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Henri devait être toute sa vie, et jusque dans sa manière de mourir, un de ces caractères sans partage, à l’emporte-pièce, auxquels est innée l’horreur des demi-mesures, des «à peu près», comme de la ruse et de l’imprécision; une âme ouverte, pensant tout haut, et se laissant toucher jusqu’au fond, au premier abord. Elevé dans l’indifférence, il eût fait un Paul de Tarse redoutable. Donné à Dieu, il ne pouvait que devenir un «Apôtre des nations», un passionné de la vérité, de la vertu, du salut des âmes.

Dans les premiers siècles de l’Eglise, les évêques de sa trempe étaient canonisés par la voix du peuple, qui est l’une des voix de Dieu.

Il se livra, de toute son ardeur, à ses études, sur les bancs de l’école apostolique (juniorat des Oblats), qui s’ouvrait alors à Notre-Dame des Lumières, et, de là, au travail spécial de sa perfection, au noviciat de Notre-Dame de l’Osier.

Le 8 novembre 1846, il arrivait à Saint-Boniface, n’étant encore promu qu’aux ordres mineurs. Mgr de Mazenod n’avait pu le retenir davantage au scolasticat de Marseille, tant son impatience était vive d’aller «aux missions sauvages.»

Le 8 mai 1847, il recevait l’onction sacerdotale des mains de Mgr Provencher.

Le Père Faraud débuta par des courses dans la prairie. Mais la prairie était trop bornée pour lui.

Ainsi arriva-t-il, en 1848, à l’Ile à la Crosse, chez M. Laflèche et le Père Taché.

L’Extrême-Nord était devant ses pas, l’appelant de son immensité.

Il s’y élança, en 1849, pionnier de son futur vicariat d’Athabaska-Mackenzie.

Rien ne semblait manquer au Père Faraud pour aller établir les chrétientés nouvelles. En un hiver et un printemps, il avait appris le cris et le montagnais. Il aimait les sauvages des bois, dont il avait rapidement compris les mœurs et les dispositions natives; et les sauvages le lui rendaient en affectueuse confiance. Sa culture, sa distinction, son tact l’accréditaient auprès de l’omnipotente Compagnie de la Baie d’Hudson. Tout était à construire par le travail manuel, presque sans outils, sous des températures effroyables; mais il était d’une force herculéenne, et son habileté à manier le bois et à défricher les forêts n’avait point d’égale dans le pays. En présence d’un abatis à équarrir, d’une maison à dresser, d’un champ à retourner, tel fut toujours son calcul: «Cet ouvrage occuperait un homme quatre jours, donc je le ferai en deux.» Il le faisait quelquefois en moins de temps.

Il construisit les premières bâtisses de toutes les missions du lac Athabaska, du Grand Lac des Esclaves et de la rivière la Paix.

Pendant les quinze ans qu’il fut simple prêtre, il parcourut ces régions, soit en canot, soit en raquettes, fondant coup sur coup les missions de la Nativité, de Saint-Joseph, du Fort Vermillon, de Dunvégan, et visitant dans les bois les divers camps indiens.

Sa résidence, durant cette période, —résidence, en langage de missionnaire du Nord, prêtre ou évêque, veut dire: pied-à-terre, base de voyages, lieu où l’on est censé demeurer; mais où l’on demeure moins, parfois, que partout au dehors, à cent lieues à la ronde – la résidence principale du Père Faraud, avant son élévation à l’épiscopat, fut le lac Athabaska. Il écrivait, en 1859:

Depuis dix ans que je suis à Athabaska, j’ai vu mon rêve de progrès matériel presque réalisé. La première année, je construisis une maison et une chapelle. La deuxième, je transformai les marais en champs et jardins. La troisième, je bâtis une nouvelle église, une nouvelle maison, une cuisine, une étable, une autre maison pour les engagés de la mission. J’entrepris enfin une grande église, qui, sur cette plage, peut passer pour un véritable monument, et que j’avais terminée après quatre ans de travail.

Mais ces années de voyages, travaux et misères avaient eu raison de la santé du Père Faraud. Lui, si indomptable jadis, le voici réduit à ne plus se soutenir que par la résignation chrétienne. Les peines de l’âme, s’ajoutant aux souffrances du corps, le portent à reprendre le projet, qu’il avait autrefois conçu, de ne s’occuper que de sa propre sanctification dans quelque solitude. Du fort Vermillon, rivière la Paix, 15 mai 1860, il ouvre son âme à Mgr Taché:

Le moment n’est-il pas venu aujourd’hui de dire adieu au Nord? Ce n’est plus seulement une jambe qui me fait mal (il avait contracté une sciatique dont il devait souffrir toujours); mais les deux jambes, les deux bras, la poitrine, les reins et la tête. A planta pedis usque ad verticem capilis, je ne suis plus que rhumatisme. Ces douleurs ont augmenté progressivement, et tendent à s’aggraver davantage.

