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Sous la neige

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Maintenant le bruit n'était plus qu'un souffle, dont il croyait sentir la chaleur sous sa main, reposée sur quelque chose de doux et de soyeux. La pensée de la souffrance de cet animal lui devint intolérable et il fit effort pour se lever, mais il ne put y arriver; un rocher, ou quelque lourde masse, pesait sur lui… Il continua cependant à tâtonner de la main gauche, cherchant à s'emparer de la petite bête. Mais subitement il s'aperçut que ce qui avait paru si doux à son toucher était la chevelure de Mattie, et qu'il avait maintenant une main sur son visage.

Il parvint à se mettre à genoux et le poids effroyable se déplaça avec lui. Il promena ses doigts sur la figure de la jeune fille. Il sentit alors que c'était des lèvres de Mattie que s'exhalait cette plainte…

Il pencha sa tête tout contre la sienne; il mit son oreille près de sa bouche et, dans l'obscurité il vit ses yeux s'ouvrir et l'entendit prononcer son nom.

– Oh, Matt, j'étais si sûr que nous donnerions dans l'orme, dit-il en gémissant.

Et dans le lointain, là-bas sur la colline, il entendit le hennissement de l'alezan.

«Il faut que j'aille lui donner à manger», songea-t-il…

* * * * *

La voix geignarde cessa lorsque j'entrai dans la cuisine des Frome, et, des deux femmes qui y étaient assises, je ne pus deviner laquelle avait parlé.

L'une d'elles, à ma vue, dressa sa haute taille osseuse. Ce n'était pas pour m'accueillir – car elle ne me lança qu'un rapide regard d'étonnement – mais pour préparer le repas qu'avait retardé l'absence prolongée de Frome. Un peignoir d'indienne fripé pendait de ses épaules; de rares cheveux gris, tirés en arrière et maintenus par un peigne édenté, découvraient un front allongé. Ses yeux pâles et opaques ne révélaient rien et ne reflétaient rien, et ses lèvres étroites étaient de la même teinte jaunâtre que sa figure.

L'autre femme était plus petite et plus frêle. Elle se tenait tout recroquevillée dans son fauteuil, près du poêle. A mon entrée, elle tourna vivement la tête de mon côté, mais son corps demeura immobile. Ses cheveux étaient aussi gris que ceux de sa compagne et sa figure aussi exsangue et aussi ridée. Mais sa pâleur avait une nuance d'ambre, et des ombres bistrées creusaient ses tempes et accentuaient la minceur de ses narines. Sous sa robe informe, elle gardait une immobilité flasque, et ses yeux sombres avaient l'éclat maléfique particulier à ceux qui sont atteints d'une maladie de la moëlle épinière.

Même pour le pays, la cuisine des Frome était assez misérable d'aspect. La femme assise près du poêle se tenait dans un fauteuil défraîchi qui paraissait avoir été acquis à la vente d'un mobilier plus luxueux; mais les autres meubles étaient des plus humbles. Trois assiettes de porcelaine grossière et un pot à lait ébréché étaient placés sur une table graisseuse, tailladée de coups de couteau; contre les murs blanchis à la chaux, deux chaises de paille et un buffet de cuisine en bois blanc s'alignaient maigrement.

– Bigre, il fait froid ici!… Le feu doit être éteint, – dit Frome en s'excusant.

La grande femme osseuse, qui s'était dirigée vers le buffet, ne fit aucune attention à ces paroles; mais l'autre, de son fauteuil, répartit d'une voix aiguë et dolente:

– Le feu vient seulement d'être arrangé à la minute… Zeena s'était endormie et elle a dormi si longtemps que j'ai bien failli geler avant de pouvoir la réveiller.

Je me rendis compte alors que c'était elle dont j'avais entendu la voix au moment où nous arrivions. Sa compagne, qui rentrait avec une terrine fêlée contenant les restes d'un mince pie9 froid, posa sur la table ce plat peu appétissant sans avoir l'air d'entendre l'accusation portée contre elle.

