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Nach Paris! Roman

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Il nous fallut rompre à notre tour, rendre du terrain le plus rapidement possible, afin d'éviter d'être cernés. La pression nous faisait craquer de partout. Les officiers réclamaient à grands cris des mitrailleuses.

– Maschinengewehre!.. Maschinengewehre!..

Mais les mitrailleuses encore valides étaient depuis longtemps loin, ramenées en arrière, par peur de capture, à l'abri de positions nouvelles préparées en hâte pour nous recevoir. J'avais perdu en quelques instants trois autres de mes hommes. J'étais désespéré. Heureusement que le soleil se couchait et que la nuit allait venir.

C'est à ce moment, le plus tragique peut-être de cette fatale journée, que se produisit un fait des plus impressionnants. Kœnig, qui jusqu'à cette minute avait dirigé avec un magnifique sang-froid et la plus grande habileté la retraite de sa section, se dressa soudain de toute sa taille, comme saisi de folie, et, quittant ses hommes, s'avança face à l'ennemi, sans casque, la poitrine hante et l'épée au salut. Nous le vîmes s'estomper dans la poussière, tandis qu'un dernier rayon de soleil frappait sa tête blonde, et tous nous l'entendîmes crier très fort au milieu du tumulte:

– Le capitaine français avait raison: nous avons déshonoré la guerre!.. Adieu, vieille Allemagne, tu meurs avec moi!..

La trombe française passa sur lui.

Un déchirement se fit en moi. La démoralisation de la déroute, l'abominable carnage me donnèrent un instant le désir de me faire tuer aussi. Je fus arraché à cette courte hantise par cette exclamation de Schimmel:

– On ne déserte pas aussi stupidement!

Nous refaisions en sens inverse, la rage au cœur, le chemin parcouru le matin, buttant sur les corps de Français laissés là et qui commençaient déjà à sentir. Quant à nos morts, ils avaient disparu. Desséchés de soif, les pieds et les genoux brûlants, nous parvînmes enfin, décimés, sur les positions de repli, comme la nuit tombait. De nombreux blessés, qui avaient pu suivre, nous tenaillaient les nerfs de leurs gémissements. Je me tâtai minutieusement, dès que j'en eus la liberté, sur tous mes membres. Je n'avais que quelques égratignures, et le sang qui me couvrait n'était pas le mien. J'adressai au Seigneur Dieu une prière de reconnaissance et je songeai tout ému à ma famille lointaine, à ma chère Dorothéa, aux ombrages forestiers du Harz, au jardin de Goslar. L'obscurité protectrice nous enveloppait, trouée des petites flammes de nos canons légers.

La nuit ne fut pourtant pas rassurante et il n'y eut pour dormir que ceux qui, exténués, étaient tombés comme des masses. Les pionniers s'occupaient activement à nous fortifier et nous entouraient de fils de fer barbelés. On s'attendait à une nouvelle attaque des Français pour le petit jour, et peut-être avec des forces fraîches. L'inquiétude était très vive. La retraite devrait-elle reprendre et devrions-nous repasser la Somme? On assurait que le général von Morlach avait demandé instamment des renforts.

Cependant l'artillerie ennemie avait cessé de se faire entendre. On ne savait où avaient passé les bataillons français qui nous avaient si violemment repoussés. Nul feu, nul bruit du côté adverse, qui pût déceler leur présence. Ils s'étaient fondus dans l'ombre croissante, sans qu'on pût préciser à quel moment ils avaient abandonné la poursuite. Le mystère n'en paraissait que plus redoutable.

Ma pensée se reporta sur le malheureux Kœnig, mon ami. Ce drame m'avait bouleversé. Que s'était-il passé dans cette grande âme, à l'instant de son acte insensé et sublime? Il avait cru savoir, lui aussi, pourquoi il se battait: mais ce n'était pas pour son idéal que se battait l'Allemagne!..

L'aurore parut, pâle, puis rosâtre. Rien devant nous: le vide et le silence. Seules des patrouilles de uhlans se levaient par instants dans l'éloignement comme des vols de perdrix.

