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Pauline, ou la liberté de l'amour

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XI

Pauline était arrivée vers une heure. Depuis longtemps, elle n'avait pas eu une après-midi à elle, une après-midi entière à consacrer à son amour. Énervée par la fausse vie qu'elle menait, son cœur aurait eu besoin de nombreuses journées d'indépendance pour se retremper et reprendre courage. Au lieu de cela, c'étaient chaque fois de nouvelles combinaisons à faire pour gagner un instant de bonheur, toujours troublé par l'idée du départ précipité, toujours empoisonné du sentiment odieux qu'il n'était obtenu que par supercherie. Sa tristesse était profonde. Odon, auquel cette souffrance n'échappait pas, essayait en vain de réconforter son amie. Lui-même devait s'avouer qu'une situation pareille ressemblait plus à un rapide campement devant un mirage fuyant, qu'à l'installation bienheureuse dans la terre promise. Et cependant, il s'effrayait, lorsqu'il voyait sa maîtresse supporter avec tant d'impatience le joug de la société; il s'effrayait pour elle, et se demandait si elle savait bien à quoi elle s'exposait en voulant le secouer. Ne présumait-elle pas trop de ses forces? Ne se repentirait-elle pas de sa témérité, aussitôt qu'elle se sentirait abandonnée, injuriée, souillée? Comprenait-elle que le défi aux mœurs, c'était la mort civile? Il la supplia de prendre patience, de retarder le plus possible un éclat que, les circonstances changeant, elle pourrait peut-être parvenir à éviter. Mais elle manifestait une telle horreur de sa vie actuelle, qu'Odon commençait déjà à faiblir et à entrer dans ses vues.

Ce jour-là, il la trouva particulièrement abattue et impressionnable. Il crut même qu'elle souffrait physiquement.

– Je suis inquiet de votre santé, dit-il.

– O Odon? fit-elle en se jetant à son cou, je n'en puis plus, je suis lasse, je succombe à cette tâche qui froisse ma conscience et ronge mon âme. Ne prends plus la peine inutile de m'encourager à la résignation. Je ne veux plus me résigner. La résignation est indigne. Elle est pour moi un supplice moral de toutes les heures; et ce supplice, je ne veux plus qu'il me gâte une existence rendue exquise et désirable par toi. Tu es un homme: tu ne peux savoir ce que sont ces duplicités continues qui constituent l'existence d'une femme qui a le malheur d'aimer. Il y a des femmes qui s'en accommodent; il y en a même pour qui elles sont une jouissance raffinée et qui les considèrent peut-être comme l'agrément suprême de l'amour. Moi, je les hais. Le visage me fait mal, chaque fois qu'il me faut le contracter et lui faire exprimer ce que je ne pense pas. Je sens le fard sur mes joues comme un masque de chaux vive. Les paroles mensongères qui sortent de ma bouche me brûlent les lèvres en passant. Mes actions factices m'épouvantent comme des fantômes de désolation et de crime. J'abhorre l'adultère, parce que j'adore l'amour. Transformons notre adultère en amour, Odon: il le faut: je mourrais d'avoir encore à poursuivre longtemps une si basse comédie. Je t'aime, et au gré du monde je dois faire semblant d'en aimer un autre! Je t'aime, et je suis tenue d'affecter la plus profonde indifférence pour toi, toi ma vie! Je t'aime, et alors que ce seul sentiment remplit mon âme, on veut que je rie, que je cause, que je fasse de l'esprit ou de l'ingénuité sur mille sujets qui ne m'intéressent pas et en compagnie de personnes qui m'intéressent encore moins! Non, non, cela ne peut durer. Mes émotions sont trop pures et trop violentes pour se prêter, ainsi que des mimes, aux déguisements et aux jongleries. Assez! assez! j'en ai assez! Je te veux comme une honnête femme veut l'homme qu'elle aime: honnêtement et loyalement, à la face du monde et sous l'œil de Dieu.

– Ma chérie, dit Odon, vous êtes bien troublée par les misères de notre condition terrestre!

– Dites de notre condition sociale, et vous aurez raison.

Odon sourit.

