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Albert

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Ah! l’amour!

Jamais je ne la reverrai.

XIII
LA VIE FIÉVREUSE

Alors, au milieu de la fumée des pipes, le bohême Bombax prit la parole:

Oui, mes chers, c’est à cette époque que je connus Albert. Il avait résolu de vivre selon la saine logique, à savoir de ne plus être l’esclave du devoir, mais de s’acheminer vers la mort, le cœur hanté de joie et d’incoërcibles indépendances. C’était un adolescent brun, portant ses premiers poils avec aisance, sachant causer et plein d’une dévorante imagination. Non pas qu’il n’eût ses défauts: il ne battait pas les femmes et buvait l’absinthe avec des timidités de débutant. Mais je l’aimais, et par je ne sais quelle sympathie secrète, je me sentais attiré vers lui, jusqu’à le trouver le moins médiocre de nos compagnons.

Quelques jours après l’avoir rencontré en un sous-sol turbulent de café, je le revis, beau comme le spleen, au bal public. Il faisait danser une femme que vous avez tous adorée, cette taille de guêpe aux élancements blonds, ce teint lumineusement blanc, ces prunelles aussi pâles que si elles avaient été taillées dans le marbre, ce corps aux robes souples, tout cet ensemble de formes harmonieuses et pures qui répondait au nom de Filigrane-d’Argent. Il me reconnut, vint à moi et me présenta sa danseuse. «Ma première maîtresse» dit-il. Ma première! Oyez cela: Ma première! Comme si un homme s’avisait jamais de penser qu’il aura plus tard une autre maîtresse que celle qu’actuellement il possède! Quelle corruption! quel cynisme! – ou peut-être quel mépris précoce de l’existence, dans ce: Ma première maîtresse! au lieu de – avec l’accent glorieux et fier du premier triomphe – : Ma maîtresse!

Filigrane-d’Argent m’a conté un soir ses impressions sur lui. La confidence vaut la peine d’être entendue.

Jaloux comme Othello, d’une jalousie cependant qu’il laissait à peine deviner, concentrée, rongeante, empoisonneuse, plus occupé à se prouver l’indignité de celle qu’il considéra toujours comme une faiblesse, qu’à jouir consciencieusement des félicités dont le sort lui offrait en libéral de débordantes coupes, inquiet, anxieux, sombre, Albert ne savait ni s’abandonner à l’insouciance, cette compagne obligée de la débauche, ni se sortir assez de lui-même pour ne jamais considérer les choses que sous leur attrait objectif et embrasser éperdument les évènements sans leur rester subjectivement extérieur. Tantôt, il gisait abattu par une tristesse noire, regrettant ce qu’il avait abandonné pour suivre le fantôme de la folie. Tantôt, il s’excitait à une gaieté artificielle, buvait, chantait, déshabillait sa femme et lui mordait les seins, avec de fauves regards et des étreintes désordonnées. Inégal de tempérament, nerveux par essence, en toute volupté se glissait pour lui comme un venin; il n’avait la plénitude de rien, et les plus divins instants étaient inexorablement souillés des perfides et sataniques injections de la mélancolie. Ah! s’il avait réellement aimé! Mais l’amour lui était interdit: car l’amour se donne, et Albert n’avait pas la faculté de se donner, plié sur lui-même comme un porte-feuille, qui, bourré de notes et de documents, gémit, crie, crie, éclate, sans livrer un seul de ses secrets.

Filigrane-d’Argent ne lui fut fidèle que trois mois. Il la chassa de chez lui, ignominieusement, sans scène. S’il avait eu des illusions sur la femme, il les perdit du même coup, et sa tristesse en augmenta.

Et pourtant quelle noce! Oh! mes chers, quelle noce!

Il me semble le voir toujours, ce roi de brasserie, trônant au milieu du groupe de ses intimes, m’ayant à sa gauche, tandis que sa dextre enlaçait par les reins la fille, et que de sa bouche tombaient, ainsi qu’un flot de paroles d’or, les plus désolantes maximes et les plus grandes pensées. «Ayez» disait-il «deux brocs, l’un plein d’amertume, l’autre plein d’ambroisie. Que tous deux par vos lèvres soient bus en même temps. Proclamez-vous heureux, si l’ambroisie éteint l’amertume. Pour moi, l’amertume est la plus forte. Vive l’amertume!»