J'obtins l'autorisation d'aller rechercher le corps de Kœnig. Je partis avec un de mes hommes. J'avais repéré assez approximativement l'endroit où il était tombé. Je traversai d'abord la zone des cadavres français, où sautelaient déjà des corneilles. Puis, j'arrivai à la zone allemande, que parsemaient, actifs et penchés, des groupes de brancardiers. Là, il n'y avait pas que des morts. Au milieu des tués, de nombreux blessés remuaient par grappes, criaient, suppliaient, râlaient ou se traînaient, disloqués et saignants. J'en avais le cœur chaviré. Je ne pouvais, hélas! les secourir, ni même m'arrêter à la sommation de leurs gestes déments. Ils étaient trop, sur mon passage, et j'aurais dû abandonner mon entreprise.

Je me dirigeais à la boussole. Je reconnus enfin un arbre, puis un second. J'identifiai ensuite une borne de champ. A un demi-quart de cercle sur l'est nord-est, le soleil gonflait son orbe rouge dans la touffeur d'un ciel accablant. Très loin, au sud-ouest, l'ambulance brûlée achevait de fumer.

Au bout de deux heures de recherches je découvris le corps de Kœnig. Il était allongé sur une glèbe rugueuse, percé de coups de baïonnettes, le thorax effondré, le crâne rompu vers le cervelet. Sa tête de cire aux yeux mystérieusement fermés se nimbait d'une flaque coagulée de sang noir. A mon indicible horreur, je m'aperçus qu'il respirait encore.

– Kœnig!.. fis-je. Mon ami!..

Son épée gisait à deux mètres de lui. Je m'agenouillai. Je pris sa main froide.

– Pardon!.. pardon!.. balbutiai-je. J'aurais dû mourir avec vous… Vous seul étiez noble, juste, grand… Kœnig… Votre mémoire me sera toujours sacrée…

Je crus sentir une très légère pression, une pression presque imperceptible de sa main dans la mienne.

– Kœnig!.. sanglotais-je.

Sa faible respiration s'arrêta. J'écoutai. J'attendis. Elle ne reprit pas.

Et mon cœur s'arrêta aussi un instant dans ma poitrine. Je songeais avec épouvante qu'il était resté là ainsi toute la nuit, toute la nuit sans pouvoir mourir. Il avait souffert d'une souffrance atroce, il s'était tordu de douleur sur cette terre française toute la nuit, après s'être offert lui-même en sacrifice pour nos crimes, crucifié pour la vieille Allemagne.

Des brancardiers s'approchaient.

– Laissez-le en paix, dis-je. Je l'enterrerai moi-même là où il est mort.

– C'est un officier, monsieur l'aspirant. Nous devons l'emporter.

Ils l'enlevèrent.

Je l'embrassai sur le front et je suivis le corps en pleurant.

IX

Décidément les Français avaient battu en retraite et personne n'y comprenait rien. Leurs arrière-gardes étaient signalées à je ne sais combien de kilomètres au diable, et il n'y avait plus qu'à reprendre la marche en avant sur le terrain qu'ils nous abandonnaient. Bien que nos effectifs eussent été fort éprouvés, ils étaient encore respectables, et je compris alors la haute sagesse du système des compagnies renforcées, qui permettait de perdre du monde en route pour se trouver néanmoins, au moment voulu et pour le grand coup décisif, en ordre de bataille avec des contingents normaux.

En attendant les nouveaux officiers que devait nous envoyer la division pour remplacer ceux que nous avions perdus, le premier-lieutenant Poppe prit le commandement de la section Kœnig et le feldwebel Schlapps celui de la section von Bückling.

Le départ s'effectua en plusieurs colonnes. La nôtre se mit en marche à midi. Nous n'avions pas fait cinq kilomètres, quand nous arrivâmes en vue d'une petite cité d'aspect pittoresque, abritée par un débris de vieux rempart dans le coude boisé d'une rivière. Cette petite cité, dont je préfère ne pas me rappeler le nom, me fit songer à Goslar. Une tour, un donjon, une église romane, des peupliers des ormes et des saules lui crayonnaient la même silhouette archaïque et feuillue. Un monticule, semblable au Rammelsberg, la mouvementait au sud. Il n'y manquait que le décor profond, rocheux et sauvage de la forêt.

