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Nach Paris! Roman

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Soldats! sur les mémorables champs de bataille qui furent témoins, il y a un siècle, des victoires de nos ancêtres sur les Prussiens de Blücher, notre vigoureuse offensive a triomphé de la résistance des Allemands. Poursuivi sur ses flancs, son centre rompu, l'ennemi bat en retraite vers l'est et le nord par marches forcées. Les corps les plus redoutables de la vieille Prusse, les contingents du Hanovre, de la Saxe et du Brandebourg, se sont repliés en hâte devant vous. Vous aurez encore à supporter de dures fatigues à combattre de rudes batailles. Que l'image de votre patrie souillée par les barbares reste toujours devant vos yeux! En avant, soldats! Pour la France!

Cette lecture m'impressionna douloureusement. Hélas! étions-nous donc des barbares?.. J'avais deux côtes brisées. On me réinstalla, un peu plus commodément, dans mon fourgon. Le baron Hildebrand von Waldkatzenbach mourut avant le départ, et j'en étais presque à envier son sort, tellement la perspective d'une nouvelle étape au milieu d'affreuses souffrances me remplissait d'angoisse.

Mais nous n'avions pas fait quatre kilomètres, et je croyais ne pouvoir supporter plus longtemps le voyage, quand une commotion épouvantable souleva la voiture, l'ouvrit, la projeta comme dans une éruption volcanique… Et je disparus dans le néant…

Lorsque je sortis, bien indistinctement encore, de mon coma, une lumière douce, tamisée, bleuâtre m'enveloppait. Je devais être dans un lit, car je sentais autour de moi comme le suaire léger d'un drap et ma tête reposait immobile dans le creux souple d'un oreiller.

Au delà de l'atmosphère bleu pâle, la limite de mon regard s'arrêtait sur une surface plane d'un blanc laiteux qui pouvait être un plafond. Au bout d'un temps assez long de demi conscience, occupé à m'apercevoir peu à peu que de l'air entrait en moi, que je respirais, que je vivais, je voulus tourner ma tête pour voir ailleurs et reconnaître où j'étais. Je ne pus faire le moindre mouvement, étroitement retenu par le réseau multiple de la douleur. J'essayai d'écouter. Des bruits imprécis me parvinrent, comme des chuchotements, des remuements ouatés, des glissements feutrés de pas, le tic-tac d'une pendule, d'autres souffles respiratoires que le mien. Je restai encore un long temps à chercher à interpréter ce demi silence. En quel lieu étais-je?.. Comment m'y trouvais-je?.. Puis soudain, je me souvins vaguement: la guerre… du sang… des batailles… Je devais être quelque part dans un lit, à la suite de ces horribles événements… Avais-je rêvé?.. était-ce vrai?.. ou rêvais-je encore?.. Puis je me souvins un peu mieux… Les Français!.. Un éclair jaillit… Ah! mon Dieu! étais-je prisonnier des Français?.. Mon cœur se mit à battre si fort qu'il me sabra d'une douleur aiguë… Mon ouïe devenait meilleure; j'écoutai plus attentivement… Et j'entendis des voix… oui… Herrgott!… des voix qui prononçaient des mots allemands…

Alors je m'efforçai de rassembler de l'air dans ma poitrine, pour faire moi aussi résonner ma voix… et dans un craquement de souffrance de tout mon être j'exhalai faiblement:

– Où suis je?

Au bout d'un instant je vis apparaître dans mon champ visuel le haut d'une cornette blanche, et je perçus ce mot qu'accentuait près de moi une voix féminine:

– Aachen.

