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Aux glaces polaires

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Mais Louis Veuillot disait de son «évêque pouilleux»:

Il prend la vermine comme le reste de son lourd attirail de voyage, puisqu’il n’arrivera qu’à cette condition. Cette vermine pourra pulluler sur sa chair; elle ne rongera pas la joie de son âme, ni les trésors qu’il sait répandre; il l’entretiendrait avec un soin jaloux, comme une souffrance de plus, s’il pensait que cette souffrance, ajoutée aux autres, attirera la bénédiction de Dieu sur son labeur.

La bénédiction de Dieu tomba sur le labeur de Mgr Clut, le missionnaire de peine. Sur ses lèvres, comme sur les lèvres de Mgr Grandin, Louis Veuillot aurait pu mettre:

Voilà un bon feu, nous quittons une bonne table, la soupe était excellente; elle m’a rappelé la soupe de mon pays de Valence. Que de fois je n’ai pu me défendre de désirer une bonne soupe de mon pays! Enfin, vous êtes chrétiens, mes amis et mes frères, et votre hospitalité m’est très douce. Toutefois, je voudrais être loin, je voudrais être là-bas, dans mon désert de glace, sous mes couvertures de neige, à jeun depuis la veille, couché entre mes chiens et mes sauvages pouilleux. C’est que je n’ignore pas à quoi ma vie de là-bas est bonne. Dans cette nuit, je porte la lumière; dans ces glaces, je porte l’amour; dans cette mort, je porte la vie.

Mgr Clut porta la vie, la vie surnaturelle; et c’est à la porter qu’il usa la vie de son corps.

Le premier son de glas retentit à ses oreilles, en 1885, comme il se trouvait à la mission Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.

Se relevant, il écrit:

Moi qui étais très fort, très robuste, et qui croyais que rien n’était à mon épreuve, je m’en étais peut-être trop donné, durant trente ans de ma vie de missions, de voyages très longs, très pénibles, malgré un mauvais régime alimentaire habituel. Mes forces, à la fin, m’ont manqué. Il y a eu appauvrissement de sang, puis épuisement; enfin, un œdème des jambes et des pieds qui vient de me tenir sept mois au lit.

La seconde attaque le terrassa, à Good-Hope encore, où il était retourné, en 1892-1893.

Mgr Grouard, devenu son supérieur, lui fit entendre qu’il devait dire adieu au Nord polaire, et lui assigna, pour résidence, la mission Saint-Bernard, du Petit Lac des Esclaves, au sud de la rivière la Paix.

Le Petit Lac des Esclaves et Mgr Clut étaient connaissances de vieille date.

Il était venu échouer sur ses bords, l’hiver 1881-1882, chassé par la mission jeûnante du fort Dunvégan, et n’ayant pas trouvé le temps de regagner le lac Athabaska. Il se souvenait d’avoir, cet hiver-là, parcouru les 130 kilomètres de sa longueur, en compagnie du Père Husson, pour aller voir Mgr Faraud, au lac la Biche:

Nous mîmes deux jours, écrivit-il alors, pour traverser le Petit Lac des Esclaves. La glace était épaisse et formait un magnifique miroir sur lequel nous glissions et tombions à chaque instant. Pour ma part, je tombai plus de soixante fois. A la fin, j’étais tout endolori, et mes pauvres coudes surtout, qui, avec les mains, se portaient en avant pour atténuer les chutes, étaient tout meurtris.

Le voilà donc au port de ses dernières années. Il se gardera bien de l’oisiveté, ce travailleur; et, presque à l’extrémité, lorsque sa mémoire défaillante ne lui permettra plus de s’occuper directement des âmes, il défrichera, dans la forêt touffue, le vaste emplacement destiné à recevoir la belle mission Saint-Bernard d’aujourd’hui.

Au cours de ces neuf ans, il reprit même la raquette, et, sous la tutelle du Père Falher, «le voyageur de la rivière la Paix», il porta à plusieurs nouvelles chrétientés lointaines, la bénédiction du Grand Chef de la Prière et le sacrement qui fait le cœur fort.

Mgr Clut mourut, frappé d’apoplexie, le 31 juillet 1903.