– Chère ange, moi aussi, je rejetterais volontiers ces chaînes d'esclavage qui gênent si cruellement l'essor de nos plus ardents désirs. Je les ai même rejetées déjà en partie: car depuis que vous êtes à moi, je ne m'occupe plus guère du monde, de ce qu'il dit et de ce qu'il fait; je ne l'entends que de loin, comme le vague bruit d'une houle qui ne m'atteint pas; je suis prêt à l'abandonner à ses vanités et à ses clapotements; et tout en déplorant que je ne puisse vous aimer qu'en dépit de lui, je mets mon amour tellement au-dessus de ses stériles joies, que pour un seul de vos baisers je sacrifierais gaiement les satisfactions qu'il peut encore m'offrir. Mais, Pauline, comme vous venez de le dire, je suis un homme: même après avoir contrevenu au monde, l'avoir méprisé, maltraité, scandalisé, je puis y rentrer quand je veux. Ce ne serait point un véritable sacrifice, un sacrifice fatal comme celui que vous feriez. Je n'ai donc point à m'occuper de ma situation; elle n'est pas la vôtre, ou plutôt, malheureusement, la vôtre n'est pas la mienne. Vous seule êtes en jeu, et vous comprenez que je ne puis, sans frémir pour vous, songer au bouleversement profond que subirait votre existence. Je parle ici comme un ami, qui serait amené à étudier votre cause et à prendre avec vous le parti le plus favorable: car pour moi, pour mon égoïsme d'amant, je ne saurais qu'appeler de mes vœux une solution qui vous perdrait pour le monde et vous donnerait toute à moi.

– J'ai déjà suffisamment pesé les termes de ce dilemme: l'amour honnête, complet, heureux et le déshonneur, d'un côté; de l'autre, l'honneur avec l'amour malhonnête, incomplet, malheureux. Et j'hésiterais! Est-ce que je tiens à cet honneur artificiel et faux que l'on a coutume de considérer, je ne sais pourquoi, comme le suprême bien d'une femme? Quels avantages me procure-t-il? Etre reçue chez des personnes comme Mme Chandivier, Mme d'Orgely, Mme Sermais, dont je me soucie en somme assez peu et qui n'ont pour moi aucune amitié de cœur; les recevoir à mon tour; être saluée plus ou moins bas dans la rue par des messieurs que je connais plus ou moins mal; habiter avec mon mari que je n'aime pas et qui prend prétexte de ma fidélité pour s'arroger le droit de pénétrer quand il veut dans ma chambre! Voilà ce que me rapporte «l'honneur»! Ah! si j'y croyais à «l'honneur», si ma conscience me l'imposait, il serait beau et fier de renoncer à l'amour en faveur de ce que je regarderais comme le devoir! Mais je n'y crois pas: ou plutôt, je sens profondément que «l'honneur» est une chose injuste et misérable. Il n'y a aucune lutte en moi: ou s'il y en a une, ce n'est point entre le devoir et la passion, mais entre ce qui m'apparaît comme le seul idéal vraiment moral, vraiment droit, et je ne sais quelles vieilles habitudes de superstition et de lâcheté qui tourmentent encore quelquefois ma faible nature.

Odon comprenait à merveille ces paroles et la situation où se débattait sa maîtresse. Son estime pour elle grandissait jusqu'à l'admiration. Jamais il n'eût cru possible qu'une femme ayant tout pour être heureuse, heureuse comme le monde l'entend et comme d'habitude les femmes le convoitent, étant riche, jeune, belle, spirituelle, entourée, flattée, possédant un mari avouable et représentant bien, facile à vivre et facile à tromper, et un amant sur l'amour et sur la discrétion duquel elle pouvait compter, qu'une femme si parfaitement fortunée s'employât elle-même à l'écroulement de sa fortune, poussée par un besoin supérieur d'austère renoncement et de sublime vertu. Mais il ne pouvait accepter cette abnégation avant d'avoir épuisé les ressources de sa raison et de son éloquence à en détourner Pauline. Avant tout, il devait travailler au bonheur de celle qu'il aimait. Sa conscience, sa délicatesse, sa générosité lui défendaient de songer à lui. Ah! certes, la perspective d'unir complètement leurs deux vies faisait bondir son cœur de joie! Mais elle, elle, son courage serait-il assez vaillant pour soutenir sans y succomber le poids énorme de la réprobation? Trouverait-elle dans l'amour de son amant, quelque grand qu'il fût, une compensation suffisante aux brûlures d'amour-propre qu'il lui faudrait souffrir?