Aix-la-Chapelle!.. N'était-ce pas ce même nom qu'avait prononcé Schimmel, alors qu'étincelaient à l'horizon sous les feux du soleil levant les vitres de la ville de Charlemagne?.. Ainsi je me trouvais revenu à l'endroit d'où j'étais parti un mois auparavant!.. Combien de jours avait duré ce voyage de retour dont je ne gardais pas de souvenir?.. Comment s'était il accompli?.. Sans doute dans un de ces lugubres trains de blessés dont nous avions croisé un si grand nombre et où, privé de sens, ballotté comme une loque inerte, j'avais dû rouler, rouler sans m'en apercevoir à travers la France et la Belgique jusque dans cet hôpital d'Allemagne…

Je revoyais comme au déroulement d'un rapide film cinématographique les scènes tragiques auxquelles j'avais assisté, que j'avais vécues, ou peut-être seulement rêvées: les trains de soldats trépidants, chargés de drapeaux, d'inscriptions: Nach Paris!… les avions, le grand zeppelin fantastique, puis l'entrée en Belgique, le défilé devant le général von Kluck, la première bataille sur les bords du Demer; je revoyais l'incendie de Louvain, Mons, les prisonniers anglais avec leurs pipes de bruyère et leurs regards affamés, la marche en France, le combat de la Somme, les chasseurs bleus, Kœnig… «pardon, pardon, vous seul étiez noble, juste, grand»… le viol de la jeune fille française, Montdidier, Senlis, Ermenonville… et cette terrible bataille… comment s'appelait-elle déjà?.. cette bataille de cinq jours qui avait rompu notre force et m'avait rejeté moi-même sur ce lit de souffrance… comment s'appe… ah! die Marne… die Marne!..

Que s'était-il passé ensuite?.. Je l'ignorais… Etions-nous vainqueurs ou vaincus?.. Peu m'importait… peu m'importait vraiment… Krieg ist Krieg… Que de sang, mon Dieu!.. que de morts! que d'épouvante!..

Et comme je regardais, les yeux dilatés d'effroi, je distinguai devant moi, pendue au plafond blanc, une paroi grise, que ma vue maintenant atteignait. Et au milieu de cette paroi, sous l'axe de mon regard, se trouvait un portrait, un grand portrait dans un cadre doré. Sous un colback à flamme écarlate, au-dessus de l'attila rouge de sang des hussards de Brandebourg, un visage dur, au nez de proie, aux yeux perçants, barré d'une moustache raide aux pointes aiguës et menaçantes, offrait arrogamment sa pose hautaine et théâtrale.

C'était l'Empereur, der Kaiser Wilhelm II.

Je tressaillis. Le Seigneur de la Guerre me regardait de ses yeux faux, de ses yeux cruels, de ses prunelles diaboliques. C'était lui qui m'avait saisi!.. Hélas! hélas!.. Pourquoi tout cela?.. Mon père, ma mère, mes sœurs… Dorothéa, la maison de Goslar, la forêt romantique du Harz!.. Qu'on était bien là-bas!.. et qu'il eût été doux de vivre!..

Et tandis que je demeurais comme hypnotisé par cette apparition, j'entendis un bruit de pas bottés qui approchaient. Puis une voix grave d'homme dit tout près de moi:

– Mettez-lui le masque, Schwarz. Nous allons l'opérer.

Quelque chose de mou et d'humide vint alors s'appliquer sur mon nez, sur ma bouche. Une odeur éthérée et piquante pénétra en moi. Et pendant que mon cerveau se mettait à vaciller, je vis le portrait qui se transformait, qui s'animait bizarrement devant moi. La flamme écarlate du toquet s'ornait d'une plume de coq, le dolman rouge se drapait en petit manteau de soie sur l'épaule, les yeux se bridaient, les sourcils se relevaient, la moustache s'effilait et se dressait davantage, soulignée par une barbiche sardonique. Et j'entendis ces paroles qui sortaient de la bouche du méphistophélique histrion:

 
Ich bin der Geist, der stets verneint!
Und das mit Recht: denn alles, was entsteht,
Ist wert, dass es zu Grunde geht;
Drum besser wær's, dass nichts entstünde.
So ist denn alles, was ihr Sünde,
Zerstœrung, kurz das Bœse nennt,
Mein eigentlich Element 7.
 

