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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2

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IX

Le nouveau monarque était un esprit borné, froid et égoïste. On a vu qu’il n’avait témoigné aucune douleur à la nouvelle de la mort de son père, et le fait est que, loin de s’en affliger, il s’en était réjoui. Il ne prenait pas même la peine de déguiser ses sentiments à cet égard. Un soir, après avoir passé une joyeuse journée à Roçâfa, charmante maison de campagne qu’il possédait dans le voisinage de Cordoue, il retournait à la capitale, accompagné de son favori Hâchim. Echauffés par le vin, ils causaient de choses et d’autres, lorsqu’une pensée sinistre traversa tout à coup la tête de Hâchim. «Descendant des califes, s’écria-t-il, que ce monde serait beau, si la mort n’existait pas! – Quelle idée absurde! lui répondit Mohammed; si la mort n’existait pas, est-ce que je régnerais? La mort est une bonne chose; mon prédécesseur est mort, voilà pourquoi je règne216

Les eunuques avaient d’abord repoussé l’idée de lui donner le trône, parce qu’ils le croyaient avare. Ils l’avaient bien jugé. D’abord Mohammed diminua les appointements des employés et la solde des soldats217. Plus tard il renvoya les vieux ministres de son père et donna leurs charges à des jeunes gens sans expérience, à la condition qu’ils partageraient avec lui leurs émoluments218. Tout ce qui touchait aux finances, il le traitait par lui-même avec une exactitude minutieuse et puérile. Une fois, en examinant un compte dont le total s’élevait à cent mille pièces d’or, il chicana les employés du trésor sur cinq sous219. Tout le monde le méprisait ou le haïssait à cause de son avarice220; les faquis seuls, exaspérés au plus haut degré par l’audace des derniers martyrs qui avaient osé blasphémer le Prophète jusque dans la grande mosquée, lui prêtaient leur appui, car ils le croyaient dévot et plein de haine contre les chrétiens. Mohammed remplit parfaitement l’idée qu’ils avaient de lui. Le jour même où il était monté sur le trône, il congédia tous les employés et tous les soldats chrétiens, à l’exception de Gomez, car il connaissait l’indifférence religieuse de cet homme et appréciait ses talents221. Au lieu que ses tolérants prédécesseurs avaient fermé les yeux quand les chrétiens agrandissaient les anciennes églises ou qu’ils en bâtissaient de nouvelles, Mohammed, qui voulait appliquer à cet égard la loi musulmane dans toute sa rigueur, fit détruire tout ce qui avait été bâti depuis la conquête. Afin de complaire à leur maître et de s’insinuer dans sa faveur, ses ministres, outre-passant ses ordres dans l’excès de leur zèle, firent démolir jusqu’à des églises qui existaient depuis trois siècles, et se mirent à exercer contre les chrétiens une cruelle persécution. Alors beaucoup de chrétiens, la plupart à en croire Euloge et Alvaro, abjurèrent le christianisme222. Gomez leur avait donné l’exemple. Depuis plusieurs années il avait été à la tête de la chancellerie, à cause de la longue maladie du chancelier Abdallâh ibn-Omaiya. Après la mort de ce fonctionnaire, ayant appris que le sultan avait dit: «Si Gomez était de notre religion, je le nommerais volontiers chancelier,» il s’était déclaré musulman223 et avait obtenu la dignité qu’il ambitionnait. Tant qu’il avait été chrétien, il n’avait presque jamais assisté à l’office; maintenant il était si exact à toutes ses pratiques de dévotion, que les faquis le proposaient comme un modèle de piété et qu’ils l’appelaient la colombe de la mosquée224.

