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Nach Paris! Roman

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Il se faisait tard et j'avais faim. Je quittai Kœnig pour regagner mon cantonnement. La conversation de mon ami n'avait pas été sans m'impressionner, mais en arrivant aux bicoques, l'abondante joie que j'y trouvai changea vite le cours de mes idées. Répandus devant les maisons et sur la berge de la Meuse, les soldats bambochaient, gobelottaient et menaient un tapage infernal. Des feux de copeaux flambaient, où rôtissaient des canards et des quartiers de viande. Des marmites bouillaient. Titubant, braillant et rotant, nos hommes s'empiffraient et s'arrosaient. Quelques-uns se lutinaient pesamment sur l'herbe pelée. D'autres, se tenant par les avant-bras, dansaient aux sons d'accordéons. Autour d'une grosse table d'auberge, extraite apparemment de quelque estaminet proche, ripaillaient à grand bruit Kaiserkopf, Schimmel, le feldwebel Schlapps, le sergent Schmauser, auxquels s'étaient joints les sous-officiers de la section, sur l'invitation sans doute du capitaine qui, en petit comité et lorsqu'il était de belle humeur, ne dédaignait pas de faire de la popularité. Kaiserkopf, qui se trouvait dans un état d'ébriété avancé, m'accueillit avec exubérance:

– Mettez votre cul là, mon garçon, et bouffez! Il y a de quoi se remplir la panse!

Je m'assis à la place que m'indiquait le capitaine, entre Schimmel et Wacht-am-Rhein.

Il y avait, en effet, de quoi «se remplir la panse», selon l'expression de notre chef. Un somptueux gigot arrondissait dans un plat de faïence ses formes juteuses déjà profondément creusées; des poulets embrochés passaient de main en main; des terrines de foie côtoyaient des pâtés de veau; des cervelas enguirlandaient une langue; un jambon rougeoyeait. Le vin et la bière coulaient à flots. La chasse avait été fructueuse.

Kaiserkopf racontait avec force hoquets comment il avait forcé une cave qui avait échappé jusqu'ici aux perquisitions. Il tenait près de lui quatre grands paniers de cellier, dont il tirait de cinq en cinq minutes une bouteille crasseuse.

– C'est des grands crus, Donnerwetter! des vins français!.. A la santé de notre Kaiser!

D'un coup de sabre il faisait sauter le goulot, et le liquide magenta tombait dans les gobelets.

Au milieu de cette frairie j'oubliais aisément les complaintes de Kœnig et les agitations de sa bile morose. Que me faisait son idéologie et que signifiaient ses scrupules? On riait, on chantait, on trinquait, on lampait, on poussait des hoch à l'Empereur et on s'empiffrait à la gloire du Vaterland. Que pouvait-on rêver de mieux? Kaiserkopf sacrait comme un dieu germain et Wacht-am-Rhein tonitruait sa hurle patriotique. On était entre Allemands, entre Prussiens de pur sang et de bonne souche. Le reste du monde n'existait pas. Oui, Schimmel avait raison. C'était la guerre, la belle guerre, fraîche et joyeuse, avec sa fougue et sa gaillardise, sa goinfrerie et son élan.

Les ombres des peupliers aigus comme des lances gardaient la Meuse pâle qui se marbrait sous la lune. Au commandement progressif de la nuit, les premières étoiles fusillaient le ciel. Des fanaux d'acétylène, sur les ponts en travail, projetaient leur lueur sur le fourmillement des esclaves, dont on entendait la rumeur laborieuse et les coups de marteau. Le canon tonnait au loin. Ses sourds grondements se mariaient aux martellements plus aigres des ponts et aux pétards de nos bouchons. Nous avions à notre tour allumé des bougies fichées dans des bouteilles et à leur flamme, qu'une brise chaude faisait trembloter, nous poursuivions sans souci notre festoiement, tandis que Schlapps, l'œil luisant, faisait circuler, au milieu d'homériques éclats de rire et de magnifiques plaisanteries, des photographies de femmes.

– A défaut de véritables, glapissait-il, il faut bien s'exciter un peu le boyau au souvenir du sexe!

