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Edouard

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J'allais quelquefois chez mon oncle M. d'Herbelot, et j'y retrouvais la même gaieté, le même mouvement qui m'avaient tant déplu à mon arrivée à Paris. Mon oncle ne concevait pas que je fusse heureux dans cet intérieur grave de la famille de M. le maréchal d'Olonne, et moi je comparais intérieurement ces deux maisons tellement différentes l'une de l'autre. Quelque chose de bruyant, de joyeux, faisait de la vie, chez M. d'Herbelot, comme un étourdissement perpétuel. Là on ne vivait que pour s'amuser, et une journée qui n'était pas remplie par le plaisir paraissait vide; là on s'inquiétait des distractions du jour autant que de ses nécessités, comme si l'on eût craint que le temps qu'on n'occupait pas de cette manière ne se fût pas écoulé tout seul. Une troupe de complaisants, de commensaux, remplissaient le salon de M. d'Herbelot et paraissaient partager tous ses goûts; ils exerçaient sur lui un empire auquel je ne pouvais m'habituer: c'était comme un appui que cherchait sa faiblesse. On aurait dit qu'il n'était jamais sûr de rien sur sa propre foi: il lui fallait le témoignage des autres. Toutes les phrases de M. d'Herbelot commençaient par ces mots: "Luceval et Bertheney trouvent… Luceval et Bertheney disent…" Et Luceval et Bertheney précipitaient mon oncle dans toutes les folies et les ridicules d'un luxe ruineux et d'une vie pleine de désordres et d'erreurs. Dans cette maison, toutes les frivolités étaient traitées sérieusement, et toutes les choses sérieuses l'étaient avec légèreté. Il semblait qu'on voulût jouir à tout moment de cette fortune récente et de tous les plaisirs qu'elle peut donner, comme un avare touche son trésor pour s'assurer qu'il est là.

Chez M. le maréchal d'Olonne, au contraire, cette possession des honneurs et de la fortune était si ancienne qu'il n'y pensait plus; il n'était jamais occupé d'en jouir, mais il l'était souvent de remplir les obligations qu'elle impose. Des assidus, des commensaux, remplissaient aussi très-souvent le salon de l'hôtel d'Olonne; mais c'étaient des parents pauvres, un neveu officier de marine, venant à Paris demander le prix de ses services; c'était un vieux militaire couvert de blessures et réclamant la croix de Saint-Louis; c'étaient d'anciens aides de camp du maréchal; c'était un voisin de ses terres; c'était, hélas! le fils d'un ancien ami. Il y avait une bonne raison à donner pour la présence de chacun d'eux; on pouvait dire pourquoi ils étaient là, et il y avait une sorte de paternité dans cette protection bienveillante autour de laquelle ils venaient tous se ranger.

Les hommes distingués par l'esprit et le talent étaient tous accueillis chez M. le maréchal d'Olonne, et ils y valaient tout ce qu'ils pouvaient valoir: car le bon goût qui régnait dans cette maison gagnait même ceux à qui il n'aurait pas été naturel; mais il faut pour cela que le maître en soit le modèle, et c'est ce qu'était M. le maréchal d'Olonne.

Je ne crois pas que le bon goût soit une chose si superficielle qu'on le pense en général. Tant de choses concourent à le former! La délicatesse de l'esprit, celle des sentiments; l'habitude des convenances, un certain tact qui donne la mesure de tout sans avoir besoin d'y penser. Et il y a aussi des choses de position dans le goût et le ton qui exercent un tel empire! Il faut une grande naissance, une grande fortune; de l'élégance, de la magnificence dans les habitudes de la vie; il faut enfin être supérieur à sa situation par son âme et ses sentiments, car on n'est à son aise dans les prospérités de la vie que quand on s'est placé plus haut qu'elles. M. le maréchal d'Olonne et Mme de Nevers pouvaient être atteints par le malheur sans être abaissés par lui, car l'âme du moins ne déchoit point, et son rang est invariable.

