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Nach Paris! Roman

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On faisait deux parts dans le butin: l'une était pour les officiers, qui prélevaient ce qui se trouvait à leur convenance; l'autre était destinée à être vendue en Allemagne au profit du régiment. Les sous officiers et soldats avaient en outre le droit de faire main basse sur la menue rapine, notamment sur tout ce qui était comestible. Quant à l'argent, billets, espèces, titres et valeurs, produit de la rafle des portefeuilles, du crochetage des meubles, de l'effraction des coffres-forts et des extorsions bancaires, il revenait au gouvernement. Mais il en restait naturellement beaucoup dans les poches.

Sur les murs s'étalait de place en place une affiche où se lisaient en caractères apparents ces mots imprimés en langue française: Tout Français surpris à piller sera fusillé sur-le-champ.

Si on n'avait fusillé que les Français pris à piller, il n'y aurait eu que peu de sang répandu; mais ceux qu'on massacrait, c'était le plus souvent et précisément pour les piller. Tout bourgeois qui prétendait défendre sa demeure, tout boutiquier qui voulait sauver sa caisse, tout habitant qui protestait, réclamait ou tentait de discuter, recevait immédiatement sur le mufle, sur le crâne ou dans le ventre une crosse de Mænnlicher, une lame de sabre ou une balle 98 S. On en estourbissait d'autres pour le plaisir ou pour mieux les détrousser. On volait tout: les bagues, les breloques, les montres, les chaînes; on vidait les goussets et l'on faisait les porte-monnaie. Les femmes n'y échappaient pas. On les empoignait par les crins et on les traînait à terre; on leur tirait les dentelles, on leur arrachait les bracelets et les colliers, et quand ça ne venait pas, on y allait au couteau.

Nous nous jetions avec fougue dans ce carnage et dans cette piraterie. Nous fracassions des têtes et nous fracturions des tiroirs. Mes poches s'emplissaient et ma baïonnette était gluante de sang. De toutes parts les corps roulaient et les billets de banque voltigeaient. Le vacarme était effroyable, mêlée discordante de cris de terreur, de plaintes, de râles, d'égosillements furibonds de soldats, de braillements de joie, de chocs de crosses, de déflagrations, de dégringolades de meubles, de bris de vitres et de vaisselle, de hennissements et de piaffements de chevaux, de ronflements de moteurs, d'abois de chiens, de cacophonies de violons, d'accordéons et de pianos. Des flots de vin s'épanchaient à terre entre les détritus et les étoffes souillées. On dansait. Des hommes avaient revêtu des habits de femme et, jupes relevées, en bas ornés de jarretières et en pantalons de madapolam, se livraient à d'ignobles entrechats. D'autres roulaient de trottoir en trottoir, chaviraient dans les entassements de mobiliers, compissaient les maisons, dégobillaient au milieu de la rue. Beaucoup, plus crapuleux encore, déféquaient et chiaient dans les appartements, et on les voyait, par les fenêtres ouvertes, se poster de préférence aux endroits les plus insolites, dans les salons, les salles à manger, les chambres à coucher, pour y décharger leur abdomen et y débonder leurs boyaux.

Ailleurs on violait. Ailleurs encore, des femmes prises des douleurs de l'enfantement s'affaissaient tout à coup, les cuisses ouvertes, le ventre en travail, vidant leurs eaux et poussant leurs cris de parturition. D'autres, frappées de folie, riaient aux éclats, gambadaient, se déchevelaient ou, furieuses, se jetaient sur la foule, griffes en avant et l'écume à la bouche.

J'avais perdu mes compagnons. Les hasards du pillage nous avaient dispersés. Devant une pinte que remplissaient une douzaine de mitrailleurs buvant un tonneau, je buttai sur Biertümpel, ivre-mort, qui rendait son vin comme une gouttière. Puis je rencontrai Schnupf et Vogelfænger, le catholique et le socialiste, qui, d'un commun accord, cambriolaient une devanture. Plus loin, j'aperçus Wacht-am-Rhein, debout contre l'étal d'une boucherie, le couteau à la main, fort occupé à quelque besogne singulière. Je m'approchai. C'étaient des doigts, dont il paraissait avoir les poches pleines, et qu'il dépeçait soigneusement pour en retirer les bijoux. Il jetait ensuite la viande à deux dogues, qui happaient les morceaux à la volée. Mêlées aux doigts, se trouvaient quelques oreilles où pendaient des pierres. A cette vue, je fus pris de je ne sais quel sentiment trouble. Mais je m'éloignai sans rien lui demander.

