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Nach Paris! Roman

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VIII

Je renonce à décrire la déception, la colère qui s'empara de nos hommes, quand, le lendemain, l'ordre nous fut prescrit de reprendre la route. Quoi! partir, alors que le pillage, le vrai pillage, le grand pillage, le sac de toute une ville allait commencer! Sitôt passé le plus fort de l'incendie, la garnison se jetterait sur les ruines: elle en avait pour huit jours au moins. Et c'est à ce moment qu'il nous fallait vider les lieux!

– Pas de chance! grommelait Kaiserkopf. Nous arrivons toujours ou trop tard ou trop tôt!

Mais il fallait obéir: les ordres étaient les ordres.

La ville brûlait toujours. La Collégiale, dont la tour s'était effondrée, lançait par toutes ses ouvertures des torrents de flammes jaunes; des nappes de maisons embrasées bougeaient, flottaient, se suspendaient dans la vapeur, tandis que d'autres déjà consumées, fumaient, craquaient, s'affaissaient.

Un soleil sans rayons, pâle comme une lune, essayait en vain de percer le voile opaque des gaz.

Nous contournâmes la ville par les boulevards de sud-est pour nous rendre à la station, où trois trains nous attendaient. Tout le régiment s'embarqua pour une destination inconnue.

Tandis que nous roulions lentement au travers d'une campagne fertile et d'une région non ravagée, le long de voies que réparaient hâtivement des nuées de travailleurs belges et d'ouvriers des troupes de communications, je m'absorbai, sans plus de distraction extérieure, dans la lecture de mon courrier. Pour la première fois nous venions de recevoir des lettres d'Allemagne. La distribution nous en avait été faite à la gare. J'eus l'immense joie de recueillir, des mains sales de notre postillon, tout un bouquet de ces précieux «souvenez-vous» du pays. Il y avait une lettre de mon père, le conseiller de commerce Hering, deux de ma mère, une de chacune de mes sœurs et deux de ma Dorothéa. Je lus et relus cent fois ces missives chéries, j'en savourai et j'en méditai religieusement chaque ligne, et je sentis plus d'une douce larme gonfler ma paupière et rouler toute chaude entre mes cils. Je dois même avouer que deux de ces lettres, qui renfermaient des corolles de myosotis, furent en outre baisées et rebaisées longuement.

Tout allait bien à la maison. On y vivait dans la plus grande exaltation patriotique. Mon père lisait quinze journaux par jour et souscrivait avec enthousiasme aux œuvres de guerre. Ma mère et mes sœurs avaient pris la direction du petit poste de ravitaillement de la Croix-Rouge de la gare d'Ilsenburg. Ma sœur Hedwige me décrivait minutieusement son costume, qui lui seyait à ravir et avec lequel elle espérait bien faire la conquête de quelque beau lieutenant de la garde. Notre domestique Johann était parti pour la Russie.

Ma chère Dorothéa m'appelait «son héros», «son chevalier», «son Lohengrin». Elle avait bien reçu mon premier envoi, celui de Visé, mais point encore un second que je lui avais fait d'un des deux objets butinés à Tongres, ce qui s'expliquait par les dates de ses lettres. Elle me rappelait gentiment ma promesse de lui envoyer des boucles d'oreilles: «… Des étoffes, des soieries, mais surtout, surtout, mon cher fiancé, les boucles d'oreilles que vous m'avez promises!..» Adorable Dorothéa! Certes, je la tiendrais, ma promesse!..

Ainsi bercé par ces tendres rêveries, plongé dans ces doux souvenirs, je ne m'apercevais pas des heures qui passaient, plus occupé à songer à mes chers absents et à vagabonder sentimentalement dans les forêts du Harz qu'à regarder la plaine wallonne développer de chaque côté de notre coupé ses cultures prosaïques et ses champs de betteraves.

Le train ralentit considérablement, lançant de stridents appels de vapeur. Schimmel, qui sommeillait dans un coin, s'éveilla, bâilla, s'étira, mit sa tête balafrée aux fenêtres, ouvrit sa montre, consulta une carte.