Quant à Schimmel et à Wacht-am-Rhein, qui avaient réussi à participer à la razzia d'une dernière maison, ils étalaient sans vergogne le produit de leur expédition et en distribuaient généreusement des lots. Il y avait là des pièces d'argenterie, des peintures, des statuettes, des bibelots d'ivoire, d'écaille ou de bronze, des boîtes, des dentelles et un certain nombre de bijoux. Appelé le premier à choisir, le capitaine prit un gros chronomètre en or avec sa chaîne, dont il se para aussitôt avec ostentation. Quêteuses, les mains palpaient, soupesaient et les regards avides s'extasiaient.

– Et vous, mon petit Hering, me dit Schimmel, qu'est-ce qui vous ferait plaisir pour votre bonne amie?

Je rougis considérablement. Etait-ce l'évocation brutale de ma Dorothéa au milieu de ce bacchanal militaire? Etait ce la honte du geste que l'on m'engageait à faire? Je ne sais. Quoi qu'il en soit, mes doigts tremblèrent. J'hésitai.

– Donnerwetter! servez-vous donc! gueula le capitaine.

J'avançai la main. J'avais distingué déjà un joli bracelet en filigrane d'or, orné d'un rubis et de deux petits brillants. Je m'en emparai avec un battement de cœur.

Serait-il pour ma sœur Hedwige ou pour ma chère Dorothéa? Je n'en savais rien encore. Mais il était à moi: c'était ma première dépouille sur l'ennemi!

Tandis que nous étions ainsi occupés, nous vîmes survenir un grand escogriffe de feldpostillon, avec son cor de chasse orangé sur ses pattes d'épaules bleues, qui nous dit, après avoir claqué des talons et porté la dextre à son schako:

– Melde den Herren Offizieren, il y aura demain matin une levée de lettres pour l'Allemagne; je passerai prendre le courrier de la compagnie.

C'était la première fois que nous étions autorisés à donner de nos nouvelles, et nous n'avions encore reçu ni correspondance, ni journaux. Depuis notre départ de la caserne de Magdebourg on nous avait, pour ainsi dire, séparés du reste du monde. Aussi, malgré mon état de fatigue, de sommeil et, si j'ose l'avouer, d'ébriété certaine, je résolus aussitôt d'écrire deux lettres, l'une pour mes vénérés parents, l'autre pour ma chère Dorothéa. C'est par celle-ci que je commençai. Et voici ce qu'à la lueur de deux bougies je couchai sur du papier d'ordonnance et pliai, sous enveloppe ouverte, à l'adresse de Goslar en Harz, Prusse:

Quelque part en pays ennemi.

Meine herzliebe Dorothea,

Nous venons de remporter une grande victoire. Nous avons pris une ville, que nous avons brûlée et mise à sac, après en avoir passé les habitants au fil de l'épée. Les soldats ennemis fuient en désordre, poursuivis par nos uhlans. Nos troupes se couvrent de gloire et répandent partout la terreur du nom allemand. Dieu est avec nous. Le pays que nous conquérons est riche et fertile. On y boit, on y mange en abondance, et on y trouve encore beaucoup d'autres choses dont on sera content chez nous. Himmlische Dorothea, je pense à vous jour et nuit et je vous réserve le plus précieux de mon butin de guerre. Déjà je vous destine un souvenir de moi. Ce ne sont pas encore les boucles d'oreilles que je vous ai promises, mais celles-ci viendront comptez-y bien. Je me porte à merveille et je vous aime. J'ai pour ma part déjà tué cinq Welches.

Votre Wilfrid pour la vie.

J'en traçai à peu près autant à l'intention de ma bien aimée famille, avec force vœux et tendresses à mon vénéré père, le conseiller de commerce Hering, à ma vénérée mère, Mme la conseillère de commerce Hering, à mes chères sœurs Hedwige et Ludmilla, sans oublier notre domestique Johann, au cas où il ne fût pas encore parti pour la Russie.

