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Nach Paris! Roman

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Tout d'un coup, plaquée lourdement sur cette mélopée, nous perçûmes, venant du sud-ouest, une vibration beaucoup plus forte et, quoique très lointaine, considérablement plus marquée. C'était comme une énorme cadence de grosse caisse, tombant et se prolongeant en échos. Vingt minutes après, une seconde détonation analogue retentit, puis, à intervalles semblables, une troisième, une quatrième… Nous nous interrogions, Helmuth, Kasper et moi:

– Ce ne sont pas nos 210, ni même nos 280 qui font un bruit pareil… Qu'est ce que c'est?.. D'où cela vient-il?..

Boussole en main, Schimmel finit par déterminer la direction:

– Cela doit venir de Namur, dit-il.

Puis il ajouta:

– Ce sont probablement les gros mortiers autrichiens de 305. On les a fait venir pour réduire la place. Liége nous a déjà fait perdre trop de temps.

Je demandai naïvement:

– L'Autriche a-t-elle donc déclaré aussi la guerre à la Belgique?

– Pas que je sache, répondit Schimmel, mais cela importe peu: son artillerie s'en charge.

Il nous communiqua en outre un renseignement qu'il tenait d'un officier d'artillerie lourde. Nous possédions des pièces d'un calibre colossal, usinées en grand secret par Krupp, des canons monstres de 420, destinés à écraser comme des œufs toutes les forteresses. On en avait vu passer deux à Verviers, qui chargeaient chacune un train entier.

Cette information nous remplit de joie et d'une admiration sans bornes pour la puissance allemande.

Mais ce ne fut pas encore ce jour là qu'il nous fut donné de rencontrer l'ennemi, autrement que par les ruines qu'avaient semées sur notre route les troupes qui nous avaient précédés ou que par les menues exactions que nous exercions nous-mêmes, partout où il restait quelque chose à tuer, à détruire, à piller ou à violer.

Au soir, nous arrivâmes sur le bord de la Gette, où nous bivouaquâmes. La nuit était si belle que nous ne dépliâmes pas les tentes.

Le lendemain, après avoir passé sans incident la rivière, le régiment eut à fournir une nouvelle étape en direction nord-ouest, qui l'amena un peu fourbu dans la région du Démer.

Le surlendemain, enfin, la parole fut à la poudre.

Dès le petit jour, nous avions été prévenus par l'état-major divisionnaire d'avoir à nous éclairer attentivement, car nous étions arrivés dans une zone dangereuse. Effectivement, au bout de quelques heures, les uhlans signalèrent la présence de l'ennemi, déployé, à trois ou quatre kilomètres de là, sur une ligne assez étendue, derrière un rideau de boqueteaux, le flanc droit tenu par des cyclistes et des lanciers, le gauche par des chasseurs et des gardes civiques. De la colonne de route nous avions passé à la marche en formation préparatoire de combat et nous occupions maintenant un grand front qui sinuait sur les coupes de seigles et dans les ondulations de la glèbe campinienne.

Un lourd silence s'écrasait sous le soleil de plomb. Entre deux cimes de hêtres brillait très loin un long clocher au sommet rectangulaire, que Schimmel assura être la tour de Malines.

Soudain un crissement fendit l'air. A cinquante mètres derrière la section qui avançait déployée en ordre serré, un éclatement se produisit. Toutes les têtes se retournèrent, pour voir jaillir et retomber une colonne de terre grasse.

– Charogne! lâcha Kaiserkopf en descendant de son cheval qu'il remit à son ordonnance.

Presque aussitôt, trois autres obus s'abattaient sur notre gauche, à des distances variées. On entendit un hurlement lointain, paraissant provenir d'une des sections de la compagnie Tintenfass: puis on distingua quelques hommes s'agitant comme des mouches autour d'une tache grise qui gigotait sur le sol.

Plusieurs d'entre nous pâlirent. Kasper murmura près de moi:

– Herr Fæhnrich, je crois que ça y est; nous recevons le baptême du feu.

