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Pour compléter le progrès de la maison-chapelle, il était temps de penser à un jardin.

Afin de procurer un petit secours à la mission, j’ai voulu essayer de faire un petit jardin. Mais quelle besogne! Nous n’avons ici que du sable et des roches. Il faut aller gratter dans les fentes des rochers et ramasser les quelques pouces de terre que le vent y a jetée, mêler cette terre avec de la glaise et du sable, lui confier la semence de pommes de terre; ensuite ce sera au bon Dieu de faire germer et fructifier. L’an passé, j’avais fait un premier essai, mais peu encourageant: deux fortes gelées, arrivées l’une à la mi-juin, l’autre vers la mi-août, ne m’avaient permis de récolter que le double de la semence. La place était mal choisie, me suis-je dit; prenons-en une mieux abritée du vent du Nord et plus exposée au soleil… Je vous en donnerai des nouvelles l’année prochaine. Si le succès est un peu plus heureux, le petit jardin verra grandir ses proportions chaque année, et peut-être fournira-t-il, comme dans d’autres missions, quelques choux et quelques navets: ce sera délicieux, avec le poisson! Mais… attendons.

Pas plus que ses prédécesseurs, le Père Breynat n’échappa aux famines. Il écrivait, en mai 1899, à la Sœur supérieure de la Visitation de Valence:

Vous parlerai-je de mes sauvages? Ces Mangeurs de Caribous sont d’excellents grands enfants, aimant beaucoup notre sainte religion. N’ayant presque pas eu de relations avec les Blancs, ils ont conservé leur bon naturel. Mais quelle vie de misère est la leur! Vous les auriez pris en pitié, cette année surtout. Ils ont eu tant à souffrir de la famine depuis l’automne jusqu’aujourd’hui! Le caribou, qui est leur nourriture habituelle, n’a point suivi son chemin d’autrefois. Le poisson a manqué. Heureusement qu’ici nous avions fait une bonne pêche sous la glace. Pour ma part, j’avais pris plus de 6.000 pièces, c’est-à-dire le double de ce qu’il me fallait pour la mission. J’ai eu ainsi la consolation de sauver la vie à plusieurs et de secourir presque tout le monde. C’était pitié de voir nos sauvages arriver les uns après les autres, fuyant devant la famine. Ils avaient dû marcher deux, trois jours, et plus, dans la neige, par un froid très intense, car l’hiver a été très rigoureux, quelquefois sans avoir une bouchée à se mettre sous la dent. Tous étaient plus ou moins gelés: pieds, mains, figures en portaient les marques douloureuses. Mais en arrivant ici ils oubliaient en quelque sorte leurs souffrances grâces aux petits secours que nous pouvions leur accorder, et ils s’empressaient de faire leurs dévotions pour remercier le bon Dieu de leur avoir permis de revoir une fois encore la maison de la prière.

Jusqu’ici nous n’avons connaissance que d’une victime: un pauvre enfant estropié, qui, s’étant gelé les mains et les pieds, ne pouvait plus suivre sa bande. Ses compagnons, n’ayant pas de chiens ni assez de forces pour le traîner jusqu’ici, l’ont abandonné dans le camp, où il est mort de faim et de froid.

Au cours de la même famine le missionnaire eut le bonheur de ravir à la mort un autre enfant, abandonné en route, lui aussi. Le petit était parti avec son oncle, le vieux Gabriel, pour aller demander assistance au Père, en faveur de toute leur parenté, qui était campée à la baie Noire du lac Athabaska. Ils avaient entrepris ce trajet de quatre journées, à pied, – tous les chiens étant morts et mangés, – avec la moitié d’un brochet pour nourriture. L’oncle arriva seul à la mission, et n’eut que la force de dire qu’il avait été obligé de laisser son compagnon, à 50 kilomètres en arrière, au bord d’un bois, sous un abri de saules, avec quelques branches qu’il lui avait ramassées pour lui permettre de prolonger son feu.