– Où sommes-nous? demandai-je.

Après une nouvelle inspection des alentours, il me répondit:

– Nous devons approcher de Münster.

– Münster? fis-je étonné.

– Mons, si vous aimez mieux.

Nous nous trouvions aux abords d'une grande gare et d'un nœud important de voies ferrées. De toutes parts des lignes couraient, bifurquaient, s'enchevêtraient, chargées de locomotives, de rames en mouvement ou à l'arrêt, qu'empanachaient leurs fumées et qu'articulaient leurs attaches, leurs boggies, leurs tampons de choc. C'était un dédale inextricable, une chenillère de wagons de toute espèce, de voitures compartimentées, de fourgons, de trucs, de tenders, où les gros chiffres blancs du matériel belge se mêlaient aux longues inscriptions allemandes et où, sous l'apparent désordre, tout manœuvrait avec souplesse, dans le tintamarre des plaques et le virevoltement des disques. Les trains qui arrivaient du nord ou de l'est amenaient des troupes fraîches, des canons, des obus; ceux qui venaient du sud emportaient des blessés, des meubles, des machines, des stocks de métaux, de coton, de laine ou de cuir. J'en vis un composé d'un bout à l'autre de fourgons hermétiquement clos et dégageant une astringente odeur de chlore. Je sus plus tard que ce train devait être plein de cadavres entièrement nus, empilés et pressés comme des harengs, en route pour les hauts fourneaux de l'Eifel.

Le nôtre finit par s'arrêter tout à fait, bien avant l'entrée de la gare, complètement engorgée, le long d'un quai de fortune fait de planches.

– Heraus! heraus! crièrent des voix. Alles heraus!

Nous descendîmes sur ce quai improvisé, puis, de là, par de larges passerelles de bois jetées par dessus les talus, sur une vaste promenade en boulevard, plantée d'ormes et bordée, du côté opposé, de maisons bourgeoises entourées de jardins et des hauts murs sombres d'un édifice rébarbatif qui devait être une prison. Ce débarquement compliqué prit un certain temps; mais au bout d'une heure, le bataillon von Nippenburg se trouvait rangé tout entier sous les ormes de la promenade avec armes, chevaux et bagages. Nos hommes, qui n'avaient cessé de boire et de se restaurer depuis Louvain, tiraient encore de leurs musettes de nombreuses bouteilles et des provisions, dont les débris, joints aux excréments dont ils se soulageaient à l'envi, ne tardèrent pas à changer le sol en fumier.

Je n'avais pas cherché à revoir Kœnig depuis son affaire. Je l'aperçus alors. Il était pâle et tourmenté. Il me vit, mais ne s'approcha pas de moi, ne vint pas me tendre la main, et, quand je voulus le saluer, il détourna la tête. Me rangeait-il aussi au nombre des «assassins»?

Je n'eus pas le loisir d'approfondir ce mystère. De grands cars automobiles – j'en comptai bien une quarantaine – débouchaient dans la partie du boulevard qui côtoyait la prison et venaient s'échelonner devant nos sections. Ils nous étaient destinés. Nous les peuplâmes, à trente hommes par véhicule, groupe après groupe, compagnie après compagnie, et, sitôt garni, chacun d'eux démarrait à petite vitesse et à grand bruit de moteur, le capot en direction du sud. Les chevaux, accouplés, chaque paire montée par un palefrenier, suivaient au trot. Des autos-canons et des autos-mitrailleuses s'intercalaient dans le cortège, une pièce par cinq ou six voitures.