Il repose, au pied d’une petite croix de bois, dans l’enclos sacré des missionnaires du Petit Lac des Esclaves, près du Père Collignon, son fils dans le sacerdoce.

Sur les restes de cet humble vaillant, si l’on voulait placer une épitaphe, l’on n’en trouverait pas de plus digne de lui, nous semble-t-il, que ces lignes, tombées de sa plume, tristement – mais si chrétiennement! – un jour de 1871, lorsqu’au bout d’un voyage de 260 kilomètres dans les glaces, après avoir dépensé ses forces à instruire un camp de la tribu des Esclaves et à les préparer, les uns à leur première communion, tous à la confirmation, il les vit lever soudain leurs tentes et, sourds à ses prières, s’éloigner de lui, la veille même de la cérémonie, à la folle nouvelle jetée par un Indien passant, qu’à deux jours de marche de là on croyait avoir vu rôder un certain gibier:

«Le résultat de ce voyage semble se résumer en bien peu de chose… Mais il en est ainsi dans ces déserts dépeuplés du Nord. Nous passons une grande partie de notre temps à courir après quelques âmes, abandonnées, disséminées çà et là, et que l’hérésie cherche à nous ravir. J’espère que le bon Dieu tiendra compte aux missionnaires, qui se dévouent dans ce pays, de tous leurs sacrifices, de leurs privations sans nombre et de toutes leurs peines de cœur, en présence de l’ingratitude de leurs ouailles. Notre joie et notre récompense assurément ne sont pas de ce monde. Nous les espérons dans l’autre!»

CHAPITRE IX
LES MONTAGNAIS

Le fort Chipewyan et la Nativité. – Les oies sauvages. – Evangélisation des Montagnais. – L’une des famines. – Notre-Dame de Lourdes. – Le Père Eynard. – Mgr Emile Grouard. – Son noviciat. – Un communiqué. – «Qui me rendra la liberté?» – Maître des novices et scieur de long. – De la maladie grave (1874) à l’épiscopat (1891). – A-t-il vieilli? – Quelques esquisses.– Dominus conservet eum.

«Voyez-vous, en face de vous, cette chaîne d’îles à formes fantastiques, et, plus loin en arrière, cette ligne de rochers granitiques qui bornent l’horizon? Dénudés à leur base, ils portent à leur tête une frange d’arbres verts, de maigre venue. A votre droite s’étend, vers l’orient, une immense nappe d’eau. C’est le lac Athabaska, à l’extrémité sud-ouest duquel se jette la rivière Athabaska, que nous avons suivie. A force de rames, nous atteignons les îles. Puis, les doublant, nous voyons devant nous le fort Chipewyan avec ses dépendances, magasins et maisons d’engagés, échelonnés sur une seule ligne que termine le temple protestant. Toutes ces constructions, blanchies à la chaux, se dessinent nettement sur un promontoire de granit, dénué de toute végétation, et nous donnent l’idée d’un joli village de pêcheurs.

«Là-bas, un peu plus à l’ouest, nous voyons la mission de la Nativité, modestement assise au fond d’une petite baie, dans une basse vallée entourée de rochers massifs, ici nus, là légèrement boisés. Sur le plus élevé, se dresse une grande croix dont les bras, revêtus de fer-blanc, reflètent les dernières lueurs du jour. Cette vue nous réjouit l’âme, et de notre cœur s’échappe l’invocation: O Crux, ave, spes unica! Puis, abaissant nos regards, nous distinguons, au milieu des ombres du crépuscule, la chapelle, à droite de laquelle se dresse notre maison; et, à gauche, le couvent des Sœurs Grises. Nous approchons du but de notre voyage. Des coups de fusil répétés, partant de la mission, nous apprennent que nous avons été signalés… Nous abordons enfin au rivage, où des Frères dévoués nous accueillent avec une joie que nous partageons. C’était le 2 août, sur les dix heures du soir. Je me rappelai que, précisément le même jour, il y avait de cela vingt-six ans, je débarquais pour la première fois sur le rivage du lac Athabaska.»

