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Aux glaces polaires

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Durant les quatre années qui lui restèrent à lutter contre la mort, le Père Lecomte continua à évangéliser les Esclaves, non plus à Nelson, mais au fort des Liards, au fort Simpson, au fort Wrigley, voyageant plus que jamais.

Au fort des Liards, il eut à goûter d’une autre amertume: une maison, qu’il finissait à peine de construire de ses mains d’habile charpentier, prit feu, et brûla tout entière, sous ses yeux, en une demi-heure.

En 1892, le jeune missionnaire dut rendre les armes. Il ne pouvait plus supporter que le riz, et, à la mission de la Providence où il se trouvait alors, on lui dit qu’on n’en avait plus. Le moindre bruit lui déchirait la tête, et il lui fallait, pour trouver un docteur et un remède, faire 1.600 kilomètres, dans le vacarme des barges, des rapides, des grincements de rames, des imprécations de bateliers, des cahots de charrettes. Il les fit, en un mois de tortures, qui n’effacèrent pas un instant son sourire d’affabilité et de résignation.

A Saint-Albert, il y avait des médecins, des Sœurs de Charité, les tendresses de Mgr Grandin. Mais il était trop tard. Le 16 septembre 1892, le Père Lecomte mourut, comme mourraient les anges, s’ils pouvaient mourir.

La veine des souffrances ne devait pas tarir de sitôt, à la mission Saint-Paul, après le départ du Père Lecomte.

En février 1890, le Père Gourdon monta de Saint-Raphaël pour le remplacer. Il perdit tous ses chiens, en route, dans la neige extraordinairement profonde.

Au petit jour du 7 juin suivant – fête du Sacré-Cœur – cette neige, grossie de la neige fondue dans les montagnes, envahit la mission, juchée cependant à une hauteur que l’eau n’avait jamais atteinte. Le Père Gourdon, éveillé par le clapotis du flot contre son lit, n’eut que le temps de dire la sainte messe, de saisir son fusil et de grimper dans un sapin. De là-haut, il vit partir, à la débandade, le bois de chauffage qu’il avait amassé brassée par brassée, son traîneau, tout ce qui n’était pas sa maison. Entre temps, il tirait pour appeler. Le commis, réfugié lui-même dans une barque, vint le délivrer.

Le missionnaire, n’attendant plus les sauvages après ce déluge, rangea son logis et descendit au fort des Liards, quitte à revenir à Nelson, l’automne ou l’hiver de la même année.

Il était à prendre le soleil, devant la mission Saint-Raphaël, l’après-dîner du 16 juillet, lorsqu’il vit flotter, au large de la rivière des Liards, une petite caisse. Ayant lancé un sauvageon à la poursuite de l’épave, il ne tarda pas à reconnaître le tabernacle de la mission Saint-Paul. Il comprit: l’inondation avait recommencé là-bas, avec les pluies; et sa maison s’en était allée. Il ne fut pas long à équiper un canot et à remonter au fort Nelson. Il trouva sa route jalonnée de ses meubles: dans les branches d’un arbre sa soutane de travail, sur une pointe de rocher son ostensoir et sa cloche, ailleurs trois de ses chandeliers et deux pièces de son poêle. Au fort Nelson, plus rien: ni maison, ni chapelle, à peine quelques ruines méconnaissables. Des sauvages jouaient à la main avec la relique de la vraie Croix, qu’ils avaient ramassée sur le rivage…

Le missionnaire à qui fut donnée la consolation de parfaire la conversion du fort Nelson – consolation achetée par douze années de voyages, de travaux, d’ennuis de toutes espèces – , fut le Père Le Guen.

Il remit au Père Moisan, en 1909, toute la population baptisée, à l’exception d’un seul homme.

Mission Sainte-Anne (Fort Rivière-au-Foin)

La mission Sainte-Anne nous ramène, pour la dernière fois, au Grand Lac des Esclaves. Elle est sise à l’embouchure de la Rivière-au-Foin, venant de l’ouest, et futur port naturel des navires du Grand Lac.

Le Père Gascon débarqua, le 3 juillet 1869, à la Rivière-au-Foin, pour fonder la mission Sainte-Anne. Il avait pour le seconder le Frère Hand, son compagnon, depuis quatre ans, à la mission Saint-Joseph.