Aussitôt le Père Breynat attela ses chiens et partit. Une tempête l’arrêta tout un jour. Lorsque le calme revint, il se trouva dans un dédale d’îles et de presqu’îles qui se ressemblaient, sous la blancheur uniforme de leur marteau. Il cherchait de tous côtés l’endroit, vaguement indiqué par Gabriel. Mais comment le distinguer?.. Enfin, au loin dans le bleu du ciel, il voit des corbeaux monter et descendre, au-dessus du même taillis. Il en conclut que l’enfant doit être là, mort ou mourant, et il court sur les sinistres oiseaux.

C’était lui, en effet, blotti tout contre les derniers charbons, les vêtements en pièces, les dents claquantes. Pauvre petit! Il eut peine à lever un peu la tête, et à dire, avec un faible sourire de reconnaissance qui le faisait beau malgré sa maigreur:

– Ah! Je savais bien que le père ne m’aurait pas abandonné!.. Oh! Père, j’ai faim… j’ai faim!

Le père lui fit boire un bouillon léger, préparé d’avance. Rassasier d’une seule fois un affamé serait le tuer: la recette est bien connue, dans le Nord. Il réchauffa les membres demi-glacés de l’enfant et le mit au milieu des fourrures, sur le traîneau. Mais, à tout moment, le petit disait:

– J’ai faim, mon Père… J’ai encore faim!

Le Père arrêtait les chiens pour faire un petit feu et dégeler le bouillon de poisson. Ainsi, de petit feu en petit feu, de bouillon en bouillon, arrivèrent-ils, le lendemain, à Notre-Dame des Sept-Douleurs.

Si l’on priait Mgr Breynat de dire quelle fut son œuvre de prédilection, lorsqu’il n’était que simple missionnaire, nous sommes assuré qu’il répondrait: «Les visites aux camps sauvages, dans les bois.»

L’Indien ne se livre entièrement au prêtre, et par le prêtre à Dieu, que chez lui, loin du fort-de-traite. Car, au fort, il se laisse distraire par la vente de ses pelleteries, par ses achats, par les airs civilisés qu’il s’étudie à montrer, et par une ombre de respect humain qui n’épargne même pas ces pays si inconnus de l’humanité. Aux camps des bois, se trouvent aussi des âmes qui ne verraient jamais l’homme de la prière, si l’homme de la prière ne les allait voir.

Dans le cahier-journal du Fond-du-Lac, il y a ce petit compte rendu, qui en dira aussi long que l’on voudra:

Au lendemain de la Toussaint (1895), le père partait pour une visite dans les camps sauvages, situés au nord de la mission. Il ne faisait que répondre au désir de ses enfants et tenir sa promesse. Son voyage lui prit 35 jours; et s’il eut à souffrir beaucoup du mauvais temps pour aller, il eut la consolation de faire plaisir aux pauvres sauvages, d’entendre un grand nombre de confessions, parmi lesquelles celles de bonnes vieilles qui n’avaient pu voir le père depuis longtemps, à cause de la distance, quelques premières confessions et celles de vieux retardataires qui se donnèrent au bon Dieu quand ils se virent poursuivis si loin.

Ces missions des camps sont, comme vient de l’indiquer le Père Breynat, si consolantes que le missionnaire ne regrette pas les grandes fatigues qu’elles entraînent toujours.

Une fois parmi les familles groupées pour le recevoir, il en est constitué comme le roi. Il est juge de paix, scribe, médecin. Il est prêtre surtout.

Dès son arrivée, il organise une retraite générale, dont voici le programme ordinaire: choix de la maisonnette la moins sale – si maisonnette il y a – , pour servir de chapelle; expulsion des chiens, attelages, hardes, tas de viande sèche et d’ordures. Tout l’appartement sera au bon Dieu, sauf un recoin où l’on dispose les couvertures de nuit de l’homme de la prière.

Lorsque l’autel est dressé, le tam-tam convoque le peuple à l’ouverture de la mission. Office du soir: cantique, chapelet, sermon, prière du soir et baptêmes s’il y a lieu. Office du matin: prière du matin, sainte messe, cantiques et sermon. A midi: instruction aux enfants et catéchisme pour tout le monde.

Certain jour, les exercices sont suspendus pour permettre au père d’aller voir les malades.

Tous les temps libres sont employés à entendre les confessions et à écouter les doléances.