A Tolède l’intolérance du sultan produisit un tout autre résultat. Trois ou quatre années auparavant, Euloge, en retournant d’un voyage en Navarre, avait séjourné pendant plusieurs jours dans cette ville, où le pieux métropolitain Wistremir lui avait donné l’hospitalité225. Tout porte à croire qu’il avait profité de cette occasion pour exciter la haine des Tolédans contre le gouvernement arabe, en leur traçant un sombre tableau de la malheureuse condition des chrétiens de Cordoue; ce qui est certain du moins, c’est que les Tolédans estimaient fort Euloge et que les martyrs de la capitale leur inspiraient un vif intérêt. Dès qu’ils eurent appris que Mohammed avait commencé à persécuter leurs coreligionnaires, ils prirent les armes, donnèrent le commandement à un des leurs, nommé Sindola226, et, craignant pour la vie de leurs otages à Cordoue, ils s’assurèrent de la personne de leur gouverneur arabe, en faisant savoir à Mohammed que, s’il tenait à la vie de ce gouverneur, il eût à leur renvoyer immédiatement leurs concitoyens. Le sultan le fit, et les Tolédans, de leur côté, rendirent la liberté au gouverneur; mais la guerre était déclarée, et la crainte qu’inspiraient les Tolédans fut si grande, que la garnison de Calatrava se hâta d’évacuer cette forteresse, où elle ne se croyait plus en sûreté. Les Tolédans démantelèrent cette place; mais bientôt après le sultan y envoya des troupes et en fit rebâtir les murailles (853). Puis il ordonna à deux de ses généraux de marcher contre Tolède; mais les Tolédans, après avoir passé les défilés de la Sierra-Morena pour aller à la rencontre de l’ennemi, l’attaquèrent à l’improviste près d’Andujar, le mirent en déroute et s’emparèrent de son camp.

Puisque les Tolédans osaient s’avancer jusqu’à Andujar, la capitale même était menacée. Mohammed, qui sentait que pour sortir du péril il lui fallait prendre des mesures énergiques, rassembla toutes les troupes dont il pouvait disposer et les conduisit lui-même contre Tolède (juin 854). De son côté, Sindola, ne se fiant pas à ses propres forces, chercha des alliés. Il s’adressa au roi de Léon, Ordoño Ier, qui lui envoya immédiatement une armée nombreuse commandée par Gaton, comte du Bierzo227.

 

Le grand nombre de combattants réunis dans la ville semble avoir ôté à Mohammed l’espoir de la soumettre; toutefois il réussit à faire essuyer à ses ennemis un terrible échec. Ayant embusqué le gros de ses troupes derrière les rochers entre lesquels coule le Guadacelete, il marcha contre la ville à la tête d’un corps peu nombreux et fit dresser ses machines de guerre contre les murailles. Voyant qu’un corps si faible semblait vouloir livrer un assaut, les Tolédans, étonnés de l’audace de l’ennemi, engagèrent le comte Gaton à faire une vigoureuse sortie. Gaton saisit avec empressement l’occasion de se signaler qui s’offrait à lui. A la tête de ses propres troupes et des Tolédans, il attaqua les soldats de Mohammed, mais ceux-ci prirent aussitôt la fuite en attirant les ennemis dans l’embuscade. Les Tolédans et les Léonais qui les poursuivaient vivement, se virent tout à coup cernés et attaqués par une nuée d’ennemis. Ils furent massacrés presque tous. «Le fils de Jules228, dit un poète de la cour, disait à Mousâ qui marchait devant lui: «Je vois la mort partout, devant moi, derrière moi, au-dessous de moi»… Les rochers du Guadacelete pleurent en poussant de longs gémissements cette multitude d’esclaves (de renégats) et de non-circoncis.» Les barbares vainqueurs coupèrent huit mille têtes et les mirent en un monceau sur lequel ils montèrent en faisant retentir les airs de leurs hurlements. Plus tard, Mohammed fit placer ces têtes sur les murailles de Cordoue et d’autres villes; il en envoya même quelques-unes à des princes africains229.