Nous contournâmes la ville. Elle semblait toute remuante d'un grand frissonnement guerrier. Une innombrable soldatesque l'encombrait, l'emplissait de tumulte, aussi diverse par le maintien et l'allure que par le visage et le costume, et ses flots incessants débordaient jusqu'à nous. Au milieu de soldats allemands de toutes armes et de toute incorporation, les uns en service commandé de police, de garde ou d'escorte, d'autres en pleine bamboche, titubants et braillards, d'autres, blessés légers, la tête bandée ou le bras en écharpe, on voyait défiler, hâves et farouches, de sinistres cohortes de prisonniers, qui s'avançaient péniblement sous les insultes, les crachats, les coups de baïonnettes et les brandissements de crosses. Il y avait là des pantalons rouges français, mais en petit nombre; la plupart des prisonniers, en uniformes jaune terreux et en casquettes plates à bords aigus, devaient être des Anglais. Ils fumaient, la bouche amère, de courtes pipes tombantes. On voyait aussi de hauts diables très maigres et très secs, la rotule nue nouant leurs jambes d'échassiers, enjuponnés et coiffés de bonnets à rubans. Beaucoup s'emmaillotaient de pansements sommaires barbouillés de sang et de pus. Ils nous jetaient, au passage, des regards affamés.

Nous n'eûmes pas le temps de recueillir grand'chose de Mons que cette rapide vision. Nous aperçûmes un beffroi, pavoisé du drapeau allemand, une flèche de cathédrale, une statue, une tour. Puis nous virâmes à droite, en direction ouest-sud-ouest, sur une grande route pavée.

Du court contact que nous avions eu avec les nôtres au frôlement de cette ville que nous laissions derrière nous, nous avions cependant appris de grandes nouvelles, confirmant ou précisant les bruits vagues qui couraient parmi nous de bouche en bouche depuis notre départ de Louvain. Une formidable bataille de trois jours s'était livrée entre nos armées et les armées françaises appuyées par quelques divisions britanniques, sur toute l'étendue d'un immense front courant des Ardennes à l'Escaut. Partout les légions ennemies avaient été bousculées, enfoncées, disloquées, pulvérisées, laissant des centaines de milliers de morts et de prisonniers; et leurs débris informes, en complète déroute, fuyaient à cette heure précipitamment vers le sud, entraînant dans leurs remous vertigineux les populations affolées de provinces entières. Jetées après elles comme un irrésistible raz de marée, nos phalanges les poursuivaient de leur ruée triomphale. Jamais dans l'histoire un pareil cataclysme ne s'était vu. C'était le monde occidental qui s'effondrait sons les coups de massue du Hermann germanique.

Comme bien on pense, ces nouvelles magnifiques nous comblèrent de joie. On faisait circuler de car en car un communiqué de notre Grand État-Major à peu près ainsi conçu:

 

L'armée allemande de l'ouest a pénétré victorieusement sur le territoire français, de Cambrai aux Vosges. L'ennemi a été battu sur toute la ligne et se trouve en pleine retraite. Vu l'étendue énorme des champs de bataille il n'est pas possible de donner des chiffres exacts sur ses pertes en tués, blessés, prisonniers et étendards pris. L'armée du général von Kluck a culbuté l'armée anglaise près de Maubeuge. Les armées des généraux von Bülow et von Hausen ont battu complètement environ huit corps d'armée français, entre la Sambre, Namur et la Meuse. Namur est pris. L'armée du duc de Wurtemberg poursuit l'ennemi au delà de la Semoy. L'armée du prince impérial allemand s'est emparée de Longwy.

De grandes jubilations roulaient d'un bout à l'autre de notre cortège, des hoch, des vivat, semper vivat, mêlés aux strophes délirantes de nos chants patriotiques, le Heil Dir im Siegerkranz, le Deutschland über alles, ainsi que l'hymne cher entre tous à Wacht-am-Rhein, dont j'entendais la grosse basse tonner frénétiquement dans la voiture qui nous suivait.

De nombreuses traces de la terrible bataille qui s'était si victorieusement dénouée étaient des plus visibles sur notre route: maisons fracassées, charrois démontés, chevaux tumescents, cadavres kakis allongés ou recroquevillés, blessés sautillants ou se convulsant à terre et que nous tirions au jugé, en passant. Nous traversâmes un gros bourg dont une centaine de maisons avaient sauté et qui brûlait encore.