On attendait Mme de Nevers de jour en jour, et mon coeur palpitait de joie en pensant que j'allais la revoir. Loin d'elle, je ne pouvais croire longtemps que je l'eusse offensée. Je sentais que je l'aimais avec tant de désintéressement, j'avais tellement conscience que j'aurais donné ma vie pour lui épargner un moment de peine, que je finissais par ne plus croire qu'elle fût mécontente de moi, à force d'être assuré qu'elle n'avait pas le droit de l'être. Mais son retour me détrompa cruellement!

Dès le même soir, je lui trouvai l'air sérieux et glacé qui m'avait tant affligé; à peine me parla-t-elle, et mes yeux ne purent jamais rencontrer les siens. Bientôt il parut que sa manière de vivre même était changée: elle sortait souvent, et quand elle restait à l'hôtel d'Olonne elle y avait toujours beaucoup de monde; elle était depuis quinze jours à Paris, et je n'avais encore pu me trouver un instant seul avec elle. Un soir, après souper, on se mit au jeu; Mme de Nevers resta à causer avec une femme qui ne jouait point. Cette femme, au bout d'un quart d'heure, se leva pour s'en aller, et je me sentis tout ému en pensant que j'allais rester tête à tête avec Mme de Nevers. Après avoir reconduit Madame de R… Mme de Nevers fit quelques pas de mon côté; mais, se retournant brusquement, elle se dirigea vers l'autre extrémité du salon, et alla s'asseoir auprès de M. le maréchal d'Olonne, qui jouait au whist, et dont elle se mit à regarder le jeu. Je fus désespéré. "Elle me méprise! pensai-je; elle me dédaigne! Qu'est devenue cette bonté touchante qu'elle montra lorsque je perdis mon père? C'était donc seulement au prix de la plus amère des douleurs que je devais sentir la plus douce de toutes les joies! Elle pleurait avec moi alors; à présent, elle déchire mon coeur, et ne s'en aperçoit même pas." Je pensai pour la première fois qu'elle avait peut-être pénétré mes sentiments et qu'elle en était blessée. "Mais pourquoi le serait-elle? me disais-je: c'est un culte que je lui rends dans le secret de mon coeur; je ne prétends à rien, je n'espère rien. L'adorer, c'est ma vie: comment pourrais-je m'empêcher de vivre?" J'oubliais que j'avais mortellement redouté qu'elle ne découvrît ma passion, et j'étais si désespéré que je crois qu'en ce moment je la lui aurais avouée moi-même pour la faire sortir, fût-ce par la colère, de cette froideur et de cette indifférence qui me mettaient au désespoir.

"Si j'étais le prince d'Enrichemont ou le duc de L… me disais-je, j'oserais m'approcher d'elle, je la forcerais à s'occuper de moi; mais, dans ma position, je dois l'attendre, et, puisqu'elle m'oublie, je veux partir. Oui, je la fuirai, je quitterai cette maison. Mon père y apportait trente ans de considération et une célébrité qui le faisait rechercher de tout le monde; moi, je suis un être obscur, isolé; je n'ai aucun droit par moi-même, et je ne veux pas des bontés qu'on accorde au souvenir d'un autre, même de mon père. Personne aujourd'hui ne s'intéresse à moi; je suis libre, je la fuirai, j'irai au bout du monde avec son souvenir, le souvenir de ce qu'elle était il y a six mois! Livré à ces pensées douloureuses, je me rappelais les rêveries de ma jeunesse, de ce temps où je n'étais l'inférieur de personne. "Entouré de mes égaux, pensais-je, je n'avais pas besoin de soumettre mon instinct à l'examen de ma raison; j'étais bien sûr de n'être pas inconvenable, ce mot créé pour désigner des torts qui n'en sont pas. Ah! ce malaise affreux que j'éprouve, je ne le sentais pas avec mes pauvres parents; mais je ne le sentais pas non plus, il y a six mois, quand Mme de Nevers me regardait avec douceur, quand elle me faisait raconter ma vie et qu'elle me disait que j'étais le fils de son père. Avec elle je retrouverais tout ce qui me manque. Qu'ai-je donc fait? en quoi l'ai-je offensée?"