Il courait aussi les lieux de plaisir.

Parfois, son âme se délectait aux placides jouissances des innocents de la terre. Les enfants jouant sous les ombrages des jardins l’absorbaient. Il admirait la nature dans ses contrastes, la grande capricieuse, qui dispense aux uns les possibilités adorables d’une imperturbable félicité, aux autres le continu soupir du cerf qui brame après le courant des eaux. Sans se lamenter en de vaines plaintes, il contemplait le spectacle de l’humanité, où chaque cerveau forme un petit monde à part, ici paradis, là enfer, et où le choc d’eux tous les uns contre les autres détermine un résultat bizarre comme un kaléïdoscope, effrayant comme une tempête, ridicule comme une opérette.

Il fréquentait plusieurs salons du demi-monde, et sur toutes les pentes de Montmartre on le cotait au plus haut prix. Il faisait la gloire d’une douzaine de cabarets. Sur la rive gauche, aux soirs de tapage, on ne voyait que lui, hurlant par-dessus les plus hurleurs, brandissant des verres, discourant, le verbe magnifique et les gestes immenses. Ce qu’il but, pendant ces temps, constituerait une fortune pour un petit bourgeois; ce qu’il donnait aux femmes celle d’un gros. Mes chers, vous vous demandez comment il était si riche? Il jouait.

Oui, cet homme-là jouait. Et, chose extraordinaire, la chance était accrochée à ses doigts comme une bête luisante tenant ferme par dix mille ventouses. Elle ne le lâchait ni au baccara, ni au trente et quarante, ni au simple écarté. C’était de l’ahurissement, du tourbillon, du vertige. On ne se lassait de s’en étonner; quelques-uns même s’en irritaient. Heureux au jeu, malheureux en amours! dit l’adage. Albert, lui, se promenait en vainqueur parmi les jupons, de la même façon qu’il triomphait sur le tapis vert. Mais voici: il était malheureux de l’amour, comme il était malheureux du jeu, comme il était malheureux de tout.

Je n’ai jamais compris son caractère.

Tantôt je l’ai pris pour un fou, tantôt pour un mauvais plaisant. Je dois reconnaître qu’il n’était ni l’un, ni l’autre. C’était un être raté: raté, malgré sa supériorité. Un des plus fermes principes de la philosophie est celui qui dit: Adaptation au milieu. Albert était dans le monde comme un poisson dans l’air; il s’y débattait sans pouvoir y respirer, faute des organes spéciaux pour en savourer la parfaite concordance et s’y mouvoir à l’aise.

Il eut deux duels: le premier avec un journaliste qui, sans cérémonie, avait imprimé son nom au milieu de ceux d’une bande d’épiciers en villégiature; le second avec moi, qui, dans un moment d’ivresse m’étais permis de soutenir devant lui la doctrine du libre arbitre. Il blessa le journaliste à l’épaule et moi au poignet. Je ne sais ce qu’il advint du journaliste. Pour nous, nous nous raccommodâmes sur le terrain, nous jurant l’un à l’autre, la main sur Spinoza, une inaltérable amitié.

Je puis donc dire que je l’ai connu. Mais son énigme ne m’en resta pas moins indéchiffrable, tant il différait de ce que l’on a coutume de voir, du public banal, de ce qui est la grosse masse de la société.