APPENDICES

A la suite de la publication de Nach Paris! dans le Mercure de France, l'auteur a adressé au directeur de cette revue, M. Alfred Vallette, la lettre suivante:

Paris, le 2 septembre 1919.

MON CHER AMI,

Je ne crois pas servir une simple et banale formule de politesse en remerciant le Mercure de France d'avoir publié Nach Paris! La publication de ce récit vous a valu, en effet, un certain nombre de protestations que vous m'ayez communiquées. A part une ou deux lettres, négligeables, de lecteurs mécontents que l'on ose rappeler les crimes allemands, ces protestations ont toutes trait à la scène du viol d'une jeune fille par une bande de soudards germaniques. Cette scène a stupéfait et indigné vos correspondants. Il en est ainsi chaque fois que, dans ce pays, dont la littérature va de Rabelais à Mirabeau et au grand Zola, on touche à la question sexuelle, autrement que pour en faire un objet de gaudriole et de basse grivoiserie. On vous traite aussitôt de pornographe. C'est ce qui n'a pas manqué. «Ecœurant! scandaleux! lecture pour maison Tellier!» s'écrie un de vos correspondants dégoûté, qui se demande comment le Mercure de France peut publier une littérature aussi «inouïe», et auquel il y aurait seulement à répondre que le Mercure de France, s'il avait existé à l'époque, eût sans doute été très honoré de pouvoir publier la Maison Tellier, de Guy de Maupassant. Une jeune fille de 21 ans, qui n'ose pas signer, «ne voulant pas qu'on sache qu'elle a lu cette horreur» vous exprime sa «répulsion», sa «stupeur» devant «cette chose révoltante de grossièreté» et se déclara «honteuse», «salie moralement» d'avoir jeté les yeux sur ce «tissu d'obscénité et d'exagération».

C'est bien sur quoi les Allemands avaient compté. «Allons-y! ont-ils dit. Livrons-nous à tous les excès! terrorisons jusqu'à l'épouvantable! Plus ce sera odieux, plus ce sera effroyable moins on pourra le raconter.» Ils ont spécule sur la pudeur, et ils ont réussi. «Les victimes elles-mêmes n'oseront pas se plaindre

 

Et c'est exact. J'ai vu moi-même en Suisse, au passage des réfugiés de malheureuses femmes violentées par les Allemands, ayant assisté à des spectacles horribles, qui ne voulaient rien dire, par pudeur, et auxquelles il était impossible d'arracher une parole. Ce n'est que plusieurs semaines après, une fois reposées, calmées, que certaines victimes de viols consentaient, quelquefois, à donner des précisions.

MM. L. Mirman, préfet de Meurthe-et-Moselle (aujourd'hui commissaire de la République à Metz), G. Simon, maire de Nancy, G. Keller, maire de Lunéville, dans leur brochure Leurs Crimes (Berger-Levrault, 1916), publiée sous le patronage des maires de Belfort, Epinal, Châlons-sur-Marne, Bar-le-Duc, Château Thierry (pour Laon), Beauvais, Amiens, Arras, Dunkerque (pour Lille), Saint-Dié, Baccarat, Pont-à-Mousson, Lunéville, Gerbéviller, Nomény, Reims, Verdun, Sermaize, Senlis, Albert, Clermont-en-Argonne, commencent ainsi leur chapitre sur les viols de femmes et d'enfants:

«Nous pourrions écrire, sur ce sujet douloureux un long et poignant chapitre. Nous l'avions écrit, mais, au dernier moment, un scrupule nous l'a fait supprimer: nous voulons en effet que cette brochure puisse être et soit mise sous les yeux de tous et de toutes, notamment sous ceux de nos enfants des écoles. Qu'il nous suffise donc de dire ceci: Les attentats contre les femmes et les jeunes filles ont été d'une fréquence inouïe.

«Sans doute, la plupart de ces crimes resteront toujours inconnus; il faut un concours de circonstances spéciales pour que l'acte ait été public, mais trop souvent, hélas! ces circonstances mêmes se sont présentées.»