…Je vous dirai maintenant un secret qui vous expliquera bien des singularités apparentes de ma conduite. Un dégoût universel naquit chez moi, il y a longtemps, pour tout ce qui n’est pas Dieu, et ne tend directement à sa gloire. J’avais pris la résolution de m’enfermer à tout jamais dans un cloître, et de me retirer dans un désert, où je n’aurais qu’à m’entretenir avec Dieu et où il serait le témoin unique de mes actions. Je me préparai par la prière, par le jeûne, par la mortification, à cet acte d’où devait dépendre mon éternité. Or, un jour, en lisant les psaumes, je fus frappé de ces paroles: zelus domus tuæ comedit me– le zèle de votre maison me dévore. – J’en tirai incontinent la conclusion qu’il serait peut-être plus dans les desseins de Dieu que je consacre les premières années de ma vie religieuse à un ministère public, pour y travailler au salut des autres, et que je me retire plus tard dans un monastère. Ce fut la résolution que je pris dès le moment, me proposant de travailler au salut de mon prochain, sans négliger ma propre perfection. Mais je me connaissais moi-même. Je savais que je n’étais pas homme à faire deux choses à la fois. Jusqu’à mon arrivée à Athabaska, j’avais tenu bon. Mais là, occupé de mille choses extérieures, n’ayant jamais assez de temps pour me recueillir, je me trouvai, malgré moi, de plus en plus éloigné de la piété; mon cœur devint sec et aride; j’étais si étranger à moi-même, j’avais si peu de goût pour les choses de Dieu que j’en tirai la conclusion que je devais être bien éloigné de Dieu, et comme je faisais de vains efforts pour m’en rapprocher, de là naquit une profonde tristesse qui a duré pendant huit ans consécutifs. Pour vous dire le tout, j’avais entretenu, jusqu’à il y a quelques semaines, le dessein de retourner en France pour me faire trappiste ou chartreux, comme c’est notre droit. Or, il arriva qu’un soir, tandis que je renouvelais mes vœux d’Oblat de Marie Immaculée, une bonne petite Mère que j’avais là, sur la table de ma pauvre maisonnette, sembla me reprocher de vouloir quitter la société qui lui était spécialement dévouée, après avoir promis, tous les jours, pendant dix-neuf ans, d’y persévérer jusqu’à la mort. Je fus si frappé de cette réflexion, qu’après avoir pleuré abondamment, aux pieds de ma petite statue, je renonçai franchement au projet que je nourrissais dans mon esprit depuis si longtemps…

Pendant que le Père Faraud se désolait ainsi, à la manière des saints, de ses infirmités et aridités, soupirant après le repos de son âme en Dieu, un projet bien différent s’ourdissait entre Mgr Taché et Mgr Grandin, son coadjuteur, réunis à l’Ile à la Crosse, en 1860.

Les deux évêques jugeaient le temps venu de scinder le diocèse de Saint-Boniface, en constituant le vicariat d’Athabaska-Mackenzie. L’un et l’autre connaissaient l’état de ruine où se lamentait le Père Faraud; et tout, de ce côté, devait les détourner de songer à lui. Ils s’accordèrent cependant à le proposer au Souverain Pontife.

Cela fait, Mgr Grandin partit pour l’Extrême-Nord, avec l’ordre de Mgr Taché d’envoyer le Père Faraud du lac Athabaska à l’Ile à la Crosse, sous le prétexte de lui procurer de meilleurs soins, mais en réalité pour qu’il se trouvât à la portée du coup qui le menaçait.

Le Père Faraud revint donc «au cher nid de son enfance apostolique», quoique plus désolé que jamais de sa «décrépitude prématurée», comme il s’en exprimait.

Il était là depuis dix-huit mois, travaillant et souffrant toujours, lorsqu’il reçut de Mgr Taché ces lignes, datées du 4 mars 1863:

«On vient de détacher de mon diocèse les districts d’Athabaska et de la rivière Mackenzie, pour en faire un vicariat apostolique à part. Notre Saint-Père le Pape Pie IX connaît votre état et veut que vous en soyez le premier évêque. Sa conviction est – et la mienne aussi – que Dieu fera un miracle pour vous guérir, afin que vous puissiez mener à bonne fin dans le Nord une œuvre à laquelle vous avez mis la première main, et que vous avez continuée avec tant de courage. Soumettez donc votre tête altière au joug, et ne me gardez pas de rancune, si j’ai contribué pour ma part à votre promotion. Plus que tout autre, je suis convaincu que vous êtes l’homme choisi de Dieu pour cette œuvre. Faites taire vos appréhensions et mettez-vous sur l’autel du sacrifice.»