Je me retrouvai devant l'hôtel de la Licorne. On en achevait le déménagement. Les caisses du colonel von Steinitz chargeaient une charrette. Près de là, je vis passer Schlapps, qu'accompagnait un adolescent d'une quinzaine d'années, tout pâle, aux grands yeux noirs battant de frayeur sous les boucles de ses cheveux frisés. Le jeune garçon, dont le visage, malgré ses larmes et son bouleversement, me parut singulièrement beau et d'un type très pur, était élégamment habillé d'un costume de tennis. Sans doute le fils de quelque riche famille de l'endroit et dont les parents avaient dû être assassinés. Tous deux se dirigeaient du coté de l'hôtel de ville, où résidait le colonel.

Peu après, je rencontrai Schimmel. Il ne me vit pas, trop occupé qu'il était à entraîner je ne sais où une petite fille de onze à douze ans, dont je n'aperçus rien, sinon qu'elle avait les bras nus, les jambes nues et des cheveux blonds noués de faveurs roses qui lui tombaient dans le dos.

Puis je me sentis bousculé, emporté par un flot de soldats qui assiégeaient une ruelle borgne, près de l'église. Une tourbe criarde et hilare s'entassait contre une porte que je reconnus bientôt pour être celle d'une maison louche, d'un «Bordell», comme disent les Français, et comme nous disons aussi, nous autres Allemands. Une baïonnette dans l'estomac, la matrone en obstruait le seuil de son énorme cadavre. On lui passait dessus comme sur un paillasson, pour pénétrer dans le lupanar, où se menait un immonde bacchanal. Les filles paraissaient aux fenêtres, gesticulantes et nues. L'une d'elles se pencha à mi-corps, de dos, saisie en dessous par des bras, bascula et vint tomber sur la foule. Et tout à coup de grands cris, des clameurs d'épouvante s'élevèrent. Les rideaux, les lits prenaient feu. La maison brûlait. Prostituées et soldats dégringolaient par grappes et fuyaient. La ruelle se remplissait de fumée. Je m'échappai comme je pus.

Je débouchai devant un portail latéral de l'église, tout encombré de cuivreries et d'ornements sacrés qui gisaient au milieu des pierrailles du clocher écroulé, car on déménageait l'église comme le reste. De l'intérieur sortaient d'ébouriffants sons d'orgue. Un capelmeister facétieux s'amusait à déchaîner la scène infernale du Freischütz. Au tympan du portail, deux démons à pied fourchu ricanaient.

Sur le pourtour, au delà d'une arcade de cloître fraîchement ébréchée, s'ouvrait le cimetière. Des voix allemandes en venaient et je m'y engageai. Quelques obus y étaient tombés et y avaient remué des tombes. Mais le sol en était davantage encore bouleversé par la main de nos soldats, qui s'y étaient portés en nombre et le défonçaient âprement à coups de bêches, de pioches, de haches et de capsules de fulminate, espérant que le pillage des morts serait plus fructueux que celui des vivants.

Croix de marbre, pierres tumulaires, cippes, caveaux, chapelles, tout était soulevé, arraché, forcé, brisé, rompu par les lugubres déprédateurs, vampires humains qui venaient sucer l'or et les joyaux des cadavres. Seules les croix de bois, les modestes fleurs de la fosse commune étaient respectées, tombes de pauvres que sanctifiait leur humilité.