Nous nous trouvions une nuit chez Blanche de D … Sous l’éclat féerique et nu des lustres que réfléchissaient les glaces, des invités de choix passaient d’agréables moments. Il y avait eu souper, un souper digne de la réputation de cette belle personne, un souper tel qu’en eussent rêvé les Romains de la dernière heure: des mets exotiques, des viandes d’animaux sauvages, des poissons bizarres, des sauces russes, des nids d’hirondelles, des fruits tropicaux, des vins du Rhin et des assaisonnements d’anecdotes galantes. De l’esprit comme des bossus, un vacarme de sourds. Pour le dessert, une comédie décadente. Bref, la plus hilare des fêtes dans le plus hilare des costumes. J’étais en ours. Duvivier, l’inénarrable Duvivier, était en cosaque; Auguste avait arboré un complet du Bengale décrit quelque part dans les Védas; André Rapatin se pavanait en chef de tribu, couvert de plumes des pieds jusqu’à la tête; Jonas Bichon avait imaginé de se déguiser en mandarin; il y avait aussi un mangeur d’hommes, un gorille, un Agamemnon, un spectre du Commandeur, plusieurs Mars, trois ou quatre centaures et un cadavre. Albert avait revêtu l’apparence du père Eternel. Sous cette figure, il obtenait un succès fou. Vous pensez bien que les dames n’avaient pas de plus grand plaisir que de tirer sa longue barbe et de lui commander à l’envi des petits Jésus. On dansait. Des éblouissements d’épaules, des gorges d’ivoire, des décolletés merveilleusement pervers, des parfums, des bras, des nuques, des sourires … Oh! mes chers, de vraies houris! Elles avaient des lèvres que ne dérobaient pas aux baisers de trop pudiques effarouchements. Cythère les avait caressées de ses zéphyrs doux comme des charmes. Que vous dire? Albert avait gagné au jeu près de cinq mille francs. Personne ne se donnait autant de peine pour s’amuser. Il conduisait de front une demi-douzaine d’intrigues. Eh bien! au moment le plus dévergondé, le plus extravagant, vers quatre heures du matin, alors qu’il n’y avait pas assez d’échos dans les murs pour renvoyer nos immenses éclats de rire, il me prit à part, et savez-vous ce qu’il me dit?

«Je m’ennuie atrocement.»

XIV
MAGGIE

Soir d’hiver. Le brouillard buait autour des becs de gaz avec des indistincts mouillés de nimbe. En des milliers de piqûres, le givre s’emparait des épidermes, et l’haleine sortait des bouches, visible et fumante. Les gens se hâtaient, marchaient droit devant eux, par petits pas pressés, presque en courant, les mains dans les poches, emmitouflés de fourrures et silhouettiques. Les rues devenaient désertes. Il était passé minuit.

Albert crut apercevoir dans l’ombre une femme. Il chercha la figure, par habitude. L’être s’accroupissait sur le seuil d’une allée, obstinément immobile, d’une masse, sous le vague d’une robe informe, sombre dans l’obscurité qui l’enfouissait. Elle dormait peut-être. Albert voulut suivre son chemin sans s’en inquiéter. Un atome de plus dans le monde de la misère! La police la ramasserait. Mais, comme il s’était approché, un peu curieux, elle fit un mouvement, et le visage se dégagea avec deux effarements d’yeux qui le regardaient fixement. «Il fait froid» dit Albert; «tu dois geler sur cette marche!» – «Je n’ai pas d’autre lit» répondit la créature. – «Qui es-tu?» – «Maggie.» Alors voyant qu’elle était jolie, et que ses traits se fondaient avec finesse, et que sa pâleur la parait d’une maladive attirance, et qu’une étrangeté douce s’exhalait hystériquement de sa physionomie, Albert lui dit de venir.

 

Dans la chambre, à la lueur de la lampe, il l’examina. Elle paraissait encore une enfant, à peine faite, et sa gorge bombait si peu, que l’on pouvait douter, quoique trouvée sur un trottoir, qu’elle fût déjà souillée. Ses cheveux blondissaient la face tournée contre la pierre, l’aspect autour de sa tête petite, la baignant de grâce innocente et claire. Quoi de plus délicat que ses membres, si délicats qu’ils en ployaient comme les rameaux frêles d’un mince arbuste? De vives rougeurs couraient, fugitivement successives, sous le tissu transparent de sa peau, angoissées, laissant entre elles les non-colorations anémiques du teint que ravageait la chlorose. Les prunelles bleues s’ouvraient, grandes. Sa main serrée tenait quelque chose, inconsciente, comme celle des cadavres qui sont morts en accrochant. La chaleur du feu la déraidit, et comme peu à peu les doigts se relâchaient de leur engourdissement, il en tomba une pièce qui roula métalliquement sur le plancher. «Qu’est-ce que cela?» dit Albert. Il se baissa: un louis. «Ah!» dit-il «tu étais donc riche?» Maggie sembla tout-à-coup se souvenir. Un bouleversement s’opéra dans son expression. Toute tremblante, elle murmura: «Mon Dieu! mon Dieu!» tandis qu’Albert la contemplait avec surprise, ému soudain pour elle d’une espèce de pitié.