Les bulles de Mgr Faraud (13 mai 1862) lui conféraient le titre d’évêque d’Anemour et de vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie.

La «tête altière» faillit ne pas se courber. Il se persuadait que l’on avait commis une erreur capable de compromettre à jamais les missions du Nord. Il partit pour Saint-Boniface, décidé à secouer le joug. Mgr Taché ne réussit pas à lui faire prononcer son fiat. Il ne put que le décider à se rendre à Montréal afin de consulter Mgr Bourget, dont le renom de sainteté était universel.

De Montréal, l’élu écrit à Mgr Taché:

«J’exposai naïvement et simplement mes peines, mes craintes et mes alarmes au saint Evêque, qui me dit: «Tout le monde est convaincu que vous seul, pour le moment, pouvez faire marcher les affaires dans ces difficiles missions; n’accepteriez-vous que pour trois ou quatre ans, mon avis est que vous le devriez.» J’avoue que, sans ces paroles, jamais je n’aurais ployé la tête. Les paroles des saints ont une autorité, une onction qui opère des prodiges.»

 

Autant la crainte des responsabilités l’avait abattu, autant la détermination de les porter ranima Mgr Faraud:

« – On me veut évêque. C’est bien. Je le serai, et non pas à demi!»

Immédiatement, il fit voile pour la France, résolu à n’en point revenir avant d’avoir reçu la consécration épiscopale, d’avoir trouvé ressources et sujets pour son vicariat, et même d’avoir obtenu du Pape un auxiliaire.

Tout ce programme était rempli, lorsqu’il reprit la mer pour l’Amérique, en avril 1865, avec les Pères Génin, Tissier, Leduc, et les Frères Lalican, Hand et Mooney. Il emportait aussi secrètement les bulles de son futur auxiliaire, obtenues dans les conditions que nous verrons plus loin.

Il avait été sacré, le 30 novembre 1863, par Mgr Guibert, O. M. I. sur le tombeau de saint Martin, l’apôtre des Gaules, dont il avait pris la devise, devise qu’il devait si admirablement honorer: Non recuso laborem. Je ne refuse pas le travail.

En juillet 1865, vingtième anniversaire exactement de l’arrivée de M. Thibault, en ce même lieu, pour «l’heure de Dieu», Mgr Faraud atteignait le Portage la Loche, limite sud de sa juridiction. Sur l’adieu à son «ami d’enfance apostolique» prenant possession de son héritage, Mgr Taché voulut achever son livre des Vingt Années de Missions:

…Mgr Faraud, arrivé à ces hauteurs du Portage la Loche, salua, d’un côté, le diocèse de Saint-Boniface, auquel il n’appartenait plus, mais où il avait, lui aussi, porté le poids de la chaleur et du jour… De l’autre côté, l’Evêque d’Anemour voyait plus que la terre promise: c’était la terre donnée, la portion de son héritage et de son calice: terre de travail; mais le prélat, fidèle à la devise qu’il a choisie avec tant d’à-propos et de générosité, répétait volontiers: Non recuso laborem…

Un vicariat apostolique auprès du Pôle nord, ce n’est pas l’idéal de ce que l’homme ambitionne d’ordinaire, mais bien la parfaite réalisation des vœux de ceux qui ont été appelés à la vie religieuse par la méditation de la sublime maxime: Evangelizare pauperibus misit me. —Il m’a envoyé évangéliser les pauvres…

Depuis que nous sommes entrés dans la lice, tous nos efforts ont été confondus. En nous séparant aujourd’hui, bien-aimé Seigneur, nous n’en serons que plus unis, puisque non seulement nous poursuivrons le même but, mais q’une égale responsabilité va désormais peser sur chacun de nous.