Une affreuse exhumation de corps en tout état de décomposition s'étalait dans les bières ouvertes ou parsemait la surface du sol, au milieu de débris de planches, de linceuls, de vêtements pourris, de crucifix moisis. Les uns, encore presque frais, mais les plus puants, cireux et blafards, le ventre ballonné, les ongles et les poils en vie, tirés brusquement de l'ombre, se désagrégeaient à vue d'œil au soleil. D'autres, plus avancés, verdâtres, violacés et chancreux, affaissaient des chairs purulentes sur des carcasses difformes. D'autres, noirs et squelettiques, élongeaient leurs tibias, leurs radius, distendaient leurs maxillaires, évidaient leurs orbites sous des mèches qui les coiffaient comme des perruques. Des ossements, des déchets putrides, des lambeaux de robes et de suaires, des bouquets desséchés, des morceaux de couronnes en porcelaine ou en verroteries, des fragments de vases et des objets d'autel couvraient les abords des tombes, les graviers et les pelouses comme un fumier dispersé. Une odeur méphitique, aux émanations diverses et aux souffles composites, alternativement fade, forte, rance ou nidoreuse, provoquait tour à tour, sous ses bouffées épaisses de corruption et de fétidité, la suffocation, la nausée, l'asphyxie.

Bruyants et rapaces, les sinistres profanateurs poursuivaient leur besogne macabre. Quand une dalle était descellée, on voyait deux ou trois de ces charognards sauter dans la fosse et s'y acharner voracement. D'autres, à l'écart, déjà gorgés, comptaient, se partageaient ou se disputaient leurs dépouilles.

J'étais écœuré et stupéfait. J'aurais dû fuir. Mais je ne sais quelle fascination me retenait. Les morts m'attiraient. L'un d'eux me regardait de ses deux trous fixes et semblait me dire:

– Toi aussi tu y viendras!

J'en vis un autre recroquevillé dans sa tombe, accroupi grotesquement sur son coccyx et qui me faisait signe d'une phalange. Il y avait près de lui une bouteille vide et un excrément humain qui fumait.

Soudain, j'aperçus au fond d'un caveau de marbre noir un cadavre oublié ou incomplètement exploré, un cadavre de femme en robe de damas noyée de bourbe. Quelque chose brillait sous un rayon de soleil, quelque chose qui me prenait les yeux, qui se gonflait et luisait au milieu d'un grouillement larvaire. Hypnotisé, je descendis les marches. Cela brillait… Cela se dégageait des deux côtés de la tête… Cela s'exhumait d'un amas de vers chassés par la lumière… Il y avait là deux choses qui rayonnaient… qui scintillaient… à la place où avaient été les oreilles…

 

Je me jetai en avant, les deux mains à la fois dans la bouillie. Elles s'y plongèrent. C'était froid, glacé, mou. Elles y happèrent chacune un objet dur, qui vint doucement, sans arrachement. Je remontai couvert de sueur. Je sortis de la tombe. J'étais tremblant, rompu, comme après un effort surhumain ou un terrible péril.

Je me précipitai vers une petite fontaine. J'y lavai spasmodiquement mes mains et les deux objets qu'elles tenaient, les boucles d'oreilles de la morte en robe de damas.

Et j'osai enfin regarder ce que j'avais cueilli. C'étaient deux perles de grand prix entourées de diamants.

Elles orneraient un jour les lobes satinés de la belle Dorothéa von Treutlingen, ma femelle.

X

Une heure avant le départ, je reçus cérémonieusement le porte-épée des mains du major von Nippenburg, en même temps que le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. Je prenais rang immédiatement après le feldwebel. Avec ma dragonne, mon sabre et ma cocarde d'officier, j'étais fier comme un paon. On me confia le commandement de la section Kœnig. Le lieutenant Bobersdorf, envoyé par la division, remplaça von Bückling. C'était un de ceux qui avaient participé au viol de Mlle de Saint-Elme et au meurtre de ses parents.

Toujours pas de Français. Notre marche reprit sans obstacle. Les nouvelles qui nous parvenaient étaient au reste excellentes. Partout, sur l'étendue de notre immense front, l'avance de nos armées était prodigieuse. Cambrai était occupé, Maubeuge investi, Saint-Quentin, Mézières, Sedan, Montmédy étaient pris. Le général von Kluck était à Lassigny. De notre côté nous avions largement dépassé Amiens. Rien ne nous arrêtait, rien ne nous arrêterait.