– Pauvre enfant, dit-il plein de pitié pour elle et d'angoisse, – car il sentait que c'était la crise suprême et qu'aujourd'hui même leur sort serait décidé – pauvre enfant, je voudrais vous décourager de votre folle entreprise. Vous n'en voyez pas les périls; vous n'en apercevez pas les suites irréparables. Votre enthousiasme vous aveugle. Pensez-vous qu'on puisse si facilement braver l'opinion, qu'on puisse dire impunément: L'opinion est vile, méchante, déshonnête, je me passerai d'elle pour satisfaire ma conscience et mon droit? L'opinion se venge, et cela d'autant plus cruellement qu'on l'a plus justement méprisée. Je la hais comme vous: elle est perfide et ridicule. Tant qu'on ne l'attaque que par des paroles, elle ne se formalise pas trop: elle se sent si forte, qu'elle sourit à ses censeurs, lorsqu'ils l'apostrophent avec esprit ou éloquence. Elle sait bien que ses plus vifs détracteurs sont les premiers à conformer leur conduite à ses arrêts. Et c'est là son triomphe. Mais oser lui résister par ses actes? Oh! c'est terrible. Regardez autour de vous: où sont-ils les révoltés et les réfractaires? Dispersés, mutilés, anéantis. Eux aussi étaient braves, croyants, affamés de justice et de bonheur. Mais ils présumaient trop de leur armure et de leur sainte cause; le monstre les a étreints et broyés.

Pauline écoutait avec impatience. Pour la première fois, il lui arriva de s'irriter de ce que lui disait son amant. Une sourde colère gonflait ses veines. Quoiqu'elle sût bien qu'au fond Odon pensait exactement comme elle et que, s'il parlait ainsi, c'était moins par conviction que pour sauvegarder sa responsabilité, elle lui en voulait de lui répéter ces trop sages raisonnements qu'elle s'était faits elle-même déjà cent fois.

Elle ne voulait plus discuter. Son parti était pris maintenant. Revenir en arrière et éterniser d'inutiles débats ne servait qu'à l'entêter davantage.

 

Brusquement cruelle, et visant au cœur, elle s'écria:

– Tu ne m'aimes pas!

Odon pâlit. Il esquissa un geste de supplication; mais il n'eut pas le temps de prononcer un mot.

– Non, tu ne m'aimes pas, poursuivait-elle avec violence! Si tu m'aimais vraiment comme je veux qu'on m'aime, tu ne résisterais pas par de froides raisons à ma volonté faite de passion et de larmes. Entends-tu? Il n'y a plus place chez moi pour de vaines controverses. Je souffre trop! Je meurs, si ma vie ne se transforme pas immédiatement. Aurais-tu peur de me prendre, de m'enlever, de me soustraire à mon odieuse existence? Oh! je sais que tu ne m'abandonneras pas, comme le comte des Urgettes a abandonné Mme de Saint-Géry! Mais peut-être crains-tu le jour où nous n'aurions plus que nous pour horizon, où nous devrions fuir Paris pour quelque lointaine campagne, où l'amour serait notre suprême et universelle ressource. Si tu ne m'aimes pas assez pour me suivre, je suis perdue. M'aimes-tu, dis-moi? M'aimes-tu?

– Pauline! gémit Odon, entraîné par la passion de sa maîtresse et comprenant qu'il ne s'agissait plus que de répondre par tout son amour à l'amour sans bornes dont il se sentait enveloppé. Pauline, tu doutes de moi!