En vous remettant cette portion de la vigne du Seigneur que le Souverain Pontife vous a confiée, et que j’administre depuis douze ans, par moi-même ou par notre commun ami, Mgr Grandin, je ne puis qu’éprouver une profonde émotion et une vive sympathie. Je ne vous dissimulerai pas non plus, et l’expérience permet de vous le dire, que les splendeurs et la pompe qui entourent la dignité épiscopale n’en écartent ni les soucis ni les douleurs. Vous vous surprendrez plus d’une fois à regretter les heureux jours que nous avons coulés ensemble, lorsque nous n’étions que prêtres missionnaires, et que ni l’un ni l’autre de nous n’avait le plus léger soupçon qu’il pût un jour échanger la croix de l’Oblat pour celle du Pontife…

Séparons-nous, Monseigneur, pour donner à Dieu et à la partie de son église qui nous est échue en partage le peu qui nous reste de force et d’énergie. Voyez avec quelle ardente et légitime impatience vous êtes attendu par tous nos frères de l’Athabaska et du Mackenzie. Ils vous appellent de tous leurs vœux. Les tribus qu’ils évangélisent soupirent après votre arrivée, comme après une époque de grâce et de sanctification. Allez inaugurer l’ère nouvelle que le Seigneur, dans son infinie miséricorde, réserve aux infortunés habitants de ces lointaines et arides régions. Adieu, cher ami. Oui, soyons à Dieu, pour que les peuples qu’il nous a confiés soient aussi à lui!

Mgr Faraud reprit sa vie voyageuse, malgré ses infirmités croissantes, pendant quatre ans.

Sur la rivière la Paix, il alla jusqu’au fort Saint-Jean, au pied des montagnes Rocheuses. Sur le fleuve Mackenzie, il meubla le pauvre couvent bâti par Mgr Grandin, le Père Grouard et le Frère Alexis, et qui devait recevoir les Sœurs Grises. Lui-même se rendit au-devant des religieuses, afin de les conduire, par les rapides et les grands lacs, du lac la Biche au fort Providence. Il demeura deux ans à cette mission, afin de soutenir les premiers efforts des vaillantes ouvrières et de nourrir leurs premiers orphelins.

A cette date, 1869, remettant le soin des voyages à son auxiliaire, Mgr Clut, il vint se placer – nous savons pourquoi – au poste fixe de son long dévouement: le lac la Biche.

Au lac la Biche, il resta vingt ans, luttant par la résignation contre une souffrance continuelle, et gouvernant ses missions, à la méthode des évêques du Nord, par la vigilance sur les transports, par les travaux manuels, par les correspondances avec les missionnaires.

Ce fut durant cette période que Mgr Faraud établit le vicariat sur des assises, restées intactes jusqu’aujourd’hui.

Comme Mgr Taché, il était né administrateur. Au point de vue temporel, le principal dans un pays où tout est l’enjeu de la lutte pour la vie, il ne se départit jamais des seuls principes de la sauvegarde: économie et ressources assurées avant la dépense. Il ne dormait pas qu’il n’eût retracé, dans les comptes, jusqu’à l’emploi du dernier sou. L’incertitude est une triste base d’opération, disait-il. Je n’en veux pas. Aussi abhorrait-il les dettes et la spéculation. A ceux qui l’eussent poussé vers les hasards, il répondait par le prius supputat sumptuscalculer d’avance ce qu’il en coûtera– de l’Evangile. Redoutant les catastrophes toujours prêtes à engloutir ses œuvres, il parvint à constituer la réserve du vicariat.27

L’administration apostolique, qui répartit les sujets et dirige leurs travaux, ne le cédait en rien à l’administration temporelle. Mgr Taché, à la mort de Mgr Faraud disait:

– Le vicariat d’Athabaska-Mackenzie est le mieux organisé que je connaisse.

Les directions intimes que donnait Mgr Faraud à ses fils sont affaires de famille. Retenons qu’elles en firent des religieux et des apôtres exemplaires. Le secret profond de son succès peut cependant être révélé: il aimait ses missionnaires. Il les aimait maternellement et surnaturellement, ainsi qu’il le redisait souvent, en soulignant ces expressions, dans ses lettres. Sur le soir de sa vie, accablé de ses douleurs, n’en pouvant plus, il écrivait encore:

Ce que je voudrais avant tout faire crier à son de trompe, c’est que je vous aime tous d’une tendresse maternelle. Cette affection, entée sur le Cœur de Jésus, foyer ardent et source intarissable de l’éternelle charité, centuple mes forces. L’homme naturel me crie: «C’est assez, dépose ton fardeau!» Et le surnaturel: «La mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure et de se donner sans limites!» En avant donc, tant qu’il plaira à Dieu!28.