Nous y entrâmes par un pont de pierre en dos d'âne, dont une seule arche avait été rompue, et que nos pontonniers, qui avaient déjà jeté les madriers suffisants pour le passage de l'infanterie, s'occupaient activement à consolider pour les poids lourds. Nous étions les premiers Allemands qui pénétraient dans le pays. Mais là on ne nous prenait pas pour des Anglais. Alarmée par la bataille de la veille, la population, dont une partie était déjà sur les routes, faisait ses préparatifs de départ en masse. Notre arrivée les interrompit brusquement. En un clin d'œil, l'hôtel de ville, la poste, la banque, les carrefours étaient occupés, des mitrailleuses postées au coin des rues, et les habitants recevaient l'injonction de réintégrer immédiatement leurs demeures. En même temps, tout ce qui était trouvé sur la voie publique, voitures, charrettes, chevaux, malles, colis, victuailles, bestiaux, était saisi. La ville n'avait cependant que peu souffert. Quelques maisons avaient subi quelques obus qui avaient défoncé quelques toits. Le clocher de l'église était par terre.

Faisceaux formés sur la place, le bataillon attendait les ordres, se demandant si cette riche proie qu'il tenait à sa portée allait lui échapper ou si la récompense bien due à ses fatigues allait enfin lui être accordée. Les officiers s'étaient rendus à l'hôtel de ville. Au bout d'un quart d'heure, nous vîmes revenir Kaiserkopf suant et triomphant:

– La ville est à nous!.. Plusieurs heures d'arrêt… On attend l'artillerie et le convoi régimentaire… Ordre de vider la ville de tout ce qui peut servir au ravitaillement de l'armée… Meubles et objets de valeur seront dirigés sur l'Allemagne… Ah! Donnerwetter!.. Potzdonnerwetter!..

Dans une explosion de joie, les troupes se débandaient et, sous la conduite des sous-officiers, envahissaient par escouades les maisons. Déjà on entendait des cris de terreur et l'on commençait à voir fuir des gens éperdus que cueillaient aussitôt les mitrailleuses.

Kaiserkopf nous fit signe à Schimmel et à moi:

 

– Venez.

Il nous emmena, avec Schlapps et une trentaine d'hommes, jusqu'à une maison de bonne apparence, sise à cinquante pas de là, et qui, sous l'enseigne de la Licorne, était le principal hôtel de la localité. Nous nous y engouffrâmes à grand bruit de bottes et de jurons. L'endroit était cossu, luxuriant de vaisselle, de linge, de cuivres et d'argenterie, foisonnant de provisions et de tonneaux. C'était une de ces vieilles hôtelleries de la province française, sanctuaires de la bonne chère et de la douceur de vivre. L'hôtelier, sa femme, son maître queux et ses deux servantes nous attendaient tout tremblants:

– Ne nous tuez pas, messieurs… Tout ici est à votre service.

– Combien avez-vous de véhicules? interrogea Kaiserkopf en mauvais français.

– Un omnibus, un cabriolet, un char à bancs et une charrette à ridelles.

– Pas d'automobile?

– Non.

– Combien de chevaux?

– Trois chevaux.

– Rassemblez-moi tout ça dans la cour. Nous allons charger. —Ræumt mir hier alles fort, was gut zum mitnehmen ist, ordonna-t-il à ses hommes.

Les soldats se répandirent tapageusement dans l'hôtel et bientôt ce fut un gros vacarme de meubles traînés, de portes défoncées, d'armoires volant en éclats, tandis qu'une sarabande d'objets hétéroclites, matelas, oreillers, couvertures, chaises, tables, lampes, pendules, dégringolaient les escaliers ou sautaient par les fenêtres.

– Et maintenant, à boire!.. Tes meilleures bouteilles, bonhomme!..

Quelques coups de feu envoyés dans les glaces avaient changé l'hôte et ses gens en autant de gnomes alertes redoublant de bonds pour nous servir.