Parmi les quelques faits que croient cependant devoir signaler succinctement les auteurs figure celui ci: «A Mélen-la-Bouxhe, Marguerite W… est martyrisée par 20 soldats allemands avant d'être fusillée aux côtés de son père et de sa mère.»

Si les viols individuels ou par 2 ou 3 ont été extrêmement nombreux, les viols collectifs par 10, 15, 20, accompagnés ou suivis de meurtre, compliqués parfois de tortures invraisemblables, n'ont pas été rares. C'est une des caractéristiques de l'invasion allemande, et je me suis bien vu obligé, pour être exact, d'en tenir compte. Je n'en ai pas abusé. J'ai consacré à ce sujet une seule scène, mais il fallait qu'elle y fût. Ma conscience m'eût reproché de la sacrifier aux nerfs de mes lecteurs. J'y ai apporté la modération compatible avec le souci de la vérité; j'ai atténué, estompé, dans la mesure où la vraisemblance n'en souffrait pas. Mais non, cela encore, paraît-il, était de trop. Il fallait faire le silence!

Pauvres victimes de la lubricité et de la sauvagerie germaniques, pouviez-vous penser, pendant que vous agonisiez sous les tortures de vos bourreaux, et que tout votre sang, toute votre âme expirante criait vengeance, pouviez-vous penser qu'un jour viendrait, jour prochain, où vous ne seriez plus qu'un objet de scandale, une chose honteuse dont on détourne les yeux? La «pudeur» de vos sœurs qui ont eu la chance de ne pas se trouver sur le passage des brutes déchaînées, ne veut pas que l'on parle de vous. Vous n'existez plus, vous n'avez jamais existé. Votre martyre aura été vain. Au nom le la morale, au nom de la bienséance, au nom de la vertueuse hypocrisie sociale, il faut jeter sur vos douloureux corps suppliciés la décence d'un voile discret!

MM. L. Mirman, G. Simon et G. Keller terminent ainsi leur brochure:

«Envers tous nos martyrs nous avons un devoir sacré: nous souvenir! Sans doute, là où ils sont tombés, nous graverons leurs noms dans la pierre ou le bronze. Mais plus loin? Quand, après les longues souffrances de cette guerre, humanité libérée reprendra son pacifique labeur, on verra les Germains réapparaître en toutes les régions, à tous les carrefours – commerciaux ou industriels, financiers ou scientifiques, prolétariens ou mondains, – partout où les hommes de tous les pays, de toutes les races, de toutes les couleurs se rencontrent et se coudoient: que ferons-nous devant eux? Nous répondons ceci: Aussi longtemps que la nation au nom de laquelle et par laquelle ces atrocités ont été commises n'aura pas, de façon solennelle, repoussé elle-même de son sein les misérables qui l'ont entraînée à une telle déchéance, nous considérons que ce serait trahir nos saintes victimes que de frayer avec leurs bourreaux et que jusqu'à ce jour – s'il doit venir – d'une éclatante réparation morale, l'oubli serait une complicité

Aucun des innombrables bandits et criminels de droit commun que l'Allemagne a lâchés sur le monde n'a encore été arrêté, ni poursuivi. Libres et insolents ils continuent à déverser sur ceux qu'ils ont assaillis, à défaut de leurs bombes et de leurs gaz empoisonnés, le venin de leur haine et de leurs calomnies. Et c'est à cette heure que de malheureux inconscients et de délicates effarouchées parlant déjà d'oublier?..

Je n'en suis pas.

Recevez, mon cher ami, l'assurance de mes sentiments dévoués.

Louis Dumur.