Il possédait excellemment la qualité des supérieurs dans lesquels doit se réfugier l’amour jaloux des mères. Il savait reprendre ses enfants, dans le tête-à-tête, s’il en était besoin. Mais devant l’étranger il les défendait de toute son âme. Du coup, ils étaient tous parfaits, et nul ne s’avisait deux fois de trouver à redire, en sa présence, sur quiconque d’entre eux.

Il pratiquait aussi l’art, si utile à ceux qui commandent, de faire plaisir dans les petites choses. Il eut à demander, aux mauvaises années, des sacrifices surhumains, des privations très dures sur des articles nécessaires, qu’il ne pouvait acheter; mais, dans l’envoi, ainsi tronqué, il glissait une petite friandise, très peu coûteuse, comme un sachet de sucre pour le thé des jours de fête, un cigare pour ceux qui fumaient, quelques gouttes de cognac pour ceux «du midi»; et le destinataire fondait d’attendrissement, en trouvant la douceur inattendue, dans son pauvre ballot.

Si l’affection «maternelle» de Mgr Faraud eut des préférences, elles furent pour les humbles missionnaires coadjuteurs, les frères convers. Chaque fois qu’il les revoyait, il les étreignait «à les étouffer», sur sa large poitrine.

La plupart de nos vieux frères du Nord reçurent de lui leur formation spirituelle et professionnelle. On les distingue toujours. Il leur infusa quelque chose de son ardeur dévouée, se donnant tout entière dans un ouvrage, dans un exercice de piété, aussi bien que dans une récréation accordée: age quod agisfais ce que tu fais.

La première question qu’il posait à ces jeunes gens, arrivant de France ou du Canada, était:

– Savez-vous travailler le bois?

Si oui, il les utilisait bientôt. Si non, il se faisait leur professeur en menuiserie. Avec eux, il défrichait les forêts, cultivait les champs, prenant toujours pour lui le plus rude de la besogne, car ses douleurs lui laissaient ordinairement l’usage de sa force athlétique. Il en initia quelques-uns à la reliure et à l’imprimerie des livres sauvages.

La journée du travail des mains finie, il les réunissait afin de leur apprendre les principes de la vie spirituelle et de tremper leur âme pour les combats du Nord.

Le plus grand chagrin de la vie de Mgr Faraud lui vint de la mort tragique d’un frère convers, le Frère Alexis Reynard. Il s’écriait, en recevant ses restes:

 

« – Est-ce bien là, ô mon Dieu, ce compagnon si fidèle et si dévoué de mes durs labeurs? Ce saint qu’on aimait et qu’on vénérait, en le voyant; cette âme pure et candide qui attirait votre grâce sur toutes nos missions et sur nous! S’il fallait du sang pour assurer le succès de notre œuvre apostolique, vous ne pouviez pas en choisir de plus pur!..»

C’était en juillet 1875. Le Frère Alexis venait du lac Athabaska au lac la Biche, afin d’y prendre de jeunes missionnaires et de les conduire dans le Nord. Par des circonstances qu’il serait trop long d’exposer ici, le frère fut amené à faire, à pied, les 200 kilomètres qui vont du fort Mac-Murray au lac la Biche. Ils étaient trois: lui-même, une orpheline, mise par Mgr Clut sous sa protection, et un métis iroquois, venu autrefois du bas Canada, comme rameur de la Compagnie, et qui avait capté la confiance des missionnaires. Au confluent de la rivière des Maisons et de la rivière Athabaska, l’Iroquois tua d’un coup de fusil le Frère Alexis, et le dévora en partie. Quelques ossements furent retrouvés là, sous le sable. De l’orpheline, on n’apprit jamais rien. L’Iroquois fut tué, une nuit, par un camp de Cris, qu’il essayait de voler.

Les missionnaires considèrent le Frère Alexis comme un martyr de la chasteté, à l’exemple de saint Jean-Baptiste.

De ce deuil, Mgr Faraud ne se consola jamais:

– La vie du Frère Alexis est assez sainte pour qu’on l’écrive, disait-il.

Au lac la Biche, le vicaire apostolique continua de se dévouer aux sauvages et métis, avec le même zèle qu’au temps de sa jeunesse voyageuse. Les longues conversations que ces grands enfants venaient lui tenir ne lassaient pas sa patience. Il les soulageait dans leurs misères corporelles. Le missionnaire du Nord doit se faire médecin pour ses malades. Médecin, Mgr Faraud le fut par aptitude naturelle comme par charité. Il tenait, et non sans succès, pour l’homéopathie, qui prône moins d’encombrants remèdes.