Frome parut hésiter un moment, tendis qu'elle s'avançait; puis il me regarda et dit:

– Ma femme, Mrs. Frome.

Après un nouveau silence, il se tourna vers la malade blottie dans le fauteuil et ajouta:

– Miss Mattie Silver…

* * * * *

Mrs. Hale, âme sensible, me voyait déjà égaré sur la route des Flats et enseveli sous la neige. Sa satisfaction fut d'autant plus vive en me retrouvant sain et sauf le lendemain, et je vis que le danger que j'avais couru m'avait fort avancé dans ses bonnes grâces.

Grand fut son étonnement, ainsi que celui de la vieille madame Varnum, quand elles apprirent que le cheval d'Ethan Frome m'avait conduit à la gare de Corbury et m'en avait ramené à travers la plus effroyable trombe de l'hiver. Leur surprise augmenta encore lorsque je leur racontai que Frome n'avait hébergé la nuit précédente.

A travers leurs exclamations je devinais un secret désir de connaître les impressions que j'avais recueillies sous le toit des Frome, et je compris que le meilleur moyen de forcer leur réserve était de maintenir la mienne. Je me bornai donc à leur dire que j'avis été reçu très aimablement, et que Frome n'avait dressé un lit dans une pièce du rez-de-chaussée, laquelle paraissait avoir servi, autrefois, de bureau ou de cabinet de travail.

– Évidemment, – reprit Mrs. Hale, – il se sera rendu compte que par un temps pareil il ne pouvait faire moins… Mais c'est égal, ça a dû lui coûter! Vous êtes sans doute le seul étranger qui ait mis les pieds dans cette maison depuis vingt ans. Le pauvre homme est fier, et il ne veut plus y admettre même ses plus vieux amis. Je crois bien que le docteur et moi nous sommes les seuls à y être encore reçus…

– Vous y allez encore, Mrs. Hale? – risquai-je.

– J'y allais souvent après l'accident, dans les premières années de mon mariage; mais au bout de quelque temps j'eus l'impression que mes visites les rendaient plus malheureux. Puis les années passèrent, et j'eus moi-même des soucis… Cependant, j'y vais encore à l'approche du Nouvel An, et aussi une fois pendant l'été. Mais je tâche autant que possible de choisir un jour où Ethan est absent. C'est déjà assez pénible de voir les deux femmes assises l'une en face l'autre… mais sa figure à lui, quand il regarde sa maison délabrée, me fend l'âme!… C'est que, voyez-vous, mes souvenirs remontent à l'époque où sa mère vivait encore, avant tous leurs chagrins…

Pendant ce temps la vieille Mrs. Varnum était allée se coucher. Sa fille et moi, nous restâmes à causer, après le souper, dans l'austère parlour aux chaises de crin noir.

Mrs. Hale me regardait de façon hésitante. Je m'imaginais qu'elle cherchait à deviner ce que j'avais su déchiffrer de cette histoire. Et je crus comprendre que si elle s'était tue si longtemps, c'était peut-être dans l'espoir qu'un jour quelqu'un verrait ce qu'elle avait été seule à voir. J'attendis que sa confiance en moi se fût affermie, puis je dis:

– En effet, c'est bien pénible de les voir tous les trois ensemble dans cette maison…

Son front bienveillant se rembrunit, et elle fronça les sourcils.

– Cela a toujours été terrible. Je me trouvais ici même au moment où on les remonta tous les deux. On coucha Mattie dans la chambre que vous occupez maintenant. Nous étions de grandes amies, elle et moi. Je devais me marier le printemps suivant, et il était convenu qu'elle serait ma demoiselle d'honneur… Quand elle reprit connaissance, je montai auprès d'elle et passai toute la nuit à son chevet. On lui avait donné des narcotiques, et elle sommeilla jusqu'au matin. Puis, à ce moment, elle revint à elle tout d'un coup, et me fixant de ses grands yeux, elle me dit… Oh! je ne sais pas pourquoi je vous raconte tout ceci, – s'écria Mrs. Hale, s'interrompant brusquement.