Des commandements rauques partirent. La section Kœnig, portée en avant, se dispersait rapidement en tirailleurs. On vit peu à peu les hommes disparaître comme des mulots dans les écorchures du terrain, un fusil sautant çà et là entre les chaumes, dans la pétarade d'une mousqueterie précipitée. Nous étions désignés comme soutien, appuyés à cent pas par la section von Bückling.

– Mes garçons, fit le capitaine Kaiserkopf, après avoir fait précéder ses paroles d'une batterie de tambour, voici maintenant le moment, Sacrament! de montrer que vous êtes des bougres! L'ennemi perfide est là qui vous guette, tapi dans ces bois. Aujourd'hui, la patrie allemande a besoin du poing de tous ses fils allemands. Tapez ferme, mes agneaux, cognez dur, et vous verrez cette vermine immonde, ces Belges, ces Français, ces Anglais, toutes ces sales bêtes fuir lâchement sous vos coups. Et maintenant, comme a dit l'Empereur le 4 août, dans la salle blanche de son château royal, et maintenant, Donnerwetter! nous allons les battre comme plâtre. Poussez tous avec moi le cri de guerre du soldat allemand: Hourrah!

Un triple hourrah sortit de nos poitrines haletantes.

Mais pendant ce temps, une artillerie invisible crachait sur nos lignes ses projectiles éclabousseurs. On les entendait vibrer comme des hannetons, déflagrer, nous arracher les tympans, tandis que le sol se labourait et qu'une dégringolade de terre, de cailloux, de racines et de débris de fer lapidait nos compagnies déployées.

– Hinlegen!… Ouvrez vos intervalles!.. ordonna Schimmel derrière nous.

Sous le cyclone, le front vacillait, zigzaguait, se creusait de poches ou se crevait de trous. C'était à notre gauche que le feu paraissait le plus fort; mais, dans le brouhaha des explosions, la fumée, la poussière, le méphitisme, nous finissions par ne plus distinguer grand'chose de ce qui se passait au delà de notre voisinage. Nous étions d'ailleurs bien trop occupés de nous-mêmes. L'effroi étreignait visiblement la plupart de nos fantassins; la sueur ruisselait sur les visages blêmes; un souffle angoissé s'échappait des gorges. Il nous semblait que nous étions tombés dans un terrible guet-apens dont nous ne sortirions pas vivants.

– Auf!Vorrücken!

La section avançait prudemment, poussée par ses sous-officiers.

Ecumeux et congestionné, Wacht-am-Rhein bourrait de coups de crosse ses hommes, au milieu d'un torrent d'injures. Nous progressions par saccades, tantôt collés au sol et rampant entre les mottes, tantôt relevés d'un commandement au sifflet, cinglant comme un claquement de fouet, qui nous faisait bondir jusqu'au premier pli de terrain. En contre-pente d'un mamelon crénelé de quelques arbres, près duquel nous passions, j'aperçus un instant, juchés sur leurs chevaux, dont l'encolure basse se tendait vers l'herbe, le colonel von Steinitz, le major von Nippenburg, le capitaine d'état-major Morgenstein et le premier-lieutenant Derschlag, qui la lorgnette aux yeux et la carte sur la selle, suivaient commodément le spectacle de l'opération, tandis qu'une escouade d'estafettes et de téléphonistes attendaient leurs ordres.

Nous n'avions pas fait cinq cents mètres, beaucoup moins commodément, qu'une grêle de balles nous assaillait. Le sifflement de ces petits projectiles, opiniâtres et tarabustants comme des moustiques, me parut plus désagréable encore que le gros vacarme des obus. C'est qu'une balle qui vous stride à l'oreille vous semble précisément destinée. L'obus est plus distant, plus impersonnel et, malgré son bruit, plus rassurant: on a l'impression, du moins en rase campagne, de courir avantageusement sa chance. La balle, elle, vous nargue directement, vous menace, vous obsède. Elle vous énerve et vous agite au plus haut point. Elle vous distille le supplice à petites doses, mais beaucoup plus savamment. Ce n'est d'ailleurs pas tout à fait un sifflement, mais plutôt un claquement sec, sur une chromatique très rapide, très aiguë, n'embrassant guère plus d'un quart de ton.