La grande table de la salle à manger ne tarda pas à se charger de tout ce que les caves de la Licorne recélaient de plus précieux en crus authentiques et en marques illustres. Jamais de ma vie je n'avais vu, ni n'ai revu depuis un nombre aussi imposant de bouteilles, ni d'aussi vénérables. Il y avait là, empoussiérés et encrassés, blancs, jaunes ou rouges, dans leurs flacons divers obturés de leurs cachets multiformes, les bordeaux, les bourgognes, les champagnes, tous les grands vins de France sous leurs étiquettes les plus nobles et leurs dates les plus impressionnantes. Schimmel, qui prétendait s'y connaître, en déchiffrait avec admiration les appellations somptueuses. C'étaient le Château-Margaux, le Château-Latour, le Château-Haut-Brion, le Léoville, le Laroze-Balguerie, le Barsac, le Preignac, le Sauternes pour les bordeaux. La Bourgogne se présentait avec le Romanée-Conti, le Chambertin, le Clos-Vougeot, le Musigny, le Corton pour les rouges, le Montrachet, le Meursault pour les blancs. Quant aux champagnes, le Sillery et l'Ay, sous leurs cartes célèbres, affichaient brillamment leur renommée pétillante. Des Pommery 1900, des Château-Yquem 1893 et dix bouteilles de Château-Laffitte de 1870 formaient, au dire de Schimmel, le dessus du panier de cette cave bien conditionnée.

Comme on le pense, Kaiserkopf n'avait pas attendu l'achevé de cet inventaire pour en évaluer l'importance. Dès les premières lampées il était fixé, et les noms lui importaient peu.

– Famos!.. famos!.. claquait-il.

Schlapps, qui s'était chargé plus spécialement de régler le déménagement des liquides, commença par s'administrer d'un seul coup toute une bouteille de Corton. Plus raffiné, Schimmel débuta par un bordeaux blanc de Barsac, qu'il soutint de tartines de foie gras, pour continuer par un grand Romanée. Il m'engagea à me verser de ce dernier vin. Je le trouvai magnifique et j'en conçus une riche idée de la France.

Au bout de dix à douze verres, Kaiserkopf, très animé, se mit à héler par la fenêtre les officiers et jusqu'aux sous-officiers qui passaient, pour les faire participer à la fête. Il y eut bientôt là Biertümpel, Quarck, Schmauser, Helmuth, Wacht-am-Rhein, puis deux lieutenants de la compagnie Tintenfass, enfin le baron Hildebrand von Waldkatzenbach et son «khrr, khrr» satisfait. Le colonel von Steinitz nous fit même l'honneur de venir faire sauter avec nous quelques bouchons.

L'hôtelier de la Licorne et son personnel montaient toujours de nouvelles bouteilles.

– Combien en avez-vous? lui demanda le colonel.

– En grands vins, Votre Excellence, environ cinq cents, répondit l'hôtelier flageolant et courbé jusqu'à terre.

– J'en prends quatre cents pour moi, que l'on emballera soigneusement dans des caisses. Je vous en laisse cent, dit-il à Kaiserkopf.

– Elles seront bues sans sortir d'ici, assura le capitaine.

– A votre santé, messieurs! Nous en boirons d'autres à Paris.

Il nous laissa à notre orgie. Mais avant de quitter l'hôtel, il prit à part le feldwebel Schlapps pour échanger avec lui quelques propos mystérieux.

Je ne sais si nos cent bouteilles y passèrent ou s'il en resta pour les soldats. Ce fut, en tout cas, pendant une heure, une kneipe étourdissante. Les bouquets des vieux vins français et les mousses de notre future Champagne produisaient dans nos cerveaux allemands une ébullition extraordinaire, d'une nature différente de nos ivresses nationales, à la fois plus légère et plus capiteuse. Mais pour nous enivrer à la française, nous n'en restions pas moins des Allemands. Flamboyant, hyperbolique et déchaîné, Kaiserkopf perdait tout sens de la dignité:

– Arrive ici, Schlapps, éructait-il, montre-toi, grand salaud, et donne nous le spectacle de ton ignominie!.. Qu'as-tu promis, porc-épic immonde, à ce turc de colonel? Je parie, Schlapps, qu'il t'a demandé de lui procurer quelque beau garçon pour lui remplacer son mignon de von Bückling!.. Ah! ah!.. von Bückling!.. Potzsacrament!… En voilà un, bigre, qui a été définitivement emmanché par le diable!.. C'est une belle mort!.. Son dernier moment a dû être, Donnerwetter! un moment de haute satisfaction… de profonde jouissance, si j'ose, meine Herren, m'exprimer ainsi… Ah! Potztausend! tous ne mourront pas de cette agréable façon, ici!.. Mais nous ne donnons pas dans ce vice, nous autres… moi du moins… Ce qu'il nous faut, Sacrament! ce sont des femmes, des femmes et encore des femmes… des femmes de tout âge, de toute couleur, de tout poil… As-tu des femmes, Schlapps?.. As-tu songé à nous procurer des femmes?.. Je vous présente, messieurs, le plus grand marlou de l'Allemagne… der grœsste Louis… Sans lui que ferions-nous? que deviendrait le monde? que deviendrait votre capitaine?.. Allons, Schlapps, des femmes!.. Distingue-toi!.. fais valoir tes talents… Vive Schlapps!.. Hoch Schlapps, dreimal hoch!

Le feldwebel accueillait toutes ces divagations avec une joie bouffonne, des contorsions simiesques, des cabrioles de clown. Il mimait des attitudes obscènes et se donnait en spectacle dégradant à la galerie pâmée de gros rires.

– Alors, Schlapps, c'est tout ce que tu nous offres? continuait le capitaine en avisant les deux servantes de la Licorne qui, tout épouvantées, débouchaient des bouteilles à tour de bras. Eh bien, nous nous en contenterons, en attendant mieux… Allons, les filles, à poil!..

Schlapps et Wacht-am-Rhein se jetèrent sur les donzelles et se mirent à les dépouiller au milieu de leurs cris. Deux coups de revolver tirés dans le lustre les rendirent immédiatement souples comme des agnelles, et bientôt, entièrement nues et les cheveux défaits, elles passaient et repassaient entre une vingtaine de mains poisseuses, qui, dans un débordement de gaieté bestiale, les tripotaient, les malaxaient et les arrosaient de vin rouge.

– Et toi, la mère! hurla Kaiserkopf à l'hôtelière, qui considérait cette scène étranglée de saisissement.

– Oh!.. oh!.. oh!.. messieurs… je suis trop vieille!..

– Quel âge as-tu?

– Quarante-quatre ans.

– Ça ne fait rien. Nue aussi!

– Messieurs… messieurs…

– Nue, nom de Dieu!..

Cette fois, ce fut l'hôtelier qui, plus mort que vif, aida à la déshabiller.

On vit couler des seins, rouler des mèches grises, s'effondrer un ventre ridé sur des cuisses flétries. Un lieutenant avait pris place au piano où il martelait des valses de Lehar. Un bal ignoble s'engagea.

Des soldats s'étaient amassés aux portes et accompagnaient de rires bruyants ces ébats. Déjà des divans s'affaissaient et craquaient sous des appétits trop pressés, quand Kaiserkopf s'écria:

– Non, non… Schlapps nous doit mieux que ça… Pour moi, Donnerwetter! il me faut la plus belle femme de la ville… das schœnste Weib!… Tu entends, Schlapps?.. Laissons cette viande aux soldats…

Là-dessus, un départ désordonné s'effectua, tandis que les soldats envahissaient à leur tour la salle de la Licorne, où ils se jetaient tumultueusement sur nos restes.

– J'ai votre affaire, capitaine! fit Schlapps.

Sous sa conduite, notre troupe titubante, zigzagante et charivarique, qui se grossit en route d'un quatrième lieutenant et de deux autres sous-officiers, fit à grand brouhaha quatre ou cinq cents mètres dans des rues déjà tout encombrées de pillage, où il nous fallait nous tenir les uns aux autres pour éviter les chutes. Pareil à un énorme Silène militaire, la tunique flottante, le casque de travers, Kaiserkopf bravadait, sacrait, déversait ses flots de propos orduriers, enluminé, bavant, chancelant, la gueule mugissante et le sabre gesticulant. On le vit trébucher sur un cadavre et, n'eût été l'épaule propice de Wacht-am-Rhein, il se fût écroulé comme un bœuf dans un cloaque de crottin et de sang.