L’enfant n’avait pas eu l’idée d’employer l’or à se procurer un dîner et un gîte.

Comme elle mourait de faim, le jeune homme fit monter à souper. Il réchauffa lui-même ses pieds glacés, les exposant nus à la flamme jaune qui riait dans la cheminée. Mais pendant qu’elle mangeait, des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues. Elle pleura doucement, puis plus fort, puis avec des hoquets et des déchirements. «Qu’as-tu?» dit Albert. Et il était presque effrayé de ce désespoir, ainsi que de son silence à ses interrogations réitérées.

La crise passant, elle revint à l’état primitif, à son écarquillement égaré. Blottie en un fauteuil, de longs mais à peine perceptibles frissons la revêtaient épidermiquement comme d’un filet de mailles limpides et ondulantes. Des distractions bizarres circulaient dans ses yeux. Ses lèvres remuaient sans qu’il en sortît aucun son. Elle ressemblait à lady Macbeth somnambule, mais à une lady Macbeth étiolée. Par les mains d’Albert, sa robe humide et déguenillée, sans une résistance, avait été enlevée, et comme le fantôme shakespearien, vêtue seulement des blancheurs de sa jupe et de sa chemise, qu’éclaboussaient par taches les flamboiements du foyer, elle songeait à un épouvantement passé, tandis que l’heure avancée jetait sur cette scène les mystérieuses apparences de tout ce qui est nocturne.

Soudainement, des mots s’échappèrent de sa bouche. «Oh! c’est horrible! horrible!.. Ne me faites pas ce qu’il m’a fait!.. Ce serait un crime … un crime!»

Elle se tordit nerveusement les poignets, secouée d’une affre invincible.

«Qu’as-tu?» dit encore Albert. «Mon Dieu!» fit-elle à voix hésitante et basse «je n’oserai jamais vous l’avouer … mon Dieu!.. mon Dieu!.. je n’oserai jamais.»

– «Tu as couché avec un homme?» demanda-t-il crûment. Elle poussa un cri et se cacha la figure dans son coude. Albert se mit à genoux devant la jeune fille, l’enserra par la taille et, de l’autre main, écarta le bras dont elle se masquait, en lui murmurant: «Tu n’en es que plus jolie!» Mais il recula aussitôt, stupéfait de la voir extraordinairement livide. «Ah!» dit-il «il t’a fait du mal, pauvre petite?»

Alors Maggie raconta.