A cette description faite en 1888, par le Père Grouard, arrivant du sud et regardant vers le nord, répond celle du Père Taché, debout, quarante ans auparavant, sur le «promontoire» du fort, et regardant vers le sud:

Le fort Chipewyan, bâti sur les hauteurs qui bordent au nord le lac Athabaska, commande une vue magnifique. A l’est, c’est l’immensité de la mer; au sud, l’agréable variété d’îlots nombreux qui se dessinent sur le fond toujours verdoyant d’une épaisse forêt de sapins. Le nord déroule les plis sinueux de sa solide ceinture de granit, et le soleil couchant éclaire les petits lacs, les cours d’eau, les hauts-fonds de sable, les prairies qui terminent le grand lac. La scène est aussi variée qu’imposante, pendant la belle saison. Pourquoi faut-il qu’un hiver de plus de sept mois en confonde tous les points dans une glaçante monotonie?

L’emplacement de la mission de la Nativité, située à près de deux kilomètres à l’ouest du fort, fut choisi par le Père Faraud, en considération d’un marais, incrusté dans les roches granitiques, et qu’il suffirait de dessécher pour mettre à nu quelques arpents de terre arable, les seuls accessibles de la région continentale.

Le fort Chipewyan, établi au commencement du XIXe siècle par la Compagnie du Nord-Ouest, pour être la capitale des fourrures de l’Extrême-Nord, était le centre de ralliement du principal contingent de la tribu montagnaise37.

Nous avons rencontré les Montagnais au lac Froid, à l’Ile à la Crosse, au Portage la Loche. Nous les reverrons en des zones plus septentrionales. Mais le fort Chipewyan fut, de mémoire de Blanc, la citadelle de cette grande famille indienne.

La raison en est que, outre les pelleteries et les fauves communs à toutes les régions hyperboréennes, le lac Athabaska et ses épanchements occidentaux, qui forment les lacs Brochet, Clair, Mammawi, etc., entretiennent, aux bonnes années, d’abondantes réserves de poissons et d’oiseaux.

 

Tandis que dans les eaux passent et repassent les légions poissonneuses, des flottes de palmipèdes viennent se balancer sur les vagues.

Ces oiseaux aquatiques sauvages: oies impériales, oies blanches, oies grises, cygnes, grues, sans parler des canards de toutes espèces, s’abattent, chaque printemps et chaque automne, à l’ouest du lac Athabaska, dans les grands relais annuels de leurs migrations des pays chauds à l’océan Glacial, et de l’océan Glacial aux pays chauds. Des pays chauds, ils arrivent avec le mois de mai, se reposent deux ou trois semaines, et repartent d’un seul vol pour les bords mousseux de l’océan polaire. Durant les trois mois de soleil sans nuit de ces parages, ils auront élevé leurs petits et refait leur plumage. Ainsi multipliée, la bande reviendra au lac Athabaska, où, de la fin du mois d’août aux derniers jours d’octobre, elle séjournera pour s’engraisser.

C’est un plaisir, payé souvent de rudes contributions de patience et de santé, il est vrai, mais digne de tenter les robustes Nemrods, que la chasse aux oies sauvages du lac Athabaska. Certains missionnaires, Mgr Pascal en particulier, ont laissé parmi les Montagnais une enviable réputation de hardiesse et de succès cynégétiques.

Le chasseur qui s’avance voit les oies couvrir les bancs de sable et les hauts-fonds vaseux, qui émergent du lac et des prairies inondées, en un tel nombre que l’espace en apparaît gris et blanc sans intervalles. Laissée en paix, cette population mange et digère, côte à côte, tout en poussant à pleins gosiers ses cris aigus. Mais, à l’alerte donnée par les guetteurs de l’armée pacifique et farouche, qui ne regarde que l’homme pour son ennemi, le discordant concert s’arrête, et tout le lac se lève d’un seul coup. L’élan simultané de ces lourdes légions fait littéralement trembler la terre, et le bruit des ailes battant la levée générale ressemble au roulement d’un train dans les gorges des montagnes. Les oies tourbillonnent d’abord dans l’air, en désordre, pour se réorganiser bientôt en herses solennelles et retomber ensemble sur d’autres bancs, loin du danger.