Schlapps nous arrêta devant une grille d'une élégante demeure de style rococo entourée d'un jardin. Quelques coups de crosses en firent sauter le portail, tandis qu'un vieux domestique accourait effaré. Une balle de revolver mit bientôt fin à son zèle.

Je ne sais pourquoi cette jolie maison, ce jardin me firent penser à la villa de Goslar. Ce n'était pourtant ni le même goût, ni la même ordonnance et, au lieu de zinnias et de soleils, le boulingrin offrait des corbeilles d'œillets et de roses. Mais, dans mon trouble, mon ivresse, par le bizarre travail de transposition qu'effectuait l'ébriété dans mon cerveau tournoyant, je me trouvais transporté à Goslar invinciblement.

Et tout à coup Dorothéa apparut. C'était une jeune fille élancée, vêtue de blanc, merveilleusement belle, non pas blonde, mais de cheveux châtains noués en chignon et dont une partie retombait sur l'épaule, non pas grasse, mais fine, svelte, légère et gracieuse comme une Diane de la Renaissance. Cependant c'était bien Dorothéa, et du même âge qu'elle, peut être un peu plus jeune, dix-huit à dix neuf ans.

Elle s'était arrêtée, interdite, au seuil d'un vestibule qui traversait la maison et s'ouvrait par derrière non sur la forêt du Harz, mais sur un bout de parc que terminait une terrasse portant quelques ormes centenaires.

– La voilà!.. la voilà! glapissait Schlapps. C'est elle!.. Eh bien, qu'en dites-vous, monsieur le capitaine?..

– Un morceau d'empereur! aboya Kaiserkopf.

Comme une meute en délire, la troupe avinée se lança vers sa proie. Et, sans savoir ce que je faisais moi-même, je m'élançais avec eux.

La jeune fille s'était enfuie dans le parc en poussant un cri. Nous traversâmes en trombe la maison, renversant un lampadaire et brisant des potiches. On se jetait à ses trousses dans les rosiers, les glaïeuls. Cernée, rattrapée, saisie par six poignes forcenées, Diane, qui se débattait avec une énergie farouche, presque sans cris, concentrant toute sa force à échapper à l'étreinte de ses ravisseurs, fut entraînée, roulée, portée vers le capitaine Kaiserkopf. Sa chevelure s'était défaite et l'inondait. Ses beaux yeux semblaient grandis par l'effroi. Ses lèvres étaient convulsives et serrées. Une large déchirure dénudait déjà son épaule.

A ce moment, un grand vieillard sortit tout frémissant de la maison.

– Messieurs… messieurs… C'est ma fille!.. Je suis le comte de Saint-Elme…

Il était suivi par une dame d'une cinquantaine d'années, aux traits bouleversés et qui se tordait les bras:

– Émilienne!.. mon enfant!..

– Au diable! hurla Kaiserkopf.

Soudain, je vis le vieillard brandir un pistolet. Mais d'un bond, Biertümpel et Schmauser s'étaient rués sur lui, l'avaient désarmé, tandis qu'un énorme coup de poing que Wacht-am-Rhein lui assénait sur la mâchoire l'envoyait rouler sur le gravier.

– Attachez les vieux aux arbres! beuglait Kaiserkopf.

En quelques instants, ligotés, saucissonnés avec des courroies d'équipements, le vieillard et sa femme étaient liés chacun à un orme.

– Faut-il les bâillonner? demanda le vice-feldwebel.

– Non, répondit Kaiserkopf. Qu'on les laisse gueuler! Ce sera plus excitant.

Renversée sur une pente de gazon, la tête dans une bordure d'œillets, à vingt mètres de ses parents, la jeune Française était solidement prise aux quatre membres par les sergents Schmauser, Quarck, Buchholz et Schweinmetz.

 

– Elle doit être vierge, fit Schlapps… Tenez-la bien, nom de Dieu! cria-t-il, tandis qu'elle se convulsait brusquement dans une crise désespérée.

Puis, après une pause et se grattant le nez:

– Vous feriez peut-être bien, capitaine, de faire frayer la voie par un de ces jeunes gens?..

Il me sembla qu'il regardait de mon côté.