VI

Nous partîmes le lendemain à dix heures, ayant copieusement dormi et copieusement déjeuné. Le temps était toujours radieux. Nous traversâmes la Meuse sur un des ponts de bateaux établis en face de Visé et foulâmes héroïquement la rive gauche. Nous ne savions ce qu'était devenu le bataillon Preuss, non plus que le bataillon von Putz. Les unités se décomposaient ainsi dans leurs éléments, selon la commodité des routes et les dispositions du service des étapes, pour se retrouver, se refondre ou se disjoindre de nouveau, dans un ordre admirable et une impeccable stratégie.

Les aspects que nous découvrions ne différaient guère de ceux qui nous étaient antérieurement apparus, sinon que le paysage ne présentait plus de vallonnement et s'écrasait en une plaine sans fin. Mais, sur la rive gauche comme sur la rive droite, c'était partout la même dévastation, les mêmes fermes brûlées, les mêmes villages croulants, les mêmes théories de captifs, la même poussière et la même pestilence. On marchait sac au dos en absorbant cette cendre et en respirant ces miasmes. Où se battait-on? Bien loin, sans doute, car si le bourdonnement du canon continuait à faire ronfler l'horizon, on ne percevait pas un coup de fusil, pas une roulade de mitrailleuse. Les kilomètres succédaient aux kilomètres, et nous nous demandions, non sans impatience, quand nous pourrions enfin prendre contact avec ces brigands de Belges et nous donner le plaisir de leur envoyer à notre tour un peu de notre acier dans les reins.

A mesure que nous avancions, Schimmel, qui était le meilleur liseur de cartes du bataillon, ne manquait pas de ponctuer notre itinéraire de ses indications topographiques. Ici, c'était le canal de l'Escaut; à gauche, la route de Liége; à droite, celle de Bilsen et d'Hasselt; là-bas, se distinguaient les ruines d'Hermalle et d'Hermée, les hauts fourneaux de Liége, les forts de Liers, de Lantin et de Loncin, les derniers enlevés; plus loin, c'était Houtain, puis le passage de la Geer et Bassange. Mais indifférents à toute géographie, la plupart de nos hommes, voire de nos sous-officiers, ne s'occupaient nullement de savoir où ils se trouvaient. Quelques-uns même demandaient avec obstination:

– Arriverons-nous bientôt à Paris?

A quoi le capitaine Kaiserkopf répondait:

 

– Tas de porcs! nous y arriverons bien une fois. Mais croyez-vous, Sacrament! que ce sera sans vous être d'abord frotté le lard avec ces cochons de Français? Vous y arriverez, Donnerwetter! mais pas tous: vous aurez préalablement laissé sur le chemin quelques unes de vos sales couennes!

Des traces d'engagements récents apparaissaient, en effet, de plus en plus nombreuses le long de la chaussée que nous suivions et dans les champs de céréales qui la bordaient. C'était tantôt un cheval gonflé comme un éléphant, qui de ses quatre pattes raides menaçait le ciel; tantôt un caisson démoli, gisant sur un talus entre ses roues brisées; tantôt des objets de fourniment ou des lambeaux d'uniformes, traînant dans la poussière ou parsemant les fossés. Des voitures d'ambulance nous croisaient, et des brancardiers, par couples, glanaient dans les chaumes. Parfois un cadavre, le fusil sur le ventre, nous regardait passer; on tournait un peu la tête vers lui, pour voir si c'était un Belge et quel uniforme il portait; mais c'était souvent un des nôtres, et on essayait avec colère d'identifier son arme et son unité.

Nous arrivâmes, sur la fin de l'après-midi, à une ville appelée Tongres. Nous y tombions de nouveau en plein pillage. Quel bazar! On y marchait littéralement sur les tentures, les rideaux, les matelas. Le long des trottoirs était rangé tout le bric-à-brac de la bourgade, des meubles, des cadres, des pianos, jusqu'à une collection archéologique et à des médaillers de numismatique, attendant les fourgons. Une partie de la population était demeurée, qui n'avait pas eu le temps ou la volonté de fuir. Expulsée des maisons à grands coups de crosses, elle se trouvait parquée en plein air aux alentours, d'où elle voyait sa ville se consumer et se vider sous ses yeux.