– Non, non, répliqua-t-elle avec exaltation. Tu es mon ange, mon salut, mon tout! Mais que suis-je pour toi, moi, femme que tu aimes, sans doute, que tu n'aimes peut-être pas au point de consentir joyeusement aux sacrifices qu'exigerait de toi l'exclusivisme de notre liaison? Car s'aimer, à notre époque inique, s'aimer c'est se séparer du monde, c'est s'enfermer dans le cloître du sentiment, c'est perdre son droit à la vie sociale pour conserver son droit à la vie du cœur. Es-tu prêt comme je suis prête? Si je savais que tu dusses regretter quelque chose, j'hésiterais, je reculerais: car plutôt souffrir, plutôt mourir que t'imposer un regret! Parle, dis-moi franchement si tu m'aimes assez pour qu'à l'idée de me suivre tu ne sois pas même troublé par l'ombre d'un renoncement.

– Je t'aime, je ne vois que toi! dit Odon.

– Oh! merci, merci! murmura Pauline de toute son âme.

– Comment pourrais-je ne pas t'aimer assez? T'aimer assez! Il n'y a pas de degrés dans mon amour: je t'aime. Ce qui n'est pas toi n'est rien, rien, rien.

– J'en étais certaine, reprit Pauline: je n'ai pas douté de toi un instant.

– Et puisque tu te donnes, comment ferais-je pour ne pas te recevoir avec adoration et respect? Je suis ébloui seulement d'un événement si fabuleux; en face d'une situation si poignante, un tremblement s'empare de moi; j'ai le vertige à te voir dominer avec une si superbe audace et une si noble confiance le gouffre épouvantant de la vie contemporaine. Ah! tu es étrangement belle! Et malgré que je te connaisse comme la plus remarquable des femmes, j'ose à peine croire encore à ton incroyable héroïsme.

– Pourquoi nous épuiser à dénouer le nœud gordien, lorsqu'il est si simple de le trancher?

– Si simple: à condition d'en avoir le courage.

– Ah! mon Odon, s'il ne suffisait que de cela pour conquérir la vraie liberté! Mais je ne me le dissimule pas: ce ne sera pas la liberté de l'amour, ce ne sera que la liberté de nous aimer. La vraie liberté supposerait le consentement unanime des hommes: nous n'aurons que celui de nos deux consciences, de la nature qui nous bercera et de Dieu qui nous bénira.

– Ne souhaitons point l'impossible: tenons nos regards fixés sur la beauté de ce qui est. De par ta volonté, nous sommes libres, libres de nous aimer. Qu'il nous soit indifférent que les autres reconnaissent en nous cette liberté! Nous la prenons.

– Et ce n'est point un coup de tête, dit Pauline; j'y ai réfléchi longtemps; tu as assisté toi-même à la longue et douloureuse genèse de cet affranchissement. Maintenant que ma décision est irrévocable, je me sens soulagée du poids terrible qui m'oppressait. Je suis joyeuse et légère, comme si j'avais à recommencer la vie.

Odon reprit gravement:

– C'est, en effet, une nouvelle vie. Songes-y une fois de plus avant de creuser entre celle-ci et l'ancienne l'abîme infranchissable.

– L'abîme est déjà creusé. Quoiqu'il ne soit encore visible que pour moi, il est déjà creusé et déjà infranchissable.

– Tes relations?

– Je les abandonne avec joie au tourbillon des vanités.

– Tes parents?

– Je n'ai plus de parents, sauf ma vieille tante, si affaiblie par l'âge, si débile d'esprit, qu'elle ne se rend compte de rien. Ma mère est morte, mon excellente mère… et mon père, mon père si bon, si touchant… Heureusement qu'ils ne sont plus! Ils n'auraient pas compris. Si leurs âmes vivent encore, elles savent ce qui est bien.

– Ton mari?

– Lui! c'est surtout lui qui a causé mes souffrances morales. Ai-je le droit de le tromper, cet homme que je n'aime pas, mais qui n'en a pas moins reçu de moi le serment de fidélité? A la fois trop honnête, trop sévère, trop grossier de sentiments et trop imbu de préjugés, il ne se prêterait pas à ce qu'il appellerait une complicité, il ne saurait être l'époux complaisant qui, s'apercevant qu'il n'est pas aimé, tacitement accorde à sa femme la liberté et, au besoin, favorise son bonheur. Je devrais le tromper, continuer à le tromper, bassement, perfidement, m'accommoder aux partages et aux vilenies de l'adultère. Je ne le puis pas, je ne le puis plus. J'ai honte d'avoir remis jusqu'à présent cette nécessaire purification de ma vie. Je n'en veux pas à mon mari; il est conséquent avec lui-même: c'est à moi que j'en veux d'avoir trompé cet homme, qui n'a eu que le tort, en somme, de ne pas discerner dans la petite fille qu'il a épousée la future femme passionnée peu propre à goûter les charmes de l'existence bourgeoise qu'il lui ménageait. Ah! oui, j'ai eu tous les remords de l'adultère. Mais au lieu de revenir à mon mari, ce qui serait une tromperie plus abominable encore, je vais à mon amant.