Le Soleil du Midi du 26 septembre 1919 a publié l'article suivant:

L'OUBLI DU CRIME

M. Louis Dumur a publié récemment en revue, dans le Mercure de France, un roman qui s'intitule Nach Paris! et qui, sous la forme d'autobiographie d'un officier allemand, relate les épisodes criminels de la ruée germanique en 1914 jusqu'à l'arrêt sur la Marne. M. Louis Dumur est un des écrivains suisses qui ont témoigné le plus noble attachement à la France comme à une seconde patrie. Il s'est élevé avec une force vengeresse contre les colonels bochophiles et les traîtres du caillautisme. Il est connu depuis vingt années comme un homme de caractère généreux et un romancier de talent robuste, et s'est placé au premier rang des écrivains dont la vie et le travail méritent une entière estime. Nach Paris! est un tableau d'une vérité cruelle et j'y ai admiré, comme beaucoup, des pages d'une étonnante intensité, d'une vie ardente et tragique.

Mais ce n'est point à des considérations de critique littéraire que je veux m'attacher présentement. Le roman de M. Dumur, a, paraît-il, soulevé des protestations. Les uns lui reprochent d'introduire dans une oeuvre d'art des éléments qui n'y devraient pas trouver place. Les autres se déclarent offusqués par la violente évocation de certaines scènes, notamment du martyre d'une jeune fille outragée jusqu'à la mort par une bande de soudards sous les yeux de ses parents garrottés et finalement criblés de balles. On déclare cela «répugnant». On rappelle qu'il y a «des choses qu'il vaudrait mieux ne jamais dire». Et enfin, on allègue que ces choses, rassemblées par un romancier pour corser ses effets d'horreur, n'ont peut-être jamais existé, tout au moins à un tel point.

Cela est très symptomatique. M. Dumur s'est défendu en invoquant les textes officiels des rapports Maringer-Payelle, établis sur enquêtes scrupuleuses depuis quatre ans et dont M. Mirman, alors préfet de Nancy, avait condensé des extraits dans une brochure intitulé Leurs Crimes et destinée à perpétuer dans toute la France le souvenir des infamies allemandes. J'ai aidé M. Mirman à répandre ces brochures dans les régions que la guerre n'avait pas touchées et où on était porté à croire que de telles abominations, presque incompréhensibles à d'honnêtes consciences françaises, étaient des «bourrages de crânes». J'ai été témoin de la campagne de négation acharnée que faisaient, pour détruire l'effet de cette propagande, les affiliés du Bonnet Rouge, protégés par le malvysme. J'ai reçu les confidences de certains faits effroyables, et pour y avoir fait simplement allusion dans des articles en diverses feuilles, j'ai eu l'honneur d'être injurié et taxé de mensonge et d'excitation à la haine (à la haine de l'envahisseur!) par la Gazette des Ardennes, l'œuvre et un tas de lettres anonymes. Il y a de grandes difficultés pour faire la preuve totale de ces choses. Les victimes survivantes ont laissé en pays envahi des parents pour qui elles craignent des représailles si leur aventure est publiée avec les noms des bourreaux. Ces noms mêmes restent souvent inconnus d'elles, ou les bourreaux ont depuis reçu leur châtiment dans quelque bataille. Enfin, et surtout, les victimes spéciales du crime sexuel font tous leurs efforts pour cacher leur misère, et ne se décident à témoigner que longtemps après ou jamais, par une pudeur désespérée trop explicable. J'ai été à même de savoir avec quelle peine les enquêteurs avaient pu réunir leurs preuves et avec quel scrupule ils avaient écarté tout délit non certifié par d'abondantes concordances de témoignages très contrôlés. Je suis, en un mot, à même d'affirmer que des centaines de crimes resteront éternellement ignorés, que des milliers resteront impunis, que M. Dumur est encore demeuré en deçà de la monstrueuse réalité en peignant cette horde d'apaches et de gorilles que fut l'armée boche de 1914.