– On pourrait aussi l'ouvrir avec une baïonnette? proposa Wacht-am-Rhein.

– Vous f… – vous de moi? se récria Kaiserkopf. Pour qui me prenez-vous? Je suis encore d'âge et de vigueur à déflorer une fille, tonnerre de Dieu! fût-elle étroite comme le fourreau de mon sabre!..

– Alors, allez-y, monsieur le capitaine! glapit joyeusement le feldwebel. Elle est soigneusement entravée. La pouliche ne ruera pas.

Campé sur ses fortes cuisses, monstrueux et taurin, le capitaine Kaiserkopf déboucla son ceinturon.

Un long hurlement farouche s'éleva de la corbeille d'œillets, tandis que d'autres hurlements, plus terribles encore, partaient des deux ormes, au milieu du crissement des liens qui se tendaient.

Il se releva, congestionné et triomphant.

– Ein Fressen! claironna-t-il.

La victime se tordait à terre, dans l'étau des sergents. Des taches de sang frais rougissaient la chair et le linge.

– A vous, messieurs! fit Kaiserkopf, qui se rebouclait.

Schimmel déclina d'un geste cette invitation. Il eût sans doute étrenné cette virginité de choix. Mais passer en second, fût-ce après son capitaine, ne lui convenait guère. Le spectacle seul, ici, agréait à son dilettantisme cruel.

Moins difficiles, les trois autres lieutenants se faisaient des politesses:

– Après vous, monsieur.

– Non, monsieur, après vous.

– Je n'en ferai rien, monsieur; passez devant, s'il vous plaît.

Ils se mirent enfin d'accord, et tous trois, l'un après l'autre, chacun selon son rythme et son temps personnel, assaillirent le corps de mademoiselle de Saint-Elme. Au troisième, la jeune fille ne réagissait plus que convulsivement. Deux des sergents l'avaient déjà lâchée. Et quand, hiérarchiquement, fut venu le tour du feldwebel Schlapps, il ne restait plus que Schweinmetz à surveiller encore l'attitude de plus en plus inerte de la malheureuse.

Le vice-feldwebel Biertümpel succéda à Schlapps.

La violée était maintenant comme morte. Sa tête décolorée gisait, les yeux mi-clos et la bouche entr'ouverte, sur la couche des œillets jaune d'or ocellés de belles macules pourpre velouté.

Aucun cri, aucun gémissement ne sortait plus des fleurs. Par contre, les ormes hurlaient toujours. Il en émanait deux cris parallèles et continus: l'un aigu et ondé comme une sirène, l'autre rauque et coupé d'horribles sanglots. Nos vociférations écumantes et nos clameurs de stupre réussissaient à peine à les couvrir.

Mais, comme l'avait voulu Kaiserkopf, il semblait que nous en fussions excités davantage. A mesure que le supplice se prolongeait, l'ivresse et la luxure redoublaient en nous leur vésanie. Nous étions autour de ce corps ravagé et souillé, comme une harde de loups en rut affamés à la fois de sang, de chair et d'accouplement.

Kaiserkopf éclatait d'énorme joie et d'immondice.

Sans se départir de leur politesse, à laquelle ils savaient allier la plus invraisemblable grossièreté, les lieutenants lui tenaient tête sur le même ton. Les yeux fauves de Schimmel étincelaient; un rictus de tigre relevait par moment sa lippe et plissait ses balafres. Quant aux sous-officiers, le groin frémissant et le rein bandé, ils n'attendaient que le signal de leur ruée successive.

Les quatre sergents donnèrent: Schmauser d'abord, puis Quarck, puis Buchholz, puis Schweinmetz. Le corps se marbrait de meurtrissures bleues.

Ce fut ensuite le tour des aspirants. En raison de sa noblesse, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach prit le pas. Malgré le deuil récent où il était de von Bückling, il n'hésita pas à fournir sa monte, et son «khrr, khrr» violent s'évertua sans défaillance sur la martyre.

Max Helmuth s'empressa de s'enfoncer avec volupté sur sa trace.

Quand sa fornication se fut faite, la voix de ruffian de Kaiserkopf retentit:

– A vous, Hering!.. Den… heraus und los zur Attacke!

La mariée ne donnait plus signe de vie.