Elle enleva ses lunettes, essuya la buée des verres et les plaça sur son nez d'une main mal assurée…

– On sut le lendemain, – continua-t-elle, – que Zeena Frome avait renvoyé Mattie à l'improviste parce qu'elle avait engagé une servante… Les gens d'ici n'ont jamais bien compris comment il se faisait qu'Ethan et Mattie fussent en luge au moment où ils auraient dû être en route pour la gare des Flats. Moi-même je n'ai jamais su ce que Zeena en pensait: je ne le sais pas aujourd'hui. Personne ne connaît les pensées de Zeena… Quoi qu'il en soit, sitôt qu'elle apprit l'accident, elle accourut auprès de Frome, qu'on avait installé au presbytère. Et dès que les médecins l'autorisèrent à transporter Mattie, Zeena l'envoya chercher et la fit ramener à la ferme.

– Et depuis lors, Mattie Silver y est toujours restée?

– Elle n'avait nulle part d'autre où aller, – répondit simplement Mrs. Hale.

Et mon cœur se serra en pensant aux dures nécessités qui pèsent sur les pauvres.

– Oui, depuis ce jour elle a toujours vécu avec eux, – continua Mrs. Hale, – et Zeena a fait ce qu'elle a pu pour elle et pour Ethan. Ce fut un vrai miracle, quand on pense combien elle était malade elle-même… mais lorsqu'on eut besoin d'elle, elle parut comme ressuscitée. Non pas qu'elle ait jamais cessé de se droguer; même, elle a encore des crises de temps en temps. Cependant elle a trouvé la force de les soigner tous les deux depuis plus de vingt ans – elle qui, avant l'accident, se croyait incapable de se soigner elle-même.

Mrs. Hale s'interrompit un moment… Je restais silencieux, absorbé dans la vision que ces mots évoquaient.

– C'est épouvantable pour tous les trois, – murmurai-je.

– Oui, ce n'est pas gai… Ajoutez à cela qu'aucun d'eux n'est facile à vivre. Mattie l'était, avant l'accident: je n'ai jamais connu une plus douce nature. Mais elle a trop souffert… C'est ce que je réponds toujours quand on vient me raconter que son caractère s'est aigri. Quant à Zeena, elle a toujours été maniaque; mais c'est étonnant comme elle supporte la mauvaise humeur de Mattie… Je l'ai vu de mes propres yeux. Cependant les deux femmes se chamaillent parfois, et alors le visage d'Ethan fait pitié… Dans ces moments-là, je crois bien que c'est lui qui souffre le plus… En tout cas, ce n'est pas Zeena; elle n'en a pas le temps… C'est bien malheureux, – termina Mrs. Hale, – qu'ils soient tous trois renfermés dans cette cuisine. L'été, quand il fait beau, on roule Mattie dans le parlour, ou bien devant la porte de la maison, et les choses vont un peu mieux… Mais l'hiver, il y a le bois à économiser, car les Frome n'ont pas un centime de trop....

 

Mrs. Hale poussa un soupir de soulagement: elle semblait heureuse de s'être enfin déchargée de son secret. Je croyais qu'elle ne me dirait plus rien; mais elle céda tout à coup à un accès de complète franchise.

Enlevant ses lunettes de nouveau, elle se pencha vers moi par dessus le tapis de table en laine frangée, et poursuivit à mi-voix:

– Il y eut un moment, environ une semaine après l'accident, où l'on crut que Mattie ne vivrait pas. Eh bien! je prétends, moi, que c'est grand dommage qu'elle ne soit pas morte. Je l'ai dit tout de go, un jour, à notre pasteur, qui en fut scandalisé. Seulement, voyez-vous, il n'était pas là le matin où elle revint à elle pour la première fois… Et je répète que si elle était morte, Ethan, lui, eût pu vivre; tandis que maintenant je ne vois guère de différence entre les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière… sauf que ces derniers sont en paix, et que leurs femmes ont appris à se taire…

9Pâté de viande et de raisins secs.