Nous eûmes le plaisir d'assister à une exécution. Je dis «le plaisir», non que, pour ce qui me concerne, ce terme ne soit pas exagéré on impropre; car si j'éprouvai une satisfaction raisonnée à voir fusiller deux misérables traîtres, assassins de nos soldats, ce sentiment, au spectacle nouveau pour moi de la mort infligée délibérément, ne fut pas sans s'altérer quelque peu de pitié ou d'horreur. Il n'en est pas moins vrai que le plaisir, un plaisir évident, pur et sans mélange, se peignit sur les faces excitées de mes compagnons d'armes. Rien, en effet, n'agrée plus à l'Allemand que le déploiement sans mesure de sa force, quand l'adversaire se trouve hors d'état de lui opposer de défense. Il y a là un sens très intéressant de la proportion des valeurs, qui est tout à l'honneur de l'intelligence et de l'esprit pratique de notre pays.

Nous débouchions donc dans un carrefour déjà encombré de troupiers en maraude, quand une patrouille de cyclistes amena devant un oberleutnant d'état-major, au milieu des huées des soldats, deux pauvres Belges aux hardes lacérées et aux visages tuméfiés d'ecchymoses. On hurlait:

– Ce sont des francs-tireurs!.. A mort!..

Le plus grand, un ouvrier semblait-il, pouvait avoir une cinquantaine d'années, autant qu'on pouvait en juger à travers les contusions qui le défiguraient. L'autre, un gamin, ne paraissait pas dépasser quatorze ou quinze ans. Hâves, l'œil effaré, ils se serraient l'un contre l'autre, l'homme essayant de protéger le petit.

– Au mur!.. et fusillez-moi ces gaillards! ordonna l'oberleutnant, prenant à peine le temps de les regarder.

– Monsieur l'officier! jeta l'homme haletant… Monsieur l'officier! je ne suis pas un franc-tireur!.. j'ai défendu mon gosse contre une de vos brutes qui voulait le pousser dans ma maison en flammes!

– Six hommes!.. Qu'on me nettoie ça vivement!

On se précipitait sur eux, on les ligotait… On les jeta contre un volet de boutique. Des fusils s'épaulèrent.

– Saletés!.. lança l'homme avec désespoir.

On entendit une voix grêle sangloter:

– Papa!.. papa!..

Un commandement retentit:

– Feuer!

La décharge partit dans un grand cri d'enfant.

De tous côtés ce fut alors l'assourdissant tumulte d'une joie féroce. Déchaînée et piétinante, la tourbe militaire se rua sur les cadavres. Je crus qu'ils allaient être déchiquetés. Je regardai mes hommes. Tous manifestaient une allégresse sans bornes. Et du groupe voisin je vis soudain surgir une sorte de bête fauve: c'était Wacht-am-Rhein qui, n'y pouvant plus tenir, s'élançait hors du rang et, d'un bond, allait vider son arme à bout portant sur le tas sanguinolent.

Quelques heures après, bien lavé, reposé, je me prélassais dans une confortable chambre d'une des maisons non encore déménagées de la ville. De ma fenêtre à embrasure vermiculée, brûlant béatement ma pipe d'étudiant sur la digestion d'un souper aussi copieux que celui de la veille, j'observais avec paresse le mouvement de la rue, dont les vieux immeubles pansus avaient aujourd'hui l'honneur d'abriter notre compagnie. Partielle jusqu'ici, l'œuvre de destruction laissait à Tongres la disposition d'un nombreux couvert, si bien que le bataillon von Nippenburg avait pu y être logé tout entier, ainsi que le troisième. Le premier, celui du major von Putz, cantonnait, quelques kilomètres en avant, à Looz. On disait que l'armée belge s'était retirée derrière la Gette et avait été enfoncée à Diest. Quant aux Français et aux Anglais, on n'avait aucune nouvelle d'eux. On se battait, croyait-on à Dinant, où une avant-garde française avait été taillée en pièces. Où serions-nous demain?