Nous étions le 1er septembre à Moreuil et, le 2 au matin, nous entrions à Montdidier, où nous célébrâmes le Sedantag par un service divin. Combien, en effet, ne devions-nous pas être reconnaissants envers Dieu, qui nous protégeait si merveilleusement et qui, de sa droite fidèle, nous conduisait jour après jour à la victoire! Et combien ce «jour de Sedan», que nous fêtions cette année au cœur du pays ennemi, dans l'enivrement de notre marche triomphale, devait nous paraître beau et glorieux! Cet anniversaire nous présageait, quarante-quatre ans après, un nouveau Sedan plus vaste et plus magnifique encore, embrassant un tiers de la France et une armée de deux millions d'hommes.

Le culte eut lieu dans la principale église. Le régiment à peu près dans son entier y assista. Nous n'avions, bien entendu, demandé aucune permission aux prêtres français; du moment que nous étions là, l'édifice était à nous et nous le protestantisions sans plus de cérémonie. Les catholiques eurent une messe dans une autre église.

Le colonel von Steinitz, le lieutenant-colonel Preuss, les majors, les capitaines et les officiers d'état-major avaient pris place dans les stalles du banc d'œuvre. Je me trouvais au milieu de la nef avec ma section. J'admirais de là le vaste vaisseau de l'église, qui me parut être du XVe ou du XVIe siècle, ses belles boiseries Louis XIV, ses panneaux sculptés, sa grotte du Saint-Sépulcre et son Ecce Homo garrotté, sous un dais renaissance, entouré d'animaux symboliques. La foule des têtes d'hommes nues et des uniformes gris qui le remplissaient jusqu'au fond des chapelles donnait à cette solennité pieuse et militaire un aspect de grandeur extraordinaire.

Les orgues préludèrent majestueusement; puis, debout, l'assemblée guerrière entonna dans un ensemble formidable, soutenu par la musique régimentaire, le choral de Luther

Ein feste Burg ist unser Gott…
 
C'est un rempart que notre Dieu,
Une invincible armure,
Notre délivrance en tout lieu,
Notre défense sûre.
L'ennemi contre nous
Redouble de courroux,
Vaine colère!
Que pourrait l'adversaire?
L'Éternel détourne ses coups.
 

Un sergent lut une prière, et de nouveau le chant s'éleva. Cette fois, ce fut le magnifique cantique de Haydn:

 
Grand Dieu, nous te bénissons,
Nous célébrons tes louanges!
Éternel, nous t'exaltons,
De concert avec les anges,
Et prosternés devant toi,
Nous t'adorons, ô grand Roi!
 
 
Saint, saint, saint est l'Éternel.
Le Seigneur Dieu des armées;
Son pouvoir est immortel;
Ses œuvres partout semées
Font éclater sa grandeur,
Sa majesté sa splendeur!
 

Après quoi l'aumônier de la division, le pasteur Muckerander, monta en chaire.

Prenant texte éloquemment du cantique que nous venions de chanter, il débuta ainsi:

– Oui, ses œuvres sont partout semées, et nous les semons avec lui… nous les semons pour lui!..

Car le peuple allemand, expliquait-il, était l'élu de Dieu, son instrument, son ouvrier, son semeur. Et parmi ces œuvres destinées à faire éclater la grandeur divine, la plus sublime n'était elle pas cette guerre si glorieusement commencée, cette guerre comme le monde n'en avait encore jamais vu, qui sous la direction de notre haut Seigneur de la Guerre, l'Empereur, ferait régner par toute la terre la majesté et la splendeur de l'Éternel? Ah! nous devions être fiers et reconnaissants d'avoir été choisis pour participer à cette grande œuvre!