Il soigna surtout les âmes. Ses catéchismes aux enfants et aux néophytes ne chômaient pas de toute l’année. Le dimanche, il prêchait matin et soir, en trois langues: montagnais, cris et français. Son grand signe de croix, lent, recueilli, est resté célèbre.29

L’évêque des sauvages, qui se donnait si entièrement à ses missionnaires et à ses Indiens, trouvait encore le temps d’entretenir, en conteur charmant, les hommes de la société blanche, traiteurs ou touristes du lac la Biche, gens de haute culture de Saint-Boniface, de France, d’Angleterre, qui se présentaient chez lui. En quelques minutes, il se familiarisait avec son étranger, et la conversation n’avait garde de languir. Son franc regard s’emparait de l’interlocuteur; et son coup de poing, moins académique peut-être que convaincu, s’abattait bientôt sur la table, pour souligner, de concert avec sa grosse et brusque voix, le point de départ des discussions:

– C’est un fait! disait-il. C’est du fait qu’il nous faut conclure!

La vie de missionnaire est l’école des sciences pratiques, expérimentales, les seules de ce monde.

De sa réclusion au lac la Biche, Mgr Faraud ne sortit que trois fois: la première, en 1872-1874, pour aller mendier en Europe la subsistance de ses missions; la seconde, en 1879-1880, pour une visite générale de son vicariat; la troisième, en 1889, pour se rendre à Saint-Boniface et y mourir.

Nous avons marqué le retentissement des malheurs de la France en 1870-1871, sur nos missions de l’Extrême-Nord. La menace d’être abandonné par le Vieux-Monde décida le vicaire apostolique à oublier de nouveau ses souffrances physiques et à vaincre, une dernière fois, la répugnance qu’il avait toujours éprouvée de tendre la main.

Quittant le lac la Biche, à l’automne 1872, avec l’appréhension d’un échec contre lequel son courage ne pouvait le rassurer, il laissa cet avis à ses missionnaires:

Que chacun ménage sa soutane et sa chemise. Peut-être serons-nous trop heureux bientôt de pouvoir nous couvrir d’un lambeau de caribou… J’ai grand besoin de vos prières, mes enfants… Jamais je n’avais éprouvé un si grand dégoût à me produire qu’aujourd’hui. Mon âme est vraiment sur son Golgotha!

Il passa, en France, les années 1873 et 1874: deux années partagées entre le lit de douleurs et les conférences publiques. Mais, loin de l’échec redouté, il trouva les solides ressources qui allaient garantir à son vicariat la vie et la survivance. Il écrivit, sur la fin de sa tournée, à Mgr Clut:

«Qu’elle est généreuse, notre France!.. Et dire que ce sont les régions les plus éprouvées par la guerre qui emboîtent le pas, dans la charité! Rien n’approcha les collectes du Nord. Il y a un rayon de villes, dont Lille est le centre, où je n’ai jamais passé une semaine, ou même un dimanche, sans recueillir de deux à trois mille francs; telles sont Cambrai30, Douai, Valenciennes, Roubaix, Hazebrouck, Bergues, Dunkerque, Calais, Saint-Omer, Arras, Abbeville, Amiens. L’ouest aussi me donna des recettes inattendues.»

Mgr Faraud rentra au lac la Biche, le printemps 1875.

En 1879, il se mit en route pour les extrémités de son vicariat. Il dut renoncer à la rivière la Paix. Mais il atteignit la plus lointaine de ses missions dans le Nord: le fort Good-Hope. Son mal empira, pendant le retour, et le terrassa tout à fait, au fort Simpson. Il fallut le porter ensuite du canot à la grève, et de la grève au canot, jusqu’au fort Providence, où il passa l’hiver.

L’été suivant, 1880, il continua vers le lac la Biche. La crue des eaux retarda tellement la barque que les vivres allaient manquer, lorsqu’on n’en était encore qu’au confluent de la rivière des Maisons et de l’Athabaska, tombeau du Frère Alexis. Monseigneur envoya alors Larocque, son timonier, au lac la Biche, afin de demander secours au Père Grouard. Il était entendu que Larocque ne pourrait mettre plus de quatre jours, à travers le bois qu’il connaissait très bien. Mais l’insouciant métis s’amusa à chasser. Ayant tué un ours, il festoya sur place, et n’arriva que le onzième jour au lac la Biche. Le Père Grouard expédia immédiatement un canot chargé de vivres, au devant de son évêque… Ce fut par une intervention providentielle qu’on le trouva en vie. Mgr Faraud, le Frère Boisramé et un petit sauvage, leur compagnon, ayant continué la remonte de l’Athabaska, avaient rencontré un groupe de Cris, qui leur avaient cédé quelques morceaux de viande sèche. Ces maigres provisions étaient épuisées, à leur tour, et rien ne venait encore du lac la Biche. A bout de forces, les voyageurs s’étendirent sur l’herbe du rivage. Pendant trois jours, ils ne trouvèrent à manger que des boutons de roses d’églantiers. Le canot sauveteur les eût même passés, et laissés ainsi en proie à une mort certaine, si les rameurs n’avaient aperçu une légère fumée s’élevant d’un petit feu, où le sauvageon faisait bouillir ses souliers pour les manger.