Après quelques jours, communion quotidienne de tous ceux qui en sont jugés dignes. La plantation d’une grande croix couronne souvent le travail apostolique. Lorsque les Indiens repasseront là, ils verront cette croix, et se souviendront des instructions du père. Chaque fois ils iront prier près d’elle.

C’est presque toujours la disette de vivres qui clôt la retraite des camps. Les provisions apportées par le père ont été mangées les premières, à la table commune. Celle des sauvages épuisées à leur tour, il faut se disperser. Les chasseurs reprennent le bois, à la poursuite du gibier, et le missionnaire rentre chez lui, en jeûnant.

Parfois cette mission tant désirée et préparée depuis longtemps n’est qu’une course vaine. Le Père se met en route à l’époque convenue, et, au bout de trois jours, six jours de voyage, il trouve le camp déserté. Il comprend: la famine est arrivée, et le camp a été forcé de continuer sa marche dans la forêt, sans savoir où il s’arrêterait. La vie du missionnaire peut alors courir les plus grands dangers…

Les successeurs du Père Breynat, particulièrement les Pères Laffont, Bocquené et Riou, continuèrent cet apostolat nomade. Grâce à leurs efforts, il n’est plus un des 500 Mangeurs de Caribous du Fond-du-Lac qui ne soit fervent chrétien.

Le Père Riou, directeur actuel de la mission, trouva même le moyen de faire bénéficier ses sauvages, grands et petits, du décret libéral de Pie X sur la communion fréquente.

Les Mangeurs de Caribous savent lire l’écriture en caractères syllabiques, et cette connaissance contribue beaucoup à l’entretien de la foi éclairée. L’évêque-missionnaire dont nous parlons, comme ses devanciers, se fit leur maître d’école. Le succès dépassa son attente. Il ne trouva qu’un récalcitrant qui lui donna, du reste, ses motifs:

– Je ne veux pas apprendre à lire, moi. J’ai de l’esprit, vois-tu. Si je savais lire, on dirait que j’ai pris dans les livres ce que je raconte; tandis qu’autrement tout le monde sait que ça vient de là (montrant son front).

 

Pour son bouquet d’adieu, le Père Breynat reçut de ses enfants des témoignages qui lui dirent hautement les qualités de leur cœur. Nous l’avons entendu raconter, avec un plaisir touchant, la conversion de Michel le sorcier et la visite de la vieille Petite-Flèche.

Michel était un scandaleux près duquel avaient échoué tous les efforts des missionnaires. La dernière fois qu’il l’avait rencontré dans les bois, le Père Breynat avait refusé de lui toucher la main, – ce qui est le plus grand affront prévu dans l’étiquette sauvage; – et lui avait dit, en présence de tous:

– Je ne te verrai plus, puisque je vais partir pour toujours. Mais tu pourras penser que personne ne m’a fait autant de peine que toi. Tu as fait pleurer le cœur de ton père.

Quelque temps après, Michel entre à la mission, lui qui, de dédain, n’y avait jamais mis les pieds, lorsqu’il venait au fort. Il semblait tout attristé.

– Qu’y a-t-il donc, Michel? Quelqu’un est-il malade chez toi?

– C’est moi qui suis malade, Père, et qui ai le cœur pas à son aise. Depuis que je t’ai vu dans le camp, et que tu ne m’as pas touché la main, j’ai toujours devant moi tes dernières paroles. J’avais honte de moi-même. Comment! le père a été si bon pour moi, et voilà qu’il va partir avec toute sa peine! Je suis devenu comme un homme qui n’a plus d’esprit. Je n’avais plus de goût pour rien. Mes yeux se remplissaient d’eau. Quand je partais à la chasse, je pensais moins aux caribous qu’au chagrin que je t’avais fait, et je disais mon chapelet en rôdant dans les bois, pour demander à Dieu ce que je pourrais bien faire pour te faire oublier ma faute. J’étais ainsi pendant plusieurs jours, quand tout à coup il me vint à l’esprit que je ne pourrais rien faire de mieux que de me convertir et de céder enfin à toutes tes instances. Alors je partis, et me voilà. Je veux me confesser.

– Que le bon Dieu et la sainte Vierge soient loués, mon Michel: c’est bien la plus grande joie que tu pouvais me donner!