Ces rapports Maringer-Payelle avaient été, si édulcorés fussent-ils, constitués en vue d'un procès qui ne semble pas plus proche que celui du Kaiser lui-même, et leur lecture est effrayante. Il y a là toutes les variétés du crime, de la cruauté froide au sadisme délirant, tous les immondices de la bête allemande en folie. Le roman de M. Dumur peut les intensifier par le relief du grand talent littéraire, par le groupement des effets: mais il ne dépasse pas en horreur les constatations judiciaires et légales de magistrats dont les procès-verbaux offrent le contraste d'un style terne et d'actes révélant un redoutable enfer de la perversité et de la férocité humaines. Or, voici qu'il semble devenir à la mode d'oublier, et même de nier, ces choses qui furent commises en terre de France, et on réserve indignation et désaveu non aux coupables, mais aux écrivains qui clouent ces coupables au pilori!

En 1870 les Allemands n'osèrent pas la centième partie de ce qu'ils ont osé en 1914. Ils ne firent ni massacres de civils en masse, ni destruction de sanctuaires ni saccage d'usines et de cultures, ni déportations ni butin systématique. Ils fusillèrent au plus quelques centaines d'otages. Les cas de viols turent assez rares et parfois punis sur plainte motivée. Les déprédations furent faibles. L'armée du piétiste Guillaume Ier était encore une armée presque honorable, en tous cas contenue par une discipline morale, auprès de l'atroce foule qui a piétiné cette fois le Nord français. Le souvenir du peu de meurtres et d'outrages commis par les durs et arrogants Prussiens de ce temps-là s'est pourtant gardé vivace durant près d'un demi siècle dans les mémoires des Français, et ils ont toujours maudit les incendiaires de Bazeilles et bafoué les «voleurs de pendules».

Il y a cinq ans que la ruée allemande de Liége à Meaux a prétexté d'innombrables forfaits en comparaison desquels les actes de 1870 ne furent que gentillesses inoffensives. Il paraît pourtant qu'on est pressé de les oublier! Et les assassins, les brutes affolées de stupre, les bourreaux d'enfants, les tueurs de vieillards, les tueurs de prêtres, de moniales, de jeunes filles, les hystériques de la bestialité et de la coprolalie, dûment connus, accusés par d'innombrables victimes, ne sont pas même encore recherchés et punis! Vraiment, c'est un peu tôt pour prendre des airs indifférents, scandalisée même, et déclarer avec pudibonderie qu'il serait de mauvais goût de revenir sur ces drames-là! Ce sont des airs propres à ravir les responsables, escomptant la déplorable facilité des Français à pardonner. La haine ennuie vite le Français. Elle est le plat de prédilection que l'Allemand aime à manger froid. Les humanitaires «qui ne veulent pas enseigner la rancune à nos enfants» font à souhait le jeu des Boches qui ne demandent qu'à esquiver le règlement de comptes. Ces scélérats n'en eussent sans doute pas tant fait s'ils ne s'étaient crus alors absolument certains d'un triomphe effaçant toutes traces de leur infamie; vaincus il leur reste l'espoir de spéculer sur notre débonnaire veulerie, en rejetant en bloc les crimes sur les ordres de quelques chefs morts ou disgraciés, alors qu'il s'est agi de la goujaterie sanglante de toute une armée, représentative de toute une race et de toute une doctrine d'immoralisme délirant.

C'est précisément pour cela que des livres vengeurs et terribles comme le Nach Paris! de M. Louis Dumur accomplissent une mission salubre et nécessaire en réimposant aux oublieux égoïstes et veules la vision de ce qui fut la réalité, la réalité crue, écœurante, révoltante, presque insoutenable, mais justicière par son énonciation elle-même. Il faut que de tels livres soient écrits et divulgués, puisque les rapports des légistes dorment dans des cartons comme certains ouvrages érotiques dans l'enfer secret des bibliothèques. Il faut que le plus grand nombre de Français possible sache ce que des bêtes à face humaine ont osé accomplir en France. La mémoire des martyrs exige cette vindicte, la prudence et la sauvegarde des Français à venir exigent ce témoignage. Et soyons tranquilles: Nach Paris! n'aura pas, comme le Feu, les honneurs de la libre traduction au pays de nos ex-ennemis!