Si les eaux, trop basses, découvrent trop au large les hauts-fonds et les prairies, bien pauvre sera la chasse. A deux kilomètres de lui, le chasseur verra les oies s’enfuir, narguant toutes ses ruses. Si, au contraire, l’eau submerge la contrée, la bande s’acculera jusqu’aux abords des rivages et des îles; et le chasseur, rampant d’un imperceptible mouvement, parmi la brousse ou les rochers, s’approchera, à la portée de son arme, des oies les plus voisines.

Que deux ou trois d’entre elles tombent sous les premiers coups de feu, c’en est assez. Leurs cadavres sont aussitôt plantés sur la grève, la tête étançonnée par un bâtonnet, comme si le regard du mort invitait à redescendre ses frères envolés. Tenant compte de la direction du vent et du relief du paysage, l’homme s’aménage un affût de franc-tireur, à quelques mètres de l’embûche. Le Blanc, inhabile à imiter le cri de l’oie, fait lancer des appels par quelque enfant sauvage. L’attention de la troupe effarée se reporte du ciel sur l’endroit du carnage. Les oies reconnaissent leurs pareilles, qu’elles croient entendre. Les voilà formant leurs grands cercles au diamètre si large d’abord qu’elles semblent fuir davantage. Mais le cri et les appâts de continuer le charme perfide, et les orbes de se rétrécir peu à peu. Les voici, tournoyant à 300 mètres, à 200. Déjà l’on distingue les longs cous penchés et les yeux noirs scrutant la terre. Un dernier demi-cercle… Le chasseur, immobile comme les pierres contre lesquelles il s’est tapi, le doigt sur la détente, retient son souffle. Un instant, un seul, il le sait, peut être propice: l’instant où les oies, descendues assez près pour reconnaître qu’on les a trompées, les ailes planantes, les pattes ballantes, vont reprendre leur bond vers l’espace. Les deux coups de fusil frappent dans la masse, et les victimes nouvelles sont alignées, debout, à côté des premières. L’expérience, qui n’instruit pas toujours les hommes, ne sauvera point les oies. Toute la matinée, tout le jour, toute la semaine peut-être, elles reviendront sur la sirène criante et sur l’appât de mort.

Avec le tribut prélevé sur les oies sauvages, l’hiver sera doux au fort-de-traite et à la mission, comme sous la loge indienne, surtout si le poisson, de son côté, répond aux vœux du pêcheur.

Le Père Taché débarqua au fort Chipewyan, le 2 septembre 1847, comme la chasse aux oies battait son plein.

Les 200 chasseurs montagnais et les 15 chasseurs cris, qui se trouvaient au lac Athabaska, avec leurs familles, abandonnèrent leurs mousquets, afin de livrer leurs âmes à l’homme de la prière, pendant les quatre semaines qu’il venait passer parmi eux.

Tous étaient à ses pieds, le 5 septembre, pour assister à la première messe célébrée sur le versant de l’océan Glacial.

Le missionnaire travailla, jour et nuit, au milieu d’un enthousiasme pour la foi, qui ne pouvait être dépassé.

« – Voilà, disaient les mères à leurs enfants, voilà le père des Montagnais, celui qui vient de loin, pour nous rendre bons et nous enseigner la loi de Celui qui a fait la terre.»

« – Voilà notre frère, répétaient les sauvages. Depuis longtemps nous le désirions. Prends-nous en pitié, et enseigne-nous à devenir bons.»

Un midi, qu’il prenait une courte récréation avec le bourgeois de la Compagnie, un Montagnais entra brusquement dans l’appartement:

« – Que fais-tu là? Tu parles inutilement avec ce petit chef, tandis qu’il y a un grand nombre de Montagnais qui t’attendent dans la chambre. Tu ferais mieux de les rejoindre et de les instruire.»

En cette première visite, 194 infidèles furent baptisés, et tous les polygames abandonnèrent leurs femmes illégitimes.

L’année suivante, 1848, le Père Taché retrouva ses néophytes fidèles à leurs engagements, quoique moins expansifs dans les manifestations de leur piété.

En 1849, le Père Faraud vint résider au lac Athabaska, et planta sa tente près du «marais à dessécher»38.