Je n'eus naturellement pas le temps de pousser bien loin ces observations minutieuses, en ce moment tragique et sur cette emblavure balayée d'acier, où je n'avais pas trop de toute ma présence d'esprit pour ne pas me laisser choir dans un sillon comme une loque. D'autres observations d'ailleurs ne tardaient pas à s'imposer à ce qui me restait de faculté d'aperception.

Nous rencontrâmes un premier cadavre. C'était un des tirailleurs du lieutenant Kœnig. Il s'allongeait au creux d'une dérayure, les doigts crispés au fusil, la face toruleuse et barbouillée de sang, les yeux torves regardant le ciel. Inopinément j'allai donner en plein du genou sur sa tunique grise. Horrifié, je sursautai en poussant un cri. Sous mon poids, le mort avait rendu un son flatueux, comme un soufflet. Nous buttâmes sur deux autres tués. Puis ce fut un blessé, qui regagnait l'arrière, hurlant et se tenant le ventre. Je fus saisi d'un tremblement convulsif.

– En tirailleurs commanda Schimmel.

C'était à notre tour de nous porter en avant, pour renforcer la chaîne ou nous substituer à elle. Je rassemblai mon souffle pour crier à mes hommes:

– Mir nach!

Je m'élançai comme un fou devant moi, suivi de Kasper et de mes quatorze mousquetaires, en ordre mince à trois pas l'un de l'autre. La mitraille pleuvait de plus belle. Pas un chapeau de carabinier en vue, pas un canon de mauser! Après une série de bonds désordonnés, nous rejoignions la ligne de feu où, terreux, abîmés, rendus, des fusiliers progressaient péniblement en tiraillant au hasard.

– Ça chauffe!.. crachaient-ils avec accablement, terrorisés par les sous-officiers.

On leur passa des gourdes.

Et soudain j'eus une vision stupéfiante: Kœnig debout, en terrain découvert, calme, intrépide, sa belle tête romantique se détachant comme un médaillon d'albâtre sur l'azur, marchait tranquillement en avant de sa section, l'épée à la main. J'eus l'impression qu'il allait au-devant de la mort, qu'il la cherchait.

 

Un vertige me prit. Je tirais avec un acharnement de somnambule sur une corne de bois qui nous faisait face. Mon épaule se paralysait. Bientôt il ne nous fut plus possible d'avancer. Il fallut nous terrer, sans plus bouger, derrière un parapet de sacs. Combien de minutes, combien d'heures restâmes-nous ainsi blottis! Toute notion de temps avait disparu. Je sentais ma langue devenir pâteuse, mon palais sécher, ma salive se tarir. J'étouffais. Une barre de fer pesait sur ma poitrine. Et tandis que, sous le glas de mon cœur qui battait à grands coups, mes oreilles tintaient et que mes tempes bourdonnaient, un frisson mortel naissait dans ma nuque, gagnait mes épaules, se répercutait le long du dos jusqu'aux lombes, m'anéantissait, me faisait presque perdre connaissance. Je n'existais plus que dans un cauchemar atroce.

Des ronronnements de moteurs frémirent au dessus de nous. Je levai les yeux. Trois, quatre avions sillonnaient le ciel et, la croix de Prusse sous les ailes, filaient dans la direction du nord. Bientôt, sur les bois adverses, tombaient fantastiquement de longs rubans de paillettes métalliques qui brillaient au soleil. Était-ce mon rêve bizarre qui se continuait ou étais-je éveillé?

Tout à coup de formidables décharges secouèrent l'air derrière nous. Des vrombissements énormes passèrent sur nos têtes. Vingt, quarante bordées épouvantables firent sonner la lumière et trépider le sol. Je me frottai les yeux, tout étourdi. En même temps, les bois roux se couvraient de flamboiements, se panachaient de bouquets de fumée noire. Des taillis grillaient, des arbres prenaient feu. D'abord stupéfaites, puis délirantes, les troupes, à ce tonnerre, s'étaient réveillées de leur léthargie. D'immenses acclamations sortaient des fossés. On s'embrassait, on dansait. C'était notre artillerie qui écrasait les positions ennemies.