Le sorcier se confessa, avec des larmes abondantes – fait aussi rare chez les hommes que fréquent chez les femmes sauvages – ; et il ajouta:

– J’ai encore quelque chose à te demander. Tu connais ma conduite; je ne mérite pas de recevoir le pain du bon Dieu; mais je vais m’appliquer à bien vivre. Laisse un petit papier pour le père qui va te remplacer, afin qu’il me permette de communier à Pâques, si je persévère jusque-là.

– En effet, mon brave, tu ne mérites pas de communier; mais tu en as besoin pour te soutenir; et je veux avoir moi-même le bonheur de te donner le pain du bon Dieu, pour la première fois. Tu vois comme j’ai confiance en toi. J’espère que je ne le regretterai pas.

Le converti protesta encore de son repentir et de ses résolutions:

– Oui, Père, c’est fini. Toutes les fois qu’on emportera les lettres d’ici, l’homme de la prière, en t’écrivant, te redira toujours: «Michel vit bien».

Le lendemain, communion fervente, longue action de grâces.

Sortant de la chapelle, il trouva son garçon de 15 ans, qui l’attendait dans la salle.

– Mon fils, lui dit-il, jusqu’ici je t’ai toujours donné le mauvais exemple; j’ai fait ceci, cela (toute la confession y repassa). Tu m’as toujours imité fidèlement. Tu vois ce que j’ai fait hier et ce matin. A ton tour, tu vas te confesser; et, à partir d’aujourd’hui, si tu ne changes pas de vie, ta chair malade je ferai (tu auras la volée). Maintenant, va chercher la viande que nous avons apportée.

Quelques instants après, le garçon arrivait avec un traîneau chargé de viande sèche de caribou.

– Tiens, prends cela, dit Michel au missionnaire. Je te le donne pour te prouver que tu m’as fait content.

La Petite-Flèche (Kkaazé) était peut-être centenaire. Comment le savoir? Elle avait recommandé à son fils de toucher la main au père, en son nom, en lui disant combien elle était désolée de ne pouvoir venir elle-même. Elle lui envoyait aussi un petit sac de viande pilée pour son voyage.

La commission fut faite ponctuellement.

Le surlendemain, surprise du missionnaire: c’est la vieille, en personne, qui pousse la porte, et qui entre, énorme, courbée sur son gourdin.

– D’où viens-tu, ma grand’mère? On m’avait dit que tu n’étais pas capable de te remuer. Et te voilà!

Elle se mit à rire, d’un rire franc, enfantin, qui épanouissait toutes les rides de son visage.

– Ah! mon petit-fils! c’est que je t’aimais beaucoup. Ça me coûtait de te laisser partir, sans te toucher la main moi-même!

– Mais, dis-moi donc comment tu t’y es prise pour venir de si loin: trois jours de grosse marche. Avais-tu des chiens?

– C’est bon, c’est bon, je vais te le raconter, dit-elle, en s’affalant d’un bloc sur le plancher, selon la mode des dames dénées, et s’appuyant sur le coude, qui lui passait à travers la manche. Quand les enfants furent partis, je restai seule avec ma fille: la Louise, tu sais. L’eau est venue à mes yeux, en pensant que je ne te reverrais plus. Ma fille, voyant combien je faisais pitié, me dit: «Mère, te voir ainsi faire pitié met mon cœur mal à l’aise. Si tu veux, nous allons essayer d’aller à la mission. Nous n’avons que deux chiens qui sont vieux et malades, et tu es bien lourde. Mais moi je suis forte: je m’attellerai avec eux, et je pense que nous pourrons nous rendre. Moi aussi je tiens fort à donner la main au petit priant, une dernière fois.» Je dis à ma fille: «C’est bon». La Louise fabrique un attelage, pendant que j’arrange les provisions. Nous voilà parties, ma fille et les chiens attelés, et moi sur le traîneau. Quand c’était difficile pour les chiens et pour ma fille, je m’aidais avec deux bâtons. Maintenant, nous voilà.

Et riant aux éclats:

– Tu vois comme je t’aime!.. Mais, tu sais, moi je ne suis pas venue au fort pour voir les commerçants. Je veux me confesser. Demain tu me donneras encore le pain du bon Dieu. Et puis je m’en irai contente.