La vision de ce mari auquel il allait prendre sa femme flotta un instant dans l'esprit de Rocrange.

«Si c'était à moi qu'un autre enlevât Pauline!» pensa-t-il, sans pouvoir soutenir plus d'une rapide seconde cette effrayante hypothèse.

Il savait que Facial n'aimait pas, ne pouvait pas aimer Pauline comme lui l'aimait. Ne se produirait-il pas, néanmoins, chez ce malheureux, un déchirement profond, une blessure peut-être mortelle?

– N'as-tu pas pitié de lui? demanda-t-il.

– Pitié? répondit Pauline en secouant la tête. Son amour-propre souffrira plus que son cœur. Je n'éprouve pas de réelle pitié pour qui n'a pas connu le réel amour.

– Que fera-t-il, lorsqu'il apprendra la vérité?

– Rien d'extraordinaire.

– Se battra-t-il?

– Non. Pourquoi? C'est un homme raisonnable. Il réglera légalement notre situation par le divorce.

– Il ne cherchera pas à te reconquérir en pardonnant?

– Jamais. Ayant violé les lois du mariage, je ne mériterai plus d'être sa femme. Il me répudiera avec mépris et dignité.

C'était là, en effet, le vrai Facial: dans les questions de cœur, moins sujet au désespoir qu'à l'indignation, moins disposé à pleurer qu'à sévir. Et Rocrange comprit qu'il n'avait que faire de le plaindre. Toute pitié devait, au contraire, aller à cette pauvre femme, si sensible, si vibrante, broyée si longtemps dans l'étau du mariage moderne. Oh! comme elle avait besoin d'être aimée maintenant, et comme il fallait réparer par une ardeur de baisers et d'adorations le passé lugubre! Odon entourait sa bien-aimée de ses bras, semblait la protéger contre l'entreprise inhumaine de la loi, l'arracher aux étreintes du sort plein de complots. Il contractait avec émotion vis-à-vis d'elle des devoirs extraordinaires: non pas de ces devoirs factices et pénibles auxquels obligent la plupart des situations de la vie, mais de ces devoirs irrésistibles, passionnants, qui ne sont plus même des devoirs, tellement ils accaparent l'âme. Quelle gratitude emplissait son cœur! Il éprouvait cette grande volupté de ne pouvoir assez reconnaître la confiance qui lui était témoignée. Et pourtant, il se sentait libre. Il était bien entendu entre eux qu'ils s'aimaient librement, qu'ils se donnaient librement l'un à l'autre, qu'ils restaient libres jusque dans leurs serments d'amour, si parfois l'entraînement de la passion les portait à s'en faire. Le jour où ils ne s'aimeraient plus, si ce jour jamais pouvait luire, ils n'exerceraient l'un sur l'autre aucune tyrannie. Ils auraient aimé. Ce bonheur leur suffirait. Et il semblait à Odon qu'à ne pas se lier il en aimait mille fois plus Pauline. Il eût pris tous les engagements qu'il eût plu à celle-ci de lui dicter: car l'intérêt de sa maîtresse était la seule chose à quoi il songeât. Mais elle voulait qu'il n'y eût pas d'autre lien entre eux que leur amour. Et n'était-ce point leur véritable intérêt à tous deux? Et à se savoir si libres, ne goûtaient-ils pas davantage le charme d'une liaison exempte de calculs, où les seules fibres du cœur les attachaient plus sincèrement que toutes les promesses? Oh! il l'aimait à tomber à ses genoux, à s'évanouir de joie en sa sainte et lumineuse présence. Que faisait le mari entre eux deux? Il n'était bon qu'à être foulé aux pieds, rejeté, expulsé, pour oser mêler l'arrogance de ses droits caducs à leurs divins épanchements.