Dix minutes après, tout s'était tu en face de nous, et si quelques coups de fusils parvenaient encore, ils se perdaient dans le fracas de nos pièces et les hourras de nos poitrails. Schimmel, qui nous avait rejoints, nous montrait au loin, sur la droite, des masses grises qui avançaient rapidement à travers champs, en équerre avec nous. C'était le second régiment de la brigade qui, sorti d'Aerschot, prenait de flanc la défense belge et tournait ses lignes. La victoire était à nous. Cette assurance enflammait instantanément tous les cœurs.

Délivrés de leur terreur, les hommes se réharnachaient avec joie. Mes quatorze mousquetaires se retrouvaient au complet, ainsi que Kasper et moi-même, ce qui me fit un sensible plaisir. Les groupes se resserraient dans leurs sections; les compagnies se reformaient. Nous vîmes reparaître, exubérant et triomphant, le capitaine Kaiserkopf, qui avait recouvré son cheval. Surgissant des épaulements, des batteries de canons gris foncé allaient au galop occuper des emplacements nouveaux, d'où elles rouvraient des tirs directs sur des objectifs que nous n'apercevions pas. Des signaleurs couraient, agitant leurs fanions verts ou rouges. Les tambours et les cornets jetaient partout leurs roulements sonores et leurs appels éclatants.

– Baïonnette au canon!.. A l'assaut!..

Les rangs se bousculèrent au pas gymnastique, dégorgeant des hourras forcenés. La courte distance qui nous séparait des lisières fut franchie en quelques minutes. Quand nous pénétrâmes sous bois, l'ombre et la fraîcheur nous surprirent. Des émanations et des floches de vapeur rôdaient sous les branches. Aucune fusillade, pas un miroitement d'acier ne nous reçut. La position était vide. Il n'y restait que des morts et des blessés.

Alors d'effroyables scènes se produisirent. Ivres de carnage, les nôtres se ruèrent sur les corps qui gisaient ou râlaient au pourtour brûlé des clairières ou au pied des arbres foudroyés. Tailladant et perforant, assommant ou fusillant, sans s'occuper de savoir ce qui était déjà tué ou ce qui vivait encore, nos soldats se livraient avec rage à la folie aveugle de détruire, d'anéantir, de réduire en bouillie tout ce qui se rencontrait sur leur chemin. Des débris déjà déchiquetés par les obus volaient de tous les côtés. Des lames plongeaient dans les chairs, crissaient sur les os, les crosses s'abattaient sauvagement au milieu de tas sanguinolents et remuants. On vit jaillir des foies et couler des entrailles. Des orbites crevèrent et des crânes s'ouvrirent. Une tête fut brandie à la pointe d'une baïonnette. C'était une débauche de massacre, une orgie de sang, d'horreur et de cruauté.

De terribles hurlements, des imprécations, d'ignobles insultes se vomissaient de toutes parts:

– Salauds!.. cochons!.. verfluchtes Gesindel!Hurenkinder!… vociféraient les nôtres en fracassant à tour de bras.

A quoi des voix flamandes ou wallonnes répondaient, avant d'expirer sous les transpercements:

– Bandits!.. Vous achevez les blessés!..

On en vit survenir un groupe de cinq ou six, défigurés, à moitié démembrés, conduits par une patrouille. Furieux et l'écume à la bouche, Kaiserkopf se mit à tempêter:

– Nom de Dieu!.. Le colonel a dit: Pas de prisonniers!.. Eventrez-moi tous ces gaillards!

Vingt hommes leur brûlèrent leurs cartouches dans les yeux ou les clouèrent contre les troncs.