Un passant la suivait dans la rue. Le cœur battant bien fort, elle trottinait, trottinait, sans se retourner, revenant de chez la fleuriste, où toute la journée, elle avait confectionné du bout de ses doigts minces de fragiles corolles. Pourquoi s’enfuyait-elle ainsi? Elle ne le savait pas. Sans qu’il lui eût encore rien dit, elle le sentait à ses trousses, et elle avait peur, elle avait peur. Il la rejoignit, il la dépassa, il la regarda en face. Maggie baissa les yeux, tandis qu’un émoi empourprait ses joues. «Voulez-vous, mademoiselle, que je vous emmène dîner?» Elle courut, courut. A la maison, elle évita de parler de ce que ce monsieur lui avait proposé. Sa mère lui aurait donné un soufflet. Son père l’aurait peut-être battue. A quoi bon? Elle eut un cauchemar pendant la nuit. Mon Dieu! si elle allait de nouveau rencontrer ce monsieur, le lendemain! Le lendemain, elle le trouva qui l’attendait à la sortie du magasin. Sa frayeur fut si grande, qu’elle en eut des palpitations immenses dans la poitrine. «Eh bien, mademoiselle» dit-il «ne voulez-vous pas aujourd’hui venir dîner avec moi?» – «Non.» – «Si, vous viendrez.» Il la poussa dans un fiacre, et avant qu’elle se fût rendu compte de ce qui lui arrivait, le fiacre roulait. Mais le monsieur ne la mena pas dîner. Lui, sans doute, avait dîné: Maggie sortait bien tard du magasin de fleurs. Il la mena dans un hôtel, dans une chambre. Et puis … oh!.. il commença à la déshabiller. Mon Dieu! mon Dieu! il la déshabilla. Maggie se débattait, se débattait, éperdue. L’homme, brutal, déjà vieux, les yeux luisants, rougeaud, plongeait ses grosses mains dans ses vêtements et les arrachait les uns après les autres. Puis, il la jeta sur un lit … Elle perdait connaissance, voyait tout tourner dans un vertige affreux … Oh! tout-à-coup, elle se sentit étouffer sous un poids monstrueux de chairs … des membres velus l’étreignaient … Alors, des douleurs comme des déchirements … Il lui faisait des saletés épouvantables … Elle mourait … Quand elle se réveilla de son évanouissement, elle était seule. Un jour gris descendait des fenêtres. Il y avait une pièce d’or dans sa paume. Une terreur indicible la prit d’avoir passé la nuit dehors. On la chasserait sûrement de chez elle. En effet son père la chassa. Elle avait erré, erré dans Paris, ne pouvant rassembler deux pensées, presque inconsciente, traînant ses pieds péniblement, les reins emplis de fatigues, jusqu’à ce que, vers le soir, elle fût tombée d’inanition sur cette marche.

Albert ne rit pas à cette simple histoire, banale au sein de la cité grouillante qui la reproduit quotidiennement. Un nuage de tristesse assombrit son cerveau, sans colère pourtant contre l’homme qui avait défloré Maggie, sachant que la fatalité mêle les êtres en un déchaînement d’égoïsmes et de passions dégradantes, contre lequel il est inutile de protester, puisqu’il est la loi du monde. «Quel âge as-tu?» dit-il à Maggie. – «Quatorze ans» répondit l’enfant. Un silence dura quelques minutes, songeur, sans observations. – «Veux-tu que je te remmène chez tes parents?» – «Non.» – «Veux-tu retourner au magasin de fleurs?» – «Non.» – «Que veux-tu?» – «Rien.» – «Tu veux rester ici?» – «Non plus.» – «Alors quoi?» – «Je ne sais pas.» Ces questions et ces réponses se succédaient, lentes, dans un abattement d’elle et dans une sympathie désorientée de lui. Il n’avait plus envie de baiser même la naissance satinée de son cou et la laiteuse tendresse de son épaule, qui glissait à demi hors de la collerette: cette naïveté, écho touchant de la souffrance des faibles, le remuait malgré lui.

Il lui laissa sa chambre et s’en alla dormir ailleurs, sur un canapé.

Plusieurs jours se passèrent avec Maggie. Drôle d’existence! Ses amis la croyaient sa maîtresse, et – de peur du ridicule – il ne les détrompait pas. La petite n’avait décidément pas voulu rentrer chez ses parents, craintive de son père horriblement. Elle restait là, bizarre, muette. Il semblait qu’elle fût toujours sous le coup de son aventure. Elle ne devait pas être très intelligente. Albert essayait de l’amuser. Il finit par y prendre goût et par concevoir pour elle une sorte d’amitié.

Justement, par suite de quelques heureuses veines, il se trouvait alors en fonds. Il acheta deux robes à Maggie et des objets de toilette, lui meubla une petite chambre, lui donna des bijoux, des bibelots. Du reste, cela ne lui revint guère plus cher que ce qu’il dépensait précédemment, car, sans seulement se rendre un compte exact du sentiment qu’il éprouvait pour l’enfant, il renonça à voir des femmes. Il menait Maggie au théâtre. L’après-midi, tous deux faisaient un tour de lacs, abîmés dans un fiacre, ou, lents, à pied, tandis que des rais timides de soleil se risquaient frileusement à travers le gris froid du ciel et la nudité misérable des branches. Ils allaient prendre leurs repas dans une taverne honnête.