Pour le moment, tranquillement accoudé à ma fenêtre flamande, j'étais occupé à bourrer une seconde pipe, tout en suivant de l'œil les allures avantageuses du feldwebel Schlapps qui, en compagnie de cinq ou six bruyants drôles, repartait en expédition. Je me demandais s'ils retournaient à la conquête de nouvelles bouteilles et s'ils projetaient de passer toute leur nuit à boire. Je n'éprouvais nulle envie de les rejoindre. Un bon lit bourgeois m'attendait, comme je n'en avais pas connu depuis la maison paternelle, un vieux lit brabançon très élevé, à baldaquin en tapisserie de Bruges, avec sa marche de chêne ciré, sa niche à compartiments et son vase de nuit en faïence de Tournai. J'allais y dormir comme un loir! Des bibelots, des portraits de famille ornaient la chambre cossue. Une armoire était pleine de robes, une commode de linge. Sur la table, une boîte à ouvrage et un secrétaire de dame en acajou. Des photographies dans des cadres de cuir meublaient une étagère. J'en remarquai deux: une vieille dame en béguin de dentelles, et une jeune fille assez jolie, un peu grasse, d'aspect sympathique et doux. Peut-être les habitantes du logement paisible que j'occupais. Où étaient-elles maintenant? Sur quelles routes erraient-elles, fugitives et désemparées, tandis qu'un hôte imprévu, venu d'au delà le Rhin, contemplait leurs tranquilles portraits et que demain sans doute il ne resterait plus rien de leur douillette demeure que des murs calcinés et une couche de cendres?

Macht nichts! Le lit était à moi, pour ce soir, et il était excellent. Je m'y couchai avec délice. Je goûtai le plaisir de sentir sur ma peau le contact de draps de toile et sous ma nuque le mol abandon d'un double oreiller de plume. Pour le savourer plus longuement, je résistai au sommeil et me mis à lire des journaux d'Allemagne, dont il venait d'arriver tout un lot à Tongres et dont j'avais réussi à me procurer quelques numéros.

Ils étaient vieux d'une dizaine de jours. J'y vis le début de cette grande histoire et m'y instruisis des premiers événements de la guerre. J'y lus avec enthousiasme la proclamation de l'Empereur au peuple allemand datée du 6 août 1914, et son allocution au premier régiment de la Garde, lors de son départ de Potsdam:

J'ai tiré l'épée que, sans honneur et sans être victorieux, je ne puis remettre au fourreau. Vous êtes garants que je puis dicter la paix à mes ennemis. Debout et sus à l'adversaire! A bas les ennemis de Brandebourg!

Et dans sa proclamation notre Kaiser disait:

Aux armes! Tout délai serait une trahison. Nous résisterons jusqu'au dernier souffle, tant que nous aurons un homme et un cheval. Nous soutiendrons la lutte même contre un monde d'ennemis. En avant, avec Dieu!

Un monde d'ennemis, c'était vrai. Nous en avions déjà cinq sur le dos: la Serbie, la Russie, la Belgique, la France et l'Angleterre, car celle-ci, la perfide Albion, nous avait bien réellement déclaré la guerre. Mais la félonie britannique ne paraissait guère redoutable et on ne faisait qu'en rire. Dans la Germania, l'éminent leader du centre, Erzberger, s'en gaussait en ces termes:

Lord Kitchener vient d'inaugurer glorieusement ses fonctions de ministre de la Guerre. Il a demandé au Parlement britannique de lui accorder un demi-million de soldats et le Parlement les lui a accordés. Bravo! Ici, en Allemagne, nous disons froidement: «Pourquoi pas aussi bien un million, pendant qu'il y est?» Les enfants eux-mêmes riront de cette farce grossière et il faut toute la stupidité des Alliés pour s'y laisser prendre. L'Allemagne sera enchantée de voir venir ce demi million de soldats britanniques. Nous enverrons contre eux quelque vieux général décrépit, sur un non moins vieux cheval, à la tête d'un escadron d'invalides, qui seront chargés de nous ramener ces beaux soldats pour les mettre dans un cirque, afin de les montrer à la foire comme la dernière curiosité du siècle!