C'est à peine si je reconnaissais mes braves mousquetaires, changés eux aussi, semblait il, en bêtes féroces. Schnupf, Maurer, Vogelfänger, jusqu'à mon excellent Kasper, participaient à l'affreuse curée et s'affairaient contre un ennemi à terre, comme s'ils avaient eu à défendre leur peau. Je n'en revenais pas. Hélas! dans un instant d'égarement, et me trouvant sous l'œil de Kaiserkopf, j'y allai moi-même de mon coup de baïonnette. Je revois encore mon malheureux Belge, les jambes emportées, effondré et agonisant sous un buisson de fusains. Il me regardait de ses prunelles blafardes et sa bouche s'ouvrait et se rouvrait sans pouvoir proférer un son. Je retrouve mon geste, mon élan, mon effort. J'éprouve à nouveau cette sensation étrange de l'enfoncement de ma lame, la résistance du drap d'uniforme, puis la pénétration aisée comme dans du beurre. Je revois le rictus du moribond, la révulsion de ses yeux, la salive rouge sur ses lèvres.

Je compris alors ce que c'était que ce furor teutonicus dont nos manuels patriotiques vantaient si souvent la vertu. J'en pouvais mesurer l'intensité.

Mais il fallait voir surtout Wacht-am-Rhein. Celui-là était prodigieux. Délirant comme un possédé, la mâchoire énorme et les biceps gonflés, faisant tourner son arme à deux bras comme une massue, il assénait de droite et de gauche sur les corps écroulés d'immenses coups de crosse, ce qui était sa manière préférée, faisant sauter les cervelles et craquer les vertèbres, piétinant de ses lourdes bottes les cadavres charcutés, écrasant des faces gémissantes, des thorax palpitants, pataugeant épouvantablement dans des ventres étripés et des nids d'intestins bleus. Rien n'échappait à sa fureur destructrice. Couvert de sang et de détritus humains il avançait, tel un barbare des anciens temps issu des forêts de la Germanie, la peau de bête sur l'épaule et la hache de silex au poing. Un artilleur belge, moins blessé que d'autres, voulut enfin arrêter cette brute. Il se dressa péniblement du milieu d'un caisson en miettes et, de son bras gauche, car le droit pendait inerte, braqua un pistolet. Heureusement, Wacht-am-Rhein vit le geste, esquiva le coup. Il fondit sur le Welche en lui criant: «Traître!» l'empoigna formidablement à la gorge, le coucha sur son caisson, puis, le genou sur l'estomac, l'étrangla. Après quoi, reprenant son fusil par le canon, il recula d'un pas et, d'un tour de moulinet, lui fendit la tête.

Je me souviens de bien d'autres scènes semblables, auxquelles j'assistai par douzaines. Je ne puis toutes les énumérer. A l'orée septentrionale de la position boisée que nous venions de traverser en trombe, il nous arriva de surprendre une de ces curieuses petites mitrailleuses belges, traînées par des chiens. La machine, qui avait reçu un obus, gisait disloquée sur un tas de sable, avec son affût en morceaux, sa lunette rompue et sa bande qui lui sortait encore de la culasse comme un fragment de ténia. Le servant était étendu mort à côté, un éclat d'acier, dans la poitrine. Des deux chiens, l'un était tué, l'autre, la patte cassée et pris dans ses brides, geignait lamentablement. Wacht-am-Rhein s'occupa d'abord du mitrailleur et, pour mieux s'assurer qu'il était fini, lui défonça le visage. Puis, tournant sa colère sur l'animal blessé:

– Sale bête! cria-t-il, cochon de chien!.. Tu vas y passer, toi aussi.

Le pauvre mâtin nous regardait de ses yeux suppliants.

– Epargnons-le, dis-je. Prenons-le avec nous et soignons-le; il pourra nous être utile.

– Nein!… C'est un chien welche!.. Il faut le crever!

– Si on le fusillait? proposa Rohmann, un des hommes de Wacht-am-Rhein.

– Si on le pendait? émit Schnupf.