Les deux ouvriers, aidés de quelques sauvages, bâtirent une chapelle.

Le 23 août, de grand matin, le frère Hand se leva, fit sa prière, sa méditation, et, en attendant l’heure de la messe, alla visiter les rets où il espérait trouver les vivres de la journée. A six heures, le Père Gascon entendit des cris:

– Le frère se noie!

Il avait disparu, et son canot flottait, renversé, à l’endroit d’un filet, sur le lac tranquille.

On découvrit son corps, le lendemain.

Le Père Gascon remarqua la figure ensanglantée, sans se demander pourquoi. Il crut que le frère avait simplement chaviré, bien que, marin dans l’âme, il eût fait plusieurs fois, par des gros temps, la traversée du Grand Lac des Esclaves, en canot d’écorce. Les Indiens présents à l’ensevelissement cachèrent la vérité qu’ils savaient. Ils ne la révélèrent que beaucoup plus tard au Père Gourdon. C’était un sauvage, qui, en tirant des canards, avait blessé le frère assez grièvement pour le jeter à l’eau.

Le Père Gascon tâcha de tenir encore quelques mois, à la Rivière-au-Foin; mais le vide laissé par son collaborateur bien-aimé ne put se combler, et le missionnaire regagna la mission Saint-Joseph, pour la Noël.

La mission Sainte-Anne ne reçut que de rares visites, jusqu’en 1878. Puis, elle tomba dans l’abandon presque complet, faute de missionnaires, faute aussi de docilité de la part de ces Esclaves.

En 1893, le révérend Marsh, qui avait échoué tout à fait au fort des Liards, vint s’établir, sur la demande des sauvages eux-mêmes, à la Rivière-au-Foin; et, lorsque, l’année suivante, Mgr Grouard s’arrêta pour leur donner les exercices de la mission, il vit la plupart des Indiens refuser de lui toucher la main et lui tourner le dos.

En 1900, la mission fut reprise par le Père Gourdon. Il y arriva avec le Frère Rio, le 26 mars.

Il ne trouva que trois vieilles femmes métisses restées fidèles à leur baptême. Tous les autres étaient devenus protestants. Il est vrai qu’ils continuaient à dire leur chapelet, au temple, pendant le sermon anglais de leur ministre.

Voilà vingt ans que le missionnaire, qui n’a plus quitté la mission, cherche à reconquérir le terrain perdu. Les Pères Gourdon, Gouy, Brochu, Frapsauce, Dupire, Vacher, Bousso se sont consumés à cette tâche.

Aux dernières nouvelles, la population se répartissait en 81 catholiques et 42 protestants.

L’épée de Damoclès suspendue encore, et toujours, sur le cœur du Père Bousso, c’est le plaidoyer de l’Esclave pour sa pauvreté, c’est la simonie à rebours de l’Indien:

– Si tu ne me donnes pas du thé, du tabac, des habits, je serai obligé d’aller en chercher chez le ministre. Il m’en offre tant que j’en veux, lui!..

Mission de Notre-Dame du Sacré-Cœur (Fort Wrigley)

La mission Notre-Dame du Sacré-Cœur, extrémité septentrionale de la tribu des Esclaves, nous transporte à 220 kilomètres au nord du fort Simpson:

« – Le poste du fort Wrigley est situé sur la rive droite du Mackenzie, au pied des hautes collines qui nous ferment l’horizon du côté du nord et de l’est. En face, une île jetée au milieu de la rivière ne nous laisse voir qu’un petit chenal, faible portion du Mackenzie. Sur l’autre rive, de hautes collines encore nous empêchent d’apercevoir les montagnes Rocheuses, qui se dressent en arrière dans leur majestueuse blancheur. Au sud seulement, en amont de la rivière, le regard s’étend à perte de vue.

«Le fort Wrigley n’est pas sans charmes pour une âme méditative ou pour un poète: la première de ses qualités, sous ce rapport, c’est la solitude parfaite dont on y jouit, le calme. Rien n’en trouble le silence, si ce n’est le bruit d’un rapide, juste au-dessus de la mission…

«A la tête de ce rapide se trouve une source d’eau pétrifiante, et, dans l’île d’en face, une source d’eau chaude.»