Le 8 septembre 1851, il dédiait à la Très Sainte Vierge la première cabane-presbytère et la première chapelle: le tout bâti de ses mains. En mémoire de cette dédicace, la mission prit le nom de la Nativité.

A voir la prospérité actuelle de la mission de la Nativité, sa maison digne des missionnaires, son couvent assez vaste pour abriter 12 religieuses et 150 orphelins, sa joyeuse église romane, sa scierie mécanique, son bateau à vapeur, nul ne s’imaginerait les années de misère qui engendrèrent cette splendeur.

Tout ce que nous avons dit des souffrances des missionnaires dans l’Extrême-Nord peut être réuni sur Athabaska. Les grandes déconvenues vinrent des pêches de l’automne, qui nulle part ne furent en butte à tant d’incertitudes, de tempêtes et de désastres. Qu’on en juge par ce seul détail, relevé dans le codex historicus, que rédigeait le Père Pascal:

20 octobre 1889: La barge est revenue hier de l’île aux Outardes, apportant la triste nouvelle de la perte de presque tous les rets de l’île Brûlée, dix grands filets. Nos gens, campés à l’île, les avaient tendus dans le détroit qui sépare l’île de la pointe au Sable; l’eau avait trois brasses de profondeur; tout s’annonçait au mieux; le poisson fourmillait; dans une visite, le Frère Hémon avait démaillé près de cinq cents pièces. Mais voici venir le vent d’ouest qui refoulait l’eau dans le lac avec furie. Après que le vent eut cessé, le courant s’établit en sens inverse, et si puissant qu’il a emporté roches, rets et poisson, sans laisser aucune trace. Deux jours après, tout essai de rien trouver était inutile, car la glace couvrait les baies.

La famine épargna moins que toute autre la mission de la Nativité. L’hiver 1887-1888 vit l’une de ces impasses, où plusieurs fois les pères et les religieuses crurent qu’il n’y aurait plus de lendemain pour leurs orphelins. Tout avait fui: les poissons, les orignaux, les rennes, même les lièvres. Tous les sauvages jeûnaient. Plusieurs ne sauvèrent leur vie qu’en se repaissant de cadavres.

Un camp de Cris qui, jusque-là, s’était obstiné dans l’infidélité, fut dévasté, durant cette famine, par deux jeunes filles qui s’étaient fortifiées, alors que les autres s’affaiblissaient, en mangeant le premier qui avait succombé. Elles assommèrent ensuite, pour les dévorer à mesure, 29 de leurs parents et voisins. Le camp terrorisé se décida à chercher refuge auprès des missionnaires, qu’ils avaient toujours méprisés. Ils trouvèrent dans le cœur des prêtres tant de charité qu’ils voulurent prier avec eux. Le chef renonça à la sorcellerie, abandonna ses femmes illégitimes et devint un chrétien modèle.

Les missionnaires des Montagnais, à la Nativité, furent, de 1847 à 1920, les Pères Taché, Faraud, Grollier, Grandin, Clut, Grouard, Eynard, Tissier, Laity, Pascal, de Chambeuil, Croisé, Laffont, Bocquené, Riou, Le Treste et Mgr Joussard.

Le missionnaire des Cris a été, depuis 1875, le Père Le Doussal.

Du journal que ce dernier rédigeait, comme supérieur de la mission, en 1908, nous citerons un passage à l’honneur de Notre-Dame de Lourdes, que les Oblats de la Nativité ont toujours regardée comme «la divine missionnaire» priant et travaillant avec eux:

18 juin: Incendie de la vieille maison, qui servait de hangar, par suite de l’imprudence d’un engagé qui y était allé la nuit, et avait jeté l’allumette qui l’avait éclairé. Au bout d’une heure toute la bâtisse n’était qu’un vaste bûcher. Pour comble d’alarme, la grande maison que nous habitons ne tarda pas à être atteinte et à flamber, en haut du pignon ouest et du toit. Tout semblait perdu, parce que les moyens de sauvetage ne permettaient pas d’arriver jusque-là. Au milieu de l’épouvante générale, on fit à Notre-Dame de Lourdes un vœu par lequel on s’engageait à célébrer en son honneur une neuvaine de messes et à faire autant de communions qu’il y avait de frères et de religieuses à la mission; et chose inexplicable, moins de deux minutes plus tard, le feu s’arrêtait et, un quart d’heure après, tous les dangers étaient conjurés. Les pertes ont été sans doute assez considérables. Malgré cela, elles n’ont été rien en comparaison du désastre qui menaçait notre maison, l’église et le couvent.