Content du succès qu’il avait remporté et certain que désormais les Tolédans, qui, d’après leur propre calcul, avaient perdu vingt mille hommes, ne viendraient pas l’inquiéter à Cordoue, Mohammed retourna vers cette capitale; mais il prit soin de faire harceler les Tolédans tantôt par les gouverneurs de Calatrava et de Talavera, tantôt par son fils Mondhir. En même temps il continuait à opprimer les chrétiens de Cordoue. Il fit démolir le cloître de Tabanos, qu’il regardait avec raison comme le foyer du fanatisme230. Ayant affermé la perception des tributs imposés aux chrétiens, ceux-ci durent payer beaucoup plus qu’auparavant231. Cependant l’ardeur des exaltés ne se ralentit point, et tandis que de soi-disant martyrs continuaient à porter spontanément leur tête au bourreau232, Alvaro et Euloge continuaient à les défendre contre les modérés. Le premier écrivit à cet effet son Indiculus luminosus, le second, son Apologie des martyrs. A Cordoue de tels plaidoyers étaient nécessaires; soumis et patients, les chrétiens de cette ville attribuaient leurs souffrances à la conduite insensée des exaltés bien plus qu’à l’intolérance du sultan. A Tolède au contraire, et dans les villes environnantes, les chrétiens avaient tant de sympathie pour les exaltés, et principalement pour Euloge, que les évêques de cette province, ayant à nommer un métropolitain après la mort de Wistremir, élurent Euloge à l’unanimité; et lorsque le sultan lui eut refusé la permission de se rendre à Tolède, les évêques, persistant dans leur résolution et espérant qu’un jour les obstacles qui s’opposaient à l’arrivée d’Euloge seraient levés, défendirent d’élire un autre métropolitain tant qu’Euloge vivrait233.

Aux propos dénigrants de leurs concitoyens les exaltés pouvaient donc opposer les témoignages de bienveillance et d’estime que leur donnaient les Tolédans. Bientôt après ils purent aussi se prévaloir de l’autorité de deux moines français, qui montrèrent d’une manière non équivoque qu’ils mettaient les martyrs de ce temps-là sur la même ligne que ceux des premiers temps de l’Eglise.

Ces deux moines, qui s’appelaient Usuard et Odilard et qui appartenaient à l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, arrivèrent à Cordoue dans l’année 858. Leur abbé Hilduin les avait envoyés à Valence, afin d’y aller chercher le corps de saint Vincent; mais informés en route que le corps de ce martyr avait été transporté à Bénévent, ils craignaient déjà d’être obligés de retourner chez eux sans reliques, lorsqu’ils apprirent à Barcelone qu’il y avait eu récemment des martyrs à Cordoue. «Il vous sera fort difficile de parvenir jusque-là, leur dit-on; mais si vous y réussissez, vous pouvez être certains qu’on vous cédera quelques reliques.»

A cette époque voyager en Espagne, c’était s’exposer à toutes sortes de hasards et de périls. Souvent même il était tout à fait impossible de le faire. Comme les routes étaient infestées par des brigands, ceux qui voulaient se rendre d’un endroit à un autre devaient aller de compagnie et former une caravane; mais les communications étant peu fréquentes, l’occasion de le faire se présentait rarement, et quand les deux moines, qui avaient résolu de braver tous les périls pourvu qu’ils pussent obtenir des reliques, arrivèrent à Saragosse, huit ans s’étaient écoulés sans qu’une caravane fût partie de cette ville pour Cordoue. Heureusement pour eux, le hasard voulut que, dans ce temps-là, une caravane s’apprêtât à se mettre en route. Ils s’y joignirent. Les chrétiens de la ville, persuadés que toute la caravane serait massacrée en traversant quelque gorge étroite dans les montagnes, pleuraient en leur disant adieu; mais l’événement ne justifia point leurs craintes; les deux moines en furent quittes pour les fatigues et l’ennui de la route, et arrivèrent sains et saufs dans la capitale de l’empire musulman, où un diacre de l’église de saint Cyprien leur donna l’hospitalité. Les efforts qu’ils firent pour obtenir des reliques demeurèrent longtemps infructueux. Un personnage influent qui leur portait beaucoup d’intérêt, Léovigild, surnommé Abadsolomes, avait demandé pour eux celles d’Aurelio et de Georges, qui se trouvaient dans le cloître de Pinna-Mellaria234; mais les moines de ce cloître y tenaient tant que, sans avoir égard aux ordres formels de l’évêque Saül, ils refusèrent de les céder aux Français; il fallut que l’évêque vînt en personne pour les y contraindre, et même alors ils soutinrent qu’il n’avait pas le droit de les priver de ces reliques.