Neuf ans plus tard, le lac la Biche, devenu inutile aux transports, fut abandonné par le vicariat d’Athabaska-Mackenzie.

Cette année même, 1889, Mgr Taché convoquait ses suffragants au premier concile de Saint-Boniface.

Mgr Faraud était tout heureux d’aller revivre quelques semaines, dans l’intimité de son ami de jeunesse, devenu son métropolitain vénéré.

A repasser la correspondance que les deux prélats échangèrent au cours de leur vie d’apôtres, on croirait parfois entendre saint Augustin et Alypius. De la part de Mgr Faraud surtout, les lettres avaient été nombreuses, longues et d’un cordial abandon. Pour lui, tout ce que faisait Mgr Taché était bien fait, et devait être admis sans examen. Il regardait l’évêque de Saint-Boniface comme l’Aaron dont découlait toute vie, à travers les missions du Nord-Ouest; et, depuis les heures tant heureuses de 1848-1849, son affection pour lui n’avait fait que grandir, avec son admiration. Ainsi, pour nous borner à peu de lignes, ces réflexions écrites, en 1869, au cours d’un voyage dont le but était de visiter Mgr Grandin, à l’Ile à la Crosse:

– Monseigneur et bien tendre ami.– J’ai quitté, hier soir, la mission Saint-Jean-Baptiste, berceau chéri de notre enfance apostolique, où j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, vous qui deviez être la tige de tout l’épiscopat du Nord.

C’est là, vous le savez, qu’après avoir sondé toutes les richesses que Dieu avait mises dans votre cœur sensible, tendre, généreux, affectueux, je vous livrai le mien, alors ardent, bouillant pour le salut des pauvres âmes confiées à notre jeunesse. Dès ce moment, je ne fus plus simplement votre frère, mais votre ami, dans toute la force du terme, puisque Dieu était le centre de cette amitié, dont le salut des âmes était le rayonnement. Abstraction faite de la différence de nos caractères, nous devînmes cor unum et anima una. Vous étiez David, et j’étais Jonathas. J’avais tout à gagner dans cette union intime, surnaturelle, et vous fort peu de choses, si ce n’est pourtant la consolation qu’on trouve toujours à savoir qu’on est aimé avec franchise et sincérité. Bien des hivers ont passé sur nos têtes depuis ce temps-là; nous sommes aujourd’hui les vieux du sanctuaire, et je me retrouve à votre égard, tel que j’ai toujours été, avec ce quelque chose de plus fort et de plus parfait que l’âge, la réflexion et les épreuves ajoutent aux impressions d’une verte jeunesse.

Votre tendre amitié s’est parfois enflammée, et vous m’avez servi des reproches fortement épicés: merci, très cher ami! Tout a contribué à resserrer les liens déjà si forts dès le principe. L’ami qui flatte est dangereux, même dans son amitié. Celui qui égratigne tire le mauvais sang et sauve la vie. Dieu vous a fait buisson ardent…

Adieu, cher Seigneur et ami. Quand reviendra le beau vieux temps du Nord? Jamais, parce que pour qu’il revînt, il faudrait être simples soldats, et nous sommes malheureusement capitaines. Au ciel donc, et tout sera fini!

Lorsque, l’été 1889, Mgr Faraud descendit de la voiture, appuyé sur le Frère Boisramé, son vieux serviteur, Mgr Taché le reconnut à peine, tant il était voûté, délabré, vieilli. Il l’embrassa en pleurant:

– Pauvre ami, lui dit-il, que vous êtes changé!

Le concile de Saint-Boniface fini, et sur les représentations de Mgr Taché, Mgr Faraud donna sa démission de vicaire apostolique et de supérieur des missions de l’Athabaska-Mackenzie. Ce lui fut un dur sacrifice. Il exprima le désir que l’on nommât le Père Grouard pour son successeur. Sa prière fut exaucée. Mais il ne devait l’apprendre qu’au ciel.