Cependant, la jeune fille ne paraissait pas se réveiller de sa léthargie d’esprit. Elle avait des hébétudes d’une journée entière. Les regards vagues, elle se laissait conduire où Albert voulait, sans s’intéresser à ceci plutôt qu’à cela. En vain, les clowns des cirques, les étalons tachetés, les écuyères aux gazes aériformes évoluaient devant sa stalle, désopilants, caracolants, glorieuses: ses yeux n’en étaient pas moins ternes, son sourire absent, sa voix incompréhensiblement monosyllabique. Seulement parfois, au crépuscule, devant le feu rouge, ensevelie dans le fauteuil, elle racontait, racontait. Mais c’était toujours la même histoire qu’elle racontait, la même histoire racontée dans les mêmes termes.

Etrange! de sympathiques accointances unissaient ces deux âmes. Elles se sentaient compatriotes du grand désenchantement, sans discerner peut-être ce rapport, par une mystérieuse fraternité! Elles s’appelaient, se trouvaient bien ensemble, tacitement se comprenaient. S’ils ne sortaient pas, Albert passait les heures dans la chambre de Maggie, en une inaction douce, se complaisant à sa présence auprès de lui, continuelle, amollissante. Il l’attirait sur ses genoux, et, leurs deux joues l’une contre l’autre, avec une abondance dénouée de cheveux confondant leurs têtes, ils laissaient couler le temps. Le temps les baignait alors comme d’une persistance à rester ainsi, sans savoir pourquoi. Suavement, les ombres montaient, les ombres du soir. Les monotonies de la pendule tictaquante s’ébruitaient indéfiniment, charmeuses ondulations de leur pensée qui ne prenait pas d’autre forme. De ses lèvres, Albert cherchait à effleurer parfois les paupières à demi closes de la petite, mais celle-ci disait: «Non! non!» Elle n’aimait pas, dolente, qu’il essayât de l’embrasser.

Au commencement, il avait voulu lui apprendre différentes choses: le français, l’histoire, la musique. Incapable de retenir la moindre instruction, elle pleura, et il dut y renoncer. Aussi ce n’était pas sans hésitation que, lâche, il s’abandonnait à son influence. Il s’apercevait que cette attraction revêtait un cachet plus magnétique que sain, et que si cela devenait de l’amour, il se verrait peu à peu envahi par un énervement irrémédiable, une gangrène de toute sa volonté virile, qui fuirait de lui, comme d’une outre criblée de trous, l’eau. A ce moment de sa vie, Albert en était arrivé au cynisme, mais non point à l’abdication de sa personnalité.

Il ne laissait pas cependant d’admirer lui-même la manière dont son cœur avait été pris. Pourquoi? Comment? Son cœur! non: il n’avait plus de cœur. Ce n’était pas non plus physique: il se découvrait à peine le désir de posséder Maggie. Analysant, il en venait toujours à ce mot de magnétisme, comme le plus propre à exprimer la nature de son attraction vers l’enfant. Un trouble inexpliqué embrouillardait étrangement sa tête, à considérer, dans les longs silences indécis, ces yeux opalins où s’alanguissaient des fixités voilées de primitif. Il ne songeait plus qu’à elle, sans violence, mais comme plongé dans un bain tiède. Il cherchait à se débarrasser de cette obsession, ainsi qu’on tente, en un demi-sommeil, de secouer un rêve tenace: cependant, de plus en plus, se manifestait l’inutilité d’efforts, qui savouraient presque un plaisir à rester vains. La torpidesse envahissait son âme. Maggie lui fit l’effet d’un marécage douceâtre, où il se laissait inertement enliser.