Deux des missionnaires de l’Athabaska-Mackenzie doivent trouver leur place d’humble relief en ce chapitre des Montagnais: l’un, le Père Eynard, parce qu’il repose au cimetière du lac Athabaska; l’autre, S. G. Mgr Grouard, parce que la Nativité fut le berceau de sa vie religieuse, et que, devenu évêque, ce fut à cette mission qu’il donna les premières et peut-être les plus tendres sollicitudes de son âme.

Le Père Eynard (1824-1873)

Germain Eynard, né à Gênes, en 1824, était un converti. Si sa foi n’avait pas sombré, elle avait du moins subi une entière éclipse, pendant ses études à l’Université et à l’Ecole polytechnique. Ses examens lui valurent des diplômes de haute distinction et un grade élevé dans l’administration gouvernementale des eaux et forêts. Absorbé par son application au travail, il avait passé au-dessus des fanges, sans se souiller. Mais son cœur s’était éloigné de Dieu.

Le premier instrument de la grâce fut la servante de son domicile de Longuyon.

Un dimanche qu’il lui avait prescrit de préparer un dîner d’apparat pour ses amis, elle lui répliqua qu’elle n’en ferait rien, attendu que «cette œuvre servile et inutile l’empêcherait d’entendre la messe». L’ingénieur, frappé, commença à réfléchir. Bientôt il pria. Les Etudes philosophiques sur le Christianisme d’Auguste Nicolas achevèrent de déblayer le terrain à la lumière divine. Brisant sa brillante carrière mondaine, M. Eynard entra au grand séminaire de Metz, d’où il passa, en 1853, chez les Oblats de Marie Immaculée, afin d’être missionnaire des pauvres. Il fut envoyé, selon son désir, aux missions les plus dures.

En 1858, il arrivait au fort Résolution.

Pendant quinze ans, il desservît toutes les missions du Grand Lac des Esclaves, du fleuve Mackenzie jusqu’au fort Providence, et du lac Athabaska. Lui, le savant, se fit le catéchiste assidu des derniers Indiens. Sans égard pour sa pauvre santé, il franchissait, à cette fin, sur la neige, des distances qui eussent effrayé les coureurs-des-bois.

 

L’amabilité enjouée avec ses confrères, le dévouement aux petits, l’humilité et la mortification envers lui-même: tel fut le Père Eynard.

Son esprit de pénitence se porta à des austérités que Mgr Grandin désapprouva:

Le Jeudi saint, le 19 avril 1862, rapportait l’évêque au supérieur général, le Père Eynard nous arriva de voyage. Il avait les oreilles, les joues et le nez gelés. D’où vient qu’en cette saison il se soit gelé ainsi, tandis que, par les plus grands froids, j’ai voyagé sans perdre autre chose que la première peau de mon nez et de ma figure? La raison, la voici: c’est que le Père Eynard est beaucoup plus mortifié que moi. En voyage d’hiver, il ne faut pas songer à se mortifier, en se privant de nourriture. Pour ma part, je fais trois repas et j’ai dans ma poche un morceau de pâte gelée pour m’en servir en cas de fatigue. C’est ce que le Père Eynard n’a pas osé se permettre pendant la Semaine Sainte. J’en ai été édifié, mais non satisfait, et je vous prie instamment d’obliger vous-même vos enfants à se contenter, dans ce pays rigoureux, lorsqu’il voyagent, des mortifications que la Providence leur envoie. Elles sont, je puis le dire, bien suffisantes.

Les trouvant soumis à trop de jeûnes inévitables, et voulant leur conserver la vie, Mgr Taché avait porté aux premiers missionnaires du Mackenzie l’interdiction du jeûne ecclésiastique. Le Père Eynard se soumettait; mais avec quel regret! Et combien de fois n’implora-t-il pas de son évêque «l’exemption de la dispense».