Cette description est du Père Gouy, premier résident du fort Wrigley, en 1897. Il convient de la compléter, en disant qu’en 1910 la mission changea de rive, avec le fort, transporté un peu en aval; et que, devant elle, le large Mackenzie s’étale pour contourner bientôt le légendaire Rocher-qui-trempe-à-l’eau, muraille conique de 200 mètres, lézardée par les siècles, et qui, adossée comme pour les contenir à des gradins de montagnes entassées, plonge droit dans le fleuve.

La misère et la mort n’évolueront nulle part en un théâtre de plus imposante beauté.

Il y avait, au fort Wrigley, lorsque le Père Ducot vint le visiter, du fort Norman, en 1881, 300 Indiens. Il en restait 70, en 1915.

Bientôt le silence du désert planera sur Wrigley.

CHAPITRE XV
LES PEAUX-DE-LIÈVRES

Napolitains du Nord. – Mission Sainte-Thérèse, au fort Norman. – Rivière et Grand Lac de l’Ours. – Le Père Ducot. – Sauvé par un loup… – Le pont de glace. – Noël, le 17 décembre. – Un halo de lune et une aurore boréale. – Mission Notre-Dame de Bonne-Espérance, au fort Good-Hope. – Le Père Grollier.– Da mihi animas! —Sa rapide et douloureuse carrière. – «Je meurs content, ô Jésus!». – Le Père Séguin. – Jusqu’au fort Youkon. – Chez les Loucheux. – La conversion des Peaux-de-Lièvres. – «Le Saint est mort!»

«Pétulands et enthousiastes, les bons, mais laids, Peaux-de-Lièvres me surprirent par la légèreté apparente de leurs allures. Cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais vu jusqu’alors. Au lieu de la taciturnité montagnaise, de la joie calme et lymphatique des Flancs-de-Chiens, de l’apathique abandon des Esclaves, je rencontrais une peuplade alerte et frisque comme une volière de hoches-queues, chaleureuse comme des Napolitains, loquace comme des Juifs, familière et sympathique comme des enfants.»

Cette impression qu’ils firent d’abord sur le Père Petitot, les Peaux-de-Lièvres la refont sur tous les Blancs qui les abordent. Moins coûte le bonheur, meilleure est son espèce. Les miséreux du Nord n’en seraient-ils pas la démonstration? Plus ils s’enfoncent dans les neiges et le dénuement, plus ils paraissent contents de leur fortune. Rien ne ferait plus envie à nos riches préoccupés et moroses que les concerts quotidiens de ces rieurs en guenilles.

 

Avant l’ère des guenilles, de nos guenilles, la tribu s’habillait – d’où son nom – d’un costume à la samoyède, tissé, de pied en cap, avec des lanières de peau de lièvre. La peau du lièvre oppose au froid une imperméabilité sans égale.

Deux missions s’occupent des Indiens Peaux-de-Lièvres: Sainte-Thérèse du fort Norman et Notre-Dame de Bonne-Espérance du fort Good-Hope.

Mission Sainte-Thérèse (Fort Norman)

Sainte-Thérèse du fort Norman est située à 520 kilomètres au nord du fort Simpson, distance qui marque le record des espaces entre les missions du Mackenzie.

Le petit fort Norman et sa petite mission catholique se sont donné une avenue et un décor des plus grandioses.

Pour les atteindre, le Mackenzie a rompu, depuis 80 kilomètres en aval du fort Simpson, trois bordées de montagnes que lui envoyaient les Rocheuses, comme pour barrer son cours. A l’est, il a coupé à pic les nombreux éperons poussés par les plateaux Laurentiens à la rencontre des Rocheuses. Dégagé, en vainqueur, de ces escarpes titanesques, il a refait sur une étape de 25 lieues, la majesté de son lit, reculant toujours ses rivages, jusqu’au fort Norman.

De la rive droite du Mackenzie, où il est situé, le fort Norman contemple, par delà la largeur du fleuve, et par-dessus les collines moutonnantes de l’ouest, les fines et blanches crêtes des montagnes Rocheuses elles-mêmes.

A un kilomètre en aval de la mission, une eau bleue et froide s’unit, refusant longtemps d’y mêler sa pureté, au boueux Mackenzie: c’est la rivière de l’Ours. Elle descend du Grand Lac de l’Ours, en longeant, sur sa droite, une chaîne de monts qui s’arrêtent brusquement à leur tour, au confluent, par un énorme Rocher-qui-trempe-à-l’eau.