Mais à mesure que nous avancions, ces marques se raréfiaient. Il semblait que nous parvenions à l'extrémité même de ces lignes gigantesques de combats, dont les ondes furieuses étaient venues s'éteindre et mourir dans ces parages. En même temps, le pays changeait d'aspect. Il se dénudait maintenant, se léprait, tout pelé d'une teigne étrange et chargé de poussière noire. Combustible et phlogistique comme un champ de l'Erèbe, il se pustulait d'un semis de petites montagnes cendrées, uniformément coniques, qui le mouvementait d'une géographie singulière, pyramidale et volcanique. Quelques collinettes de prés ou de boqueteaux d'un vert cru et une multitude de petites maisons aux toits rouge vif coloriaient avec une violence bizarre ce paysage scoriacé. Je n'avais encore rien vu d'aussi curieux que cette contrée. La faune humaine, très grouillante, semblait constituée par une peuplade troglodyte, dont le comportement habituel était, à ce qu'il me parut, de se tenir à croupetons sur le seuil de ses demeures, la pipe aux dents, pour les hommes, et, pour les femmes et leurs marmots, la tartine de beurre ou le bol de café au lait à la bouche. Ces indigènes nous regardaient passer sans se déranger, bien qu'avec étonnement et méfiance. Ils n'avaient encore vu de nous que quelques escadrons de cavalerie, dont nous rencontrions les petits postes de distance en distance. Ils se demandaient, tout en fumant et en mangeant, qui nous pouvions bien être et ce que nous venions faire dans leurs corons. Mais nous n'avions pas le temps de nous arrêter pour le leur apprendre, ni pour leur montrer quelle sorte de gens nous étions.

Tout à coup des cris s'élevèrent, accompagnés de hourras tumultueux:

– France!.. France!.. Nous sommes en France!.. Frankreich!.. Frankreich!..

Nous continuions à rouler imperturbablement sur une route tout à fait libre, où ne circulaient que de fortes patrouilles de uhlans. Très loin, dans le sud-est, le canon marmonnait. Aux mines et à leurs puits d'extraction s'adjoignaient maintenant les forges et leurs halles métalliques. Mais, au lieu du vacarme des marteaux-pilons et des machines outils, c'était l'impressionnant silence de l'abandon ou de la grève qui nous accueillait. Nous côtoyâmes deux villes toutes bardées de constructions métallurgiques, de charpentes d'acier et de cheminées usinières.

– Dans quelques semaines, déclarait sarcastiquement Schimmel, il ne restera plus rien de tout cela. Tout aura été démonté, détruit, déménagé. C'est le plan.

Il paraissait connaître fort bien la région et nous en décrivait la topographie. Mais, désorientés par cette marche rapide aussi bien que par la complexité du pays où l'on croisait sans cesse de nouvelles routes et de nouvelles lignes ferrées, nous ne suivions qu'imparfaitement ses explications, qui, pour exactes qu'elles dussent être, ne contribuaient guère à nous éclairer. Aussi les noms de localités à consonnances étrangères qu'il nous défilait et dont nous entendions parler pour la première fois n'ont-ils laissé dans ma mémoire qu'un souvenir incertain.

Conjointement au «plan» économique, Schimmel nous exposait le «plan» stratégique, à beaucoup moins longue échéance et sur lequel il croyait avoir des lumières spéciales:

– Nous participons, disait-il, à une vaste opération d'aile, ayant pour but la prise à revers de l'ennemi. Nous le débordons largement sur sa gauche, nous le gagnons de vitesse et nous allons lui jeter dans le flanc, peut-être jusque sur ses derrières, un nombre important de corps d'armée qui l'acculeront à un colossal Sedan. En quinze jours nous aurons cueilli ce qui reste des armées françaises dans un immense coup de filet.

– Et Paris? disions-nous.

– Paris restera au fond de la nasse.

Il était peu probable que Schimmel fût si peu que ce soit dans le secret du Grand Quartier; son grade le rendait peu qualifié pour cela, et il ne faisait partie d'aucun état-major, pas même de celui du régiment. Mais sa remarquable intelligence lui permettait de déduire de ce qu'il observait et des informations qui lui parvenaient le sens supérieur des événements en préparation.