Mais jugeant superflu de tenir un conseil de guerre à ce sujet, Wacht-am-Rhein avait déjà saisi son sabre-baïonnette et, d'une main puissante, le lui passait au travers du corps.

La bête s'affaissa, râla, tourna des yeux qui se chargeaient d'une taie grise, puis, dans le jet de sang qui éclaboussait son poil blanc, alla, se traînant sur le ventre, lécher en expirant la main cadavérique de son maître.

Quand nous sortîmes de cet enfer, les bras fatigués et les semelles gluantes, nous entrâmes dans un pays vert, serein, paisible, où n'avait pas encore pénétré le moindre rayonnement de la guerre. L'harmonie en était délicieuse et profonde. Sous un ciel d'un bleu presque violacé, une campagne plate, fraîche, extrêmement douce développait toute la gamme des tons smaragdins, avec ses pâturages luisants, ses prés vernissés, ses feuillages clairs, éclatants de pureté, comme lavés par une récente ondée. Un bétail blanc, taché de noir, répandu dans les herbages, paissait avec lenteur un tapis abondant. De jolis chemins bordés d'aulnes méandraient entre les cultures plantureuses, où affleurait par places, fertile et sombre, l'alluvion molle d'un humus gras. Une intense poésie émanait de ce paysage calme, riche, gonflé de sève, et mon âme, nourrie d'idylle, en goûta suavement le charme enchanteur.

Des maisons apparurent, d'abord éparses, une ici, une là, chacune dans son jardinet, puis plus rapprochées, groupées enfin, très nettes, très propres, d'un blanc laiteux sous leurs toits rouges, posées comme des jouets dans la verdure, autour d'un clocher pointu et lustré.

– Un village intact! mugit Kaiserkopf.

Un frisson joyeux courut le long des fusils, dont les baïonnettes flambèrent. Enfin! nous arrivions les premiers quelque part! C'était notre tour! Nous allions étrenner une localité! Des acclamations, des hoch, des grognements de plaisir se propagèrent dans les rangs; les sacs s'assurèrent d'une secousse alerte sur les épaules; animée d'une nouvelle ardeur, la compagnie rectifia ses files et s'appliqua à marquer le pas.

Tandis que nous approchions, un remuement confus paraissait sourdre aux abords du village; on voyait les habitants sortir des maisons, s'agiter, voleter comme des abeilles en rumeur autour d'une ruche. Le tocsin se mit à sonner. Dans les champs voisins, des paysans redressaient le dos, regardaient stupides, appuyés sur leur bêche, ou regagnaient hâtivement leurs demeures. Un cheval échappé galopait à travers une éteule.

A un croisement de chemins, où un christ rustique étendait ses bras maigres de chaque côté de sa tête épineuse, un petit groupe de villageois attendaient, chapeau bas, derrière leur bourgmestre et leur curé.

La colonne fit halte, tandis que des patrouilles partaient battre le pays et qu'une petite avant-garde, sous les ordres du fourrier Schmauser, s'en allait assurer les accès.

Ceint de son écharpe, le bourgmestre, un gros homme à la bonne figure pleine, s'avança très dignement au devant du capitaine Kaiserkopf, s'arrêta à deux pas de son cheval et, s'étant incliné profondément, dit:

– Monsieur l'officier, nous sommes des gens paisibles. Nous ne pensions pas que la guerre pût un jour toucher notre tranquille commune. Mais, puisque vous voilà, nous venons vous dire que nous voulons vous recevoir pacifiquement. Nous mettrons à votre disposition tout ce qui vous sera nécessaire, dans la mesure de nos moyens. Confiants dans les déclarations des autorités militaires allemandes qu'il ne sera fait aucun mal aux populations inoffensives des régions occupées, nous comptons que nos biens et nos personnes seront respectés et que vous vous conformerez loyalement, selon le droit et les traités, aux usages de la guerre.