Cette rivière de l’Ours, terreur permanente des missionnaires, dévale d’une hauteur de 200 pieds, sur ses 130 kilomètres de longueur. A un canot qui la descend en une demi-journée, il faut, pour la remonter, des semaines de luttes constantes avec ses flots. Dans certains de ses rapides, le voyageur doit s’arc-bouter sur des perches qu’il appuie aux écueils, assuré, s’il lâche prise, de se voir aussitôt saisi par les bouillons furieux et broyé contre les récifs…

Le Grand Lac de l’Ours, qui compterait 250 kilomètres du nord-est au sud-ouest, sur 230 du nord-ouest au sud-est, dépasse en superficie le Grand Lac des Esclaves.

L’exacte traduction de son nom sauvage, Sa-tcho-triè, serait: Lac du Grand Ours. Les Peaux-de-Lièvres racontent qu’un ours blanc polaire avait pénétré dans les bois qui bordent le lac. Un Indien, qui ne connaissait pas cet animal de grande force, lui décocha une flèche. L’ours blessé poursuivit le chasseur jusqu’au village peau-rouge et tua tous les habitants, à l’exception de quelques enfants.

La disposition des cinq baies – Keith, Smith, Dease, Mac-Tavish, Mac-Vicar – qui composent le Grand Lac de l’Ours, comme les lobes d’une astérie, et dont le regard d’un observateur, placé au point central, toucherait presque toutes les lointaines extrémités, suffit à indiquer l’enceinte de liberté qu’offre à tous les vents cette mer sans îles ni jetées.

Les eaux du Grand Lac de l’Ours, fournies par une quarantaine de rivières très pures, gardent une transparence de cristal sur leur conque granitique, et nourrissent, dans leurs profondeurs, des réserves fabuleuses de poisson. La truite saumonée y pèse de 15 à 60 livres; le hareng se jette par millions dans la rivière de l’Ours, unique décharge du Grand Lac. La fraîcheur constamment glaciale du lac et de la rivière bonifie encore ce poisson. La débâcle de la glace, épaisse de 2 à 4 mètres, ne s’effectue qu’à la mi-juillet, et des icebergs, que les chaleurs estivales ne parviennent jamais à fondre, errent sur le large jusqu’au regel général. Les bords du Lac de l’Ours, où les hivers, les aquilons, l’aridité semblent se coaliser pour entretenir la mort, deviennent, aux époques des passages du renne, des champs grouillants de vie. C’est pour attendre le nomade gibier qu’autour des grandes baies vont et viennent sans cesse les groupes extrêmes de toutes les tribus septentrionales: Plats-Côtés-de-Chiens, Esclaves, Peaux-de-Lièvres et Esquimaux.

Les Indiens du fort Norman, Peaux-de-Lièvres pour la plupart, Esclaves et Plats-Côtés-de-Chiens quant au reste, vivent des chasses et des pêches du Grand Lac de l’Ours, ou des bois arrosés par la rivière de l’Ours. C’est donc là que les cherchera, dans ses courses pastorales, le missionnaire de Sainte-Thérèse.

Le fort Norman lui-même se trouva, de 1864 à 1872, à l’ouest de la baie Keith, source de la rivière de l’Ours, près des ruines du fort Franklin57.

A cet emplacement Franklin-Norman, le Père Petitot fit huit visites apostoliques, de 1866 à 1878, venant du fort Good-Hope, en raquette, par terre, via les lacs Faraud, Kearney, Pie IX (400 kilomètres), et retournant, en canot, par la rivière de l’Ours et le Mackenzie (570 kilomètres).

Les Pères Lecorre, Ducot, Houssais, Andurand, Frapsauce, Rouvière, Le Roux, Falaize y repassèrent, venant du fort Norman moderne, par le bassin de la rivière de l’Ours.

Ces visites se répéteront, tant qu’il restera des missionnaires à Sainte-Thérèse et des sauvages au Grand Lac de l’Ours.

Ce fut le Père Grollier qui, le 29 août 1859, en route pour le fort Good-Hope, foula le premier le sol qui portait alors le fort Norman – même emplacement qu’aujourd’hui – , y baptisa quelques enfants, et dédia la mission à sainte Thérèse.