 
Camille Mauclair.
III

Dans son numéro du 1er octobre, le Mercure de France insérait une lettre d'un de ses lecteurs, M. J. Michaut, où figurait notamment le passage suivant:

Je n'ai pas vu d'allusion aux mains coupées à de jeunes enfants et à des femmes en Belgique aux débuts des hostilités, M. Dumur trouverait dans un auteur libéral allemand, traduit chez Dentu en 1873, Johannès Scherr (La Vie et les mœurs en Allemagne), la relation que, pendant la guerre de Trente ans, des soldats de l'armée Wallenstein avaient dans leur poche une main de femme, d'enfant, ou de préférence de fœtus, dans le but de se rendre invulnérables.

Le Mercure de France du 16 octobre a publié la réponse suivante:

Paris, 3 octobre 1919.

Mon Cher Vallette,

J'ai lu avec intérêt la lettre que vous adresse M. J. Michaut, dans le dernier Mercure, à propos de Nach Paris! M. J. Michaut se demande pourquoi je n'ai pas parlé des mains coupées aux enfants. C'est qu'il est douteux que les Allemands aient systématiquement coupé les mains aux enfants. Des enquêtes ont été faites à ce sujet; elles n'ont pas donné de résultat. Pendant que j'étais en Suisse, on signalait des enfants aux mains coupées à Vevey, à Neuchâtel et dans plusieurs localités de Haute-Savoie. On a été voir. Chaque fois on s'est trouvé en présence soit de personnes qui racontaient des histoires de mains coupées, soit d'enfants ayant des blessures aux mains, blessures provenant de sévices allemands, mais sans qu'il soit possible d'établir qu'il y ait eu volonté expresse de couper des mains. Que parmi les très nombreuses victimes enfantines des massacres germaniques il y ait eu des cas de poignets tranchés, c'est tout naturel, et il n'y a pas lieu de recourir pour cela à d'autre explication que le hasard même des massacres. Le nombre des enfants mutilés, tués ou violés par la soldatesque allemande fut en effet considérable. Rien que dans les 20 premières pages de l'Appendice du Rapport de la commission d'enquête britannique sur les atrocités allemandes, qui en comporte 280, je trouve sur 37 dépositions se rapportant toutes à Liége et ses environs:

A Vottem, le 4 août, une petite fille de 9 ans tuée; à Melen, le 5 août, un enfant tué par un officier; à Soumagne, le 5 août, une petite fille de 13 ans tuée; à Herstal, le 5 août, deux enfants tués; le 6 août, un enfant fusillé; à Soumagne, massacre de 56 civils parmi lesquels des jeunes garçons; autre massacre de 19 civils, parmi lesquels également des garçons; à Micheroux, un bébé est arraché des mains d'une femme, jeté à terre et tué net; banlieue de Liége, le 7 août, une petite fille de 10 ans a l'oreille coupée pour «avoir eu la curiosité d'écouter les Allemands»; à Heure-le-Romain, le 11 août, un bébé est blessé d'un coup de feu et meurt peu après à l'hôpital; à Ans, le 16 août, deux enfants de 2 à 3 ans sont tués à coups de baïonnette; à Pépinster, commencement d'octobre, un bébé a la tête tranchée par un officier; à Hermée, un enfant de 5 mois a l'estomac fendu d'un coup de baïonnette et meurt à l'hôpital. Il n'y a qu'un cas de main coupée, qui est celui-ci (près de Liége, le 7 août): «Nous vîmes un jeune garçon d'environ 12 ans, le poignet enveloppé de bandages, là où la main aurait dû se trouver. Nous demandâmes ce qui s'était passé, et on nous répondit que les Allemands avaient tranché la main du petit, parce que celui-ci s'était accroché à ses parents que l'on voulait jeter dans les flammes.»