Le jeu était fini; M. le maréchal d'Olonne s'approcha de moi et me dit: "Certainement, Edouard, vous n'êtes pas bien… Depuis quelques jours vous êtes fort changé, et ce soir vous avez l'air tout à fait malade." Je l'assurai que je me portais bien, et je regardai Mme de Nevers. Elle venait de se retourner pour parler à quelqu'un. Si j'eusse pu croire qu'elle savait que je souffrais pour elle, j'aurais été moins malheureux. Les jours suivants, je crus remarquer un peu plus de bonté dans ses regards, un peu moins de sérieux dans ses manières; mais elle sortait toujours presque tous les soirs, et, quand je la voyais partir à neuf heures, belle, parée, charmante, pour aller dans ces fêtes où je ne pouvais la suivre, j'éprouvais des tourments inexprimables; je la voyais entourée, admirée; je la voyais gaie, heureuse, paisible, et je dévorais en silence mon humiliation et ma douleur.

Il était question depuis quelque temps d'un grand bal chez M. le prince de L… et l'on vint tourmenter Mme de Nevers pour la mettre d'un quadrille russe que la princesse voulait qu'on dansât chez elle et où elle devait danser elle-même. Les costumes étaient élégants et prêtaient fort à la magnificence. On arrangea le quadrille; il se composait de huit jeunes femmes, toutes charmantes, et d'autant de jeunes gens, parmi lesquels étaient le prince d'Enrichemont et le duc de L… Ce dernier fut le danseur de Mme de Nevers, au grand déplaisir du prince d'Enrichemont. Pendant quinze jours, ce quadrille devint l'unique occupation de l'hôtel d'Olonne: Gardel venait le faire répéter tous les matins; les ouvriers de tout genre employés pour le costume prenaient les ordres; on assortissait des pierreries, on choisissait des modèles, on consultait des voyageurs pour s'assurer de la vérité des descriptions et ne pas s'écarter du type national, qu'avant tout on voulait conserver. Je savais mauvais gré à Mme de Nevers de cette frivole occupation, et cependant je ne pouvais me dissimuler que, si j'eusse été à la place du duc de L… je me serais trouvé le plus heureux des hommes. J'avais l'injustice de dire des mots piquants sur la légèreté en général, comme si ces mots eussent pu s'appliquer à Mme de Nevers! Des sentiments indignes de moi, et que je n'ose rappeler, se glissaient dans mon coeur. Hélas! il est bien difficile d'être juste dans un rang inférieur de la société, et ce qui nous prime peut difficilement ne pas nous blesser. Mme de Nevers cependant n'était pas gaie, et elle se laissait entraîner à cette fête plutôt qu'elle n'y entraînait les autres. Elle dit une fois qu'elle était lasse de tous ces plaisirs; mais pourtant le jour du quadrille arriva, et Mme de Nevers parut dans le salon à huit heures en costume et accompagnée de deux ou trois personnes qui allaient avec elle répéter encore une fois le quadrille chez la princesse avant le bal.

 