Il y revint, de Good-Hope, le 5 juin 1860. Le 14 juin, il en partit, avec le commis-traiteur, pour remonter, à deux jours de barge, jusqu’au Castor-qui-déboule, endroit où l’on transférait justement le fort Norman.

Au Castor-qui-déboule, abordèrent Mgr Grandin, en 1861 et 1862, et le Père Gascon, en 1862 et 1863.

L’inondation balaya alors la colonie; et le fort Norman fut transporté au Grand Lac de l’Ours, fort Franklin, en 1864.

En 1872, il fut ramené, pour y demeurer, cette fois, sur le promontoire, où il était tout d’abord, et qui domine le confluent de la rivière de l’Ours et du Mackenzie.

Ce fort Norman, inconnu dans son isolement jusqu’à nos jours, vient de passer soudain à la renommée. Un missionnaire en écrit le 17 février 1921:

Au fort Norman et dans toute la région voisine, il semble que le pays va changer, et vite, épouvantablement vite! Tout s’annonce comme un nouveau Klondike. Cette fois, ce n’est pas de l’or, mais du pétrole et aussi différents minerais que l’on découvre et qui abondent en ces pays écartés. Même en plein hiver, une foule de gens ont fait jusqu’à 2.000 kilomètres pour venir retenir des terres. Pauvres gens inexpérimentés, qui, dans l’espérance de gagner un peu d’argent, s’exposent à de cruelles déceptions!

Le 28 mars 1876, poussant son traîneau dans les bordillons du Mackenzie, le Père Ducot, le grand missionnaire du fort Norman, l’apôtre qui entreprenait de donner quarante ans de sa vie aux Peaux-de-Lièvres, arriva de Good-Hope à Sainte-Thérèse, avec deux cognées, trois scies et huit clous, pour y bâtir sa maison et la maison de Dieu.

Le Père Georges Ducot (1848-1916)

Le Père Ducot quitta, afin d’épouser sans partage la pauvreté du Christ, une famille de nobles joailliers de Bordeaux, où les richesses de la terre s’alliaient aux richesses de la charité.

Il ne pouvait, certes, mieux choisir que la Congrégation qui possède les missions du Mackenzie.

Envoyé à l’extrémité même du pays de la pauvreté, au fort Good-Hope, il arriva le 14 septembre 1875.

Il y passa six mois de l’hiver, déjà commencé, avec le Père Séguin et le Frère Kearney. Le 20 mars, il partit à destination de son poste, au fort Norman.

Tout était à bâtir, à convertir, à créer.

Un maître d’école anglican, sustenté par un commis hostile, jouait au ministre, tout près de là; et ses adeptes, des Esclaves, parents des protestants du fort Simpson, entravaient la bonne volonté des Peaux-de-Lièvres.

Nous ne pouvons, malgré l’intérêt qu’y prendrait le lecteur, suivre les années du Père Ducot, ses travaux, ses voyages dans son vaste district, ni même départager l’action des assistants qui lui furent successivement donnés, après dix-sept ans de solitude – Pères Gouy, Audemard, Gourdon, Andurand, Houssais, Frapsauce, – pour montrer comment de leur paganisme les Peaux-de-Lièvres passèrent à la ferveur de la foi; comment aussi la hutte primitive de la mission Sainte-Thérèse se transforma en la jolie église, splendidement ornée d’aujourd’hui: Dieu a compté, et le missionnaire contemple désormais, en Lui, ses propres mérites… De cette vie, de ce talent, de cette activité, qui n’eussent pas été indignes d’une paroisse immense, au centre d’une capitale, et qui se dépensèrent au salut d’une poignée d’Indiens, entrevus rarement, et en groupes pitoyables, nous ne rappellerons que quelques faits, de nature, pensons-nous, à compléter le portrait que toute l’ambition de nos pages aura été de rendre: le portrait du missionnaire des pauvres.

Le Père Ducot reportait à l’année 1880 la souffrance qu’il regardait comme le Vendredi Saint de sa vie. Il en célébra toujours l’anniversaire, en remerciant la Providence de l’avoir sauvé, de la mort, par le moyen d’un loup, des restes d’une superstition païenne, et d’un sauvage protestant.