Les bulles du Père Breynat, en date du 31 juillet 1901, le nommaient évêque titulaire d’Adramyte et vicaire apostolique du Mackenzie et du Youkon.

Elles arrivèrent à Notre-Dame des Sept-Douleurs, au temps de la passe des caribous.

Après la fête de l’Epiphanie, l’évêque élu partait, à la raquette, avec son traîneau à chiens, pour Saint-Albert (1.120 kilomètres), où il arriva «comme le dernier des chrétiens», dit la chronique.

Il fut sacré à Saint-Albert, le 6 avril 1902, par Mgr Grouard, désormais vicaire apostolique de l’Athabaska, avec l’assistance de Mgr Pascal et de Mgr Clut.

La juridiction de Mgr Breynat fut démembrée, en 1908. La Mackenzie lui restait, et le Youkon devenait préfecture apostolique43.

Le vicaire apostolique du Mackenzie n’a rien perdu de son activité de missionnaire. Acquirit vires eundo. Il voyage, selon sa devise d’évêque: Peregrinari pro Christo, voyager pour le Christ. Il évangélise les pauvres, selon sa devise d’Oblat de Marie Immaculée.

Quant à sa résidence épiscopale, il n’a pu la désigner encore, depuis 21 ans (1901-1922). A plus forte raison ignore-t-il dans laquelle de ses missions il établira peut-être un jour son trône.

En attendant, il marche. Et son honneur de pèlerin du Christ est d’être le plus souvent rencontré, en ses chemins, par les mauvais temps. C’est ce qu’on l’entend parfois appeler «les bénédictions de l’enfer».

Un ministre protestant l’a baptisé The Bishop of the Wind, l’Evêque du Vent. L’expression fit fortune. Comme naturellement, les missionnaires disséminés dans le vicariat, lorsqu’ils voient la poudrerie d’hiver ou les orages d’été déchaîner les grands lacs et les forêts, se disent:

– Monseigneur doit être en route… quelque part… Mais il arrivera… Bien sûr!

Il nous convient moins qu’à personne d’exposer les méthodes et les résultats de l’administration du vénéré prélat. Contentons-nous du petit mot de Louison Robillard, le métis du Fond-du-Lac:

– Il paraît que c’est bien arrangé, par là-bas, sur la grand rivière Mackenzie. Les voyageurs, ça dit toutes ça!

L’une des présentes consolations de Sa Grandeur est de recevoir les abjurations des protestants, commerçants et officiers du gouvernement, qui, touchés de l’esprit d’abnégation des missionnaires du Mackenzie, reconnaissent enfin que la religion, inspiratrice de tels sacrifices et mère de telles œuvres, possède les paroles de la Vie éternelle.

CHAPITRE XI
LES CASTORS

La rivière la Paix. – Les Castors. – Ravages du vandalisme et du JEU A LA MAIN. —Un sacrifié. – Le Père Tissier au fort Dunvégan. – Noyade du Frère Thouminet. – Episode de l’hiver 1870-71. – Le Père Husson naufragé. – Une relation du Père Le Treste.

La rivière la Paix, le plus large et le plus long des tributaires du fleuve Athabaska-Mackenzie, se jette dans le lac Athabaska par l’une de ses bouches, et par l’autre dans la rivière des Esclaves, suite de la rivière Athabaska. Elle est formée, à l’ouest des montagnes Rocheuses, par le confluent des rivières Parsnip et Finlay. De sa source à son embouchure, doublant par ses replis les distances géographiques, elle parcourt environ 1.440 kilomètres. Comme les fleuves de l’océan Pacifique, ses fougueux jumeaux, la rivière la Paix roule vers l’océan Glacial avec une rapidité sans trêve. Débouchant des montagnes en tourbillons bleus et écumants, par des portes qu’elle a défoncées à pic, elle tournoie d’abord aux pieds escarpés du fort Hudson’s Hope. De là, se creusant un lit profond, elle arrose le fort Saint-Jean, le fort Dunvégan, Peace River, le fort Vermillon. A Peace River, elle reçoit, du sud, les rivières Boucane et Cœur, formant avec elles un colossal damier de méandres, d’îles et de collines. A 400 kilomètres de son embouchure, elle se brise et tombe, en cataractes, dans les chutes du Vermillon.