Jamais je n'avais vu Mme de Nevers plus ravissante qu'elle ne l'était ce soir-là. Cette coiffure de velours noir, brodée de diamants, ne couvrait qu'à demi ses beaux cheveux blonds; un grand voile brodé d'or et très-léger surmontait cette coiffure, et tombait avec grâce sur son cou et sur ses épaules, qui n'étaient cachées que par lui; un corset de soie rouge boutonné, et aussi orné de diamants, dessinait sa jolie taille; ses manches blanches étaient retenues par des bracelets de pierreries, et sa jupe courte laissait voir un pied charmant, à peine pressé dans une petite chaussure en brodequin, de soie aussi et lacée d'or; enfin, rien ne peut peindre la grâce de Mme de Nevers dans cet habit étranger, qui semblait fait exprès pour le caractère de sa figure et la proportion de sa taille. Je me sentis troublé en la voyant, une palpitation me saisit; je fus obligé de m'appuyer contre une chaise. Je crois qu'elle le remarqua: elle me regarda avec douceur. Depuis si longtemps je cherchais ce regard qu'il ne fit qu'ajouter à mon émotion. "N'allez-vous pas au spectacle? me demanda-t-elle. – Non, lui dis-je, ma soirée est finie. – Cependant, reprit-elle, il n'est pas encore huit heures? – N'allez-vous pas sortir?" répondis-je. Elle soupira; puis, me regardant tristement: "J'aimerais mieux rester," dit-elle. On l'appela; elle partit. Mais, grand Dieu! quel changement s'était fait autour de moi! "J'aimerais mieux rester!" Ces mots si simples avaient bouleversé toute mon âme! "J'aimerais mieux rester!" Elle me l'avait dit, je l'avais entendu; elle avait soupiré, et son regard disait plus encore! Elle aimerait mieux rester! rester pour moi! O Ciel! cette idée contenait trop de bonheur: je ne pouvais la soutenir; je m'enfuis dans la bibliothèque; je tombai sur une chaise. Quelques larmes soulagèrent mon coeur. "Rester pour moi!" répétai-je. J'entendais sa voix, son soupir; je voyais son regard, il pénétrait mon âme, et je ne pouvais suffire à tout ce que j'éprouvais à la fois de sensations délicieuses. Ah! qu'elles étaient loin, les humiliations de mon amour-propre! que tout cela me paraissait en ce moment petit et misérable! Je ne concevais pas que j'eusse jamais été malheureux. "Quoi! elle aurait pitié de moi!" Je n'osais dire: "Quoi! elle m'aimerait!" Je doutais, je voulais douter! Mon coeur n'avait pas la force de soutenir cette joie! Je le tempérais comme on ferme les yeux à l'éclat d'un beau soleil; je ne pouvais la supporter tout entière. Mme de Nevers se tenait souvent le matin dans cette même bibliothèque où je m'étais réfugié: je trouvai sur la table un de ses gants; je le saisis avec transport; je le couvris de baisers; je l'inondai de larmes. Mais bientôt je m'indignai contre moi-même d'oser ainsi profaner son image par mes coupables pensées; je lui demandais pardon de la trop aimer. "Qu'elle me permette seulement de souffrir pour elle! me disais-je; je sais bien que je ne puis prétendre au bonheur. Mais est-il donc possible que ce qu'elle m'a dit ait le sens que mon coeur veut lui prêter? Peut-être que si elle fût restée un instant de plus elle aurait tout démenti." C'est ainsi que le doute rentrait dans mon âme avec ma raison; mais bientôt cet accent si doux se faisait entendre de nouveau au fond de moi-même. Je le retenais, je craignais qu'il ne s'échappât; il était ma seule espérance, mon seul bonheur: je le conservais comme une mère serre un enfant dans ses bras!

Ma nuit entière se passa sans sommeil. J'aurais été bien fâché de dormir, et de perdre ainsi le sentiment de mon bonheur. Le lendemain, M. le maréchal d'Olonne me fit demander dans son cabinet. Je commençai alors à penser qu'il fallait cacher ce bonheur, qu'il me semblait que tout le monde allait deviner; mais je ne pus surmonter mon invincible distraction. Je n'eus pas besoin longtemps de dissimuler pour avoir l'air triste… Je revis Mme de Nevers; elle évita mes regards, ne me parla point, sortit de bonne heure et me laissa au désespoir. Cependant sa sévérité s'adoucit un peu les jours suivants, et je crus voir qu'elle n'était pas insensible à la peine qu'elle me causait. Je ne pouvais presque pas douter qu'elle ne m'eût deviné: si j'eusse été sûr de sa pitié, je n'aurais pas été malheureux.