Après avoir passé presque deux mois à Cordoue, Usuard et Odilard se remirent en route pour retourner dans leur patrie, en emportant avec eux un énorme paquet muni du sceau de l’évêque et adressé au roi Charles-le-Chauve; car on voulait faire croire aux musulmans que ce paquet, qui contenait les corps d’Aurelio et de Georges, ne contenait que des présents destinés au roi de France. Cette fois le voyage fut moins difficile et moins périlleux. Le sultan allait conduire une armée contre Tolède, et comme tous les régiments, à l’exception de ceux qui devaient tenir garnison dans la capitale, avaient reçu l’ordre de se mettre en marche, les Français purent aisément se joindre à un de ces corps. Dans le camp ils retrouvèrent Léovigild, qui les conduisit jusqu’à Tolède. De là jusqu’à Alcalá de Hénarès, la route était sûre, car à l’approche de l’armée, les seigneurs, moitié brigands, moitié guerrillas, qui d’ordinaire dévalisaient les voyageurs, avaient tous quitté leurs châteaux pour venir chercher un asile derrière les murailles de Tolède. De retour en France, les deux moines déposèrent les reliques, qui, pendant le voyage, avaient déjà opéré une foule de miracles, dans l’église d’Esmant, village qui appartenait à l’abbaye de Saint-Germain et qui servait alors de retraite à la plupart des moines, leur cloître ayant été brûlé par les Normands. Transportées plus tard à Saint-Germain, ces reliques furent exposées à la vénération des fidèles de Paris, et elles inspirèrent tant d’intérêt à Charles-le-Chauve, qu’il chargea un nommé Mancio d’aller à Cordoue, afin d’y recueillir des renseignements précis sur Aurelio et Georges235.

L’expédition contre Tolède, qui avait fourni aux deux moines français l’occasion de retourner dans leur patrie, eut un résultat conforme aux vœux du sultan. Il recourut de nouveau à un stratagème. Ayant fait occuper le pont par ses troupes, il en fit miner les piles par ses ingénieurs, sans que les Tolédans s’en aperçussent; puis, les ingénieurs ayant presque achevé leurs travaux, il fit rétrograder ses troupes en attirant les ennemis sur le pont. Le pont s’écroula tout d’un coup et les soldats tolédans trouvèrent la mort dans les flots du Tage236.

Si quelque chose pouvait égaler la douleur que ce désastre causa aux Tolédans, c’était la joie qu’on en ressentait à la cour, où l’on avait la coutume de s’exagérer des succès qui n’avaient rien de décisif. «L’Eternel, disait un poète, ne pouvait laisser exister un pont bâti pour porter des escadrons de mécréants. Privée de ses citoyens, Tolède est morne et déserte comme un tombeau237

 

Peu de temps après, Mohammed trouva aussi l’occasion de se débarrasser de son ennemi mortel à Cordoue.

Il y avait alors dans la capitale une jeune fille nommée Léocritia. Née de parents musulmans, mais secrètement instruite des mystères de la religion chrétienne par une religieuse de sa famille, elle avait enfin avoué à ses parents qu’elle s’était fait donner le baptême. Ses parents indignés, après avoir tâché en vain de la ramener par la douceur au giron de l’islamisme, se mirent à la maltraiter. Battue jour et nuit, et craignant d’ailleurs d’être publiquement accusée d’apostasie, Léocritia fit demander un asile à Euloge et à sa sœur Anulone. Euloge, qui sentait peut-être se réveiller dans son cœur le souvenir de Flora, à laquelle Léocritia ressemblait sous plusieurs rapports, lui fit répondre qu’il la cacherait aussitôt qu’elle aurait réussi à s’évader. Là était la difficulté; Léocritia sut la vaincre à force de ruse. Elle feignit d’avoir renié la religion chrétienne et surmonté son dégoût pour les plaisirs mondains; puis, quand elle vit ses parents rassurés et tranquilles, elle sortit un jour fort parée, en disant qu’elle allait à une noce; mais au lieu d’aller à la noce, elle vint trouver Euloge et Anulone, qui lui indiquèrent la demeure d’un de leurs amis pour lui servir d’asile.