Trois missions résidentes: Saint-Henri du fort Vermillon, Saint-Augustin de Peace River, Saint-Charles du fort Dunvégan, et deux dessertes: Saint-Pierre du fort Saint Jean, Notre-Dame des Neiges du fort Hudson’s Hope, furent les centres apostoliques principaux de la rivière la Paix. De ces postes, le missionnaire visitait les divers groupes indiens.

Bien que la rivière la Paix ressortisse aux conditions climatériques subarctiques, et que les hivers y soient d’une grande rigueur, les saisons tempérées y sont plus durables qu’en toute autre partie des vicariats Athabaska-Mackenzie. Plus les terres gagnent vers les montagnes Rocheuses, plus les grasses prairies alternent avec les riches forêts. Le chinouk, vent chaud de l’océan Pacifique, qui souffle périodiquement durant l’hiver, retarde la formation des glaces et hâte le dégel. Les vents du nord, d’autre part, se coupent aux montagnes, qui s’infléchissent vers le nord-est.

Aujourd’hui, tant sur les plaines de la rivière la Paix que dans les bois défrichés, de vastes colonies blanches ont bâti leurs demeures et exploitent leurs fermes. Le chemin de fer longe les deux rives de la rivière, depuis Peace River, et jette ses réseaux sur l’étendue de l’ancienne sauvagerie. Le régime des privations est fini pour ces régions. Mais il est du devoir de l’histoire de ne pas oublier la vie désolée des planteurs apostoliques.

Trois nations de la race peau-rouge étaient représentées sur la rivière la Paix: la nation algonquine par des bandes de Cris, la nation huronne-iroquoise par quelques individus de Caughnawaga, venus comme engagés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, et surtout la nation dénée par les Castors.

La tribu des Castors, dont nous nous occupons exclusivement ici, tenait plutôt la haute partie de la rivière la Paix. Il s’en trouvait au fort Vermillon; mais le grand centre de ralliement était le fort Dunvégan. C’est pourquoi la Compagnie fit de Dunvégan le chef-lieu de son district de fourrures, et l’Eglise le chef-lieu de son district d’évangélisation, dans la rivière la Paix.

 

Les Castors furent de nombreux et sans doute de fiers sauvages, aux temps préhistoriques. Rois du grandiose cours d’eau qui porta d’abord leur nom, ils luttèrent victorieusement, sur ses bords et sur ses ondes, contre les Montagnais de l’est et contre les Cris du sud. De guerre lasse, les chefs belligérants se réunirent, et signèrent, en échangeant le calumet, le pacte de réconciliation. L’endroit du traité fut appelé la Pointe la Paix, et la rivière des Castors devint la rivière la Paix.

Les missionnaires trouvèrent la tribu des Castors sur le versant de sa dégradation. De 6.000 qu’ils avaient été, au dire des anciens, ils s’étaient réduits à moins de 2.000. De nos jours, il ne reste des Castors que de rares vieillards et des métis, beaucoup plus cris, iroquois ou blancs que dénés.

Les causes de cette décadence sont multiples. La principale serait la pratique des unions consanguines. Les maladies honteusement apportées par des Blancs à ces tempéraments en ruine ne tardèrent pas à les livrer à la scrofule, au rachitisme, à la phtisie. Pour finir l’œuvre de ces ravages dans le sang, la destruction inepte du castor amena les famines.

Le castor, animal rongeur, dont les sauvages prirent le nom et le signe héraldique, fut jadis le pourvoyeur de la rivière la Paix. Il s’y multipliait par nations. Un quart d’heure d’affût, au bord de n’importe quel étang, de n’importe quel ruisseau, procurait à la famille du chasseur tous les repas du jour. Aussi longtemps que les Indiens Castors furent les seuls en ces lieux, avec ces bêtes, ils ne connurent pas la faim. Ils avaient la sagesse prévoyante de laisser dans chaque loge le couple qui suffisait à la repeupler. Mais de rapaces commerçants arrivèrent, et, avec eux, les Cris, les Iroquois, leurs serviteurs. Qu’importait à ces vandales de passage de ménager la race nourricière? Ils exterminaient tout animal dont la fourrure valait leur plomb. Ainsi diminuèrent et disparurent peu à peu les castors.