Déployant un papier, le bourgmestre ajouta:

– Voici, monsieur l'officier, l'affiche que j'ai fait placarder dans la commune dont j'ai la charge. Permettez-moi de vous en donner lecture:

 

Le bourgmestre attire l'attention des habitants de la commune sur le grave danger qui pourrait résulter pour les civils de se servir d'armes contre l'ennemi. Tous détenteurs d'armes à feu sont tenus obligatoirement d'en faire remise à la maison communale. Le ministre de l'intérieur recommande aux civils, si l'ennemi se montre dans leur région, de ne pas combattre, de ne proférer ni injures, ni menaces, d'éviter toute espèce de provocation. Tout acte de violence commis par un seul civil serait un véritable crime, car il pourrait servir de prétexte à une répression sanglante, au pillage et au massacre de la population innocente des femmes et des enfants.

– Bien, bien, fit Kaiserkopf, assez causé! Nous verrons cela plus tard. Pour le moment, nous allons cantonner dans votre village, où mon fourrier va désigner des logements pour ma troupe. Nous réquisitionnerons ce dont nous avons besoin. Il me faut des vivres frais pour mes hommes et de l'avoine pour mes chevaux. Occupez-vous de rassembler tout cela. Je vous donne rendez-vous dans une demi-heure à la maison communale. Rompez!

Nous fîmes notre entrée dans l'agreste localité, bien certains que nous n'avions rien à craindre d'aussi braves gens. C'était du moins mon opinion personnelle, car, autour de moi, j'entendais les grommellements inquiétants de plusieurs hommes qui, mus peut-être par le désir de piller, parlaient déjà de francs-tireurs, d'armes cachées et de puits empoisonnés. Postés par petits groupes devant leurs seuils, les paysans, effarouchés, mais bienveillants, nous offraient au passage des fruits, des gâteaux, des jattes de lait. De beaux enfants joufflus se glissaient peureusement derrière les robes de leurs mères. Par les soins de Schmauser, des numéros s'inscrivaient à la craie sur les portes, la troupe se distribuait par fournées dans les fermes et déjà, de leurs intérieurs reluisants de propreté, s'échappaient des bruits alléchants d'écuelles, de pots et de casseroles.

Kaiserkopf s'était logé chez le bourgmestre avec son inséparable Schlapps. Schimmel, l'aspirant Max Helmuth et moi-même étions reçus chez le curé. Pendant ce temps, les vivres, les charretées de foin, les sacs de farine et d'avoine, ainsi que du bétail sur pied venaient se concentrer devant la maison communale, où le capitaine Kaiserkopf, en conférence avec le bourgmestre et les notables, donnait ses ordres et dictait ses exigences. On attendait d'un moment à l'autre le reste du bataillon et il fallait des greniers et des granges, pour coucher tout ce monde. Schmauser s'affairait, dressait des états. On préparait dans la maison communale des appartements pour le major von Nippenburg, ainsi que pour le colonel von Steinitz, qui devait, croyait-on, arriver plus tard, dans la nuit, avec l'état-major du régiment. Kaiserkopf, enfin, s'entêtait à réclamer, outre les réquisitions et à titre de contribution de guerre, une somme de 50.000 francs, seule condition, assurait il, qui empêcherait le village d'être razzié et le bourgmestre d'être pendu.

Tout alla bien pendant une heure. Les soldats ne pensaient encore qu'à se goberger aux dépens de leurs hôtes et qu'à profiter de leur bon vouloir pour se farcir la panse. Chez le curé, nous n'étions pas à moindre fête et la bombance y était ecclésiastique. On avait décroché le plus beau jambon de la cheminée et je me remémore certain chapon de Campine dont le souvenir me délecte encore les papilles. Le saint homme débouchait pour nous ses meilleures bouteilles. Il voulut à toute force nous faire goûter d'une sorte de bière très estimée dans le pays et qui se brassait à Diest. Nous en bûmes, mais je la jugeai inférieure à nos bières d'Allemagne. Par contre, un cruchon de vieux genièvre recueillit nos suffrages et nous le vidâmes avec approbation.