Le lecteur comptera les vertus qui fleurissent sur ces simples petites lignes, adressées encore à Mgr Taché:

Je vous demande du papier à dessin, pour faire un chemin de croix d’un demi-pied environ de grandeur. J’ai pensé que ces petits dessins sur de tels sujets seraient propres à ranimer un peu ma ferveur. Vous savez en outre combien un chemin de croix est utile. Si vous craignez cependant que je perde trop de temps à ce travail, vous supprimerez cet article. Je dois vous dire que j’ai appris, pendant deux ans et demi, à dessiner. (Allusion à ses études de Polytechnique.)

Et ce passage d’un compte rendu qu’il eut à faire, par obéissance:

…J’allais régulièrement assister le pauvre Cayen (un ancien persécuteur des missionnaires) au fort Résolution. Les autres sauvages que j’ai exhortés à la mort me paraissaient mourir, ou plutôt voir venir la mort, je dirai avec trop de confiance, à mon avis. Celui-ci s’est montré, au contraire, au commencement de sa maladie, bien effrayé. Il n’avait certes pas grand’chose à regretter dans la vie. Sans parents, ne marchant qu’avec des béquilles, depuis plusieurs années, il était réduit l’hiver à une espèce d’immobilité. Cette fois, le mauvais mal lui ôta peu à peu l’usage de ses membres et même de ses doigts. Enfin, une semaine avant sa mort, il me parut se résigner plus résolument. Son corps était devenu comme un cadavre qu’il fallait retourner et remonter à chaque instant, dans son lit, ou, à vrai dire, sur les haillons pourris et puants sur lesquels il reposait. La seule femme sauvagesse qui se trouvait au fort se dégoûta bien vite d’une pareille besogne, de sorte que toutes les fois que je venais, c’est-à-dire tous les jours (dix kilomètres de marche), je lui rendais ce service peu agréable, mais qui ne me répugnait pas trop, ayant si rarement la bonne aubaine de pouvoir soigner de mes mains les membres souffrants de Notre-Seigneur. Je fus même obligé de lui rendre des services encore plus bas, tellement la vie avait abandonné ce corps.

Le Père Eynard mourut, le 6 août 1873, dans le lac Athabaska, au pied de la chapelle de la Nativité.

Des bains froids lui faisaient du bien. Il était excellent nageur. Myope et délicat, il voulait prendre l’assurance que les sauvages n’apercevraient pas ses mouvements. C’est pourquoi il se levait avant le jour. Il faisait sa prière, sa demi-heure de méditation, et passait au lac. Ses ébats finis, il continuait à prier jusqu’à cinq heures, temps de sonner le réveil de la mission.

Le matin du 6 août, le Père Laity, étonné de ne pas entendre la cloche, s’en fut à l’église. Le livre de méditation du Père Eynard était là, ouvert à la page de la Transfiguration. Sa croix était posée sur le bord du gros bénitier, taillé jadis par Mgr Faraud dans un bois de grève. Le Père Laity courut au lac. Il ne trouva que les habits dans un pli de rocher. Avec l’aide du commis du fort, on fouilla la baie, et l’on trouva, tout près du rivage, sous quatre pieds d’eau seulement, le corps du missionnaire, les bras presque croisés, la figure sereine. Il avait dû mourir subitement.

Le deuil fut général à Athabaska. Protestants et catholiques pleurèrent le missionnaire tout aimable.

« – Je n’ai point connu de religieux plus parfait que lui», disait Mgr Grandin.

Mgr Faraud, perdant le premier de ses collaborateurs, s’écriait:

« – C’était le modèle du religieux et du prêtre, que rien ne pouvait distraire de l’accomplissement de ses devoirs. C’était l’homme du dévouement et du bon conseil. Quel vide dans le vicariat!»

Mgr Emile Grouard39 (1840)

Mgr Grouard naquit à Brûlon, diocèse du Mans, le 2 février 1840. Petit cousin de Mgr Grandin, il entendit de bonne heure parler de la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée et des missions sauvages.

Il s’embarqua en 1860, avec Mgr Grandin lui-même, qui venait d’être sacré.