Je n'avais jamais vu danser Mme de Nevers, et j'avais un violent désir de la voir, sans en être vu, à une de ces fêtes où je me la représentais si brillante. On pouvait aller à ces grands bals comme spectateur: cela s'appelait aller en beyeux. On était sur des tribunes ou sur des gradins séparés du reste de la société; on y trouvait en général des personnes d'un rang inférieur et qui ne pouvaient aller à la cour. J'étais blessé d'aller là, et la pensée de Mme de Nevers pouvait seule l'emporter sur la répugnance que j'avais d'exposer ainsi à tous les yeux l'infériorité de ma position. Je ne prétendais à rien, et cependant me montrer ainsi à côté de mes égaux m'était pénible. Je me dis qu'en allant de bonne heure je me cacherais dans la partie du gradin où je serais le moins en vue, et que dans la foule on ne me remarquerait peut-être pas. Enfin, le désir de voir Mme de Nevers l'emporta sur tout le reste, et je pris un billet pour une fête que donnait l'ambassadeur d'Angleterre et où la reine devait aller. Je me plaçai en effet sur des gradins qu'on avait construits dans l'embrasure des fenêtres d'un immense salon. J'avais à côté de moi un rideau derrière lequel je pouvais me cacher, et j'attendis là Mme de Nevers, non sans un sentiment pénible, car tout ce que j'avais prévu arriva, et je ne fus pas plutôt sur ce gradin que le désespoir me prit d'y être. Le langage que j'entendais autour de moi blessait mon oreille; quelque chose de commun, de vulgaire, dans les remarques, me choquait et m'humiliait comme si j'en eusse été responsable. Cette société momentanée où je me trouvais avec mes égaux m'apprenait combien je m'étais placé loin d'eux. Je m'irritais aussi de ce que je trouvais en moi cette petitesse de caractère qui me rendait si sensible à leurs ridicules. "Le vrai mérite dépend-il donc des manières? me disais-je. Qu'il est indigne à moi de désavouer ainsi au fond de mon âme le rang où je suis placé et que je tiens de mon père! N'est-il pas honorable ce rang? Qu'ai-je donc à envier?" Mme de Nevers entrait en ce moment. Qu'elle était belle et charmante! "Ah! pensai-je, voilà ce que j'envie; ce n'est pas le rang pour le rang, c'est qu'il me ferait son égal. O mon Dieu! huit jours seulement d'un tel bonheur, et puis la mort." Elle s'avança, et elle allait passer près du gradin sans me voir, lorsque le duc de L… me découvrit au fond de mon rideau et m'appela en riant. Je descendis au bord du gradin, car je ne voulais pas avoir l'air honteux d'être là. Mme de Nevers s'arrêta, et me dit: "Comment! Vous êtes ici? – Oui, lui répondis-je; je n'ai pu résister au désir de vous voir danser. J'en suis puni, car j'espérais que vous ne me verriez pas." Elle s'assit sur la banquette qui était devant le gradin, et je continuai à causer avec elle. Nous n'étions séparés que par la barrière qui isolait les spectateurs de la société, triste emblème de celle qui nous séparait pour toujours! L'ambassadeur vint parler à Mme de Nevers, et lui demanda qui j'étais. "C'est le fils de M. G… avec lequel je me rappelle que vous avez dîné chez mon père, il y a environ un an, lui répondit-elle. – Je n'ai jamais rencontré un homme d'un esprit plus distingué," dit l'ambassadeur. Et, s'adressant à moi: "Je fais un reproche à Mme de Nevers, dit-il, de ne m'avoir pas procuré le plaisir de vous inviter plus tôt… Quittez, je vous prie, cette mauvaise banquette, et venez avec nous." Je fis le tour du gradin, et l'ambassadeur, continuant: "La profession d'avocat est une des plus honorées en Angleterre, dit-il; elle mène à tout. Le grand-chancelier actuel, lord D… a commencé par être un simple avocat, et il est aujourd'hui au premier rang dans notre pays. Le fils de lord D… a épousé une personne que vous connaissez, Madame, ajouta l'ambassadeur en s'adressant à Mme de Nevers: c'est lady Sarah Benmore, la fille aînée du duc de Sunderland. Vous souvenez-vous que nous trouvions qu'elle vous ressemblait?" L'ambassadeur s'éloigna. "Comme vous êtes pâle! qu'avez-vous? me dit Mme de Nevers. – Je l'emmène, dit le duc de L… sans l'entendre; je veux lui montrer le bal, et d'ailleurs vous allez danser." Le prince d'Enrichemont vint chercher Mme de Nevers, et j'allai avec le duc de L… dans la galerie, où la foule s'était portée, parce que la reine y était. Le duc de L… toujours d'un bon naturel, était charmé de me voir au bal; il me nommait tout le monde, et se moquait de la moitié de ceux qu'il me nommait. J'étais inquiet, mal à l'aise; l'idée qu'on pouvait s'étonner de me voir là m'ôtait tout le plaisir d'y être. Le duc de L… s'arrêta pour parler à quelqu'un; je m'échappai, je retournai dans le salon où dansait Mme de Nevers, et je m'assis sur la banquette qu'elle venait de quitter. Ah! ce n'est pas au bal que je pensais! Je croyais encore entendre toutes les paroles de l'ambassadeur… Que j'aimais ce pays où toutes les carrières étaient ouvertes au mérite, où l'impossible ne s'élevait jamais devant le talent, où l'on ne disait jamais: "Vous n'irez que jusque-là!" Emulation, courage, persévérance, tout est réduit par l'impossible, cet abîme qui sépare du but et qui ne sera jamais comblé! Et ici l'autorité est nulle comme le talent; la puissance elle-même ne saurait franchir cet obstacle, et cet obstacle, c'est ce nom révéré, ce nom sans tache, ce nom de mon père dont j'ai la lâcheté de rougir! Je m'indignai contre moi-même, et, m'accusant de ce sentiment comme d'un crime, je restai absorbé dans mille réflexions douloureuses. En levant les yeux je vis Mme de Nevers auprès de moi. "Vous étiez bien loin d'ici, me dit-elle. – Oui, lui répondis-je; je veux aller en Angleterre, dans ce pays où rien n'est impossible. – Ah! dit-elle, j'étais bien sûre que vous pensiez à cela!.. Mais ne dansez-vous pas? me demanda-t-elle. – Je crains que cela ne soit inconvenable, lui dis-je. – Pourquoi donc? reprit-elle; puisque vous êtes invité, vous pouvez danser, et je ne vois pas ce qui vous en empêcherait… Et qui inviterez-vous? ajouta-t-elle en souriant. – Je n'ose vous prier, lui dis-je; je crains qu'on ne trouve déplacé que vous dansiez avec moi. – Encore! s'écria-t-elle; voilà réellement de l'humilité fastueuse. – Ah! lui dis-je tristement, je vous prierais en Angleterre." Elle rougit. "Il faut que je quitte le monde, ajoutai-je; il n'est pas fait pour moi: j'y souffre, et je m'y sens de plus en plus isolé. Je veux suivre ma profession: j'irai au Palais. Personne là ne demandera pourquoi j'y suis; je mettrai une robe noire, et je plaiderai des causes. Me confierez-vous vos procès? lui demandai-je, je les gagnerai tous. – Je voudrais commencer par gagner celui-ci, me dit-elle. Ne voulez-vous donc pas danser avec moi?" Je ne pus résister à la tentation: je pris sa main, sa main que je n'avais jamais touchée! et nous nous mîmes à une contredanse. Je ne tardai pas à me repentir de ma faiblesse: il me semblait que tout le monde nous regardait; je croyais lire l'étonnement sur les physionomies, et je passais du délice de la contempler, d'être si près d'elle, de la tenir presque dans mes bras, à la douleur de penser qu'elle faisait peut-être pour moi une chose inconvenante, et qu'elle en serait blâmée. Comme la contredanse allait finir, M. le maréchal d'Olonne s'approcha de nous, et je vis son visage devenir sérieux et mécontent. Mme de Nevers lui dit quelques mots tout bas, et son expression habituelle de bonté revint sur-le-champ. Il me dit: "Je suis bien aise que l'ambassadeur vous ait prié. C'est aimable à lui." Cela voulait dire: "Il l'a fait pour m'obliger, et c'est par grâce que vous êtes ici." C'est ainsi que tout me blessait, et que, jusqu'à cette protection bienveillante, tout portait un germe de souffrance pour mon âme et d'humiliation pour mon orgueil.