Ces bonnes gens ne savaient pas grand'chose des événements. Ils nous demandaient si les Allemands étaient vraiment à Liége. Ils croyaient que leur roi se trouvait toujours à Bruxelles. Ils avaient bien entendu le vacarme de la bataille voisine, mais ils n'y avaient rien compris et ils étaient loin de se douter des scènes atroces qui s'étaient déroulées à quelques kilomètres de chez eux. Ils voulaient surtout savoir si la paix serait bientôt signée.

Les choses commencèrent à se gâter vers le soir. Ce furent d'abord des actes peu graves de maraude. On vit de nos soldats déambuler furtivement, une oie ou un lapin sous l'aisselle. Puis il y eut de légers sévices envers les habitants. Des filles furent pourchassées. De sonores altercations firent saigner quelques nez flamands. Peu à peu, le désordre s'accrût. Un paysan, qui voulait s'opposer à l'assaut de sa femme, fut fortement rossé et remis à sa place, qui n'était pas celle de son lit. L'auberge devenait le théâtre de rixes renaissantes, de collisions, de bruyantes échauffourées. Des enfants criaient. Des vaches meuglaient.

Je me promenais au milieu de cette cohue turbulente qui remplissait l'unique rue du village, débordait des cours et des fenils, envahissait les cuisines, les celliers, les étables, se bousculait, s'invectivait et se molestait. Loin de refréner l'agitation, les sous-officiers l'accueillaient avec complaisance et semblaient même l'encourager. On eût dit que des provocateurs, circulant mystérieusement dans la foule, s'employaient à y semer de mauvais bruits et à énerver encore l'effervescence.

Tout à coup, en passant devant la maison du bourgmestre, je vis de mes propres yeux, – et cela j'en jurerais devant un tribunal, – je vis, à une fenêtre de l'étage, le capitaine Kaiserkopf qui déchargeait par deux fois son gros browning d'ordonnance. Presque aussitôt après, il apparaissait dramatiquement sur le perron de la porte d'entrée en criant d'une voix terrible:

– Man hat geschossen!2

Ce fut le signal d'une affreuse mêlée. Furibonds, et comme déclenchés par un choc électrique, les soldats se précipitaient sur les malheureux à leur portée ou dans l'intérieur des habitations, d'où retentirent bientôt des hurlements de gens qu'on abîmait ou qu'on égorgeait, au milieu d'un chaos étourdissant de jurons, de meubles brisés, de coups de feu et de malédictions. En quelques instants, plusieurs cadavres jonchaient le sol battu du village. Les femmes s'enfuyaient en poussant de stridentes clameurs. Les poings, les talons de bottes, les balles de revolvers, les tranchants de sabres, les lames de baïonnettes s'abattaient ou s'enfonçaient dans les sarraux, les grègues et les corsages. Le sang tombait à flaques. Des membres coupés rougeoyaient dans la poussière.

– Man hat geschossen!.. man hat geschossen!.. hurlaient les nôtres. A mort!.. Tous les Belges sont des assassins!..

On avait allumé deux maisons pour y voir plus clair. Les fusils furent décrochés, et on tira au visé les fuyards dans la campagne. On les dégringolait comme des lièvres. Une mitrailleuse joua.

– Eh bien, dis-je à Schimmel, c'est du propre!

– C'est du bon ouvrage, me répliqua-t-il froidement. Ces idiots de Belges n'ont que ce qu'ils méritent.

– Mais, fis-je interloqué…

– Mon petit, il faudra vous habituer à ça. Pas d'émotion. Nous en verrons bien d'autres!

Un troupeau de femmes en détresse s'étaient réfugiées contre l'église. Elles en battaient l'entrée avec désespoir. L'une d'elles, une paysanne de vingt ans, eut son nourrisson écrabouillé sur son sein. Je crois bien que c'est Wacht-am-Rhein qui fit ce coup-là.

Le prêtre parut, comme un spectre épouvanté, les bras au ciel.

– Malheureux! cria-t-il. Que faites-vous?.. Dieu vous punira, monstres!.. bourreaux de femmes et d'enfants!..

– A mort, le curé!.. à mort!..

2On a tiré.