Il devait finir sa théologie au grand séminaire de Québec, passer dans l’ombre et le silence son année de noviciat et être dirigé ensuite sur l’Extrême-Nord.

Mais une lettre d’alarme, lancée du lac Athabaska par Mgr Grandin à Mgr Taché, vint défaire tous les plans, dès 1861:

Il faut de toute nécessité un compagnon au Père Clut, qui est malade et ne peut rester seul, ici, à la Nativité. Déjà il crie famine. Ne pourriez-vous pas lui faire venir le jeune abbé Grouard, que j’ai laissé à Québec? Il pourrait faire son noviciat sous lui. Le Révérendissime supérieur général m’avait cependant dit qu’il fallait qu’il le fît avec vous ou avec moi. Mais, vu notre embarras, je suis certain qu’il passerait là-dessus, d’autant plus que je pourrais l’installer moi-même, et même l’ordonner, si vous n’aviez pu le faire; et, dans ce cas, il ne devrait pas oublier de m’apporter mon pontifical de l’Ile à la Crosse.

Mgr Taché manda immédiatement l’abbé Grouard à Boucherville (Bas-Canada), où il l’ordonna prêtre, le 3 mai 1862. Il le conduisit aussitôt jusqu’à Saint-Boniface, où il lui donna l’habit religieux. Le lendemain 8 juin, jour de la Pentecôte, il le fit partir pour le lac Athabaska.

Le Père Grouard arriva, à la Nativité, le 2 août 1862.

Le Père Clut fut son maître de noviciat et son professeur de langue montagnaise.

Le novice se mit, dès qu’il fut capable de se faire comprendre – et ce fut bientôt – au ministère des âmes.

La première impression que lui firent les Indiens fut assez heureuse:

Le caractère des Montagnais me plaît, moins leur manie de vouloir tout ce que nous possédons. Je les trouve gais, plaisants et même spirituels dans leur genre. Il ne me serait jamais venu à l’esprit que je trouverais par ici les femmes si loquaces et si rieuses. On voit bien que c’est partout la même farine. La croûte ou l’enveloppe est moins soignée qu’ailleurs, quoique le vernis ne manque pas.

Quant à l’élève en montagnais, il devait démontrer à son professeur, l’année 1865, que ses leçons n’avaient pas été vaines. Le Père Clut, redevenu solitaire à la Nativité, n’espérait pour longtemps de visite fraternelle. Le Père Grouard, cependant, ayant eu l’occasion de venir de la Providence au Grand Lac des Esclaves, continua jusqu’au lac Athabaska. Il entra, accoutré comme un Montagnais, couvert de frimas, et tenant ses raquettes sous le bras. Il soutint la conversation, prenant si bien le style des Montagnais et faisant si pareillement claquer les gutturales et siffler les dentales, que le Père Clut pensa avoir affaire à un authentique sauvage. La mystification finit par l’explosion plus forte de l’affection. Laissant tomber son capuchon de caribou, le visiteur se jeta au cou de son Père maître qu’il n’avait plus revu depuis le noviciat, et lui procura ainsi l’une des joies inoubliables de sa vie.

Sitôt l’année de noviciat terminée, le Père Grouard fut appelé de la Nativité à la Providence, où il arriva le 18 août 1863.

Le 21 novembre, il fit sa profession perpétuelle, devant Mgr Grandin.

Cinquante ans après, Oblat jubilaire, il écrivait à son supérieur général:

Le bon Dieu et la Sainte Vierge m’ont fait une très grande grâce, dont Mgr Grandin a été l’instrument, en me faisant entrer dans la Congrégation des Oblats de Marie Immaculée.

37Ne pas confondre nos Montagnais (nation Dénée) de l’Extrême-Nord avec les Montagnais (nation Algonquine) de l’est du Canada.
38Il le dessécha au prix d’un long travail de trappiste. Selon les prévisions, le petit champ qui fut trouvé au fond n’a cessé de produire tout ce que l’on peut attendre sous une telle latitude.
39En langue dénée, dialecte esclave: Yaltri-bé-da-ra-shlan, Le priant au menton abondamment fourni de poils, Yaltri (le priant), -bé (son) -da (menton) -ra (poil) -shlan (il y en a beaucoup).