Mais tout à coup une pensée terrible vint bouleverser Odon. Comment n'avait-il pas réfléchi à cette objection formidable? Et comment Pauline… Oh! c'était impossible!..

– Ton fils? bégaya-t-il.

Le visage de Pauline ne se troubla pas.

– Ton fils! ton enfant! ton Marcelin pour lequel ton cœur de mère bat aussi fort que ton cœur d'amante pour moi, l'as-tu donc oublié? Cette seule apparition ne va-t-elle pas renverser d'un souffle l'édifice présomptueux de notre amour?

Odon attendait, haletant.

En une appréhension fatale, il eut la vision de l'enfant rappelant la mère, sinon au devoir, du moins au sacrifice. Il trembla devant la puissance des bras tendus criant: Ma mère, je suis le lien sacré qui vous unit indissolublement à mon père! Briserez-vous ce lien? Me priverez-vous de mon protecteur naturel, de celui qui m'a engendré, de mon père? Et qui vous dit que je ne l'aime pas, mon père? Est-il moins mon père que vous n'êtes ma mère? Avez-vous le droit, après m'avoir mis au monde, en collaboration avec lui, de dissoudre la famille dont je suis né? L'avez-vous ce droit? Ah! moi, l'enfant, je suis là, et pour moi vous devez tout supporter, tout souffrir. Il vous est défendu de changer, par votre bon plaisir, les conditions de ma naissance. Le sang parle. Le sang est plus fort que tous les caprices; il prime même les passions les plus irrésistibles et ordonne d'y résister. Moi, qui suis là, je vous interdis de vous unir à un autre, tant que mon père est vivant.

Et pourtant, Pauline avait l'air de ne pas entendre cette supplication filiale.

Que se passait-il dans sa tête qui restait calme, comme si Odon ne venait pas d'évoquer devant elle le plus redoutable adversaire de leur amour? Odon considérait sa maîtresse, l'interrogeant du regard avec anxiété, étonné de ne pas la voir changer de couleur, se troubler, pleurer, se tordre les mains.

Pauline n'avait pas sourcillé: la question était depuis longtemps résolue pour elle. Mais elle hésita quelques minutes devant l'aveu qu'elle avait à faire à son amant.

Ce fut d'une voix très basse, quoique extrêmement tranquille, qu'elle prononça enfin:

– Mon mari n'est pas le père de mon enfant.

Odon tressaillit. Une sueur froide couvrit subitement ses tempes.

– Que dis-tu? fit-il, avec effort.

Pauline répéta ce qu'elle venait de dire, mais avec un léger tremblement, alarmée qu'elle était de l'effet que cette révélation semblait produire sur Odon.

Rocrange se dressa violemment. Il fit quelques grands pas dans la chambre, comme frappé de folie, la tête entre les mains et poussant de rauques exclamations.

– Odon! Odon! gémit Pauline consternée.

Odon s'avança sur elle, lui saisit les poignets et les yeux égarés cherchant ses yeux pour les fixer furieusement:

– Tu as eu un autre amant que moi? vociféra-t-il… Ah! tu as eu un autre amant que moi?

Une jalousie atroce le remuait, jalousie brutale, irraisonnée, qui venait de s'abattre sur lui et de l'étreindre, quoique l'instant d'auparavant il se fût refusé à croire qu'il pût être sujet à une pareille passion.

– Réponds! réponds, Pauline! criait-il. Quel est l'homme qui est le père de ton enfant? Quel est celui qui t'a possédée d'amour avant moi? Ah! je te croyais pure, et voici que tu as eu un amant, un amant que tu as aimé comme moi, plus que moi peut-être! Pauline, tu viens de déchirer mon cœur effroyablement.

Des larmes jaillissaient de ses yeux et devant ce désespoir Pauline se sentait défaillir.