Je fus poursuivi pendant plusieurs jours après cette fête par les réflexions les plus pénibles, et je me promis bien de ne plus me montrer à un bal. L'infériorité de ma position m'était bien moins sensible dans l'intérieur de la maison de M. le maréchal d'Olonne, ou même au milieu de sa société intime, quoiqu'elle fût composée de grands seigneurs ou d'hommes célèbres par leur esprit. Mais là, du moins, on pouvait valoir quelque chose par soi-même, tandis que dans la foule on n'est distingué que par le nom ou l'habit qu'on porte; et y aller comme pour y étaler son infériorité me semblait insupportable, tout en ne pouvant m'empêcher de trouver que cette souffrance était une faiblesse. Je pensais à l'Angleterre: que j'admirais ces institutions qui du moins relèvent l'infériorité par l'espérance! "Quoi! me disais-je, ce qui est ici une folie sans excuse serait là le but de la plus noble émulation! là je pourrais conquérir Mme de Nevers! Sept lieues de distance séparent le bonheur et le désespoir. Qu'elle était bonne et généreuse à ce bal! Elle a voulu danser avec moi pour me relever à mes propres yeux, pour me consoler de tout ce qu'elle sentait bien qui me blessait. Mais est-ce d'une femme, est-ce de celle qu'on aime, qu'on devrait recevoir protection et appui? Dans ce monde factice, tout est interverti, ou plutôt c'est ma passion pour elle qui change ainsi les rapports naturels; elle n'aurait pas rendu service au prince d'Enrichemont en le priant à danser. Il prétendait à ce bonheur, il avait droit d'y prétendre, et moi toutes mes prétentions sont déplacées, et mon amour pour elle est ridicule!" J'aurais mieux aimé la mort que cette pensée; elle s'empara pourtant de moi au point que je mis à fuir Mme de Nevers autant d'empressement que j'en avais mis à la chercher; mais c'était sans avoir le courage de me séparer d'elle tout à fait, en quittant, comme je l'aurais dû peut-être, la maison de M. le maréchal d'Olonne, et en suivant ma profession. Mme de Nevers, par un mouvement opposé, m'adressait plus souvent la parole, et cherchait à dissiper la tristesse où elle me voyait plongé; elle sortait moins le soir, je la voyais davantage, et peu à peu sa présence adoucissait l'amertume de mes sentiments.