Certes, continuait le pasteur Muckerander, aucun peuple n'était aussi doux, aussi pacifique que le peuple allemand, aucun n'était si moral, si pur, si éloigné de tout esprit de violence et de haine. Quel autre peuple, en effet, pouvait s'honorer d'aussi grandes vertus? Quel autre était aussi riche de bonté, de générosité, de charité, de pitié? Or, c'était justement le plus doux, le plus paisible de tous les peuples qui avait été chargé de livrer le combat de Dieu contre Satan et les nations impies vivant sous sa domination; c'était précisément le meilleur et le plus généreux des peuples qui devait répéter après Jésus-Christ: «Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je suis venu apporter non la paix, mais l'épée.» Le sacrifice sanglant devait être accompli; le combat sacré devait être mené jusqu'au bout. Le glaive d'une main, la torche de l'autre, l'ange exterminateur devait purger la terre de son péché et la racheter par le fer et par le feu. Jésus, le meilleur et le plus doux des hommes, n'avait-il pas dit aussi (LUC, XII, 49): «Je suis venu jeter un feu sur la terre»? Désigné spécialement par Dieu pour l'exécution des décrets célestes, le peuple allemand pouvait-il exiger un autre chemin que celui de notre Sauveur?

Et dans une comparaison admirable entre le peuple allemand et le Christ, l'orateur montrait que, de même que le Christ avait voulu être crucifié et, en se crucifiant, lui, l'Homme-Dieu, avait crucifié avec lui l'humanité pour la sauver, de même le peuple allemand s'était chargé de la croix de guerre et, en y montant, lui, le Peuple-Dieu, devait y crucifier avec lui le reste de l'humanité criminelle pour l'œuvre d'une nouvelle rédemption.

Comme bouleversé à l'évocation de ce grand sacrifice et de cette tragique mission, l'aumônier s'écriait alors, la voix tremblante d'émotion:

– Guerriers, parfois votre cœur est étreint par l'horreur: ce que vos mains doivent faire, ce que vos yeux doivent voir, vous ne l'avez point voulu!..

Non, nous ne l'avions pas voulu, ni nous, ni notre Empereur, ni personne en Allemagne. Seuls nos ennemis, les ennemis de Dieu étaient responsables de la catastrophe. C'est Dieu qui nous avait imposé la terrible mission de les anéantir et, par leur supplice, qui était en même temps le nôtre, de les arracher au Malin, de les racheter et de les sauver.

– Nous n'avons pas voulu allumer le feu, poursuivait le pasteur, mais maintenant nous devons passer au travers! Nous allumons un feu de guerre qui rendra tous les incendiaires pleins d'appréhension et d'angoisses. Dans leur rage et leur fureur, les vaincus nous appelleront comme ils voudront: nous devons aussi passer par le feu de leurs cris de haine et de calomnie. Que ceux qui l'ont voulu, que nos ennemis soient rendus responsables de ce que dans cette effroyable guerre toutes les exigences de l'humanité sont crucifiées!..

S'élevant alors aux plus hauts sommets de l'éloquence sacrée, le pasteur Muckerander clamait, les bras en l'air et le verbe retentissant:

– Toi, mon peuple en armes, tu es l'humanité crucifiée! Il faut que tu le saches et que ce soit écrit en caractères de feu dans ton âme allemande douloureuse! C'est l'heure de la croix de fer! Que l'amour invincible pour l'Empereur et l'Empire t'aident à persévérer. Le feu du sacrifice brûle en toi, tandis que tu allumes le feu sur la terre de crucifixion. C'est la guerre: tu sais pour qui tu souffres. Tu te tairas comme le Sauveur s'est tu devant la grandeur de son heure. Haut les cœurs! Jamais encore tu n'as occupé une place aussi élevée. Au delà de la guerre, c'est le salut: tu aides à opérer la délivrance allemande et, par elle, celle de toute l'humanité!