C'est ainsi que, lorsque nous nous arrêtâmes, au soir, sur un flanc de côte bruyéreux, en vue d'une rivière canalisée que lui-même, dans l'obscurité qui croissait, hésitait à identifier, il dit:

– Le plan est génial. C'est une question de transports. Sommes-nous suivis ou précédés d'une quantité suffisante de canons et de munitions? tout est là.

Nous quittâmes nos voitures passablement courbatus, emmantelés de couches de poussière de diverses couleurs. Nous avions couvert cent cinquante kilomètres dans la journée.

L'endroit où l'on venait de nous déposer paraissait éloigné de toute localité importante. Il n'y avait non plus aucun village dans ses environs immédiats. Des charpentiers du génie étaient occupés à y monter des baraquements, dont l'un était déjà prêt à loger des troupes. Mais, ce qu'on y trouvait de plus particulier, c'était l'entrée d'un vaste souterrain, qui, se prolongeant je ne sais jusqu'où par des galeries maçonnées bien fournies de litières de paille et éclairées par une installation d'acétylène, semblait capable de donner abri à plusieurs régiments. A cette vue, l'œil de Schimmel brilla brusquement et il s'écria:

– Je sais où nous sommes!

Mais rendu tout aussitôt discret et comme bâillonné par l'importance qu'il venait de se découvrir subitement, il ne voulut rien dire de plus.

C'est dans ce souterrain que nous passâmes la nuit ou plutôt les quelques heures de repos qui nous furent accordées. Avant le petit jour, nous reprenions la route, cette fois à pied.

Le soleil se leva sur un beau plateau agricole, froncé de fines ondulations et de lignes de bois. L'air était léger, le matin encore frais. Nous marchions avec plaisir dans ces agréables campagnes de France aux aspects doux et nuancés. De lieue en lieue nous traversions un village, dont la population nous accueillait avec les signes de la joie la plus vive. On nous prenait pour des Anglais. Nos coiffures recouvertes de toile et nos uniformes gris n'avaient évidemment plus qu'un lointain rapport avec la tunique bleue et le casque à pointe du Prussien légendaire de 1870. Nous acceptions les hommages de ces bonnes gens et surtout les présents qu'ils nous faisaient avec libéralité. Ils nous tendaient des pâtisseries, du chocolat, des pots de confitures, des bouteilles de cidre et de vin, du tabac, que nous n'avions même pas la peine de payer, bien que nous fussions abondamment pourvus de monnaie française par les soins de l'intendance. Comme nous ne faisions que passer, nous n'en demandions pas davantage, et cette comédie nous divertissait grandement.

Il se produisit même dans un de ces villages une scène des plus comiques. Comme nous y entrions à grand tralala de tambours et de fifres – car, pour corser la plaisanterie, nous faisions maintenant donner la clique à tout propos, – et comme les paysans accourus nous accablaient de leurs témoignages de contentement, un homme à blouse bleue et à mine réjouie se détacha de la foule villageoise et, avec de grands gestes d'effusion, se précipita sur Schimmel.

– Par exemple! s'exclamait-il, c'est-y Dieu possible! Mais oui, c'est bien vous, monsieur Coursier! Si je m'attendais!.. C'est ce bon monsieur Coursier!.. Ah! ça me fait plaisir de vous revoir!.. Et comment ça va-t-il, mon cher monsieur Coursier?

Il lui tendait sa large main calleuse.

Schimmel blêmit un peu, mais ne se décontenança pas.

– Qui êtes-vous? fit-il sèchement. Je ne vous connais pas.

– Vous ne me connaissez point?.. Ah! elle est bien bonne!.. Comment, vous ne reconnaissez pas maître Jean Renard, du village de Courtavesnes, chez qui vous veniez tous les ans, et pas plus tard que l'an dernier, prendre votre pension pour la saison de chasse? Voyons, c'est moi, monsieur Coursier, moi, Jean Renard!..

– Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous devez vous tromper, mon brave homme.

– Allons, vous voulez rire, mon bon monsieur Coursier!.. Moi, je vous reconnais bien… Je vous ai reconnu du premier coup, malgré votre bel uniforme… Ah! en avons-nous fait des parties de cartes, le soir, à l'auberge!.. Vous vouliez savoir tout ce qui se passait dans le pays… Vous étiez à tu et à toi avec le juge de paix, l'huissier, le percepteur… Vous les interrogiez sur les lieux, les gens et les bêtes, sur tout… Le jour, vous étiez à courir par monts et par vaux… mais, au lieu de gibier, vous rapportiez plus souvent des dessins et des photos…

– Allez-vous vous taire, nom de Dieu!

– Voyons, mon bon monsieur Coursier, ne vous fâchez pas, je vous aimais bien… Vous couchiez avec ma femme, c'est vrai, mais je ne vous en veux point… Tenez, elle n'est pas loin d'ici, la bourgeoise. Je vas la quérir. Elle aussi sera bigrement contente de vous revoir.

– Vous allez me foutre la paix immédiatement, sinon…

– Tiens, vous ne m'aviez pas dit que vous étiez Anglais… Qui aurait pu se douter?.. C'est que vous parlez rudement bien français pour un Angliche… Ah! j'y suis! oui, pardine, je comprends… Vous êtes avec ces messieurs les Anglais pour les guider…

Schimmel perdit patience. Il dégaina son revolver, et, avant que l'autre ait pu seulement comprendre ce qui lui arrivait, avec la même sûreté de main qui avait abattu le prêtre de Louvain, il lui brûla la cervelle.

Ce fut un beau concert. Les femmes criaient, les paysans se sauvaient, personne ne se rendait bien compte de ce qui s'était passé; on se demandait si c'était un accident, ou quoi. Les soldats menaçaient; Kaiserkopf, rouge et sacrant, parlait déjà, heureusement en allemand, de faire au village son affaire. Le maire et le garde champêtre survenaient en émoi et voulaient verbaliser. Je ne sais comment cela aurait tourné, si le major von Nippenburg, inquiet de l'arrêt de la colonne, n'était arrivé au trot de son cheval. Il vit le cadavre, le maire, le garde champêtre et, sans s'informer des circonstances de l'incident, il déclara tout de suite à ces représentants de l'autorité qu'on était en guerre, que l'affaire ne les regardait pas, mais concernait exclusivement l'autorité militaire, qui procéderait. Puis il donna l'ordre de repartir, ce qui fut fait, tandis qu'on voyait accourir, tout clopinant dans un lot de commères gesticulantes, le rebouteur du village qui venait s'enquérir si on n'avait pas besoin de ses soins.

Nous ne savions ce qu'étaient devenus, depuis Louvain, les autres bataillons du régiment, non plus que, depuis beaucoup plus longtemps, les autres régiments de la division. Aussi notre surprise fut-elle grande quand, au soir, nous trouvâmes, bivouaquant sous le couvert d'une forêt, l'effectif divisionnaire à peu près complet. Il n'y manquait que deux bataillons, qui rejoignirent une heure après nous. C'est là que nous pûmes admirer la science de nos états-majors qui parvenaient à diriger, comme sur un échiquier, la marche de leurs unités par des routes diverses et à les amener sans fourvoiement au lieu décidé d'avance, pour les rassembler, au moment prévu, sous la main de leur chef. Cette forêt toute bruissante et résonnante d'armes, au-dessus de laquelle les avions d'observation de l'ennemi, s'il s'en trouvait, ne pouvaient discerner que des cimes mouvantes d'arbres et des vols de ramiers, nous parut du meilleur augure. La nombreuse artillerie qu'on y voyait réunie, avec ses caissons bourrés d'obus, rendait en outre bien vaines les craintes de Schimmel. De grandes heures se préparaient pour nous.