Quoique ses parents, assistés de la police, la fissent chercher partout, Léocritia réussit d’abord à se dérober à leurs poursuites; mais une fois, ayant passé le jour auprès d’Anulone, qu’elle aimait beaucoup, le hasard voulut que le serviteur chargé de la reconduire pendant la nuit, n’arrivât qu’au moment où le jour commençait déjà à poindre, de sorte que, craignant d’être reconnue, elle résolut de rester chez Anulone jusqu’à la nuit suivante. C’est ce qui la perdit. Ce jour-là le cadi fut averti par un espion ou par un traître que la jeune fille qu’il cherchait se trouvait dans la demeure de la sœur d’Euloge. D’après ses ordres, des soldats cernèrent cette demeure, arrêtèrent Léocritia de même qu’Euloge qui se trouvait auprès d’elle, et les menèrent devant le cadi. Interrogé par ce dernier pourquoi il avait caché cette jeune fille, Euloge lui répondit: «Il nous a été ordonné de prêcher et d’expliquer notre religion à ceux qui s’adressent à nous. Cette jeune fille a voulu se faire instruire par moi dans notre religion; j’ai répondu à son désir du mieux que j’ai pu, et j’en agirais de même avec vous, cadi, si vous me faisiez la même demande.»

Comme le prosélytisme, dont Euloge s’avouait coupable, n’était pas un crime capital, le cadi se contenta de le condamner à recevoir des coups de fouet. Dès ce moment, le parti d’Euloge était pris. Peut-être y avait-il plus d’orgueil que de courage dans sa résolution, mais il jugea que pour un homme tel que lui, il valait cent fois mieux sceller de son sang les principes qu’il avait professés pendant toute sa vie, que de subir un châtiment ignominieux. «Prépare et aiguise ton glaive! cria-t-il au cadi; fais-moi rendre mon âme à mon créateur; mais ne crois pas que je laisserai déchirer mon corps à coups de verges!» Après quoi il vomit un torrent d’imprécations contre Mahomet. Il croyait qu’il serait condamné immédiatement au dernier supplice; mais le cadi, qui respectait en lui le primat élu d’Espagne, n’osa prendre sur lui une si grande responsabilité et le fit conduire au palais, afin que les vizirs décidassent de son sort.

Quand Euloge eut été introduit dans la salle du conseil, un des hauts dignitaires de l’Etat, qui le connaissait beaucoup et qui voulait le sauver, lui adressa ces paroles: «Je ne m’étonne pas, Euloge, que des maniaques et des idiots viennent sans nécessité porter leur tête au bourreau; mais vous qui êtes un homme sensé et qui jouissez de l’estime générale, comment pouvez-vous imiter leur exemple? Quelle démence vous pousse et qu’est-ce qui peut vous faire haïr la vie à ce point? Ecoutez-moi, je vous en supplie: cédez en ce moment à la nécessité; prononcez une seule parole; rétractez ce que vous avez dit devant le cadi; dans ce cas, nous vous en répondons, mes collègues et moi, vous n’aurez rien à craindre.»

Le sentiment qu’exprimaient ces paroles était celui de tous les hommes éclairés de la société musulmane; ils avaient pitié des fanatiques bien plus qu’ils ne les haïssaient, et ils regrettaient que, pour obéir à la loi, ils dussent faire mourir sur l’échafaud des malheureux qu’ils regardaient comme des aliénés. Peut-être Euloge, qui jusque-là n’avait point éprouvé lui-même la soif du martyre, bien qu’il eût engagé tant d’autres à le rechercher, et qui à tout prendre était un chef de parti ambitieux plutôt qu’un fanatique, sentait-il en ce moment que les musulmans étaient moins barbares qu’il ne l’avait cru; mais il sentait en même temps qu’il ne pouvait se dédire sans s’exposer au juste mépris de son parti. Il répondit donc comme les autres martyrs, ses disciples, avaient répondu dans des circonstances analogues, et malgré qu’ils en eussent, les vizirs furent forcés de le condamner à la mort. On le mena au supplice à l’instant même. Euloge montra une grande résignation. Un eunuque l’ayant frappé sur la joue, le prêtre, prenant à la lettre un précepte bien connu de l’Evangile, lui tendit l’autre en disant: «Frappez aussi celle-ci;» ce que l’eunuque ne se fit pas dire deux fois. Ensuite il monta sur l’échafaud avec une grande fermeté de courage, fléchit les genoux, leva les mains au ciel, fit le signe de la croix, prononça à voix basse une courte prière, mit sa tête sur le billot et reçut le coup fatal (11 mars 859). Quatre jours plus tard, Léocritia, convaincue d’apostasie, mourut aussi sur l’échafaud238.