Restaient, et restent encore, les orignaux et les ours que l’on voit gambader sur les côtes des rivières, de juin à septembre. Mais les ours s’engourdissent, l’hiver, en des retraites presque introuvables; et les loups dispersent souvent les orignaux. Par ailleurs, il n’y a pas de poissons dans la rivière la Paix, ni dans ses affluents.

Les missionnaires rapportent aussi à la frénisie du jeu à la main, la déchéance de la tribu des Castors.

Le jeu à la main est la grande, l’universelle passion sportive des Indiens du Nord, passion tellement invétérée que les missionnaires, après l’avoir longtemps attaquée, ont renoncé à l’extirper jamais. Ils se bornent à obtenir de leurs fidèles qu’ils n’y attachent plus les superstitions dont le jeu à la main était le rite social, qu’ils se contentent de séances modérées, et qu’ils ne mettent que des bagatelles à l’enjeu.

Autrefois, les sauvages jouaient, dans ce Monte-Carlo, tout leur avoir, jusqu’à leurs femmes et leurs enfants. Un Cris et un Sauteux jouèrent leur propre scalpe. Ayant perdu tour à tour, ils se coupèrent l’un à l’autre le vivant trophée. Mgr Grouard ne fut pas peu surpris, un jour, de voir son fusil saisi par un Montagnais, qui l’avais mis en gage, après avoir perdu sa chemise.

La mourre, la morra, donnerait quelque idée du jeu à la main.

Les joueurs se placent, en lignes adverses et face à face, à genoux, assis sur leurs talons, corps contre corps, les mains dissimulées et communiquant derrière les dos, ou sous une peau étendue devant eux. Au signal, l’agitation commence. Des tambourins, maniés par des assistants, frappent en coups rythmés et de plus en plus accélérés. L’un des camps détient un osselet. L’osselet se trouve dans l’une des mains. Au chef de file des adversaires de deviner laquelle. Dans le but de dérouter l’inquisition, toutes les mains, tous les bras, tous les bustes du camp opérateur sont entrés en mouvement. Tout cela se croise, se lève, s’abaisse, se penche, se redresse, se renverse, en spasmes et saccades si rapides qu’un centième de seconde ne fixerait pas le groupe sur la plaque photographique. Des hurlements, vocalisés sur les airs de guerre que battent les tambourins, se précipitent en sauvage crescendo, de concert avec les trépidations des membres, des torses, des têtes. Dardés sur l’adversaire, comme pour le méduser, on dirait que les yeux de chacun vont éclater dans leurs orbites. La sueur inonde les habits et détrempe la terre. Les spectateurs, pris dans l’exaltation commune, dansent, gesticulent, grimacent, vocifèrent, à l’unisson des lutteurs et des tambourins. Incroyable la promptitude avec laquelle le devineur arrête la sarabande, en désignant d’un geste convenu, imperceptible aux profanes, celle de ces dix, vingt, trente mains qui étreint l’osselet, et les force à s’ouvrir toutes ensemble, en preuve qu’on ne l’a point dupé. S’il a dit juste, les arrhes et le jeu changent de côté. S’il s’est trompé, les vainqueurs recommencent dans le vacarme redoublé. Le spectacle est affreux. Il devait être diabolique, au temps du paganisme.

Les Castors passaient, à leur rage furieuse du jeu à la main, des jours, des nuits, sur la neige comme sous la pluie. La partie achevée, ils tombaient, exténués. De tente pour s’abriter, de vêtements pour se défendre contre le froid, ils étaient presque dépourvus, car les femmes, aussi passionnées que les hommes pour la morra indienne, avaient assisté à la joute, n’ayant garde de coudre les peaux de la loge, ni de raccommoder les hardes du ménage. Comme leurs hommes, elles s’endormaient, insouciantes, à la belle étoile. La grippe, la pneumonie n’avaient qu’à prendre.