Et dans une péroraison prodigieuse, qui nous souleva tous d'un enthousiasme aussi brûlant que le feu divin qu'il exaltait, le pasteur guerrier termina de la sorte:

– Et maintenant, glaive, sois glaive et frappe! Feu, sois feu et brûle! Les demi-mesures sont criminelles. Plus la guerre sera sans merci, plus elle sera miséricordieuse. Malédictions et grincements de dents sur tous les scélérats, afin que l'humanité ne soit pas de sitôt crucifiée à nouveau! Déjà le monde le voit: nous passons outre! Le feu n'aura pas brûlé en vain. Le sang n'aura pas inutilement coulé. Et nous qui sommes encore plongés en pleine mêlée, chaque fois que nous voyons la croix de notre Sauveur, saluons-la héroïquement et chrétiennement de ces mots: «Je suis venu jeter un feu sur la terre!»

N'eût été la sainteté du lieu, nous nous serions tous levés frémissants d'enthousiasme pour acclamer le prédicateur et la fin de son splendide sermon. L'auditoire était transporté de ravissement, et je vis le colonel von Steinitz essuyer de sa main gantée des yeux qui devaient être pleins de larmes émues.

Nous chantâmes alors le beau psaume de David:

 
Que de gens, ô grand Dieu,
Soulevés en tout lieu,
Conspirent pour me nuire
Que d'ennemis jurés
Contre moi déclarés
S'arment pour me détruire!..
 

Puis, au milieu du recueillement général des uniformes debout, le pasteur Muckerander prononça la prière finale, qu'il termina, selon le rite, par l'oraison dominicale, dont nous n'avions jamais mieux compris la haute portée et le lumineux symbole:

– Notre père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié (et par conséquent le nom allemand); que ton règne vienne (avec celui de l'Allemagne); que ta volonté (celle de l'Allemagne) soit faite sur la terre comme au ciel! Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien (trempé de champagne). Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. (Nous ne pardonnons jamais à tes ennemis qui sont les nôtres; et si nous t'offensons par trop de clémence, ne nous pardonne pas davantage.) Ne nous laisse pas tomber dans la tentation d'épargner tes ennemis (et les nôtres), mais délivre-nous du Malin (l'Anglais, le Belge et le Français). Car c'est à toi (et à nous) qu'appartiennent, dans tous les siècles, le règne, la puissance et la gloire. Amen!

A la sortie, on nous distribua une jolie carte postale illustrée, représentant un rang de soldats allemands, casque en tête et fusil en joue, avec, à leur côté, Jésus, en robe de lin et en longs cheveux, leur désignant l'ennemi de son bras tendu et leur disant: «Voyez, je suis avec vous tous les jours.» (Matth., xxviii, 20.)

Sur une place, devant un édifice à campanile, la musique joua Heil Dir im Siegerkranz et Muss i denn zum Stædtele raus, tandis que nous nous formions pour le départ. Mais si le Sedantag ne fut pas pour nous un jour de repos, car nous dûmes fournir une étape d'au moins quarante kilomètres, nous continuâmes à le célébrer tout le long de notre route par d'abondantes pilleries, de joyeux jets de grenades incendiaires et l'immolation d'un certain nombre d'hommes français, de femmes françaises et d'enfants français au Vieux Seigneur Dieu allemand.

Nous arrivâmes le soir, très tard, sur le bord de l'Oise, devant Pont Sainte-Maxence. Nous y bivouaquâmes. Les Français avaient fait sauter le pont. Aussi, le lendemain matin, les bacs n'étant pas arrivés, nous descendîmes la rivière jusqu'à Creil, où les équipages avaient lancé un pont de bateaux. Nous dûmes attendre plusieurs heures pour laisser passage à de longues colonnes venant de Clermont. De l'autre côté, la ville brûlait. Nous passâmes enfin l'Oise vers midi. On disait qu'Anvers était pris, le roi Albert capturé, Belfort enlevé et que nous avions remporté une grande victoire à Lunéville, où nous avions fait cent mille prisonniers. Paris était bombardé depuis huit jours par nos avions et nous en étions à soixante kilomètres. Nous y entrerions le surlendemain. La paix serait signée avant trois semaines.