Le supplice du primat élu causa une émotion profonde, non-seulement à Cordoue, où l’on se raconta bientôt une foule de miracles opérés par les restes du Saint, mais dans toute l’Espagne. Plusieurs chroniques du nord de la Péninsule, qui ne disent presque rien de ce qui arriva à Cordoue, indiquent avec la plus grande précision l’année et le jour du supplice d’Euloge, et vingt-quatre ans plus tard, Alphonse, roi de Léon, en concluant une trêve avec le sultan Mohammed, stipula entre autres clauses que les restes de saint Euloge et de sainte Léocritia lui seraient remis.

Privés de leur chef, les exaltés continuèrent encore quelque temps à blasphémer Mahomet, afin de mourir sur l’échafaud239; mais peu à peu, comme tout s’use à la longue, l’enthousiasme singulier qui, pendant plusieurs années, avait régné à Cordoue, subit la commune loi, et, au bout de quelque temps, il n’en restait plus que le souvenir.

On entrait d’ailleurs dans une période nouvelle. Les renégats et les chrétiens des montagnes de Regio s’insurgèrent. Cette révolte, déjà très-formidable en elle-même, fut accompagnée ou suivie de celle de presque toute la Péninsule, et fournit aux chrétiens de Cordoue l’occasion de montrer d’une autre manière leur haine du nom musulman.

216Ibn-Adhârî, t. II, p. 114.
217Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 5.
218Ibn-al-Coutîa, fol. 29 r.
219Ibn-Adhârî, t. II, p. 109.
220Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 5.
221Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 1, 2.
222Euloge, Memor. Sanct., L. II, c. 16; L. III, c. 1, 3; Alvaro, Vita Eulogii, c. 12.
223D’après Euloge (Memor. Sanct., L. III, c. 2), Gomez aurait apostasié pour rentrer en possession de son emploi, que le sultan lui avait ôté; mais j’ai cru devoir suivre Ibn-al-Coutîa (fol. 34 r.).
224Euloge, loco laud.; Khochanî, p. 293. – Gomez semble avoir conservé son nom chrétien, mais son fils, qui était aussi employé dans la chancellerie et qui mourut en 911, portait celui d’Omar. Arîb, t. II, p. 153 (Omar ibn-Gomez al-câtib).
225Euloge, Epist., p. 330.
226C’est ainsi que je crois devoir prononcer le nom qu’Ibn-Adhârî (t. II, p. 97) écrit, sans ajouter les voyelles, Chndlh (Chindolah). Le ch des Arabes répond à l’s des Latins, et le nom propre Sindola se trouve, par exemple, dans un document latin de l’année 908 (apud Villanueva, Viage literario á las iglesias de España, t. XIII, p. 238). C’est probablement le même mot que Suintila (nom que portait un roi visigoth) ou Chintila, comme on trouve dans une charte de 912 (Esp. sagr., t. XXXVII, p. 316).
227D’après Ibn-Adhârî, ce Gaton aurait été le frère d’Ordoño Ier. Aucun document latin ne vient à l’appui de cette assertion; mais il est certain que celui qui était alors comte du Bierzo s’appelait Gaton; voyez Florez, Reynas, t. I, p. 79 et Esp. sagr., t. XVI, p. 31, 119. – D’après Ibn-Khaldoun, le roi de Navarre aurait aussi envoyé des troupes au secours de Tolède.
228C’était sans doute le nom d’un chef chrétien, tandis que Mousâ était celui d’un chef de renégats.
229Ibn-Adhârî, t. II, p. 96 – 98, 114, 115; Nowairî, p. 463; Ibn-Khaldoun, fol. 9 r.
230Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 10.
231Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 5.
232Voyez le IIIe Livre du Memor. Sanct. et l’Apologia Martyrum.
233Alvaro, Vita Eulogii, c. 10.
234Ce cloître était bâti sur une montagne où il y avait des ruches. De là son nom, qui signifie rocher de miel. Voyez Euloge, Memor. Sanct., L. III, c. 11.
235Aimoin, De translatione SS. Martyrum (dans l’Esp. sagr., t. X, p. 534 – 565).
236Ibn-Adhârî, t. II, p. 98, 99. Cf. Nowairî, p. 463; Ibn-Khaldoun, fol. 9 r.
237Vers d’Abbâs ibn-Firnâs, apud Maccarî, t. I, p. 101.
238Alvaro, Vita Eulogii, c. 13 – 16.
239Voyez Samso, L. II, c. 9.