 

Tandis que la troupe couchait sous les feuilles, une hôtellerie de touristes, bien fournie de salles, de chambres, de communs et de garages, servait de mess aux officiers. Elle était tenue par un Allemand naturalisé qui, tout fier et tout ruisselant de servilisme, se multipliait en l'honneur de ses hôtes prestigieux, devant les bottes poussiéreuses de chacun desquels, s'il en eût eu le loisir, il aurait voulu se jeter genou bas et langue pendante. Aussi y festoyait-on seigneurialement, poulets, gigots, lièvres, cuissots de chevreuils, perdrix, faisans, dindons, lapereaux sautaient dans les poêles, mijotaient dans les casseroles ou tournaient aux broches; les tables débordaient d'uniformes et le champagne moussait à flots.

Les généraux et les officiers de l'état-major divisionnaire dînaient dans une salle séparée, où, de quart d'heure en quart d'heure, confluaient des téléphonistes, des aviateurs ou des télégraphistes de la sans-fil. Jamais encore je ne m'étais senti si près du général von Zillisheim, commandant la division, et j'en avais tout un petit frisson. L'autre brigade, qui avait donné devant Mons, avait été, à ce que nous apprîmes alors, assez fortement éprouvée. Beaucoup de ses officiers manquaient; ceux qui étaient là, le verbe sonore et le monocle avantageux, faisaient des récits de la bataille. On avait sérieusement frotté le mufle aux Anglais, qui n'avaient pas attendu la fin de leur compte pour déguerpir si rapidement qu'on n'avait pu encore les rattraper. Ces stupides insulaires n'avaient mis que quatre divisions contre cinq de nos formidables corps. C'était bien la «méprisable petite armée» dont on avait parlé. Que venaient faire ces joueurs de cricket sous notre avalanche?

