-Maslama et les autres nobles de Séville comprirent alors qu’une plus longue résistance serait inutile. Ils se mirent donc à négocier avec Badr, qui venait d’arriver dans le camp, et quand ils eurent obtenu la promesse que le gouvernement garderait les us et coutumes tels qu’ils étaient sous les Haddjâdj, ils ouvrirent les portes de leur ville (20 décembre 913)397.

Mohammed ibn-Haddjâdj, qui avait compté que si l’on prenait Séville, ce serait à son profit, et à qui l’on avait soigneusement caché la négociation que l’on avait entamée, fut fort surpris quand il reçut de la part de Badr une lettre qui lui annonçait que la ville s’était rendue et que par conséquent il pouvait se retirer. Il se retira, en effet, mais le cœur gonflé de colère et jurant de se venger. En retournant à Carmona, il s’empara d’un troupeau qu’il rencontra et qui appartenait à des habitants de Cordoue. Puis il s’enferma dans sa forteresse et se mit à défier le sultan. Celui-ci ne se fâcha pas contre lui. Il lui envoya un employé de la cour, et lui donna à entendre, d’une manière à la fois ferme et polie, que les temps où les nobles pouvaient impunément s’approprier le bien d’autrui étaient passés, et que par conséquent le troupeau volé devait être rendu. Mohammed se laissa convaincre et restitua le troupeau; mais malgré son rare esprit, il méconnaissait encore la nouvelle face des temps. Ayant appris que le gouvernement faisait raser les murailles de Séville, il voulut en profiter pour s’emparer de la cité par un coup de main, et un beau jour il vint l’attaquer. Il échoua dans sa téméraire entreprise, et le sultan eut encore une fois la complaisance de lui envoyer quelqu’un qui devait le mettre à la hauteur des idées nouvelles. Ce fut le préfet de police, Câsim ibn-Walîd le Kelbite, qu’il chargea de cette mission. Il ne pouvait faire un meilleur choix: Câsim, qui, sous le règne d’Abdallâh, avait été pendant quelques mois le collègue d’Ibrâhîm ibn-Haddjâdj, était l’ami intime de Mohammed, et récemment encore, lors du siége de Séville, on les avait toujours vus ensemble. Aussi le sultan ne fut-il pas trompé dans son attente: Câsim s’acquitta de sa mission avec tant de tact et d’intelligence, il parla si bien et avec tant d’entrain, que Mohammed finit par promettre qu’il se rendrait à la cour, pourvu toutefois qu’on lui permît de laisser son lieutenant à Carmona; et le sultan y ayant consenti, il se rendit à Cordoue avec une suite nombreuse (avril 914). Le monarque le reçut avec les plus grands égards, lui fit de beaux présents ainsi qu’à ses hommes d’armes, lui conféra le titre de vizir et l’engagea à l’accompagner dans la nouvelle campagne qu’il allait entreprendre398.

Cette fois le sultan avait l’intention d’aller attaquer l’insurrection dans son point central, la Serrania de Regio. On ne pouvait pas s’attendre, il est vrai, à y remporter des avantages aussi rapides et aussi éclatants que ceux qu’on avait obtenus l’année précédente dans les provinces de Jaën et d’Elvira. Dans la Serrania, d’où l’islamisme avait été presque entièrement banni, on aurait affaire aux chrétiens, et Abdérame avait déjà éprouvé que les Espagnols chrétiens se défendaient avec bien plus d’opiniâtreté que les Espagnols musulmans. Cependant il croyait que, même parmi les chrétiens, il y en aurait quelques-uns qui, persuadés non-seulement de sa fermeté, mais aussi de sa loyauté, se soumettraient spontanément. Et en effet, le gouvernement, il faut le dire à son honneur, se conduisait avec la plus grande droiture envers les chrétiens qui avaient capitulé. Ainsi il était arrivé récemment que la maîtresse d’un seigneur chrétien qui s’était rendu l’année précédente et qui résidait maintenant à Cordoue, s’était adressée au cadi en disant qu’étant musulmane et de condition libre, elle désirait être affranchie de la dépendance où elle était, attendu qu’il n’était pas permis à un chrétien d’avoir une musulmane pour concubine. Le premier ministre, Badr, n’eut pas plutôt appris les démarches qu’elle avait faites, qu’il envoya au cadi quelqu’un qui lui dit en son nom: «Le chrétien dont il s’agit ne s’est rendu qu’en vertu d’une capitulation. Il n’est pas permis de la violer, et vous savez mieux que personne que les traités doivent être scrupuleusement observés. Ne tentez donc point d’enlever cette esclave à son maître!» Le cadi fut un peu surpris de ce message; il trouvait que le ministre empiétait sur lui. «Est-ce bien le hâdjib qui vous envoie vers moi?» demanda-t-il au messager; et quand celui-ci eut répondu affirmativement: «Eh bien, dit-il, allez dire à votre maître qu’il est de mon devoir de respecter tous les serments, et que je ne puis faire une exception pour celui que j’ai prêté moi-même. Je vais m’occuper, toute affaire cessante, de la demande de cette dame, qui est musulmane et libre, remarquez-le bien.» Quand il eut reçu cette réponse, le ministre ne put plus douter de la disposition où était le cadi. Néanmoins il lui fit encore dire ceci: «Je n’ai pas l’intention d’entraver le cours de la justice, et il ne m’est pas permis d’exiger de vous un jugement inique. Tout ce que je vous demande, c’est de vouloir bien prendre en considération les droits que ce seigneur chrétien a acquis en concluant un traité avec nous. Vous savez qu’il est de notre devoir de traiter ces chrétiens avec équité et avec les plus grands ménagements. Décidez maintenant vous-même ce que vous avez à faire399