 

Mais à notre extrême surprise, au lieu de prendre la route de Paris, au sortir de Creil, nous obliquâmes vers le sud-est. Une dizaine de kilomètres à travers une belle forêt de chênes, de hêtres et de charmes nous amenèrent à une très curieuse et très ancienne cité, nommée Senlis. Nos troupes s'y étaient quelque peu amusées la veille, à l'occasion du Sedantag. Mais, en somme, la ville avait été remarquablement ménagée, et nous la trouvâmes en fort bon état. On n'y avait brûlé qu'une centaine de maisons, la gare et le palais de justice. La cathédrale, l'hôtel de ville, les monuments romains, ceux-ci d'ailleurs déjà en ruine, avaient été respectés et l'on n'avait tué que dix-neuf personnes, dont le maire.

Le lendemain matin, après avoir passé la nuit dans une nouvelle forêt encore plus belle que la précédente, nous atteignîmes la localité d'Ermenonville. Ce nom ne m'était pas inconnu. C'était là qu'avait été enterré le célèbre philosophe français Jean-Jacques Rousseau. Profitant d'une halte, quelques officiers désirèrent aller visiter le tombeau, qui était, paraît-il, assez pittoresquement situé. Ils en demandèrent la permission au major von Nippenburg. Non seulement celui-ci l'accorda, mais il se joignit à nous. Nous n'eûmes que quelques pas à faire, au milieu d'un parc charmant, pour arriver sur le bord d'un bel étang où se trouvait une petite île ornée de peupliers. Le tombeau, de style antique, était dans cette île. Nous le contemplions de la rive, quand nous vîmes approcher, par l'autre bord, un groupe de quatre ou cinq officiers généraux, qu'accompagnait le colonel von Steinitz. Je reconnus parmi eux le général von Zillisheim, commandant la division, et le général von Morlach, commandant de notre brigade. Ces messieurs, nous dit-on, occupaient présentement le château d'Ermenonville avec l'état-major du corps d'armée. Ils s'avancèrent de notre côté et, les saluts réglementaires échangés, une courte conversation s'engagea, que j'entendis en partie, bien que, n'étant pas officier, je me tinsse à plusieurs pas de distance.

– Vous venez voir le tombeau du grand homme, messieurs? fit aimablement le général von Zillisheim.

– Avec votre haute permission, monsieur le général-lieutenant, répondit confondu de servilisme le major von Nippenburg.

– Vous savez, messieurs, que ce tombeau est vide, ajouta le général von Zillisheim.

– Comment, dit le général von Morlach, le cadavre n'est pas là-dedans?

– Il n'y est plus. Ces stupides Français l'ont, paraît-il, transporté au Panthéon de Paris, où ils l'ont mis à côté de son ennemi Voltaire, l'insulteur de notre grand Frédéric.

– Quelle incongruité! crut devoir renchérir le major von Nippenburg.

– Mais soyez tranquilles, messieurs: nous enlèverons aux Parisiens le corps du grand homme et nous le transférerons à Berlin, où il a tous les droits de reposer. Car, peut-être l'ignorez-vous, messieurs, Rousseau était notre compatriote.

– Comment cela? s'étonnèrent plusieurs voix.

– Je croyais, émit le colonel von Steinitz, que ce personnage était de Genève.

– Il y est né seulement, dit le général von Zillisheim, dont l'érudition sur ce point d'histoire littéraire venait sans doute d'être fraîchement acquise au château d'Ermenonville; mais il quitta tout jeune cette république, vécut dans le royaume de Sardaigne, puis en France; enfin, dégoûté tout ensemble des Français et des Genevois qui le persécutaient à l'envi, il vint se mettre sous la protection de notre grand roi philosophe, Frédéric II, et se fit naturaliser neuchâtelois. Or, Neufchâtel, vous le savez, messieurs, fut une principauté prussienne. Voilà comment ce génie était authentiquement notre compatriote et comme quoi ses cendres nous appartiennent.

– C'est magnifique! s'écria le général von Morlach; cela nous fait donc un grand homme de plus!