 

Quelques jours après le bal de l'ambassadeur d'Angleterre, la conversation se mit sur les fêtes en général; on parla de celles qui venaient d'avoir lieu, et l'on cita les plus magnifiques et les plus gaies. "Gaies, s'écria Mme de Nevers; je ne reconnais pas qu'aucune fête soit gaie; j'ai toujours été frappée, au contraire, qu'on n'y voyait que des gens tristes et qui semblaient fuir là quelque grande peine. – Qui se serait douté que Mme de Nevers ferait une telle remarque? dit le duc de L… Quand on est jeune, belle, heureuse, comment voit-on autre chose que l'envie qu'on excite et l'admiration qu'on inspire? – Je ne vois rien de tout cela, dit-elle, et j'ai raison; mais, sérieusement, ne trouvez-vous pas comme moi que la foule est toujours triste? Je suis persuadée que la dissipation est née du malheur: le bonheur n'a pas cet air agité. – Nous interrogerons les assistants au premier bal, dit en riant le duc de L… – Ah! reprit Mme de Nevers, si cela se pouvait, vous seriez peut-être bien étonné de leurs réponses! – S'il y a au bal des malheureux, dit le duc de L… ce sont ceux que vous faites, Madame. Voici le prince d'Enrichemont: je vais l'appeler et invoquer son témoignage." Le duc de L… se tirait toujours de la conversation par des plaisanteries: observer et raisonner était une espèce de fatigue dont il était incapable; son esprit était comme son corps, et avait besoin de changer de place à tout moment. Je me demandai aussi pourquoi Mme de Nevers avait fait cette réflexion sur les fêtes, et pourquoi depuis six mois elle y avait passé sa vie. Je n'osais croire ce qui se présentait à mon esprit: j'aurais été trop heureux.

Les jours suivants, Mme de Nevers me parut triste, mais elle ne me fuyait pas. Un soir, elle me dit: "Je sais que mon père s'est occupé de vous, et qu'il espère que vous serez placé avantageusement au ministère des affaires étrangères. Cela vous donnera des moyens de vous distinguer prompts et sûrs, et cela vous mettra aussi dans un monde agréable. – Je tenais à la profession de mon père, lui dis-je; mais il me sera doux de laisser M. le maréchal d'Olonne et vous disposer de ma vie."