Mes journaux étaient pleins de belles citations extraites des écrits de nos meilleurs généraux et de nos plus grands penseurs. J'admirai celle-ci de Treitschke:

Société du genre humain droit international, cela n'existe pas. Il n'y a qu'une réalité vraie; l'État. Der Staat ist Macht. La force de l'État est le véhicule de la civilisation. L'épée de l'État allemand est précieuse, parce que l'État allemand est le colporteur de la civilisation allemande.

Et celle-ci de Bernhardi:

Chaque nation développe sa conception du droit. Les engagements pris par l'État ne valent que si les conditions restent les mêmes. Les conditions ont changé en Belgique.

Cette autre de Clausewitz:

N'oublions pas la tâche civilisatrice qui nous incombe aux termes des décrets de la Providence. De même que la Prusse a été le noyau de l'Allemagne, de même l'Allemagne sera le noyau du futur empire d'Occident. Nous proclamons que dès à présent notre nation a droit à la mer, non seulement à la mer du Nord, mais à la Méditerranée et à l'Atlantique. Nous absorberons donc l'une après l'autre toutes les provinces qui avoisinent l'Allemagne. Nous nous annexerons successivement le Danemark, la Hollande, la Belgique, la région de la Somme à la Loire, la Suisse, la Livonie puis Trieste et Venise.

Sur quoi le général Bronsart von Schellendorf observait:

Le style du vieux Clausewitz est bien mou. C'était un poète qui mettait dans son encrier de l'eau de rose.

Tannenberg disait:

Le peuple allemand a toujours raison, parce qu'il est le peuple allemand.

Et le professeur Lasson écrivait:

Le faible est, malgré tous les traités la proie du plus fort. Cet état de choses peut même être qualifié de moral, puisqu'il est rationnel.

On citait ceci de K. – L. A. Schmidt:

Le Ciel préserve l'Allemagne de voir sortir de cette guerre la paix durable!

Et ceci de notre grand écrivain Thomas Mann:

La Kultur est une organisation spirituelle du monde qui n'exclut pas la sauvagerie sanglante. Elle sublimise le Démoniaque. Elle est au-dessus de la morale, de la raison, de la science.

Je lus avec plaisir ce morceau de Woltmann:

Les Germains sont l'aristocratie de l'humanité; les Latins appartiennent à la tourbe des dégénérés. Racine, avec sa taille moyenne, ses traits agréables, son regard limpide, sa physionomie douce et vive, Racine était incontestablement de race germanique. Voltaire était de race teutonne: son nom d'Arouet n'est-il pas une corruption de l'appellation allemande Arwid? Diderot est la déformation du nom Tictrop. Montaigne avait le teint rose et les cheveux blonds. La Fayette était grand et avait les yeux bleus. Danton était blond avec les yeux bleus, ainsi que le colossal Mirabeau. Tous les grands Français sont de crâne, de pigment, de type germaniques.

Quant à la Belgique, elle en prenait pour ses péchés. Le Dr Karl-A. Kuhn, dozent à Charlottenbourg, l'exécutait de belle façon:

 

Celui qui se méprend sur sa mission historique, comme l'ont fait le roi des Belges et sa femme issue de la maison royale de Bavière, doit supporter les conséquences de son aveuglement. Nous Allemands, ne pouvons tolérer dans un pays en majorité germanique un prince qui fait de ses sujets des sbires sanguinaires, de perfides assassins et de lâches bandits à la solde de l'Angleterre. Ton heure a sonné, roi des Belges!

L'Allemagne, par contre, était hissée sur le pavois de l'honneur:

Le signe le plus profond du caractère allemand, déclarait le professeur M. Lehmann, c'est cet amour passionné, poussé même à l'extrême, peur le droit, la justice et la morale. Aucun autre peuple ne le possède.

Et, naturellement, c'était l'armée qui en était la manifestation la plus haute, comme l'exprimait excellemment Chamberlain:

L'armée allemande est à cette heure la plus importante institution d'éducation morale qu'il y ait dans le monde.