Un camp de Flancs-de-Chiens des environs du Grand Lac de l’Ours, qu’il avait visité, en 1879, l’avait supplié de revenir, l’année suivante, afin d’achever son œuvre d’évangélisation. Il accepta, et l’on convint que, le 1er mars 1880, le chef, Petit-Chien, serait au fort Norman, pour prendre le père et le conduire. Le père, qui, les premières années de sa solitude, avait coutume de passer les huit mois de mars à novembre au fort Norman, et les quatre autres au fort Good-Hope, promettait d’être au rendez-vous. Le chef, quoi qu’il advînt, devait l’y attendre.

Petit-Chien se trouva, le 1er mars, au fort Norman; mais le missionnaire, attardé sur le chemin de Good-Hope par une tempête de neige telle qu’il n’en revit jamais et «d’autres obstacles que le diable semblait susciter à chacun de ses pas», n’arriva que le 10 mars. Petit-Chien était resté les quatre jours que ses vivres avaient duré; puis il était reparti, laissant un billet à l’homme de la prière pour l’assurer, foi de chef, que le camp entier l’attendrait une lune et demie, et que d’ailleurs il n’y avait que cinq jours de marche. Il aurait soin, disait-il encore, de baliser avec des branches de sapin tout le parcours, afin qu’il fût impossible de s’égarer.

Le 17 mars, après la messe, célébrée en l’honneur de saint Patrice, le Père Ducot chargea son traîneau de provisions pour sept jours, attela ses quatre chiens, et, accompagné d’Alphonse Koutian, son jeune serviteur Peau-de-Lièvre, se lança dans la forêt.

Au bout de deux heures, ils avaient perdu leur chemin. Comme le missionnaire hésitait:

– Ne crains rien, dit Alphonse. Moi, je suis un sauvage, je m’y reconnaîtrai.

Ils mirent deux jours à rejoindre le lac Kraylon (lac des Saules), qui n’était cependant qu’à douze heures de raquette de Sainte-Thérèse. Un vieil Esclave, Bèchlètsiya, pêcheur salarié du traiteur de fourrures, qu’ils y trouvèrent, les dissuadait de continuer, attendu que la tempête du commencement de mars avait dû combler les sentiers et ensevelir les balises.

Mais le missionnaire avait donné sa parole, et Alphonse n’était que confiance. Ils poursuivirent.

 

Le vieillard avait bien dit: plus de sentiers, plus de balises. A chacun des nombreux lacs enserrés dans les bois, et qu’il fallait traverser, c’était cent détours pour trouver la reprise du chemin. Il neigeait. Il faisait froid.

Onze jours passèrent, qu’ils marchaient encore. Les provisions des chiens étaient épuisées, et celles des hommes étaient à bout. Aux chiens, ce onzième soir, on donna pour souper le sac de peau qui enveloppait la chapelle portative.

Le lendemain matin, trois chiens moururent dans leurs traits.

Les voyageurs mirent en cache traîneau, ustensiles, chapelle et couvertures de nuit, prirent le reste des vivres, et, comptant n’être plus loin du camp indien, malgré l’apparence de mort que présentait la forêt blanche et muette, ils continuèrent à marcher.

Le quatrième chien, le plus petit, tout affectueux, et pour cela appelé Fido, les suivit.

L’après-midi, un sentier, battu des hommes et des bêtes, paraît enfin. Tout à la joie, ils oublient qu’ils sont accablés de fatigue et de jeûne; ils accélèrent la marche. Mais une inquiétude assombrit bientôt leur espoir: Alphonse, penché sur toutes ces pistes, avec ses yeux d’Indien, ne distingue aucune empreinte récente: la neige de mars n’est pas tombée ici, voilà tout. Au loin, pas d’aboiement, pas de cris d’enfants.

Ils vont toujours.

Sur les cinq heures, ils débouchent au milieu du campement des Flancs-de-Chiens. Il est vide. Personne, rien! Sur les braises des foyers, une couche épaisse de frimas.

– Partis, depuis longtemps, dit Alphonse: ils jeûnaient… Ils n’ont rien laissé!

Fiévreusement, aux dernières lueurs du jour, le missionnaire cherche un mot écrit sur l’écorce d’un bouleau, un piquet incliné, un sapin encoché, un signe qui indiquât, selon la coutume sauvage, la direction prise par la caravane. Rien encore.