Visiblement, Maggie déclinait. Sa peau prenait des plaques mates, et, aux endroits fins, sous les orbites, aux fusellements des doigts, dans les gracilités du cou, des contrastes si délicatement smaragdins, qu’on eût dit voir par-dessous le sang se décomposer. Maintenant, elle passait au lit quinze heures par jour, les yeux ouverts, aphasique. Albert demeurait là, incapable de s’en aller, de s’occuper ailleurs; il restait étendu sur une chaise longue, abandonnant la conscience du temps; il lampait du café, fumait des cigarettes; quelques livres gisaient à portée, mais ce n’étaient que des contes de fées et des albums de grosses images enfantinement coloriées, avec lesquels il parvenait quelquefois à éveiller chez la petite une lueur d’intérêt; le plus souvent, il la couvait songeusement d’un regard nuageux, n’essayant plus avec des questions d’attirer des réponses qui n’offraient pas de sens; il était extraordinairement influencé par cette présence morbide; à intervalles réguliers, en des crises de cette sorte d’hypnotisation, il était appréhendé de tentations anormales d’elle, irréalisables, comme d’être une sangsue et d’être appliqué sur elle, ou de se servir de ses deux pieds mis en guise de mouchoir pour presser ses yeux, ou de s’enfoncer en elle, de pénétrer sa substance et surtout son cerveau, ce cerveau incompréhensible; il s’approchait du lit, rampant, de la façon imperceptible dont on s’approche des moineaux pour ne pas les effaroucher, il insinuait sa tête et ses bras peu à peu le long des draps, dans la quête de quelque communion d’essence ignorée, et tant qu’il ne la touchait pas, elle ne dérangeait encore d’un rien son immobilité: mais sitôt qu’il frôlait un point de sa chair, elle se cambrait avec des sursauts de ressort et des terreurs dans ses gestes qui repoussaient.

 

Des amis étaient venus le voir. Il supportait avec impatience leurs visites. Vu qu’il le leur faisait sentir, on le lâchait: et cette absence de messagers du monde extérieur augmentait le désarroi de sa vie. Albert ne sortait plus, parce que Maggie était trop faible pour marcher et, capricieusement – probablement au souvenir de son histoire – ne voulait plus monter dans une voiture. On apportait les repas de chez un restaurateur voisin, une fois par jour seulement, car Albert, ne bougeant pas, perdait l’appétit: quant à Maggie, depuis quelque temps, elle ne mangeait rien; sa constitution, de plus en plus bizarre, ne réclamait que de l’eau.

Une nuit, Albert, qui s’était assoupi et somnolait sur la chaise-longue, tandis que, assourdie de brun par l’abat-jour, la lampe se consumait dans sa veillée constante, fut surpris au milieu de son alourdissement par la mélopée plaintive d’une voix trémolante et flûtée. Ses yeux s’ouvrirent. En face de lui, Maggie, sa chemise de nuit collée au corps, grandie par son blanchissement, les pieds blafards, les tibias maigres, le cou étiré, se tenait droite, dans une pose de bras levés et rejoints sur la couronne des cheveux, et sa bouche à demi ouverte, sans un mouvement de maxillaire, laissait filtrer les sons languides de sa cantilène.

«Maggie!» fit Albert en une indécision d’étonnement «que veut dire cela? – Rêves-tu?»

Elle poursuivit, sans paraître entendre:

 
«La bête avait trois pattes rouges…
Le roi n’avait pas sa couronne…
La rose avait beaucoup d’épines…
Le cœur n’avait plus de tendress…»
 

Son corps semblait évoqué – une apparition spirite – fondu dans la pénombre, mystérieux, avec une ondulation fluidique inexplicable qui courait sur la frigidité du derme et le long du linge. Curieusement mornes les yeux, que pas une vacillation n’agitait. Voyaient-ils? Ils étaient pourtant attachés sur la luminosité de la lampe, à laquelle ils ne pouvaient se dérober, invinciblement liés comme un papillon de nuit. Ils avançaient vers elle … Oui, tout le corps avançait, imperceptiblement, une glissée. Sans dévier d’une ligne, le fantôme marchait à la lampe. Il allait l’atteindre, la renverser …

Albert, jusqu’alors cloué par l’inattendu de cette scène, se précipita, attrapa Maggie au moment où était sur le point de se produire un écroulement de pétrole brûlant. Il la saisit aux épaules, proférant: «Cela est insensé! Maggie! entends-tu? Maggie! que se passe-t-il en toi? Ce phénomène a quelque chose d’alarmant!»