J'en étais là de cette lecture, où je puisais une grande force d'âme, quand un gros tumulte s'éleva de la rue, mêlé de cris aigus de femmes et de coups de revolvers. Je me levai pour voir ce qui se passait. C'était mon Schlapps et ses hommes revenant de leur expédition avec trois ou quatre captives qui se débattaient comme des démones. Sans se soucier de leur résistance et de leurs ruades, ils les entraînaient rudement par les poignets, couvrant leurs lamentations d'effroyables injures et tirant des pistolades pour les effrayer. A la lueur blafarde des lampes de poche je crus distinguer qu'elles étaient jeunes et jolies. Echevelées et dépoitraillées, elles semblaient à bout de force, bien que luttant encore de tous leurs nerfs désespérés contre la violence de leurs ravisseurs. L'une d'elles, probablement évanouie, quoique son corps fût secoué de longs frissons, était portée à bras par deux de nos Feldgrauen; de sa tête renversée les cheveux coulaient et traînaient à terre, tandis que les jupes de linon déchirées pendaient sous ses jambes nues. La troupe hurlante, blasphémante et oscillante s'arrêta, cinquante mètres plus loin, devant une maison qu'occupait le capitaine Kaiserkopf. La porte s'ouvrit, et Kaiserkopf, violemment éclairé par derrière, parut dans le chambranle, énorme et rubicond, en bretelles et en bras de chemise. Il se saisit voracement d'une des femmes et l'emporta à l'intérieur. La bande s'y précipita après lui en y poussant le gibier féminin.

Je me recouchai rempli d'un grand trouble. Allais-je pouvoir dormir? Je me représentais en traits trop vifs pour ma jeune imagination ce qui allait se passer, ce qui se passait déjà chez le capitaine Kaiserkopf. Pendant que je cherchais vainement le sommeil dans le grand lit flamand et sous les courtines vertueuses de mes bonnes dames de Tongres, je me figurais le capitaine, l'œil flamboyant et les narines gonflées, se lançant comme un sanglier sur sa proie, la dénudant, la jetant sur une ottomane, l'y écrasant de sa formidable masse. Je voyais l'infâme Schlapps choisissant minutieusement la plus jolie de sa rafle, la torturant de ses immondes caresses, se délectant savamment de ses larmes et de ses pudeurs spasmodiques. Puis j'imaginais les deux terribles bougres se passant l'une après l'autre leurs victimes, assouvissant sur elles toutes, au milieu des rires lubriques, leurs ignobles passions, pour les livrer ensuite pantelantes à la bestialité de leurs soudards. Je voyais le débordement de l'orgie, la montée de la saturnale, les lits saccagés, les sophas éventrés, les bottes et les buffleteries se roulant dans la soie et le linge fin, les pleurs, la peau, la chair, les épouvantes, les crispations, les yeux révulsés, la luxure, la frénésie, le stupre, les morsures, le sang, la mêlée s'acharnant, la souillure giclant…

Ces obsédantes images me dégoûtaient et m'excitaient à la fois. Je ne savais si je regrettais ou si je me félicitais de n'être pas là-bas avec eux. Je me sentais envahi de fatigue et de désir. J'avais besoin, moi aussi, d'une chair contre la mienne, dans ce lit solitaire et chaste, d'une chair non à brutaliser, mais d'une chair blanche à brasser, à pétrir, à pénétrer. Pourquoi la jeune fille un peu grasse de la photographie avait-elle fui? Je l'aurais si volontiers violée… oh! doucement, tendrement!.. Herrgott! quel dommage!..

Mes yeux se fermèrent… Mes journaux, épars sur le couvre-pieds, avaient glissé sur le tapis. Une cloche de couvent, au loin, tinta une heure du matin… Je m'endormis enfin, en étreignant avec passion l'ombre voluptueuse de ma chère Dorothéa.

A cinq heures, les cornets sonnèrent au rassemblement. Les yeux bouffis, je bouclai mon sac. Avant de quitter cet agréable logis, où je ne coucherais plus, je jetai un dernier coup d'œil sur son intérieur. Qu'en resterait-il ce soir? Je pris, à titre de souvenir, deux de ses plus jolis bibelots, de ceux que mon peu de compétence estima être aussi les plus précieux: un camée renaissance sur onyx et une charmante tabatière dix-huitième siècle en or ciselé. Je les mis sans plus d'hésitation dans ma poche.