Vingt sentiers également foulés, également anciens, rayonnent du campement dans la forêt, les uns vers le lac de l’Ours, les autres à l’opposé. Lequel choisir?

Pour provisions, il reste deux livres de viande sèche et une de farine. Sous le bois, point de lièvres, point de gelinottes. Que faire? Poursuivre, avec si peu, n’est-ce pas se livrer follement à la mort, tenter Dieu? Mais Alphonse s’obstine à démêler les pistes indiennes:

– C’est trop loin pour retourner, répète-t-il, trop loin! Cherchons, marchons encore!

– Faisons mieux, dit le missionnaire, prions le bon Dieu de nous inspirer: nous déciderons ensuite. Veux-tu, mon enfant?

C’était le Samedi Saint, et le soleil était tombé.

A genoux sur la neige, le prêtre et le sauvage reportent leur pensée au Maître de la vie et de la mort, dans son Tombeau, et lui demandent la vie. Ils prient aussi la divine Mère des Douleurs:

– Eh bien! dit le père en se relevant, si tu le veux, nous retournerons. Je prendrai ma chapelle, à notre cache; et, si les vivres nous manquent en route, je dirai la messe une dernière fois, je te communierai, et nous mourrons ensemble. Dieu ne permettra pas que nos corps soient dévorés par les loups et les carcajous. Les Indiens les trouveront, en revenant au fort; ils les emporteront, en priant pour nos âmes, et les mettront dans le cimetière que j’ai béni, près de l’église.

– Oh! Père, répondit Alphonse, tu me fais le cœur fort, en parlant ainsi. C’est cela, retournons: les Flancs-de-Chiens sont trop loin maintenant.

Dans la nuit pleine d’étoiles, disant tout haut le chapelet, et suivis de Fido, ils reprirent leurs propres traces. N’ayant plus à hésiter, ils couraient plus qu’ils ne marchaient.

Aux premières heures du Dimanche de Pâques, ils atteignirent la cache.

Ils étaient si las qu’ils ne purent mordre dans le dernier morceau de la viande sèche, et qu’ils se contentèrent de manger l’une des deux chandelles de suif de renne apportées pour l’autel.

Après une courte prière, ils se roulèrent dans leurs couvertures:

– A ton réveil, murmura le père, tu tueras Fido, et nous le mangerons.

L’Indien s’endormit.

« – Pour moi, raconte le Père Ducot, le sommeil ne venait pas. Notre vraie situation apparut, dans toute son horreur, à mon esprit. Nous étions harassés, affamés, sans vivres, sans le moindre espoir d’un secours, à neuf ou dix journées de marche de la mission. La mort me sembla inévitable. Pour comble de peine, je me jugeai responsable d’avoir causé la perte de mon compagnon. A cette vue, je me sentis trembler de tous mes membres. Malgré mes efforts, mes genoux s’entrechoquaient violemment. Alors, je saisis ma croix d’Oblat, et, les lèvres contre les pieds de mon Jésus crucifié, je le suppliai, par l’amour de son Cœur, de nous venir en aide, d’écouter les Indiens de Bonne-Espérance, qui, en cette Semaine Sainte, le priaient pour le missionnaire de Sainte-Thérèse et pour ses enfants… Tout à coup je m’endormis, sans m’en apercevoir, et je ne m’éveillai que sous le grand soleil, au bruit de la hache de mon jeune homme, en train de faire du feu. Je venais de passer des heures délicieuses.

« – Père, faut-il le tuer, demanda Alphonse, en me voyant remuer?

« – Certainement, répondis-je. C’est notre seule ressource.

«En même temps, je me cachai dans ma couverture, pour ne pas voir la tête de Fido tomber sous le coup de hache que lui porta aussitôt l’exécuteur.»

Ils déjeunèrent du chien, trouvant la chair agréable.

Mais, soudain, le cœur de l’Indien bondit. Le flot des traditions de sa race venait d’assaillir sa mémoire. Manger du chien, de la bête immonde, n’était-ce pas violer le tabou des tabous, et appeler sur sa tête, sur les têtes de tous les Dénés, la malédiction du puissant mauvais… yédariéslini? Epouvanté, il déclara qu’il n’en voulait plus, qu’il n’y toucherait plus, qu’il refusait même de porter ce qui restait.