Mais, il fut aussitôt épouvanté.

A peine l’action réprimée, un revirement tempêtueux et bouleversant s’opéra dans l’organisme tout-à-coup irréparablement vibrant de l’égarée. Elle se dressa, en poussant un cri pointu, les bras soudain ramenés dans une crispation des muscles, et les mains s’abattant sur la face d’Albert, refoulantes, avec des torsions d’horreur pour éloigner. En même temps, le visage – tout à l’heure calme et presque divin – se contractait en grimaces effarées, les iris révulsés, la bouche attifée de complications grotesques, et le teint s’ardoisait, les lèvres étaient deux lignes de craie. Sa langue balbutiait des mots saccadés: «Le serpent!.. tu es le serpent!.. je ne veux pas qu’il me touche!..» Et comme un râle: «Je meurs!..»

Effectivement, elle tomba inanimée, l’orifice buccal bavant une petite écume sale. – Aussitôt, la figure revint à sa pâleur.

Albert la ramassa et la porta sur le lit.

Il ne supposait pas cette crise: il croyait qu’elle s’en irait à un doux abrutissement. Aussi, quelque effort qu’il fît pour rester calme, l’angoisse de cette foudre imprévue lui martelait-elle les tempes. La nuit s’écoulait trop lentement. Deux heures seulement à la montre. Si elle allait mourir là!.. Il perçut par le doigt porté au front une sueur qui suintait. Mais, elle, était de marbre … un refroidissement subit. Sur ses sentiments à cet instant – qu’en une autre occasion il eût rigoureusement analysés – il n’avait qu’une notion vague: tel l’effroi vague pendant quelque cataclysme, effroi dont on ne se rend compte qu’après l’avoir éprouvé. Ce fut, dominante, une attente oppressée des minutes, puis, survenant, une inertie de dos courbé sous la fatalité; enfin, des âpretés se firent jour, et des exaspérations sur l’injustice et la malveillance de la vie. Il se mit à ratiociner tout haut, devant ce mi-cadavre, dont la respiration défaillait et qui, sauf les taches de cobalt des paupières, figurait un plâtre.

L’aube vint; elle ne bougeait pas. Un médecin pourrait-il quelque chose? Il pourrait, tout au plus, corroborer d’un diagnostic celui qu’Albert, à l’issue du trouble des premières heures, venait impitoyablement de se formuler. – Un papier! – Il gribouilla trois lignes à l’adresse d’un de ses amis, spécial en maladies nerveuses et interne à la Salpêtrière.

Celui-ci arriva tout courant, des restes de chocolat à la moustache. «Eh bien! mon vieux, tu as quelque chose de démoli dans ta moëlle?» – «Depuis longtemps: mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit: regarde ça!» – Il écarta la courtine, et la forme exsangue de Maggie apparut.

«Diable!» sifflota l’interne. Il se pencha avec un attrait visible sur le sujet. Après l’avoir un peu palpée, auscultée, il se retourna vers Albert et interrogea. Albert ne lui fit pas de mystère; il narra minutieusement les antécédents, tout ce qui s’était passé sous ses yeux et ce qu’il avait pu reconstituer de la vie antérieure. Cela fait, il prononça quelques mots à l’oreille de l’interne. Celui-ci acquiesça de l’œil, et découvrant Maggie, il planta ses deux pouces sur deux points symétriques du bas-ventre.

Le réveil fut instantané. Les paupières se retirèrent, laissant les yeux presque naturels. Seul, un tremblement minuscule de la lèvre inférieure, qui ne ce sait pas. Elle commença à regarder, cria quand elle s’aperçut qu’elle était nue. La présence de l’interne, du reste, ne parut pas l’étonner. Une demi-heure comme cela, sans soubresauts, sans plus de vingt paroles, occupée à se ressouvenir de quelque chose qu’elle recherchait avec effort. Pas une allusion à la crise.