Mais à ces tableaux de tueries je préférai la relation de l'entrée de l'armée allemande à Bruxelles, dont nous gratifia avec brio un officier de liaison du 66e. Il fallait l'entendre décrire l'allure magnifique de nos régiments, la stupéfaction des Bruxellois à leur aspect, les belles avenues, les hautes maisons, les palais, les superbes brasseries qui formaient autour de ce grandiose spectacle militaire un cadre triomphal. Les troupes avaient défilé pendant trois jours et trois nuits dans les vastes artères de cette capitale neutre, qui se croyait bien à l'abri de leur atteinte. L'avant-garde était entrée le 20, à deux heures après midi, sous les ordres du général Sixt von Arnim. Elle se composait de régiments de cavalerie légère et de cavalerie de ligne, des deux divisions du IVe corps, avec leurs brigades d'artillerie de campagne, leurs batteries d'obusiers, leurs colonnes de munitions, leurs compagnies de pionniers, leurs équipages de ponts, leurs ambulances et leurs cuisines, d'un bataillon de chasseurs, avec ses mitrailleurs et ses cyclistes, d'un régiment d'artillerie lourde, traînant des obusiers de 150 et des mortiers de 210, de compagnies téléphonistes et télégraphistes, de détachements d'aérostiers et de cent mitrailleuses automobiles. Tout y était gris, uniformément, mystérieusement et colossalement gris: gris les uhlans et leur forêt de lances d'acier flammées de noir et de blanc, gris les dragons, gris les hussards, tant hussards de la Mort, que hussards de Zieten, et gris leurs brandebourgs; vert-de gris les chasseurs, gris, profondément gris les rangs épais de l'infanterie de ligne et gris ses couvre-casque; grise toute l'artillerie, canons, affûts, boucliers et caissons, gris tous les fourgons du train, grises les automobiles, grises les motocyclettes, grises les ambulances. Fondus dans tout ce gris, les parements, les passepoils, les dragonnes et les chiffres des pattes d'épaules paraissaient gris également. Les drapeaux étaient à la croix blanche sur fond noir. Seules leurs cravates aux couleurs de l'Empire et les fanions triangulaires de commandement mouchetaient ça et là de petits flottillements rouges cet immense fleuve gris, cette incommensurable marée grise. De régiment en régiment les musiques aux instruments ternis effrayaient l'air de retentissantes marches guerrières. Les intervalles de leurs tonitruements étaient remplis par les chœurs non moins terribles des guerriers allemands qui, par deux mille voix à la fois, ébranlaient les murs des maisons et secouaient de résonnements les tympans. Mais, quel que fût le bruit de ces sonorités cuivrées ou buccales, il ne couvrait pas celui des bottes ferrées battant puissamment le pavé au rythme mécanique du pas de l'oie, ni le martellement des sabots de chevaux, non plus que le fracas des roues jantées d'acier, le carillon des chaînes de mitrailleuses, la stridence des essieux, le grincement des freins, l'ébrouement catapultueux des moteurs. Toute cette armée grise, cet énorme boa gris, rampait avec rapidité et dans un tintamarre infernal à travers la cité bruxelloise, comme un monstrueux dragon, rugissant effroyablement et tout écailleux de métal. La grande ville horrifiée le regardait s'avancer dans ses rues, écarquillant sur lui ses milliers de fenêtres vides. Vomi par la porte de Louvain, il avait descendu le boulevard du Jardin Botanique, étalé ses lourds replis devant la gare, tourné par le boulevard du Nord, englouti sous sa masse la place De Brouckère, puis s'était allongé dans le boulevard Anspach. Là, un de ses régiments avait annelé sur sa gauche pour venir couvrir la Grand'Place. Le vieux quadrilatère en avait frémi jusqu'aux derniers rinceaux de son architecture. Les pignons historiés et leurs armoiries marchandes n'avaient rien contemplé de pareil depuis les temps de l'Espagnol. Hérissée, la flèche de l'Hôtel de Ville dressait au plus haut du ciel son saint Michel impuissant. Les commandements gutturaux, la cadence brutale des crosses avaient souffleté les façades illustres des Corporations: la Maison du Roi, la Maison des Peintres, la Maison des Tailleurs, la Maison des Merciers, la Maison des Bateliers, la Maison des Archers, la Maison des Charpentiers, l'Hôtel des Brasseurs, la Maison du Cygne, la Maison de la Rose. Le général von Jarotzky avait franchi le porche gothique de la Maison Communale, éperons aux talons, sabre nu au poing. Et pendant qu'il signifiait au bourgmestre Max et à ses échevins que la ville lui appartenait et qu'il la frappait d'un tribut de deux cents millions, la marche de l'armée grise se poursuivait interminablement, le reptile encombrait le boulevard du Hainaut, écrasait le boulevard du Midi, et sa tête écumante, épouvantable, invincible venait s'engager sur la chaussée de Waterloo.

Nous entendîmes ce récit avec autant d'agrément que d'intérêt. Il nous donnait un avant-goût de l'entrée plus sensationnelle encore que nous ferions nous-mêmes, dans peu de jours sans doute, à Paris.

Le lendemain, les rapports de nos aviateurs et de nos reconnaissances étant satisfaisants, la division s'ébranla sans retard, par trois routes. Le temps était toujours magnifique: un vrai Kaiserswetter! Comme l'affirmait notre devise guerrière, nous avions décidément «Dieu avec nous».

Mais si nous avions Dieu avec nous, nous avions aussi le général von Kluck. Il avait fait passer un ordre qui, au premier moment, avait paru rigoureux, mais dont nous reconnûmes le fondement et auquel il fallut obéir. Le général von Kluck ne voulait pas de traînards et les officiers avaient le devoir de les abattre sans pitié. Il n'y en avait pas eu le premier jour dans notre compagnie, mais il s'en trouva deux ce jour-là, dont un que je connaissais bien, un nommé Plump, qui avait été jardinier chez mon père et qui, moins apte à couper ses cors qu'à tailler ses rosiers, avait vu, étape par étape, ses pieds s'enflammer jusqu'à lui refuser tout service. Et il y en eut encore d'autres les jours suivants, qui tous reçurent dans l'oreille le coup de revolver du capitaine Kaiserkopf.