Le Père Ducot connaissait trop l’Indien sauvage pour contrarier, en ce moment, son serviteur. Chargé lui-même de sa chapelle, il ne put emporter qu’un paleron: quantité de deux repas.

Au bivouac de ce soir de Pâques, en faisant cuire dans l’eau de neige, l’un sa viande fraîche de chien, l’autre sa viande sèche de renne, ils chantèrent tous les cantiques de la Résurrection, avec leurs alleluia, imprimés par Mgr Faraud dans le recueil montagnais:

– Il ne sera pas dit, mon enfant, s’écria le missionnaire, en serrant la main d’Alphonse, il ne sera pas dit que la plus grande fête de l’Eglise, et de ce monde, se passera, pour nous, sans un festin! C’est moi qui le paie! Nous avons prié toute la journée, en marchant. Nous venons de chanter. Fêtons maintenant!

Ce disant, il jeta dans l’eau bouillante, où dansaient les restes du chien et du renne, une poignée de farine, la dernière, et, en guise de graisse, une chandelle, la dernière aussi…

Le lundi de Pâques, ils cheminaient depuis trois heures, l’Indien scrutant le bois, et le Père Ducot se replongeant dans l’angoissante perspective des sept jours qu’il restait de cette marche, avec moins d’un jour de vivres, lorsque, à 200 mètres sur leurs côtés, dans une éclaircie de sapins, un loup énorme parut, occupé à déchirer quelque chose avec ses dents, sous ses griffes.

Ils battirent des mains. Messire loup décampa. Ils allèrent voir. C’était une peau d’orignal que l’animal avait volée, traînée jusque-là; il n’en avait encore avalé que la moitié.

– Merci, mon Dieu, merci! crièrent d’une seule voix, Alphonse et le Père, tombés à genoux.

Des restes abandonnés par le loup, ils vécurent trois jours.

Il y avait douze heures que le dernier repas de peau était achevé, quand ils arrivèrent à un vieux campement, où ils n’avaient rien remarqué, lors de leur premier passage.

En remuant partout la neige, le pied d’Alphonse toucha une masse oblongue, congelée: une vessie d’orignal, pleine de sang. C’était encore la superstition des Peaux-de-Lièvres, heureux à la chasse, de séparer le sang de la chair, et de l’exposer sur le passage du carcajou «pour se le rendre propice».

Le bloc de sang soutint la marche d’une autre journée. Une once d’onguent d’arnica, partagée, pourvut à la journée suivante.

Il n’y avait plus rien, lorsqu’on arriva au lac Kraylon (des Saules), le vendredi soir.

Le vieux pêcheur du commis, Bèchlètsiya, avait levé sa loge, et ses traces s’étaient effacées. Aucune rumeur n’arrivait du fond de la forêt. Comme le père priait Dieu, par l’intercession de saint Benoît Labre – son saint préféré – de venir une dernière fois au secours, Alphonse, qui s’était éloigné un peu, poussa un cri:

– J’entends les chiens!

Les voilà tous deux, à toutes jambes et raquettes, courant dans la direction du bonheur.

Les déceptions étaient finies. Le pêcheur, au moment de repartir pour le fort Norman, l’avant-veille, avait, sans pouvoir s’expliquer comment, tué trois orignaux. Et pensez donc, la belle viande vermeille, étalée, là, sous les yeux affamés des nouveaux venus, et qu’il lui fallait encore boucaner!

Le vieillard traita ses hôtes, en roi de la forêt. Le lendemain, il les retint jusqu’à l’après-midi, afin de leur préparer lui-même deux galas supplémentaires. Puis, chargeant l’épaule d’Alphonse du meilleur des morceaux, il se recommanda aux prières du missionnaire.

57Sir John Franklin avait bâti ce fort, pour le compte de la Compagnie du Nord-Ouest, en septembre 1825. L’illustre marin fit trois expéditions à la mer polaire, dans le but de trouver le passage du Nord-Ouest. La première en 1818, par la baie d’Hudson et le continent. La deuxième, en 1825, par le fleuve Mackenzie. La troisième en 1845, par la mer polaire elle-même. L’Erebus et le Terror, avec leur brillant équipage de 134 hommes, et leur capitaine, périrent sur l’île du Roi-Guillaume. Franklin mourut le 11 juin 1847, d’après un écrit retrouvé parmi les squelettes.