 

Mais elle réagit de toute l'énergie dont son âme était capable. Maîtrisant l'affreuse émotion qui la poignait, elle attendit qu'Odon eût exhalé le premier flot impétueux de sa douleur; et lorsqu'il se fut tu, la poitrine seulement secouée encore de sanglots, elle commença, d'une voix qu'elle fit le plus douce et le plus calme possible:

– Oui, Odon, j'ai eu un amant avant toi, et si je ne te l'ai pas dit jusqu'ici, c'est qu'au moment où je t'ai aimé il ne jouait plus aucun rôle dans la mémoire de mon cœur. J'avais encore moins à te parler de lui que de mon mari. Il est mort d'ailleurs, cet homme avec qui j'ai connu les fausses joies de l'adultère, il est mort, et son souvenir est mort depuis longtemps. Si cet enfant n'était pas là, pour me rappeler parfois son père, évoquer de l'oubli cette figure disparue, qui a pu jadis, alors que je n'avais pas accompli le pèlerinage de l'amour, m'en dresser le fantôme à un coin de ma route, si cet enfant, qui fait mon orgueil, ne m'inspirait en quelque sorte une reconnaissance rétrospective pour celui qui me le donna, je n'aurais qu'un regard d'amertume à jeter sur un passé vide et morne. Je ne l'ai point aimé, cet homme qui fut mon amant. Mérite-t-il ce titre? Il n'a su ni dompter mon âme, ni éblouir mes sens. Je suis restée froide et désolée comme après une effroyable ironie. Pourquoi t'être livrée à lui? diras-tu. Hélas! c'est pour la même raison qui m'a fait épouser mon mari. La femme cherche toujours à aimer. Jusqu'au moment où elle aime vraiment, où elle sait à n'en pas douter qu'elle aime, bien des tentatives infructueuses ont lieu. Où sont-elles les privilégiées qui ont trouvé du premier coup l'amant prédestiné et ont eu l'ineffable gloire de s'offrir vierges à ses baisers? S'il y en a auxquelles fut départi ce bonheur, qu'elles l'imputent à une faveur spéciale de la providence. La plupart, j'entends de celles qui aiment, ont à éprouver l'amère vanité des désirs humains, avant d'en connaître la possible et magnifique floraison. Heureuses, bienheureuses encore quand elles la connaissent! O mon Odon, vierges! Étais-je moins vierge parce que mon corps avait été possédé? Mais c'est toi, c'est toi qui m'as rendue femme! Auparavant, quoique femme mariée et femme adultère, je n'étais pas encore femme. Il me manquait le sens divin de l'amour. C'est toi qui m'en as dotée: ou plutôt qui l'as découvert, excité, fécondé en moi. N'as-tu point eu ma vraie virginité? N'es-tu point mon premier, mon seul, mon parfait amant, mon époux et mon maître? Odon, Odon, c'est toi que j'aime, je n'ai aimé que toi!

Odon sanglotait toujours, mais son regard s'était adouci. Il comprenait qu'il avait eu tort de s'emporter et que cette femme admirable ne perdait en rien de sa valeur pour avoir erré, longtemps erré à la recherche de l'inappréciable trésor. Lui-même avait eu des maîtresses, et en grand nombre: et osait-il dire qu'il n'en avait pas aimé quelques-unes? Et pourtant, lui aussi se sentait vierge, vierge par le renouvellement qu'apporte tout amour.

– Je ne t'en veux pas, Pauline, prononça-t-il, mais à voix triste encore.

Il ne pouvait pas se remettre si vite du coup inattendu qui l'avait frappé, quoique sa raison eût déjà pris le dessus et lui représentât l'injustice de sa douleur.

Pauline continua:

– Et l'eussé-je aimé, l'eussé-je aimé comme je t'aime, te serait-il permis de conclure que mon amour actuel n'est pas entier et sans mélange? Ne devrais-tu pas, au contraire, être fier d'avoir aboli dans mon cœur les autres sentiments qui auraient pu le partager? Enfin, et avant tout, n'étais-je pas libre de me donner, alors que je ne te connaissais pas et que je n'aurais pu me donner à toi? D'où viendrait que, même dans le cas où j'aurais aimé, tu pusses être peiné de mon passé?