S'il est cependant constant que nombre de femmes et d'enfants ont eu les mains coupées, c'est pour une tout autre raison que celle qu'implique la «légende des mains coupées», une raison toute matérielle, qui est le vol de bijoux. Je n'en citerai qu'un exemple, tiré des dépositions recueillies par le professeur Morgan (même document p. 271): «Comme nous approchions d'Ypres en venant d'Hazebrouck, nous avons rencontré plusieurs réfugiés, des femmes et des enfants pour la plupart. Les femmes étaient épuisées; elles avaient leurs enfants avec elles, et plusieurs avaient eu les mains coupées de propos délibéré; les mains avaient été coupées par les Allemands, elles n'avaient pas été emportées par des obus. Les femmes nous le firent comprendre par signes. Les Allemands avaient coupé les mains des femmes et des enfants pour enlever les bracelets de leurs poignets.»

Si je n'ai pas cru devoir faire plus particulièrement état des mains coupées, c'est que ce genre de mutilations ne m'a pas paru présenter de signification spéciale. Au reste, le bilan des atrocités allemandes est si formidable, il est d'une diversité si prodigieuse, que je ne saurais avoir la prétention d'avoir épuisé mon horrible sujet. Je pourrais écrire trois autres Nach Paris! sans me répéter.

Quelques personnes ont trouvé par contre fort mauvais que j'aie osé mettre en scène le viol d'une jeune fille. Votre correspondant n'est pas du nombre et ne doute pas que cet épisode «ne soit la relation d'un fait rigoureusement exact». Peu importe que l'exactitude en soit ou non «rigoureuse». Il y a eu des centaines, des milliers de faits analogues et de plus effroyables encore. Dans les 20 pages ci-dessus signalées, et que je ne choisis pas pour la circonstance, je relève:

A Melen, près de Herve, 8 août, une jeune fille de 22 ans est forcée et meurt des suites du viol; à Soumagne, deux femmes sont violées par un grand nombre d'Allemands et leurs maris fusillés; à Flémalle-Grande, 16 août, une jeune femme, grosse de huit mois et demi, est violée par deux Allemands, elle accouche le lendemain; même jour, même endroit, une jeune fille de 16 ans est violée par deux Allemands; à Ans, le 16 août, une femme de 28 à 30 ans est trouvée complètement nue, attachée à un arbre, morte et la poitrine couverte de sang; à Liége, place de l'Université, le 10 août, une vingtaine de femmes et de jeunes filles sont extraites des maisons et couchées sur des tables qu'on a apportées sur la place: «Une quinzaine d'entre elles furent alors violées. Chacune d'elles fut violée par environ 12 soldats. Pendant que cela se passait, 70 Allemands à peu près se tenaient groupés autour des femmes, y compris 5 officiers. Ce furent les officiers qui commencèrent. Cette scène dura une heure et demie. Beaucoup de ces femmes s'évanouirent et ne donnèrent plus signe de vie. La Croix-Rouge les emporta à l'hôpital.» A Hermalle, septembre, viol de deux jeunes filles, l'une de 18 ans, l'autre de 12 ans, par un officier; à Pépinster, viol d'une femme par un officier et deux soldats (il s'agit de la mère du bébé décapité signalé plus haut): «Après le meurtre du bébé, l'officier et les deux soldats saisirent la femme, lui arrachèrent tous ses vêtements jusqu'à ce qu'elle fût complètement nue. L'officier alors la viola pendant qu'un soldat la tenait aux épaules et l'autre par les bras. Après l'officier, chaque soldat la viola à son tour, tandis que l'officier et l'autre soldat tenaient la femme. Après que la femme eut été violée par les trois hommes l'officier coupa les seins de la femme.»

Et ce n'est là qu'un tout petit coin, un coin minuscule de l'immense bacchanale.

Cordialement à vous.

Louis Dumur.

7MÉPHISTOPHÉLÈS: Je suis l'Esprit qui toujours nie! Et cela avec raison, car tout ce qui existe n'est bon qu'à mettre en ruines; aussi vaudrait-il mieux que rien n'existât. Ainsi dans tout ce que vous appelez crime, destruction, le Mal, en un mot, est mon propre élément. —Faust, 834-839.