Le cadi se laissa-t-il persuader, ou bien crut-il que la loi était au-dessus des traités? On l’ignore; mais la conduite de Badr dans cette circonstance était en tout cas une preuve de la sincérité du gouvernement et de l’esprit de conciliation qui l’animait. C’était là une politique noble et belle; ajoutons qu’elle était dans le caractère d’Abdérame. Ce monarque était si peu exclusif qu’une fois il voulut donner l’emploi le plus élevé dans la magistrature, celui de cadi de Cordoue, à un renégat dont le père et la mère étaient encore chrétiens, et que les faquis eurent bien de la peine à lui faire abandonner ce projet400.

L’attente que nourrissait Abdérame à l’égard des châtelains chrétiens de la Serrania ne fut point trompée. Plusieurs d’entre eux demandèrent et obtinrent l’amnistie; mais Tolox, où Ibn-Hafçoun animait la garnison par sa présence, se défendit avec tant d’opiniâtreté que le sultan ne put le prendre. Une fois la garnison fit une sortie, et alors il y eut un combat fort sanglant401. Un autre château fit aussi tant de résistance, qu’Abdérame jura dans sa colère qu’il ne goûterait point de vin et n’assisterait à aucune fête avant qu’il l’eût pris. Il fut bientôt délié de son serment; car non-seulement il prit ce château-là, mais il en prit encore un autre402. Vers la même époque sa flotte lui rendit un grand service: elle s’empara de plusieurs vaisseaux qui apportaient des vivres à Ibn-Hafçoun, ce chef étant déjà tellement réduit à l’étroit qu’il devait s’approvisionner en Afrique403.

369Sâlimî (apud Maccarî, t. II, p. 97) cite une pièce de vers qu’il attribue à Camar, et d’où l’on pourrait conclure qu’elle avait le mal du pays; mais ces vers sont évidemment d’un homme, et non pas d’une femme.
370Ibn-Haiyân, fol. 8 v. -11 r., 97 v. -98; Ibn-Adhârî, t. II, p. 130-132; Maccarî, t. II, p. 97.
371Ibn-al-Coutîa, fol. 47 r.
372Ibn-al-Coutîa, fol. 47 r.; Ibn-Haiyân, fol. 4 r., 9 v.
373Ibn-Haiyân, fol. 102 v., 104 r. et v., 105 r., 106 v., 107 v.
374Ibn-Haiyân, fol. 94 v., 95 r.; cf. 12 v., 13 r.; Ibn-al-Coutîa, fol. 47 v.; Ibn-Adhârî, t. II, p. 143; Manuscrit de Meyá.
375Ibn-Haiyân, fol. 13 r., 89 v., 94 v.; Arîb, t. II, p. 145, 146, 147.
376Arîb, t. II, p. 147, 152, 153.
377Voyez les vers qui se trouvent chez Ibn-Haiyân, fol. 105 r.
378Voyez mon Introduction à la Chronique d’Ibn-Adhârî, p. 47-50.
379Ibn-Adhârî, t. II, p. 162.
380Il était né le 14 janvier 891.
381Ibn-Adhârî, t. II, p. 162; Arîb, t. II, p. 163; comparez les deux vers que cite Maccarî, t. II, p. 508.
382En 910 ou dans l’année suivante; voyez Arîb, t. II, p. 153 (cf. p. 150), Ibn-al-Abbâr, p. 97. La date qui se trouve chez Ibn-Adhârî, t. II, p. 132, est erronée.
383Voyez Ibn-Haiyân, fol. 91 v.
384Voyez note D, à la fin de ce volume.
385Ibn-Haiyân, passim.
386Ibn-Khaldoun, fol. 11 r.
387Voyez les vers qui se trouvent chez Ibn-Haiyân, fol. 105 r. et v.
388Vita Beat. Virg. Argenteae, c. 2, 3.
389Ibn-Adhârî, t. II, p. 143.
390Voyez Ibn-Adhârî, Introduction, p. 44 – 62.
391Ibn-Adhârî, t. II, p. 161.
392Ibn-Khaldoun, fol. 12 v.
393Voyez Arîb, t. II, p. 163 et 164.
394Ibn-Haiyân, fol. 81 r.
395Arîb se trompe quand il pense que déjà à cette époque Malaga était la capitale de la province de Regio. Voyez mes Recherches, t. I, p. 322, 323.
396Arîb, t. II, p. 166-169.
397Ibn-Adhârî, t. II, p. 133, 134; Arîb, t. II, p. 169.
398Ibn-Adhârî, t. II, p. 134, 135.
399Khochanî, p. 333, 334.
400Khochanî, p. 336.
401Arîb, t. II, p. 171.
402Akhbâr madjmoua, fol. 116 r. et v.
403Arîb, t. II, p. 171.