Peu de jours après, elle me dit: "La place est obtenue, mais mon père ne pourra pas longtemps vous y être utile. – Les bruits qu'on fait courir sur la disgrâce de M. le duc d'A… sont donc vrais? lui demandai-je. – Ils sont trop vrais, me répondit-elle, et je crois que mon père la partagera. Suivant toute apparence, il sera exilé à Faverange, au fond du Limousin, et je l'y accompagnerai. – Grand Dieu! m'écriai-je, et c'est en ce moment que vous me parlez de place? Vous me connaissez donc bien peu si vous me croyez capable d'accepter une place pour servir vos ennemis! Je n'ai qu'une place au monde: c'est à Faverange, et ma seule ambition, c'est d'y être souffert." Je la quittai en disant ces mots, et j'allai, encore tout ému, chez M. le maréchal d'Olonne lui dire tout ce que mon coeur m'inspirait. Il en fut touché. Il me dit qu'en effet le duc d'A… était disgracié, et que, sans avoir partagé ni sa faveur ni sa puissance, il partagerait sa disgrâce. "J'ai dû le soutenir dans une question où son honneur était compromis, dit-il; je suis tranquille, j'ai fait mon devoir, et la vérité sera connue tôt ou tard. J'accepterai votre dévouement, mon cher Edouard, comme j'aurais accepté celui de votre père; je vous laisserai ici pour quelques jours; vous terminerez des affaires importantes, que sans doute on ne me donnera pas le temps de finir. Restez avec moi, me dit-il; je veux mettre ordre au plus pressé, être prêt et n'avoir rien à demander, pas même un délai."

L'ordre d'exil arriva dans la soirée, et répandit la douleur et la consternation à l'hôtel d'Olonne. M. le maréchal d'Olonne, avec le plus grand calme, donna des ordres précis, et, en fixant une occupation à chacun, suspendit les plaintes inutiles.

Le duc de L… le prince d'Enrichemont et les autres amis de la famille accoururent à l'hôtel d'Olonne au premier bruit de cette disgrâce. M. le maréchal d'Olonne eut toutes les peines du monde à contenir le bouillant intérêt du duc de L… à enchaîner son zèle inconsidéré et à tempérer la violence de ses discours. Le prince d'Enrichemont, au contraire, toujours dans une mesure parfaite, disait tout ce qu'il fallait dire, et je ne sais comment, en étant si convenable, il trouvait le moyen de me choquer à tout moment. Quelquefois, en écoutant ces phrases si bien tournées, je regardais Mme de Nevers, et je voyais sur ses lèvres un léger sourire, qui me prouvait que le prince d'Enrichemont n'avait pas auprès d'elle plus de succès qu'auprès de moi. J'eus à cette époque un chagrin sensible. M. d'Herbelot se conduisit envers M. le maréchal d'Olonne de la manière la plus indélicate. Ils avaient eu à traiter ensemble une affaire relative au gouvernement de Guienne, et, après des contestations assez vives, mon oncle avait eu le dessous. Il restait quelques points en litige; mon oncle crut le moment favorable pour le succès; il intrigua et fit décider l'affaire en sa faveur. Je fus blessé au coeur de ce procédé.

Cependant les ballots, les paquets, remplirent bientôt les vestibules et les cours de l'hôtel d'Olonne, quelques chariots partirent en avant avec une partie de la maison, et M. le maréchal d'Olonne et Mme de Nevers quittèrent Paris le lendemain, ne voulant être accompagnés que de l'abbé Tercier. Tout Paris était venu dans la soirée à l'hôtel d'Olonne; mais M. le maréchal d'Olonne n'avait reçu que ses amis. Il dédaignait cette insulte au pouvoir, dont les exemples étaient alors si communs; il trouvait plus de dignité dans un respectueux silence. Je l'imite, mais je ne doute pas qu'à cette époque vous n'ayez entendu parler de l'exil de M. le maréchal d'Olonne comme d'une grande injustice et d'un abus de pouvoir fondé sur la plus étrange erreur.