– Allez-y, monsieur l'aspirant! me cria horriblement Wacht-am-Rhein, fusil en main et baïonnette au canon. Je vais vous la réveiller!..

Mes tempes tournoyaient. Un vertige me poussait à l'abîme. Je me jetai comme un somnambule dans l'égout de ce ventre.

Et ce ventre se mit soudain à palpiter monstrueusement. La baïonnette de Wacht-am-Rhein le fouillait en même temps que ma virilité, et je me trouvai inondé d'un flot chaud, tandis que s'achevait dans un spasme d'agonie la vie de la vierge française.

Je me retirai couvert de sang et de bave.

Un sous-officier se précipitait après moi sur le cadavre.

Pendant ce temps, les officiers avaient organisé un tir au revolver d'ordonnance sur le couple des parents. Postés à vingt-cinq pas, ils avaient déjà placé quelques balles. A chaque coup, Schlapps courait relever le résultat et annonçait le carton. Déjà, la mère, la plus avancée, avait cessé de crier. Sa tête pendait flasque sur sa poitrine garrottée. Une balle de Schimmel l'acheva.

J'entendis Kaiserkopf qui m'interpellait:

– Vous avez eu des prix de tir, Hering?.. Avez-vous déjà matché au pistolet?

– Très peu.

– Venez essayer votre adresse, mon brave. Vous allez tâcher de me couper le sifflet au vieux. Tenez, me dit-il en me tendant son arme: vous avez cinq balles.

Je mis le pied sur la ligne de tir et visai soigneusement. Mon premier coup partit.

– Balle perdue, annonça Schlapps. Trop haut.

Je rectifiai et affermis mon bras… Pan!..

– La clavicule gauche! fit Schlapps.

… Pif!..

– L'œil droit!

Le cri du vieillard devint déchirant. J'envoyai ma quatrième balle. Le cri s'arrêta net et se changea en un sifflement d'air qui n'avait plus de son.

– Dans la gueule! glapit le feldwebel.

Kaiserkopf me félicita:

– Pour un début, Sacrament, voilà qui est famos!

Je me sentais dans un état étrange et nouveau. Les fumées du vin s'étaient en partie dissipées, mais d'autres, plus puissantes, soûlaient mon cerveau et brûlaient mes artères: la soif de violence et de meurtre, le besoin de détruire, de tuer, de torturer, l'ivresse du massacre, la terrible Berserker-Wut qui, à certains moments, change tous les Allemands, même les plus doux, en autant d'hyènes buveuses de sang et de vautours déchireurs de chairs.

Kœnig n'était plus là. Ma conscience était morte sur les champs de la Somme. J'appartenais maintenant tout entier à Kaiserkopf et à sa bande, à ses lieutenants cyniques, à ses sinistres sous officiers, à Schimmel, à Schlapps, à Wacht-am-Rhein.

Une heure après, le vieillard laissé pour mort, la maison pillée et déménagée, je me retrouvai dans la rue, bras-dessus, bras-dessous avec trois ou quatre de mes compagnons, chantant à tue-tête, l'arme suspendue à l'épaule, au milieu de la cohue des soldats qui mettaient la ville à sac.

Le spectacle était extraordinaire. Partout des chars, des camions, des voitures de toute espèce et de tout attelage se chargeaient de butin. De la cave au grenier, par les portes, par les fenêtres, par les trappons et par les mansardes, les maisons se vidaient de leur contenu et rendaient leurs entrailles. Armoires, fauteuils, caisses, crédences, tapis, balles de vêtements, fourneaux, outils, machines, bicyclettes, instruments de musique s'entassaient sur les pavés avant de venir se nouer de cordes sur les véhicules. Etalages et boutiques étaient ravagés. Des barriques grinçaient aux poulains et des lits se balançaient aux palans. Des fourriers et des officiers du train présidaient méthodiquement aux enlèvements. En coiffe blanche et le brassard à la manche, des diaconesses de la Croix-Rouge concouraient avec avidité à la razzia, comptaient les piles de linge, évaluaient les soieries, faisaient encoffrer soigneusement les parures et les objets d'art. Des drapeaux de Genève flottaient sur des tapissières combles.