– Oui, messieurs, fit le général von Zillisheim charmé de son succès, celui dont nous contemplons le tombeau a vécu les quinze dernières années de sa vie sous la qualité de sujet prussien et il est mort Prussien. C'est un Prussien qui a écrit ce livre admirable, cet immortel chef-d'œuvre, les Confessions. Et qui d'autre qu'un Allemand aurait pu être, comme il le fut, le restaurateur de la religion dans ce pays impie qu'était alors la France?..

– Et qui l'est resté, observa le colonel von Steinitz.

– Qui d'autre qu'un Allemand aurait pu apporter le sentiment de la nature à la sèche littérature française? Je vous propose, messieurs, de saluer de l'épée l'ombre illustre qui a reposé là et qui nous écoute peut-être, den grossen Preussen, le grand Prussien Chean-Chagues Rouzeau!

Sur ces mots, nous tirâmes tous l'épée et nous présentâmes solennellement les armes au tombeau vide.

– Ah! me disais-je fort ému, en voilà un que le professeur Woltmann a oublié et qui était encore plus légitimement des nôtres que le blond Montaigne, le doux Racine ou le colossal Mirabeau!

Et comme pour nous pénétrer mieux de la noble atmosphère germanique et romantique qui se respirait en ce lieu, le général von Zillisheim nous montra, près de là, une stèle funéraire où se trouvait gravée une inscription dans notre langue. C'était la tombe d'un jeune Allemand, disciple de Gœthe et de Rousseau qui, atteint du mal du siècle, était venu se suicider sous ces ombrages, en souvenir et en imitation de Werther.

Cela me rappela le malheureux Kœnig. Il eût aimé cette promenade dans le parc d'Ermenonville.

Nous revînmes on ne peut plus satisfaits de ce petit épisode littéraire. Lorsque j'en fis le récit à Schimmel, qui avait dédaigné de nous accompagner, il parut passablement vexé.

– Si j'avais su, fit-il, qu'il devait y avoir des généraux!..

Quant à Kaiserkopf, il n'avait pas été question de l'inviter. La halte avait à peine été commandée que, sur un signe de Schlapps, le bouillant capitaine s'était éclipsé. Nous le vîmes reparaître tout juste pour remonter à cheval, en rebouclant son ceinturon.

Une côte, au sortir de ce charmant Ermenonville, nous fit passer brusquement des délices de la forêt aux ardeurs d'un plateau sans borne et sans ombre. Le regard s'y étendait à perte de vue. Bientôt nous eûmes la sensation opprimante de toute une immense armée qui, par dix routes parallèles ou obliques à la nôtre, s'écoulait, pressée, incessante, innombrable, en direction générale du sud-est. Notre seule colonne s'allongeait devant nous en une perspective linéaire infinie, continuant, à mesure que nous avancions, de sortir indéfiniment de la forêt. A droite, à gauche, en avant, en arrière, d'autres colonnes visibles sur d'autres routes invisibles glissaient et s'effilaient sans discontinuité, semblablement ciliées de fusils, de canons et de machines. Dans leurs intervalles, des bataillons, des escadrons marchaient ou chevauchaient à travers champs. On discernait dans le brouillard poussiéreux, selon l'échelle des distances, les batteries de campagne, les chapelets grêles des compagnies de mitrailleuses, les files des voitures de train, des caissons à munitions, des chariots à ballons, les croix rouges des ambulances et celles qui camouflaient fréquemment les auto-canons et les auto-mitrailleuses. J'avais l'impression que notre corps d'armée tout entier était rassemblé là, dans cette coulée uniforme. Et non seulement notre corps, mais d'autres encore, d'autres qui fluaient comme nous intarissablement vers le sud-est, et depuis plus longtemps peut-être. C'était un bruissement monotone, ininterrompu, qui faisait trembler sourdement le sol, comme à la veille d'un cataclysme souterrain. Rien d'autre que ce grondement, que ce grand frissonnement diluvien, qui noyait tous les sons proches, nos voix, nos chants, jusqu'au fracas de nos charrois, remplissait nos oreilles, secouait nos nerfs et brassait nos entrailles de son ressac perpétuel. La nature semblait comme morte et n'y joignait aucun de ses bruits familiers. Le canon s'était tu. Nulle part on ne l'entendait.