Le Père Faraud fut le premier des Oblats à visiter les Castors. Il écrivit ses impressions à Mgr Taché, dès son troisième voyage, en 1860:

…Les Castors m’avaient fait demander à maintes reprises. Ils disaient mourir de chagrin d’être sans cesse privés de la présence du prêtre qui devait les instruire et leur ouvrir la porte du ciel. Je m’étais donc figuré qu’il n’y avait qu’à se présenter et que tout était fait. Il en a été, certes, bien autrement. Le Castor a un caractère double et lâche. Dès la première semaine, il faut leur rendre justice, ils se sont montrés zélés pour apprendre leurs prières; pourtant, cela ne les empêchait pas de jouer à la main et de faire de la sorcellerie, toute la nuit… Je les avertis d’apporter leurs enfants au baptême. Ils me répondirent qu’ils ne le voulaient pas, parce que, leurs enfants une fois baptisés, ils ne pourraient plus faire de la médecine sur eux, et qu’ils mourraient tous. Ainsi, voilà une tribu entière qui dit vouloir être chrétienne et qui refuse de passer par la porte du christianisme, le baptême… L’œuvre de la conversion de ce peuple sera donc un long travail. Que de tristes nuits cette pensée m’a apportées! Les Castors sont si peu nombreux, leur bonne volonté est si faible, nos ressources sont si bornées… Pourrons-nous jamais nous fixer parmi eux? Ne faudra-t-il pas abandonner cette tribu à son sens réprouvé?..

Malgré le peu d’espoir de recueillir une moisson, le Père Faraud, devenu vicaire apostolique d’Athabaska-Mackenzie, sacrifia aux Castors la vie d’un missionnaire plein de jeunesse, de zèle et de santé: le Père Tissier. Il fut l’installer lui-même, au fort Dunvégan, en 1866. Tous deux retournèrent à la Nativité, pour attendre le sacre de Mgr Clut, en 1867.

L’automne même de 1867, le Père Tissier se rendit à son poste de la mission Saint-Charles. Il y demeura jusqu’en 1883.

De ces seize années, il passa les treize premières dans l’isolement. De prêtres, il ne vit que le Père Collignon trois fois, et le Père Lacombe une fois, en de rapides visites qu’ils lui firent, par charité fraternelle.

Le seul ami qu’on put lui envoyer fut le Frère Thouminet.

Ancien soldat, religieux modèle, le Frère Thouminet était la ponctualité même, jointe à la bravoure, dans les soins de la mission, comme dans le soin de la perfection de son âme. Mais ses jours devaient bientôt finir. Arrivé au fort Dunvégan en 1877, il se noya le 18 août 1880, dans une anse de la rivière la Paix, en cherchant un instrument qu’il croyait avoir perdu. Il dut glisser dans l’eau, avec un pan de grève.

Le premier compagnon prêtre du Père Tissier fut le Père Le Doussal. Il n’y passa que l’année 1880-1881. Mais il souffrit assez pour écrire:

«Ici, c’est l’étable de Bethléem. J’ai vu le fort Providence, le Grand Lac des Esclaves, le lac Athabaska, le fort Vermillon: rien n’approche du dénuement que j’ai trouvé à Dunvégan.»

Le Père Tissier quitta ce dénuement en 1883, le laissant aux Pères Husson et Grouard, ses successeurs. Il était forcé d’aller chercher à Saint-Boniface, hôpital le plus voisin alors (3.000 kilomètres), le soulagement d’une infirmité horrible, qu’il avait contractée en poussant la traîne. Il emportait de Dunvégan l’affection et les regrets de tous les sauvages.

43La préfecture apostolique du Youkon, située entre les montagnes Rocheuses, à l’est, et l’Alaska et l’océan Pacifique, à l’ouest; et entre le 54e degré de latitude, au sud, et l’océan Glacial, au nord, est devenue vicariat apostolique en 1918. Mgr Emile Bunoz, O. M. I., qui, de préfet, devint le vicaire apostolique du Youkon, fut sacré à Vancouver, le 18 octobre 1918, par Mgr Casey, archevêque de Vancouver, assisté de Mgr Legal et de Mgr Breynat. Mgr Bunoz réside à Prince-Rupert (Océan Pacifique).