Dans la rue, des escouades prêtes pour le départ croisaient des groupes avinés de la nuit. Je vis des soldats de notre compagnie jeter par poignées des pastilles incendiaires dans la maison du capitaine Kaiserkopf, dont le comble commençait à s'enflammer.

– Qu'est-ce que vous faites? dis-je.

– C'est par ordre, me répondirent-ils.

Ils me suivirent, tandis que d'autres continuaient leur œuvre.

Sur la place de rassemblement, ornée d'une statue d'Ambiorix, je trouvai mes hommes au complet, sous la vigilance de mon exempt Kasper. Le capitaine Kaiserkopf, frais, dispos et plus flambant que jamais, caracolait déjà sur son gros cheval.

J'arrêtai un moment Kœnig, qui allait prendre la tête de sa section. Il était pâle, nerveux et semblait avoir mal dormi. Mais c'était pour un tout autre motif que Kaiserkopf ou que moi-même. Lui aussi avait vu les journaux, et, dans ces journaux, il avait lu le discours du chancelier von Bethmann-Hollweg à la séance du Reichstag. Il avait lu cette phrase: Not kennt kein Gebot, et celle-ci: «Nos troupes ont occupé le Luxembourg et ont peut être déjà foulé le territoire belge. C'est contraire au droit des gens.» Il en était bouleversé.

– C'est nous qui avons attaqué les premiers la Belgique, me dit il. Quelle révélation!.. Qu'avons-nous commis là?

J'essayai de le remonter:

– Et les avions de Nuremberg? Et les officiers français en automobile?

– Fables que tout cela! fit-il. Pur mensonge! Il n'en est pas question dans le discours du chancelier. Bethmann-Hollweg a dit: «La France pouvait attendre; nous, pas. Nous avons été forcés de passer outre aux protestations justifiées du Luxembourg et du gouvernement belge.» On nous avait menti, on nous a trompés. C'est l'aveu. Et il ne s'est trouvé personne pour protester; pas un député n'a élevé la voix; tous ont applaudi.

– Cependant…

– C'est une infamie!.. Mon ami, ajouta-t-il sourdement, nous sommes en train d'accomplir l'acte le plus vil de l'histoire.

Il me serra la main avec angoisse et je vis des larmes dans ses yeux.

Les rangs se formaient. Il courut rejoindre son poste et, quelques instants plus tard, comme le capitaine Kaiserkopf levait son sabre, j'entendis le lieutenant Kœnig commander d'une voix blanche:

– Das Gewehr über!Rechts um!Vorwærts… Marsch!

La journée s'annonçait belle, immuablement belle, poussiéreuse et brûlante comme les précédentes. Nous nous engageâmes sur le gros pavé de la chaussée de Saint Trond. Le canon rumorait toujours au loin, mais son orbe paraissait de plus en plus immense, décrivant une circonférence démesurée qui se courbait du septentrion au midi et dont il nous semblait que nous étions le centre, le point mort. On l'entendait au nord, au delà d'Hasselt et de Diest; au nord-ouest, du côté du camp retranché d'Anvers; l'ouest, vers Bruxelles, plus loin peut-être; au sud-ouest, sur la Sambre; au sud, tout le long de la Meuse.

Le concert orageux présentait toute la gamme des sonorités graves, comme un orgue jouant sourdement au clavier de pédales. Aux grondements du principal et de la contre-basse répondaient les ronflements du violoncelle et du bourdon, en même temps qu'aux harmonies profondes des flûtes succédaient ou se superposaient les grommellements du basson, les grognements du gros nasard et les sombres déflagrations de la bombarde. Parfois ce ronronnement perpétuel se piquait de crépitations plus vives, plus grêles et plus nettes, beaucoup plus proches aussi, salves de fusils ou de mitrailleuses qui exécutaient des civils et châtiaient des villages. Parfois encore, une alouette fuyait verticalement en jetant un trille aigu ou un vol de canards partait d'une mare, oblique, claqueur et sonore.