Espérant cependant rester toujours au service du cher vicariat, il acheta, à Saint-Boniface, une maison dont il confectionna lui-même les meubles, et dont il disposa les appartements en vue d’y recueillir les vétérans du Nord, à mesure qu’ils tomberaient de vieillesse ou d’infirmités. Il écrivait à Mgr Clut:

La maison dont j’ai fait l’acquisition est moins pour moi que pour tous les preux, vieux, infirmes, épuisés de fatigue de notre triste Nord. Je ne serais plus père, le jour où, par manque de prévoyance, j’aurais exposé mes enfants, les braves des braves, à devenir le rebut de la terre. Ils ont bien fait leur journée: payons-les généreusement!

27Le système économique de Mgr Faraud était l’allocation fixée d’avance. Il comptait sur l’esprit de sacrifice de chaque missionnaire pour l’accepter, tel qu’il l’imposait. Il écrit à l’un d’eux: «En fixant à chaque mission une allocation annuelle, proportionnée à nos ressources probables, j’avais plusieurs choses en vue: 1º accoutumer chaque directeur à veiller à ses affaires; 2º empêcher qu’on fît des demandes au hasard; 3º éviter les mécomptes, en retranchant, pour équilibrer recettes et dépenses, certains articles non absolument nécessaires; 4º éviter que l’insouciance possible des uns ne privât les autres de leurs droits; mais, en sous-main, je voulais réserver une poire pour la soif, afin de pourvoir aux nécessités imprévues et aux déficits, inévitables en certains cas. Dieu a béni jusqu’ici nos efforts (1885), et j’ai la consolation de voir, après avoir bouché tous les vides, que notre barque continue à voguer à pleines voiles, tandis que d’autres vicariats, mieux placés que nous, sont aux abois, et menacés de banqueroute. Que chacun soigne sa petite barque avec le soin que je mets à veiller sur celle qui les contient toutes, et, sous l’œil de Dieu, nous voguerons longtemps en sûreté… Quoiqu’il me soit bien pénible de vivre si éloigné de ceux que mon cœur aime avant tous et du centre de nos œuvres, je n’oserais regretter le devoir rigoureux qui me retient depuis longtemps à la porte (le lac la Biche), parce qu’il me paraît évident que, si je n’avais pas été là, cette porte serait fermée pour toujours, et que c’en serait fait de nos chères missions.»
28Jamais Mgr Faraud n’écrivit une lettre à ses missionnaires, n’eût-elle eu pour objet que des affaires sèchement matérielles, sans la relever de vues surnaturelles. Ainsi ces encouragements au Père Ducot, en lui envoyant l’état de son allocation: «…Quelque difficile que soit la position que vous occuperez, gravez fortement dans votre esprit que sans Dieu vous ne pouvez rien, et qu’avec Lui vous pouvez tout. Que la soif ardente des âmes, qui ont coûté si cher à notre très doux et très aimable Sauveur, ne vous quitte pas. Il pourra se faire, et même il se fera souvent, dans votre solitude, que la matière ouvrable que vous convoitez vous manquera, à l’extérieur: vous pourrez toujours trouver en vous-même le moyen de satisfaire votre désir du bien. Nous sommes les ouvriers des âmes: nous devons vouloir partout et toujours travailler à leur salut, à leur sanctification. Or, nous sommes toujours sûrs de nous trouver nous-mêmes. Dieu tire plus de gloire d’une seule âme vraiment sainte que de mille indifférentes ou moins saintes. En vous sanctifiant de plus en plus, vous atteindrez au mieux le but de votre vocation… Allons, continuez à faire l’impossible pour retirer les pauvres âmes des griffes de Satan. Vous faites un travail trop pénible. La récompense sera proportionnée. Bon courage!..»
29Mgr Faraud était naturellement éloquent, d’organe puissant et de gesticulation abondante. Mais, en véritable orateur, il savait se faire aux blancs et aux sauvages, tour à tour. Pierre Beaulieu rappelle son éloquence indienne: « – Ben oui, j’ te dis ça prêchait, ça, Mgr Père Faraud. Il chantait ben mal; mais il prêchait ben bien! Il criait, pareil comme une grue blanche; et puis, il levait sa chaise en l’air, et il frappait avec sur le plancher, et il suait! Ah, ben oui, ça l’aimait donc, les savages, Monseigneur Père Faraud!»
30Le diocèse de Cambrai-Lille ne s’est point contenté de ses aumônes; il a donné aux Missionnaires Oblats de Marie Immaculée plusieurs de ses enfants, parmi lesquels Monseigneur Louis d’Herbomez, premier vicaire apostolique de la Colombie Britannique.