– C'est vrai, dit Odon, j'ai agi sous l'empire de la folie: pardonne-moi.

– Je n'ai rien à pardonner: pour folle qu'elle était, cette jalousie était de l'amour.

– Pardonne-moi, Pauline, je t'ai offensée. En poussant mon cri d'indignation égoïste et dément, je me suis ravalé au niveau des tyrans et des pharisiens, qui entendent bien que la loi soit violée, mais à leur profit seulement. Le cœur est le cœur: comment exigerais-je qu'il reste enseveli sous un linceul de mort jusqu'au moment où j'apparais pour lui souffler la vie? Si ton cœur n'avait pas été agité depuis longtemps par l'éternel désir, te serait-il possible maintenant de m'aimer comme tu le fais? Oh non! et j'étais ridicule de supposer que, douée de passion, tu fusses demeurée jusqu'ici sans risquer un pas à la poursuite du bonheur. Que tu te sois déjà donnée, que tu en aies aimé un, deux, plusieurs, qu'ai-je besoin de m'en préoccuper, aujourd'hui que tu es à moi et que je te tiens frémissante dans mes bras? Le présent et l'avenir sont la seule chose qui compte; le passé en a été la préparation; et si le présent charme, c'est que le passé a été ce qu'il devait être. Pardonne-moi, Pauline: tu m'aimes, et je ne veux savoir que cela.

La noblesse de ces paroles toucha vivement la jeune femme. Elle n'était cependant pas entièrement satisfaite: les efforts d'Odon pour se dompter étaient trop visibles. Elle voulait que son amant n'eût contre elle pas même l'ombre d'un de ces griefs secrets, dont on rougit, qu'on est le premier à condamner, mais qui n'en tourmentent pas moins le cœur.

– Je crains que tu ne m'en veuilles, au fond, dit-elle. Avoue que j'ai descendu quelques marches du piédestal sur lequel tu te plaisais à m'ériger.

– Au premier moment, oui, répondit Odon. Je ne réfléchissais pas que dix ans de mariage avec un mari qu'on n'aime pas justifient toutes les conséquences.

– Je n'ai pas besoin d'être justifiée, mais d'être comprise.

Elle lui raconta l'histoire de son adultère. Elle n'en céla ni les hontes, ni les déboires; elle insista même sur le côté navrant de cette aventure. Elle se dépeignit telle qu'elle était à cette époque: irritée de la désillusion de son mariage, impatiente d'aimer, prenant pour de l'amour les moindres palpitations de son cœur inexpérimenté, et finalement donnant dans le premier panneau tendu sous ses pieds par un bel égoïste. Oh! elle n'avait pas été longue à s'apercevoir de sa bévue; mais elle s'y était entêtée, espérant toujours, malgré tout, jusqu'au moment où la brutalité indubitable des faits l'avait laissée gisante sur le carreau, à jamais rebutée, croyait-elle, de chercher le bonheur par l'amour. Cette expérience lui avait suffi. Elle avait réfréné en elle ses besoins de vie sentimentale. Elle en était arrivée à douter de l'amour, ou du moins, car elle ne le sentait que trop bouillonner stérilement dans son sein, à douter que sa réalisation fût possible sur la terre.

Odon l'écoutait parler, et, peu à peu, à mesure qu'il pénétrait mieux le passé de celle qu'il aimait, passé que, quoiqu'il se défendît de désirer y toucher, elle tenait à lui faire connaître dans ses détails, le sentiment pénible qui l'avait ému se transformait en ardente sympathie.

– Pauvre amie! répétait-il, tandis que se succédaient les stations de ce calvaire.

La pitié gonflait son cœur et n'y laissait plus de place pour la moindre amertume. Pauline savait si bien le mêler à sa vie, qu'il en éprouvait lui-même les impressions, la sentait, la comprenait, et partant n'avait plus rien à en pardonner ou à en excuser. Bien plus, à voir cette âme se dévoiler davantage, il concevait d'elle une admiration toujours plus profonde, car il s'étonnait de trouver qu'elle avait tellement eu soif d'idéal et depuis si longtemps avait souffert de la disproportion entre ses aspirations merveilleuses et l'indigence du sort qu'elle avait subi.

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